Un Dernier Jour Sur La Terre
Philippe Gentric
Il est un rêve si fort, si beau, si juste, qu'il ne quitte plus jamais celui qui l'a fait, et pourra même lui servir de refuge, de source pour retrouver force et élan, quand la vie lui opposera résistance, quand le désespoir se sera installé à force de lâcher prise. Dans ce rêve, on étend les bras et on quitte le sol sans effort, comme ces aigles que l'on voit par grand vent partir tels des flocons en ouvrant les ailes, et monter vers les nuages avec juste pour tenir le cap quelques frémissements de rémiges. Pour le rêveur, la sensation associée est une extase de liberté, à s'en fendre le cœur tant elle est intense, tant et si bien que, souvent, elle réveille le dormeur.
Ce rêve, chez certains, présente ce que l'on peut prendre par inadvertance comme une particularité : on passe au travers des nuages et le rêveur s'élance alors vers les étoiles. On y découvre le passage du bleu au noir — véridique — ainsi que des sensations de plénitude avec la libération miraculeuse associée à la disparition des chaînes que sont les forces de l'attraction universelle. On pourrait alors se prendre à croire que cet affranchissement est l'avenir de l'homme, que personne ne mérite le joug de la gravitation, que le calvaire de subir sa masse comme un poids n'est qu'une étape intermédiaire dans l'évolution de l'homme. Pour ceux qui l'ont connue, la jouissance que donne la sensation d'apesanteur est associée à la conviction quasi mystique que l'avenir est là, que sortir de l'atmosphère en est la première étape.
Ce rêve est en chacun de nous. En fait, il est inscrit dans nos gènes. La pression de l'évolution nous a fait curieux et volontaires parce que si nous ne l'avions pas été, nous aurions disparu comme des millions d'autres espèces ont déjà été effacées à jamais. L'attirance pour ce qui est différent, inconnu, lointain et mystérieux, nous a sans trêve poussés à rechercher ce qu'il y avait au bout de la savane, au bout de la forêt, à aller voir si le monde finissait. En réalité, cette force vibrait en nous avant même que nos ancêtres ne commencent à prendre une forme humaine. Elle trépigne, tapie au cœur de la vie dans ses principes actifs. Car une vie statique et dénuée d'audace serait déjà morte, par récurrence n'aurait jamais existé et n'existerait jamais. Chez l'homme, cette curiosité insatiable, à l'échelle des milliers de générations qui nous ont précédées, a causé la perte des plus braves, qui se sont aventurés à la rencontre d'obstacles pour lesquels ils n'étaient pas préparés. Mais elle a aussi mené les plus chanceux et les plus doués à la gloire ultime, celle des grands explorateurs et des grands intellectuels. Surtout, au sens que Darwin a donné au mot « nécessaire », cette démangeaison irrépressible nous a sauvés maintes fois en temps de malheur, quand il se trouvait un homme qui avait visité ou imaginé un ailleurs, un monde meilleur, et qu'il se levait pour y guider les autres.
À ce titre, pendant des millénaires, les étoiles sont restées si mystérieuses, tellement hors de portée, qu'elles ont alimenté l'imaginaire et les croyances, façonnant les panthéons, poussant à ériger les constructions les plus ardues, étonnantes, sublimes, et durables... Si bien que celles-ci constituent en fin de compte les traces de quelques civilisations parmi toutes celles, innombrables, qui se sont éteintes.
Il y a peu, la mesure de l'immensité de l'univers nous est apparue, les distances qui nous séparaient de ces astres furent révélées, si grandes qu'un géant pour qui le tour de la Terre ne serait qu'une seule enjambée ne parviendrait pas à atteindre la plus proche en un millénaire. Du coup, les curieux et les braves ont appris à se trouver d'autres horizons. Seuls quelques rêveurs n'ont pas pu détacher leur regard. Quand on a mis le pied sur la Lune, certains ont voulu croire qu'un autre temps allait venir, celui où les hommes partiraient se répandre dans les étoiles, comme des rats dont on aurait renversé la cage, mais l'humanité a pris une autre direction.
Cette histoire se déroule à l'aube d'un jour différent où le temps sera venu de réaliser que les étoiles sont la seule et unique voie, quelqu'en soit le prix, pour la raison très simple que l'alternative serait le néant de l'extinction, le fond de la poubelle de l'histoire de l'univers, le paradis misérable des efforts à jamais inaboutis.
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Service Météorologique du District d'Almogar. Bulletin de 05h00 : Avis de violente tempête tropicale en cours. On attend des rafales à plus de cent kilomètres à l'heure sur la baie de Santa-Maria d'Almogar ainsi que de très fortes précipitations. La population est invitée par les autorités à limiter les déplacements au strict nécessaire. La tempête se fera sensiblement moins sentir à l'intérieur des terres. Les responsables de l'astroport à Almogar ont déclaré que les activités de lancement ne seront pas affectées. Seuls quelques vols en provenance d'orbite seront retardés. Cette perturbation s'achèvera en fin de nuit.
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Réveillée par un grand bruit distant qu'elle n'identifia pas, Lise écouta la pluie qui battait à sa fenêtre. Elle déroula machinalement son bras au travers du lit. Avec un pincement au cœur, un accès très intense de manque, elle ne trouva que l'étendue froide du drap. Pelotonnée dans la chaleur de la couette, elle attira le second oreiller afin d'y plonger son visage. Les traces de présence que son odorat y trouva l'aidèrent à apaiser la vague de dépossession, comme elle respirait profondément pour en dissiper le stress. Elle pensa, avec toute la conviction que l'on peut donner à une prière : mon amour, si tout se passe bien, aujourd'hui est notre dernier jour sur la Terre.
Le vent sifflait dans la toiture. Lise invoqua sur son mobile le chambellan électronique de la chambre d'Esmeralda et celui-ci effectua spontanément un zoom sur le visage de la petite, qui dormait paisiblement. Lise s'enquit ensuite de la présence de Morgan : le système indiquait l'astroport, ce qui était somme toute très vague, mais du fait des directives antiterroristes, on ne pouvait pas en savoir plus au sujet de quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur de l'enceinte de très haute sécurité d'Almogar.
Lise se remémora que le jour où Morgan avait fait son apparition dans la salle d'attente de son cabinet, la météo avait été similaire : il tombait des trombes d'eau. À l'époque, Morgan avait le visage rafistolé après son accident, et des lunettes, ce qui était pour le moins désuet, et le signe que ses yeux avaient subi un traumatisme gravissime.
Un choc d'une très grande violence frappa l'appareil, répercuté par l'apparition de vibrations d'une intensité inimaginable. Sur le coup, avec une stridulation à glacer le sang, le StarWanderer oscilla sur sa trajectoire, créant de violentes accélérations qui donnèrent une impression si terrifiante aux passagers que des cris d'effroi montèrent de la cabine. Dans le cockpit, des alarmes s'étaient mises à sonner. Au sol, la vidéo montra le pilote, sanglé et casqué, qui étendait les mains pour donner des commandes. Sur son badge on lisait : Capt. Morgan Kerr. D'une voix tremblante, mais claire, Morgan dit dans la radio :
— Mayday Mayday, vol 345 à contrôle Almogar, Mayday Mayday. Nous avons été touchés par quelque chose.
Le contrôleur, dont la voix vibrait de tension, lui répondit aussitôt :
— 345, nous enregistrons votre appel de détresse.
Derrière lui dans la tour, l'hypothèse d'un tir de missile venait d'être confirmée par une Intelligence Artificielle et cette information créa un émoi considérable. Personne ne pouvait oublier qu'à deux reprises auparavant dans l'histoire de la conquête spatiale des avions orbitaux avaient été victimes de tirs de missiles pendant la phase d'approche finale de la descente d'orbite et que chaque fois, les appareils ciblés s'étaient éparpillés dans le paysage.
Pour le vol 345, la situation semblait s'être stabilisée, même si des vibrations démentielles secouaient toujours les occupants, comme s'ils dévalaient un pierrier de montagne dans une caisse en bois, même si les nombreuses alarmes qui s'étaient mises à sonner emplissaient la cabine d'un tumulte hallucinant. Pour Morgan, la plus terrifiante de toutes était celle qui signalait le feu à bord, le Lucifer des périls qui pouvaient s'abattre sur un aéronef dont le carburant possédait la propriété de s'enflammer explosivement. Au sol, c'est après avoir constaté que le pilote interrogeait fébrilement l'IA du bord sans parvenir à en extraire une évaluation compréhensible de la situation, que les contrôleurs notèrent avec une inquiétude croissante que l'IA du StarWanderer rapportait un charabia de jargon sur des résultats conflictuels de calcul de risque. Dans la tour, un contrôleur se tourna vers son chef :
— On a un problème. L'IA ne suit plus le plan de vol. La descente est interrompue. Ils vont rater la piste, à moins...
Il fut interrompu par la voix calme du pilote :
— Contrôle. Je déconnecte mon IA.
À Almogar, les regards se tournèrent vers le visage tendu par le stress du chef du contrôle. Personne n'était censé piloter un StarWanderer sans l'assistance de l'IA. Cependant, une caméra automatique aux images floutées par la distance avait accroché la navette depuis quelques secondes. Elle la montrait étirant dans le ciel une épaisse fumée noire, ce qui ne laissait aucun doute sur la gravité extrême de la situation. Le chef du contrôle prit lui-même le micro.
— 345, OK pour ça. Vous déconnectez l'IA.
Au moment où l'IA rendit la main, l'avion orbital entama un coup de roulis très prononcé, donnant l'impression qu'ils allaient passer sur le dos, amorcer une vrille, que c'était la fin. Les passagers hurlèrent de terreur. Morgan prit le manche en main et redressa vivement l'appareil, ce qui provoqua de nouveaux cris de la part des passagers.
Il s'était écoulé moins d'une minute depuis l'impact du missile. Aux commandes du StarWanderer, Morgan entreprit de reprendre la descente sur Almogar. La télémétrie fonctionnait très bien, y compris les trois vidéos du poste, et les images de ce pilote revêtu d'un scaphandre léger qui s'agitait dans une cabine de pilotage secouée par les vibrations et submergée par le vacarme des alarmes allaient faire le tour du monde.
Le StarWanderer donna la plus grande peine à Morgan pour négocier la trajectoire vers Almogar. Les huit passagers du vol 345, déjà en état de choc, vécurent la première manœuvre, très tumultueuse, comme un moment de terreur absolue, convaincus qu'il s'agissait de la perte de contrôle finale et que leur mort était imminente. Trois d'entre eux témoignèrent plus tard avoir vécu cette expérience relatée par les individus ayant contemplé leur fin proche durant laquelle la victime voit sa vie entière défiler comme un film en accéléré. Pourtant, le moteur restant donna ce qu'il fallait de puissance et, après trente kilomètres de vol d'approche chaotique dans une ambiance de cockpit décrite comme « extrême » dans le rapport de la commission d'enquête, pourtant peu encline à l'exagération, Morgan parvint à tenir son cap et sa pente, à arrondir son virage final et à poser la navette sur le ventre. Les unités de secours l'attendaient aux abords de la piste. Morgan avait réduit la vitesse jusqu'à la limite du décrochage, avait purgé les réservoirs et avait fait l'annonce ultime à ses passagers, celle que les pilotes souhaitent ne jamais avoir à faire, leur intimant qu'ils devaient vérifier le serrage de leurs sangles de sécurité, glisser tous les objets à leur portée sous le siège devant eux et mettre leurs bras autour de leurs têtes.
La violence du choc fut effroyable. La navette rebondit trois fois. Elle glissa interminablement et perdit son aile gauche avant de se briser en deux lorsque le réservoir ventral explosa, ce qui mit le feu au reste. La cellule abritant le cockpit et la cabine resta à peu près intacte, sans quoi il n'y aurait pas eu de survivants, mais le poste de pilotage fut ravagé par un feu secondaire. Les secours furent sur l'épave dès que celle-ci s'immobilisa. Par miracle, ils réussirent à étouffer les flammes en quelques secondes sous une avalanche de mousse. L'équipe de désincarcération parvint ensuite, à l'aide de tronçonneuses et de vérins hydrauliques, à s'introduire dans la carlingue fumante à la suite de longues minutes d'efforts acharnés et héroïques au cours desquelles l'un des sauveteurs perdit une main. Ils retirèrent de l'épave un corps, une cosmonaute chinoise tuée par la rupture des fixations de son siège, et neuf blessés à des degrés allant du grave au désespéré. La nouvelle était déjà en direct sur toutes les chaînes d'information de la planète. C'était la première fois dans l'histoire qu'un avion orbital réussissait un atterrissage sur le ventre et aussi la première fois qu'un incident gravissime à bord d'une navette en cours de descente se terminait autrement qu'en une boule de feu, une pluie de météores, et des débris répandus sur des kilomètres. C'était aussi la troisième fois qu'une navette était la cible d'un missile sol-air, mais la première fois que quelqu'un en sortait vivant.
Le groupe d'éco-guerriers qui revendiqua le tir sur Internet, une prétendue branche dissidente de GreenWar, était inconnu. On trouva en mer le site de lancement du missile sur l'épave calcinée d'un bateau de pêche volé en train de sombrer. L'engin était d'origine française, il avait été dérobé quelques mois auparavant à une unité mal organisée de l'une de ces républiques africaines instables. Les ADN qui furent identifiés correspondaient à ceux des petits trafiquants dont on trouva les corps dans les cales, tous exécutés d'une balle dans la nuque. L'enquête ne donna que de vagues conclusions évoquant la liste habituelle d'organisations suspectes.
Moins de vingt minutes après l'accident, à la suite d'une fuite émanant d'un radioamateur qui avait capté la séquence télémétrique sur les fréquences d'urgence et cassé le chiffrage, le rappeur Thelonious III trouva sur le réseau la bande-son de la dernière annonce cabine que Morgan avait faite juste avant de ramener son appareil au sol. Thelonious III en fit sur le champ un titre très court intitulé « fuckin awesome » [putainement impressionnant] . Il avait en particulier échantillonné la voix de Morgan qui, juste avant l'impact, criait à ses passagers : « Brace now ! » [Accrochez-vous maintenant ! ] . La bande-son était associée à un mixage de fragments de vidéos provenant des reportages que les chaînes d'information s'étaient mises à diffuser. Thelonious utilisa pour son clip cette vue du poste de pilotage où on voyait Morgan dont une main faisait en l'air des arabesques de guidage d'interface, suivant des yeux des indices invisibles sur la vidéo, tandis que le manche vibrait de façon hallucinante dans son autre main. Bien entendu, Thelonious avait synchronisé les gestes de Morgan sur sa musique. Il incorpora aussi dans sa vidéo une vue de l'impact au sol, prise depuis un hélicoptère, une séquence hallucinante où on voyait l'aile gauche rompre et l'extrémité libre s'élever comme une feuille morte avant de sortir du champ de la caméra. Le clip fit le tour de la terre en quelques heures par les réseaux d'échange distribué avant d'être repris et diffusé par les médias pendant près d'une semaine.
Après une première ressuscitation dans le cockpit même et quelques minutes plus tard, une autre dans l'ambulance, on admit Morgan à l'hôpital en soins intensifs. Dans l'incendie, le composite de sa combinaison lui était rentré dans la peau. Son visage avait disparu. La vue de son corps aurait donné la nausée à toute personne sans entraînement à ce type de spectacle. Ses poumons étaient fichus et plusieurs autres organes étaient touchés. Quelques dizaines d'années auparavant, personne n'aurait même tenté une seule seconde de sauver un être humain dans un état pareil. L'infirmière de garde voulut prévenir un parent, mais, à en croire le dossier, la seule parente vivante de Morgan était sa grand-mère, une vieille femme à l'esprit très affaibli par une dégénérescence neuronale. L'infirmière découvrit ainsi que le père, la mère et le frère de Morgan avaient été portés disparus à la suite de l'attentat nucléaire du stade de Soldier Fields à Chicago. Il sembla à cette femme, en découvrant cela, que la vie avait parfois des accents sinistres, qu'il était plus que tout injuste qu'une personne ayant déjà payé un tel tribut au terrorisme puisse y être confrontée à nouveau d'une façon aussi dramatique.
D'après les notes du médecin de garde, dans la nuit qui suivit, le corps de Morgan jeta l'éponge à plusieurs reprises. Chaque fois pourtant, l'interne constata que les automates parvinrent avec succès à appliquer les tactiques de réanimation. Les estimations des IA affirmaient que le cerveau n'avait pas beaucoup manqué d'oxygène et donc qu'il n'était pas temps de déclencher un protocole d'euthanasie. En rentrant chez lui à l'aube, ce jeune médecin avoua à son épouse avoir été troublé par cette répétition exceptionnelle ainsi que par la conjonction de deux informations : premièrement, le récit de l'accident relaté en boucle sur tous les médias, et deuxièmement, les photographies de Morgan dans le dossier, mince silhouette toute droite dans son uniforme. Cette nuit là dans l'hôpital, un autre évènement troublant c'était produit : un ambulancier qui passait lui avait transféré une copie du clip « fuckin awesome », dont le refrain reprenait en boucle la voix de Morgan qui disait en anglais à ses passagers : « Préparez-vous pour l'impact, mettez vos bras autour de votre tête », sur un rythme de basse et de tambours entrecoupés de coups de sirène à glacer le sang. L'interne fut frappé par la façon crue et efficace dont le tout avait été synchronisé avec les images du crash : la lenteur trompeuse de la glissade, l'extrémité de l'aile qui s'élevait majestueusement, la boule de feu effroyable de l'explosion, l'arrivée des véhicules de secours, si petits en comparaison, qui zigzaguaient follement pour éviter les débris. L'interne, à la première lecture, avait trouvé le clip violent et vulgaire, désespéré et voyeur à la limite du sordide. Cependant, après l'indignation initiale, le rythme déjanté lui avait semblé attachant et, quand il l'avait écouté à nouveau, il avait découvert qu'avec la voix de Morgan qui répétait : « préparez-vous pour l'impact, préparez-vous pour l'impact » le clip dégageait en réalité une très puissante impression de ténacité face à l'adversité. En fait, la brutalité de la musique et des images était juste à l'échelle du drame. Par contraste, la voix de Morgan y faisait un contrepoint troublant en affirmant avec une conviction stupéfiante de force, que même au cœur du pire cauchemar, il restait une espérance. Et les évènements semblaient lui avoir donné raison.
Morgan sortit du coma quatre jours après l'accident, mais on replongea aussitôt son cerveau dans un état d'inconscience profonde afin de lui épargner les souffrances que ses blessures lui auraient autrement infligées. Son statut lui donnait accès au meilleur de la science médicale. Les médecins planifièrent une longue suite d'interventions en deux étapes. Des clonages furent planifiés sur plus de deux ans afin de fournir des tissus pour des autogreffes. En attendant, Morgan subit une série de greffes avec des tissus et des organes clonés génériquement de type immunitaire voisin. Le résultat temporaire escompté n'était cependant pas plus que fonctionnel. Morgan ne vit pas passer les semaines pendant lesquelles furent pratiquées les greffes de tissus génériques. Son corps en flottaison dans un caisson était maintenu en vie par une armée de machines. Petit à petit, on lui reconstitua un corps viable, en particulier on lui redonna des organes internes sains et assez de peau pour remplacer celle qui avait brûlée et celle qu'on avait dû lui enlever. On lui greffa aussi un visage et des oreilles aussi près de l'original que possible. Enfin, on lui restaura la vue, mais ni le goût ni l'odorat.
Après les phases critiques de la cicatrisation, vint une longue procédure de sortie du coma, quelques minutes les premières fois, puis quelques heures. Des rêves étranges, des cauchemars en réalité, affectèrent Morgan. De façon récurrente, il s'agissait d'une chute interminable vers un brasier infernal. Quand le réveil arriva, Morgan prit conscience de sa chambre d'hôpital. Le souvenir de chaque seconde du crash était intact. Cela surprit les médecins qui lui expliquèrent que les gens qui ont eu un accident gravissime perdent souvent la mémoire des évènements ayant précédé immédiatement le drame. Du coup, la commission d'enquête put extraire de Morgan les dernières précisions qui manquaient pour comprendre ce qui s'était passé en détail. Les experts en question ne manquèrent pas de lui adresser des éloges sincères. Ce ne fut donc pas cela qui lui flanqua un coup immense au moral. Morgan comprenait que sa conduite avait été mieux qu'exemplaire, même s'ils avaient eu une chance inouïe, et que sa survie était un miracle fabuleux. Pourtant, au lieu de s'en réjouir, la réalisation que sa carrière d'astronaute était très compromise fit naître une profonde dépression qui fut diagnostiquée correctement, mais dont les médecins ne savaient traiter que les symptômes.
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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 06h23. FLASH. De source policière, une puissante explosion vient d'endommager gravement l'hôtel Hilton de Santa-Maria d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. Il s'agirait d'un attentat, bien qu'aucune revendication n'ait été faite à cette heure. Aucun bilan n'est disponible.
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— AK ?
Abdel-Kader émergea de sa concentration, il était en train d'étudier une affaire de meurtre, deux petits vieux qui s'étaient entretués à coup de rasoir. D'habitude, le commissariat était calme le matin, on pouvait y réfléchir en toute quiétude. Mais il venait de se produire un attentat sérieux sur le bord de mer, et une activité fébrile agitait les bureaux.
— Oui ? répondit-il avec une pointe d'irritation.
— Tu te souviens de cette agression dans un parking il y a deux ans, ce violeur qu'on a cherché pendant des mois ? La victime était une petite poupée de jade, genre plus toute jeune, mais... rarement vu une nana aussi mignonne et gentille. Tu te souviens d'elle ?
— Une jolie Chinoise, très élégante ? Elle s'appelait Elise, ou un truc comme ça. Pourquoi tu me parles d'elle ?
— Le corps qui a été trouvé hier dans la forêt au-dessus de la falaise.
— Il y a un rapport ?
— Je reviens du labo : l'ADN correspond. C'était lui l'agresseur.
AK émit un petit sifflement. Il s'approcha de son collègue, regarda avec lui la console, la vidéo d'identité de la Chinoise qui tournait en boucle comme elle souriait en plissant les yeux.
— Lise Wang. Tu parles si je m'en souviens ! Super petit canon. Impossible d'oublier une nana aussi craquante. Et c'est vrai qu'en plus elle avait pas l'air chiante.
— Le labo dit que le corps avait été profondément enterré, il y a approximativement deux ans. On en saura plus dans la journée, mais pour ce qui est des dates ça collerait avec l'agression de la Chinoise. À part ça, rien dans les poches, aucun indice.
— Tu vois, quand on se demandait pourquoi on ne trouvait pas ce mec, il y en avait qui pensaient qu'il avait changé de coin... Je n'y ai jamais cru.
— Maintenant, accroche-toi. Regarde ce qu'ils ont trouvé à l'autopsie : un implant dans le cerveau et trois balles en kevlar, un petit calibre peu fréquent. La balle qui l'a tué est entrée par le sommet du crâne. L'expertise est en cours pour voir si la munition ou l'arme sont connues. Ils ont bon espoir, car la munition est d'un type rare.
— Quel genre ?
— Une munition pour arme indétectable. Tu sais, ces petits flingues en composite. Ils sont interdits à la vente à peu près partout. Très recherchés, ils valent une petite fortune au marché noir.
— Oh ! Et la victime avait un implant ? Une prothèse neuronale ? Il était épileptique ? Mal voyant ?
— Non, non, ce n'est pas un implant thérapeutique ! C'est un implant de communication et de localisation sans fil. D'ailleurs, le labo a eu du mal à l'identifier. Ils disent que c'est un modèle remontant à l'époque où les implants dans le cortex pour des usages non-thérapeutiques ont commencé à être testés. Ils disent que les volontaires étaient presque exclusivement des militaires, des combattants d'unités d'élite.
— Ils ont trouvé des tatouages de plaque militaire aux endroits habituels pour confirmer ça ?
— Non, mais l'état de la peau ne permet pas non plus d'affirmer s'il en avait ou pas, ou s'il les avait fait effacer.
— Hum, fit seulement AK. Il regardait la géométrie de la trajectoire de la balle mortelle.
— Vu les traces de poudres. L'assassin a tiré presque à bout portant. Ça ressemble à un règlement de compte, non ?
— Hum.
— Je veux dire, ce n'était pas une fusillade ou de la légitime défense.
AK se pencha vers la console de son collègue. Il fit expertement changer les paramètres de la représentation tout en expliquant ce qu'il simulait à son collègue :
— À mon avis, quand on l'a achevé, le gars était allongé à plat ventre au sol et il relevait la tête vers le tireur.
Sur la modélisation, on voyait le tireur debout à deux pas de sa victime, le bras tendu vers le bas, et sa victime qui le regardait. Un trait rouge matérialisant la trajectoire de la balle les reliait. L'IA fit clignoter la solution, confirmant qu'elle était très probable.
— C'est ce que je disais : on l'a abattu comme un chien, tu ne crois pas ?
AK hocha la tête.
— Oui, mais regarde ça.
AK sélectionna dans la simulation l'option gilet pare-balle sur le corps de la victime. L'IA fit clairement apparaître que les trajectoires des deux autres balles étaient compatibles, mais avec un angle de tir très différent : la victime avait été debout face à son agresseur.
— Oh oh ! Un gilet ? Et ils étaient face à face, à bout portant. Je vois ce que tu veux dire : si ça se trouve, il s'est fait tirer un plein chargeur dessus. Mais il a juste été blessé par deux balles qui sont passées à côté du kevlar, des blessures pas mortelles. Ce n'est que dans un deuxième temps qu'on l'a achevé d'un coup dans la tête.
— Exactement ! Et tu en déduis quoi ?
L'autre haussa les épaules.
— Que le tireur n'était pas bien doué !
— Oui, ou alors qu'il était loin, mais on n'aurait pas les traces de poudre. Et la victime ? Tu viens à un rendez-vous galant en gilet pare-balles, toi ? Tu rentres tranquille du boulot ? Tu vas boire un coup avec un pote, et vlan, au cas où, comme ça, tu mettrais un gilet pare-balles ?
— Non, concéda son jeune collègue en riant. Il savait qu'il risquait sa peau, c'est clair.
— Mais ce n'est pas du travail de pro. Un pro qui soupçonne que l'autre porte un gilet vise la tête. En fait, il vise la tête dans tous les cas s'il est arrivé aussi près de sa victime. Et je dirais que ce n'est pas prémédité non plus.
— Tu veux dire qu'on dirait une embrouille, un truc qui a mal tourné ?
— Voilà. L'assassin lui a retiré son gilet avant de l'enterrer. Calme et méthodique, mais après, ni avant, ni pendant. Maintenant, tu additionnes : une victime ancien militaire qui portait un gilet pare-balles, un gars armé comme un tueur professionnel qui tire comme un pied, et qui creuse une tombe profonde pour un corps dont il a fait les poches. Tu ajoutes que le corps est déplacé deux ans plus tard, ça en fait une affaire pas banale, je peux te le dire.
— Le corps déplacé ?
— Oui, il y a un autre truc invraisemblable, un truc qu'on a vu tout de suite quand on est arrivé sur place : la tombe était toute fraîche et peu profonde. Or tu me dis que le corps a deux ans et qu'il avait été bien enterré. Donc, il a été déplacé. Très récemment.
— Et c'est rare de déplacer un corps ?
— Un corps frais, un type qui vient de se faire tuer, non. Mais, une tombe de deux ans ? Je n'ai jamais vu ça ! Demande à l'IA.
L'autre entra la question. Les statistiques étaient éloquentes : c'était très rare.
— À quoi penses-tu ?
AK sourit mystérieusement. Son jeune collègue pensa : il a un air d'un chat quand il fait ça.
— Imagine : un meurtre il y a deux ans. Le corps a été enterré, profondément d'après le labo. Une tombe comme ça ... tu ne la trouves pas facilement... Donc, bon, déjà, première question : si tu déplaces le corps, peut-être que c'est toi l'assassin, ou au moins celui qui a enterré le corps ? Hein ?
— Oui, c'est logique.
— Ou pas, va savoir. Mais à coup sûr, tu savais où elle était, cette tombe. Ou alors, si tu n'appelles pas les flics quand tu trouves un corps, c'est tout aussi louche. Enfin, ce qui est certain, c'est que tu déplaces le corps. Alors, je te demande : pourquoi tu ferais ça ?
— Je ne sais pas. C'est un risque terrible, la preuve, on l'a découvert.
— Exactement ! acquiesça AK. Donc, si tu déplaces le corps, c'est parce que tu pensais qu'il y avait un risque encore plus grand. Mais un risque de quoi ?
— Qu'il soit découvert ?
— Non. La tombe était profonde, il est très rare que des sépultures de ce type soient retrouvées par hasard, a fortiori deux ans après. Or déplacer le corps, c'est augmenter ce risque-là. Donc le risque que tu veux réduire, c'est autre chose.
— Ah oui ? Quoi ?
— Imagine que le corps soit dans ton jardin.
— Ah ! Ça oriente les soupçons vers moi, tandis qu'un corps dans la forêt...
— Voilà. Le gars qui a déplacé le corps préférait un risque élevé, mais anonyme, contre un risque très faible, mais très compromettant.
— C'est bien beau ça, mais comment vas-tu faire pour retrouver la première tombe ?
AK sourit :
— Tu vois, je ne peux pas te le dire, parce que si je me trompe, tu vas te foutre de ma gueule jusqu'à la fin des temps, mais maintenant que tu as fait le lien avec la jolie Chinoise, j'ai une petite idée.
Son jeune collègue écarquilla les yeux de stupeur. Le jour de son arrivée dans la brigade, le chef lui avait dit : tu vas travailler avec AK, et tu vas apprendre : c'est notre meilleur enquêteur. Pour se donner une contenance, il répondit :
— Je crois qu'elle est plutôt thaï que chinoise.
Mais AK avait déjà replongé le nez dans sa console.
— Chers spectateurs, chers invités, soyez les bienvenus dans notre programme de vulgarisation. Nous allons commencer cette émission par en rappeler le sujet. Nous avons choisi un thème fondamental de notre époque : le Théorème de Schwartz. J'ai aujourd'hui trois invités pour nous parler du Théorème de Schwartz. Nous allons commencer les présentations par le plus prestigieux d'entre eux. Il s'agit du professeur de mathématiques Alina Geberit, détentrice de la médaille Fields qui, rappelons-le, est l'équivalent du Prix Nobel pour les mathématiciens. Comment doit-on vous appeler ? Est-ce que « professeur » est le titre approprié puisque vous êtes professeur de mathématique au M.I.T à Boston ?
— Appelez-moi Alina, j'ai horreur des titres. Mais la médaille Fields n'est pas l'équivalent du Nobel. Le Nobel récompense une carrière, la médaille Fields récompense un travail précurseur.
— Hum, oui ! Merci Alina, pour ces précisions. Vous avez compris que notre émission est destinée au plus grand nombre. Est-ce qu'il est possible en quelques phrases simples d'expliquer ce qu'est le Théorème de Schwartz ?
— Oui, je crois que c'est possible. Voyez-vous, le Théorème de Schwartz est en fait une démonstration mathématique — basée sur un certain nombre d'hypothèses sur lesquelles nous pourrions revenir — c'est la démonstration mathématique d'un concept qui est connu depuis la nuit des temps par les hommes et qui s'exprime de nombreuses façons et en particulier par des dictons, les dictons étant — comme le disait Tarensky — des pépites de sagesse fossilisées dans le langage.
— Oui. Alina, je vous interromps pour demander de rappeler à nos spectateurs qui était Tarensky ?
— Tarensky était un linguiste russe qui est mort à Moscou l'année dernière, écrasé par un autobus. Des dictons, disais-je, et aussi des contes, des odes, etc. et aussi ou peut-être surtout des traités de technique militaire, policière, ou même économique, ainsi que des ouvrages sur les jeux comme les échecs, ou même des sports collectifs, et cætera, la liste est presque sans fin. Et quel est ce concept ? Et bien, à la base, le Théorème de Schwartz dit que dans un conflit, quelle qu'en soit la nature, l'avantage est à l'attaquant. Et plus précisément — car il y a de très nombreuses façons de dériver les conclusions du théorème de Schwartz et en particulier sous des formes mathématiques que nous appelons nous des corollaires, c'est du jargon, pardonnez-moi... Plus précisément donc, le Théorème de Schwartz dit que dans un conflit, l'avantage est à celui qui bouge le premier, celui qui se montre le plus audacieux et qui non seulement fait le plus de dégâts chez son ou ses adversaires, mais aussi, et c'est une condition très importante, l'avantage est à celui qui produit ces dégâts le plus vite.
— Alina, merci, je crois que c'est une définition très claire : l'avantage est à celui qui attaque férocement. Que dit le théorème sur la différence de moyens entre les parties ?
— Ah ! C'est là que les choses peuvent devenir très techniques, car l'une des particularités du Théorème de Schwartz est qu'il n'est pas seulement la démonstration d'une conjecture, mais — et ce n'est pas une première en mathématique — il inclut aussi une théorie complète — théorie qui reste encore de nos jours au plus haut niveau de la technicité mathématique — une théorie non seulement qualitative, mais aussi quantitative, une théorie qui permet de prendre en compte des différences arbitrairement importantes de moyens entre les parties en cause. Et là, les résultats donnés par le théorème sont ce qu'on appelle en mathématique des inégalités.
— Ce sont les fameuses inégalités de Schwartz ?
— Oui, bien entendu elles portent son nom. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le terme « inégalités de Schwartz » désignait, avant William Siebel Schwartz, les travaux d'un autre très grand mathématicien, un Français homonyme qui est depuis malheureusement un peu oublié, mais refermons cette parenthèse. Ces inégalités permettent en gros de qualifier les chances de succès des parties en cause en fonction des différences de moyens.
— Et elles donnent un résultat particulier si les différences sont importantes, il s'agit de probabilités ? Elles augmentent ?
— Oui et non. C'est un peu plus compliqué que cela, à cause du fait que la causalité n'est pas qu'une affaire de probabilité. Mais laissons cet aspect des choses de côté, il est trop technique. En fait, l'une des découvertes les plus surprenantes de Schwartz — et il expliquera que ce résultat est contraire à l'intuition qu'il avait en s'attaquant au problème — la découverte surprenante de Schwartz, donc, est que l'on peut démontrer qu'au-delà d'une limite discrète et calculable... Enfin calculable... au moins en théorie... Bon, pour faire bref, au-delà d'une limite discrète et calculable, la probabilité que le plus fort gagne atteint quasiment la certitude.
— Autrement dit, si l'adversaire est « vraiment » plus fort et qu'il choisit l'attaque alors sa victoire est certaine ?
— Oui, c'est la façon la plus simple et la plus concise d'énoncer le Théorème de Schwartz : le plus fort gagne à tous les coups s'il prend les devants. Il faut rappeler que ce résultat est théorique, et qu'il est basé sur une hypothèse très forte qui est l'hypothèse dite « d'infaillibilité ».
— C'est-à-dire que ce résultat est exact si le plus fort ne commet aucune erreur. C'est bien cela ?
— Exactement ! Et la façon de qualifier ce qu'est une erreur est, du coup, devenue un aspect de la théorie de Schwartz qui est un objet d'étude primordial pour un très grand nombre de mathématiciens aujourd'hui. A ce titre, j'ai plus de quarante personnes dans mes équipes qui travaillent à plein temps sur ce sujet.
— Nous allons revenir plus tard, si nous en avons le temps, sur les hypothèses qui ont été faites par Schwartz pour démontrer ce théorème et aussi sur ses nombreux corollaires. Je rappelle à nos spectateurs qu'un corollaire est une conséquence supplémentaire d'une démonstration. Mais, avant cela, je me tourne vers notre second invité ce soir qui est le Sociologue Max Dupont-Geignard, pour lui poser cette question : comment est-ce que la démonstration mathématique d'une connaissance empirique a pu bouleverser à ce point toute la pensée moderne, et en particulier la pensée politique ? Et est-ce que c'est un phénomène unique ?
— Non, ce n'est pas du tout unique. Qu'une découverte scientifique fondamentale puisse avoir un très profond impact idéologique est même un phénomène récurrent dans l'histoire de l'homme.
— Pouvez-vous en quelques mots nous donner des exemples ?
— Oui, on ne peut pas aborder ce sujet sans citer en premier lieu les travaux de Copernic, qui affirmaient tout simplement que le centre du monde n'était pas la Terre, mais le Soleil. Notons que les deux réponses étaient fausses, mais celle de Copernic l'était très sensiblement moins ! Plus près de nous, on peut évoquer l'effondrement de la philosophie des lumières après deux siècles de règne, à la suite des progrès scientifiques du début du vingtième siècle, relativité d'Einstein, mécanique quantique, théorème d'incomplétude de Gödel, découverte de l'immensité de l'univers, etc.
— Ce qui est d'autant plus paradoxal que c'est l'essor de cette philosophie qui avait permis justement le fantastique développement des découvertes scientifiques.
— Voilà. Et, sociologiquement, ce qui est remarquable c'est la transformation de la notion même de « progrès » qui s'en est suivie, et l'impact moral, c'est à dire la transformation dans les esprits de ce qu'il est bien de faire, avec par exemple un contraste énorme entre la doctrine du « progrès à tout prix » qui était auparavant tolérée puisque le progrès était une force invincible, et donc capable de corriger ses propres erreurs. Avec la bombe atomique d'abord, puis les grands accidents écologiques, il s'en est suivi une prise de conscience aiguë que l'homme n'était plus juste un habitant de la Terre, mais qu'il était arrivé à un stade où il pouvait la détruire. Il en a découlé la réalisation que comme chaque découverte scientifique ouvre la porte à des menaces nouvelles, prendre le contrôle de ce risque était devenu une priorité politique majeure, d'où l'apparition des mouvements écologistes, et presque aussitôt, du terrorisme écologique, aujourd'hui devenu omniprésent.
— Et on peut faire une comparaison entre ces changements et ceux que le théorème de Schwartz a provoqués ?
— Tout à fait. On peut dire trois choses à ce sujet. Premièrement, il est clair que le théorème de Schwartz est à l'origine de l'une des plus profondes révolutions de la pensée humaine, et je fais référence bien entendu à la prise de conscience universelle de la nature de la menace. Deuxièmement, il y a un retournement fondamental : l'homme, au sens collectif du terme, qui pouvait se prendre pour Dieu puisqu'il avait acquis le pouvoir de détruire la planète, a réalisé que ce pouvoir était dérisoire à l'échelle de l'univers. Et à ce titre, la comparaison avec Copernic est plus qu'intéressante. Enfin, troisièmement, c'est la première fois, du fait d'Internet bien entendu, qu'une révolution intellectuelle, morale et philosophique de grande ampleur prend place en quelques jours, quelques heures pourrait-on même dire.
— Oui, avec des conséquences épouvantables sur lesquelles on va revenir. Qu'est-ce qu'on peut dire des jours qui ont précédé cette crise terrible ?
— De façon chronologique, le premier évènement, l'étincelle qui va mettre le feu aux poudres, c'est la présentation que Schwartz a faite au congrès de Stockholm.
— Il est utile de rappeler qu'en effet la première présentation publique de son théorème par Schwartz s'est déroulée au cours de ce congrès et en a fait la célébrité. Comment expliquer qu'avant cette présentation le théorème n'avait éveillé aucune attention dans les médias ?
— De toute évidence, la raison est la nature extrêmement absconse du travail de Schwartz. Seuls quelques mathématiciens avaient capté la portée du Théorème. Par contre, en faisant jouer leurs réseaux, ils avaient, on peut dire, préparé le terreau de la crise sous la forme d'une horde de spécialistes convaincus qui dans chaque pays n'attendaient que l'occasion d'être contacté par les médias pour donner leur avis. Ce qui va faire l'étincelle c'est que, durant ce discours, Schwartz a révélé que la raison pour laquelle il s'était intéressé à cette problématique était la fameuse « Question de l'attitude ».
— Professeur, il va être nécessaire d'expliquer ce qu'est la « Question de l'attitude ».
— Oui, bien entendu. La « Question de l'attitude » est un problème philosophique qui a été formulé très tôt, en fait, dès le début vingtième siècle, par les écrivains de Science-fiction, avec en exemple emblématique le roman « La Guerre des Mondes » de Wells. Bien avant cette époque, on avait fait l'hypothèse de l'existence d'extraterrestres, et les gens s'étaient posé une question toute simple : quelle pouvait être l'attitude des extraterrestres vis-à-vis de la Terre et de l'humanité ?
— Et pourtant, il n'y avait aucune preuve tangible de l'existence des extra-terrestres, ni même en fait le moindre indice, n'est-ce pas ?
— Tout à fait. À l'époque, ces questions étaient dans le champ de l'imaginaire et du romanesque et n'intéressaient à plein temps qu'un petit nombre d'individus. On peut noter d'ailleurs qu'à l'époque de Wells, en plein positivisme, dépeindre une invasion extra terrestre était considéré de facto comme une faribole frivole. Cette attitude soit positive, soit de haussement d'épaules, a perduré ensuite. Mais à l'époque où Schwartz a commencé à travailler sur son théorème, la situation commençait à être substantiellement différente. En effet, comme Schwartz le révéla durant ce discours historique, les découvertes de 2018 jouèrent un rôle très important pour pousser Schwartz à finaliser ses recherches.
— Professeur, nous allons bien entendu revenir sur la question de l'attitude et les autres facteurs qui ont fait que la publication du théorème de Schwartz ait changé la face du monde. Mais, puisque vous avez dirigé le débat sur le terrain astronomique, il me semble opportun de donner la parole à notre troisième invité : l'éminent astrophysicien Charles Arkon-Lewer. Professeur, comment qualifierez-vous les découvertes de 2018 que Max Dupont-Geignard vient d'évoquer ?
— Ce qui s'est passé en 2018 est en réalité très simple bien que la séquence des évènements ait été assez complexe et j'invite les spectateurs à consulter mon programme éducatif en ligne sur ce sujet pour connaître tous les détails. En 2017, l'Agence Spatiale Européenne a déployé en orbite haute la troisième génération de télescopes interférentiels multi bande. Simultanément, les Russes et les Américains, les premiers fournissant les lanceurs et les seconds l'instrumentation, ont déployé le premier réseau de capteurs à très large base de l'histoire de l'humanité, réseau qui a atteint son étendue maximale en avril 2018 avec une base d'environ 20 millions de kilomètres.
— C'était énorme pour l'époque, mais c'est minuscule par comparaison à ceux qui sont déployés de nos jours, n'est-ce pas ?
— Oui, tout à fait, le réseau Héphaïstos III dont le déploiement s'achèvera cette année est, par comparaison, 10 milliards de fois plus étendu. Mais en 2018, l'apparition conjointe de ces deux nouveaux équipements a permis à la communauté scientifique de faire un bond en avant d'autant plus fantastique que personne à l'époque n'en avait seulement considéré la possibilité. Personne... sauf une poignée de visionnaires que tout le monde prenait pour des farfelus. J'invite à nouveau les spectateurs à venir butiner mon programme éducatif sur le sujet pour découvrir qui étaient ces précurseurs.
— En particulier, il y a eu un programme américain dans la seconde moitié du vingtième siècle. Et, ils n'ont rien trouvé, accréditant l'idée qu'il n'y avait rien à trouver !
— Oui, le SETI. Il faut dire que non seulement ils n'avaient pas les moyens techniques ad hoc, mais en plus ils recherchaient des émissions volontaires, des signaux qui nous auraient été envoyés pour nous saluer.
— Oui, c'était assez différent. (Rires retenus). Revenons à ce que vous disiez. En 2018, en quoi consistait ce bond en avant ?
— C'était un progrès phénoménal du point de vue de la résolution des images que l'on pouvait obtenir d'objets très distants comme des planètes orbitant autour d'étoiles proches. On peut dire qu'en gros l'humanité pour la première fois se dotait de la capacité de voir des objets d'une taille mesurable en centaines de kilomètres à des distances de quelques dizaines d'années-lumière. Dois-je expliquer ce qu'est une année-lumière ?
— Non, non, bien entendu, c'est au programme de l'école élémentaire, si je ne m'abuse ?
(rires)
— Et donc vers juin 2018, les premières images arrivent et on y découvre...
— On y découvre ces structures orbitales complexes, évidemment artificielles, et également absolument colossales, n'est-ce pas... De sorte que même à l'époque, personne ne peut raisonnablement émettre l'hypothèse qu'il puisse s'agir d'un phénomène naturel... Ces structures, dont les images sont dans tous les esprits, puisque dès l'année suivante, elles vont donner naissance à une forme nouvelle des arts graphiques et de la sculpture... Et que les présidents des États-Unis et de la communauté Européenne de l'époque font ce fameux discours conjoint dans lequel ils déclarent qu'il s'agit d'un nouveau défi pour l'humanité, et cætera... Et ils lancent effectivement le processus qui va, avec l'appui de la Chine et de l'Inde, mener en 2019 à la création de l'Agence Spatiale Internationale sous la forme, avec les moyens et les prérogatives que nous lui connaissons aujourd'hui.
— Max Dupont-Geignard, je me tourne vers vous à nouveau. Vous nous expliquiez que Schwartz a fait directement référence à ce contexte dans un de ses rares discours publics.
— Tout à fait, et il a très clairement expliqué le point suivant : pour Schwartz, les extraterrestres sont forcément très différents de nous. Il le dit explicitement dans ce discours et il reviendra sur ce thème tout au long de sa carrière. Et donc, puisqu'ils sont si différents, il est parfaitement illusoire de tenter de résoudre la « Question de l'attitude » par autre chose que les mathématiques, car explique-t-il, je le cite : « Les mathématiques font abstraction de tout, les mathématiques font abstraction de nos sentiments, de nos croyances et des limitations de nos médiocres cerveaux »
— Dans la bouche de Schwartz, le terme « médiocres cerveaux » pèse très lourd !
— Oui, c'est l'un des hommes les plus intelligents que l'humanité ait connu qui parle, et il ajoute : « Les mathématiques sont les seules connaissances humaines dont nous puissions espérer qu'elles permettent d'apporter du sens dans les réflexions sur le sujet des entités intelligentes de l'univers »
— Mais il ne conclut pas, n'est-ce pas ? Il ne pousse pas le raisonnement plus loin, il laisse le soin aux auditeurs et aux commentateurs de faire la conclusion finale.
— Tout à fait. Il ne dit pas le fond de sa pensée. Et certains ont avancé que la raison en est que, peut-être, Schwartz pensait que la plupart des gens ne seraient pas capables de recevoir un message aussi terrible. On sait en fait depuis sa mort et la publication par sa veuve de ses notes personnelles que c'est en fait parce que Schwartz estimait qu'une telle conclusion n'était pas mathématique.
— Oui, mais sur le fait que ce message était terrible à entendre, on peut s'accorder pour admettre que c'était vrai. Il ne faut pas oublier que ces évènements eurent des conséquences dramatiques... On a avancé le chiffre de 30 millions de suicides rien que dans le monde occidental, 300 millions pour la terre entière ? Max, est-ce que vous êtes d'accord avec ces chiffres ?
— Votre chiffre de 300 millions... excusez-moi, mais je ne sais pas à quoi il correspond. 30 millions c'est le nombre de suicides en 2024 en Amérique du Nord, et, dans le même temps, il y en a eu 20 millions au Japon, et 40 en Europe. Mais je ne vais pas revenir sur ces chiffres effrayants, nous savons tous que c'est l'annonce du lancement des deux programmes fondamentaux de la conquête spatiale qui permettra d'enrayer le phénomène au début de 2025.
— Oui, et je rappelle aux spectateurs que ces deux programmes sont bien entendu d'un côté celui qui vise à la réalisation du Système de Défense Spatiale, le fameux SDS, et en particulier de la Base de Défense Lunaire et, d'un autre côté, celui qui réalise le vaisseau Exodus.
— Exactement. Il faut aussi comprendre que c'est à la même époque que les généticiens et les spécialistes de l'évolution de la vie ont commencé à se doter d'outils mathématiques leur permettant de simuler à très grande échelle l'avènement de la vie sur une planète.
— Il est utile de préciser : une planète quelconque, c'est-à-dire pas juste la vie sur la Terre.
— Oui, voilà, bien entendu. Ce qui est fructueux dans cette démarche, c'est de comprendre ce qui a pu advenir ailleurs, soit avec des conditions presque identiques, soit avec des conditions très différentes.
— Or, ces recherches sur la théorie de l'évolution avaient déjà porté des fruits intéressants au moment où Schwartz s'est mis au travail. Alina, pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
— C'est très simple : les travaux sur la théorie de l'évolution, celle de Darwin, s'étaient depuis le milieu du vingtième siècle enlisés dans des débats sur la mécanique qui la mettait en œuvre sur la Terre par le biais de la structure moléculaire des êtres vivants.
— L'ADN, c'est bien cela ?
— Oui, l'ADN, les Gènes, la façon dont la reproduction et la vie fonctionnent sur Terre.
— Excusez-moi de vous avoir interrompue, vous parliez de l'enlisement du néo Darwinisme ?
— Oui. Enfin, « enlisé », je suis injuste... Il est tout à fait essentiel de comprendre par quel truchement moléculaire l'évolution se déroule sur Terre. Cependant, ces querelles avaient occulté un aspect plus fondamental de la théorie de l'évolution : en dehors de toute mise en œuvre particulière, comme celle qui a eu lieu sur Terre avec l'ADN, il y a une idée directrice qui ne dépend pas des conditions de développement de la vie dans un endroit donné. Cette idée directrice, c'est que l'évolution est inéluctable et qu'elle doit être gouvernée par des règles universelles, indépendante du support moléculaire qui en véhicule les fonctions.
— Pour simplifier, il y a une corrélation directe entre cette inéluctabilité de l'évolution et le théorème de Schwartz ?
— Exactement, il y a une façon de mettre en œuvre la partie interprétative du théorème de Schwartz de façon itérative, dans un contexte évolutionniste, qui révèle des aspects importants de la théorie de l'évolution.
— Et ces aspects ont trait à l'agressivité des espèces.
— Oui ! Le théorème de Schwartz indique sans ambiguïté que les espèces les plus agressives sont appelées à dominer à la longue l'Univers entier. Car, premièrement ce sont les espèces qui ont le plus de chance de parvenir à vaincre d'autres espèces en cas de rencontres, y compris sur leur planète originelle. Cela, c'est le théorème de Schwartz, disons dans sa version pure et dure. Et, deuxièmement, ce sont presque exclusivement ces espèces agressives qui vont rechercher activement la rencontre. En fait, si on prend en compte la densité de l'Univers en termes de distance entre systèmes pouvant abriter de la vie, les calculs théoriques indiquent de façon claire que le désir d'agression pour détruire est de loin la motivation la plus capable d'induire une civilisation à investir dans l'effort titanesque de la conquête spatiale.
— En d'autres termes, quand on analyse les motivations que pourraient avoir des extra-terrestres pour venir nous rendre visite, on voit donc un faisceau de présomptions concordantes que cette visite serait inamicale ?
— Le terme « présomption » est trop faible. On est très près de la certitude absolue. En fait, on peut formuler les choses de la façon suivante : il est très possible que l'Univers soit rempli de civilisations relativement peu belliqueuses dont nous n'entendrons jamais parler. Et il est quasi certain que si une civilisation extraterrestre venait à nous rendre visite, cela serait dans le but de nous détruire.
— On parle aussi d'asservissement, plutôt que de destruction.
— Le théorème de Schwartz est impuissant à donner des réponses sur les conséquences finales qu'une agression victorieuse pourrait présenter. C'est une question politique. Je veux dire : présenter une interprétation autre que la destruction est une chose politique. De mon point de vue, asservissement ou anéantissement total sont deux choses tout aussi peu souhaitables. De la même façon, je qualifierais de romantiques les hypothèses selon lesquelles nos éventuels envahisseurs seraient motivés par la capture de certaines ressources dans le but de les ramener chez eux, comme l'eau, car ces hypothèses sont difficiles à justifier en termes de logistique. Par contre, les stratèges confirment que pour une race capable de traverser l'espace, l'idée de se constituer un réseau de bases est tout à fait attrayante. Et pour une race qui veut survivre longtemps, l'idée d'essaimer sur de nombreux mondes est logique sur toute la ligne. Enfin, pour conclure, de toute façon, si je peux exprimer mon sentiment, il me semble certain que par comparaison à la taille de l'univers et au temps qu'il faut pour s'y déplacer, l'existence d'une race comme la nôtre sur une planète comme la nôtre, quelques milliards d'individus fragiles à la surface d'un seul et unique minuscule grain de poussière, est assez facile à caractériser. À mon avis, notre existence se mesure à l'échelle de l'univers sur un bit d'information : soit nous existons et nous sommes libres de nous répandre dans l'univers, soit nous disparaissons, et la modalité m'importe peu.
— Merci Alina, voilà une opinion bien tranchée sur le Théorème. Max, afin de terminer cette émission, pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet des implications qu'un renversement éventuel de la situation pourrait avoir ?
— Oui, bien entendu, il est aussi essentiel de considérer la possibilité que l'humanité soit victorieuse face à un envahisseur, ou même que l'humanité ne soit jamais attaquée, mais, en se jetant dans la conquête spatiale, qu'elle devienne agressive. Du coup, il est important de savoir si nous ne préférerions pas rester passifs quitte à disparaître.
— Et les conséquences philosophiques et sociologiques sont importantes.
— Oui, elles sont très importantes. On trouve en particulier dans de nombreuses religions des descriptions de la destinée individuelle qui peuvent être interprétées comme prenant du sens en tant que destinée collective.
— Autrement dit : c'était écrit, si l'humanité doit disparaître, c'était inévitable, un dessein de l'être suprême, et il serait vain de vouloir s'y opposer.
— Voilà. Malheureusement, ces considérations prennent leur importance moins à cause des thèses inspirées des grands classiques de non-violence que de la résistance à ses thèses qui sont nées depuis, et qui sont souvent virulentes.
— Et par « virulentes », il faut entendre « terroristes ».
— Oui. Il est notoire que de nombreuses obédiences prônant la violence aveugle comme arme nécessaire trouvent leurs racines dans cette antithèse.
— Avec des rattachements éventuels à des mouvements politiques, spirituels ou religieux.
— Bien entendu, il s'est imposé comme nécessaire au plus haut point pour tous les courants de pensée d'avoir au moins un avis sur la question. Or, certains, en embrassant cette problématique, ont basculé ou divergé dans des directions surprenantes de diversité, y compris le terrorisme.
— Une dernière question avant de rendre l'antenne, sur les conséquences écologiques et les implications terroristes. Un mot sur le concept du pari destructeur, Max ?
— Je crois qu'on peut exprimer le concept du pari destructeur très simplement : on sait maintenant que malgré les efforts très importants qui ont été investis pour sauver la planète, c'est la construction du SDS qui est en train de nous empêcher de gagner la lutte contre l'effet de serre, avec des conséquences dramatiques sur la météo et, côté humain, la radicalisation absolue de certains mouvements écologiques.
— Oui, on pense bien entendu à GreenWar. Merci à tous. L'heure est venue de rendre l'antenne. Merci encore à nos invités et à la semaine prochaine !
Quelques élèves étaient en grande discussion dans le couloir du lycée. Michael ralentit pour écouter ce qu'ils disaient. Les quatre membres d'un groupe d'ultra-trash-rock connus pour leurs équipées sauvages s'étaient tués dans un accident de voiture mystérieux. Michael les passa en soupirant sur le chemin du cours de Physique de madame Breinstem, deux heures insipides à tirer sans s'endormir, sous peine de prendre un autre blâme, que Michael ne pouvait plus se permettre : il en avait engrangé un de trop la veille, ce qui portait le compte à six. À sept blâmes, on prenait un mois de Travaux d'Intérêt Collectif. En cette saison, cela consistait à aller nettoyer la plage, un parc ou un autre lieu public municipal, ce qui était doublement stupide en regard du fait que la municipalité entretenait une armée de robots pour ce type de tâche. Michael avait déjà donné, et il avait l'intention de se tenir à carreau. La veille, il n'avait pas eu de chance, il avait été pris dans une fouille avec dans son sac un bloc de stockage bourré de clips piratés. Le fait que la fouille ait eu pour objectif de trouver de la came ne l'avait pas sauvé, car l'un des flics avait un testeur de média.
Michael descendait le couloir du rez-de-chaussée dans cet état d'esprit peu joyeux quand il vit Ada. Ada était une fille d'un an plus vieille que lui, connue de tout le lycée pour trois raisons. En premier lieu, on disait qu'elle était un génie des maths. Le second bruit qui courait disait qu'elle avait couché avec la moitié du lycée, en tout cas la moitié plus âgée qu'elle. La rumeur affirmait aussi qu'elle était en bonne voie d'entreprendre l'autre moitié. Pour Michael, c'était plutôt attirant, car il commençait à se demander comment il allait réussir à perdre son pucelage. Or Ada comptait pour Michael dans la poignée des filles du bahut dont il avait du mal à détourner son regard. Pourtant, elle était plus grande que lui. Avec des talons, elle le dominait d'une tête. Mais il la trouvait très jolie avec ses grands yeux verts qui s'accordaient à une peau très pâle parsemée de taches de rousseur, et une longue cascade de cheveux bleus électrique. Aussi, Ada savait mettre en valeur sa silhouette mince par des vêtements près du corps et ajourés qui exposaient judicieusement ses avantages, à la limite des règles du lycée. Ada était connue de tous pour une troisième raison : elle était dans le collimateur du proviseur pour des problèmes de drogue. Elle avait été prise en possession de diverses substances dont certaines étaient des plus illégales. Elle avait fait des mois et des mois des pires TICs. On voyait souvent Ada dans un drôle d'état et justement, ce matin-là, Michael observa qu'elle n'allait pas bien. Elle s'était appuyée dans un coin, détournée pour qu'on ne voie pas trop son visage qui était pâle à l'extrême. Michael, en passant tout près, vit avec un sursaut d'inquiétude qu'elle tremblait comme une feuille. Surtout, il capta une fraction de seconde son regard de bête apeurée qui souffrait, avant qu'elle ne baisse les yeux. Un intense élan de compassion lui fit faire demi-tour. Il s'approcha de façon à la cacher des lycéens qui passaient. Il lui murmura :
— Eh ! Ada, ça n'a pas l'air d'aller ?
Elle le regarda dans le vague, comme si la personne derrière le regard était déjà partie, et il eut peur : elle était en train de faire une crise de quelque chose ! Elle eut comme un hoquet et vomit une petite quantité d'un liquide brunâtre qui se répandit en partie sur elle et en partie par terre, rejoignant une petite flaque que Michael n'avait pas vue auparavant, mais dont l'odeur nauséabonde lui parvint à cet instant. Il lui dit :
— Eh ! Ada, tu peux pas gerber ici, sinon le protal va te filer illico le couloir à récurer pendant un mois ! Allez, viens !
Alors, lui prenant le bras, il la tira le long du mur jusqu'à l'entrée des toilettes. Elle titubait, il parvint à la faire entrer dans une cabine et à la mettre en face de la cuvette. Quand il se retourna après avoir fermé derrière eux, elle se tenait des deux mains à la porcelaine et elle commença à vomir. La suite fut horrible. Elle était secouée de spasmes gigantesques, elle tremblait de tout son corps de façon terrifiante. En fait, elle n'avait rien à vomir, ce qui bien entendu rendait les choses pires encore. Elle faisait des bruits affreux, ses longs cheveux tombèrent dedans, l'odeur du peu qu'elle expulsait donna aussitôt des nausées à Michael, qui n'avait pas le cœur très bien accroché. En fait, il n'avait jamais été confronté à la maladie d'une autre personne, si bien qu'à un moment, il crut qu'il ne parviendrait pas à garder son petit-déjeuner. La crise lui parut interminable, elle dura en fait à peine quelques minutes, mais cela lui sembla impossible, en regard de sa violence. Bien avant la fin, il était lui aussi à genoux, et il la tenait sous les bras, car elle vacillait. Ensuite, elle devint toute molle et il l'accompagna comme il put jusqu'au sol afin qu'elle n'y cogne pas sa tête. Elle y resta, le visage à même le carrelage, comme une poupée de chiffon. Il eut peur qu'elle ait perdu connaissance, mais, quand il la fit rouler sur le dos, il vit qu'elle s'était juste laissée glisser, épuisée. À ce moment, son implant attira son attention : il allait rater le début du cours de madame Breinstem. En fait, s'il ne partait pas en courant à la seconde même, il était bon pour un mois de T.I.C. Schwartz ! pensa-t-il avec dépit.
Il respira un grand coup, il n'était pas question qu'il abandonne Ada. Elle n'était pas belle à voir, elle tremblait et pleurait en silence, son visage était presque bleu, elle avait souillé ses vêtements et ses cheveux. Elle haletait en petits à-coups, la bouche grande ouverte, sans parvenir à prendre une pleine respiration. Elle ouvrit les yeux et quand son regard se focalisa sur lui, il y lut un message de détresse qui lui fendit le cœur. Alors, il sortit de son sac son tee-shirt de sport et, l'ayant mouillé d'eau tiède, il lui nettoya le visage. Elle se laissa faire avec un regard vague tandis qu'il lui nettoyait aussi les cheveux, les mains, et puis le devant de sa blouse. Il lui fallut s'y reprendre à quatre fois. Il nettoya toutes les traces et bénit la climatisation qui avait fait disparaître l'odeur. Ensuite, il lui sembla qu'elle allait un peu mieux, elle semblait plus calme, les yeux clos. Elle respirait sans à-coups. Elle tremblait encore, pas de la façon effrayante dont elle avait été victime auparavant, mais juste comme si elle avait froid. Pourtant, elle était en nage. Il lui souffla :
— Tu es en manque ?
Elle secoua mollement la tête.
— Non. C'est la gueule de bois. Oh, je déteste ces saloperies de crises ! On dirait que les murs se resserrent !
— Ils ne se resserrent pas.
— Je sais ! fit-elle, avec exaspération et désespoir.
Ses yeux roulaient. Michael resta à réfléchir, agenouillé à ses côtés, lui frottant doucement les mains qui se réchauffaient petit à petit. Il se sentait si impuissant.
— Veux-tu que je t'emmène à l'infirmerie ?
— Non, non, surtout pas ! Quand ils vont voir ce que j'ai dans le sang, c'est pas le protal qu'ils vont appeler, c'est les flics.
— Qu'est ce que je peux faire ?
Pour toute réponse, elle secoua la tête et des larmes roulèrent sur ses joues pâles.
— Tu as de l'eau ?
Il l'aida à s'asseoir dos au mur. Il lui donna sa bouteille d'eau. Tandis qu'elle en prenait à toutes petites gorgées, il vint à Michael une inspiration soudaine. Il lui dit avec douceur :
— Je connais une technique très efficace contre l'angoisse. Quand j'étais môme, je faisais des crises horribles la nuit... Ça marche aussi contre toutes sortes de malaises.
Elle eut une moue dubitative :
— Ça consiste en quoi ?
— C'est de la respiration, genre yoga.
Elle exhala un soupir boudeur.
— On me la sert chaque fois celle-là, qu'il faut que je remette mon cerveau limbique en phase et blablabla.
— Qu'est ce que tu risques à essayer ?
— Que ça rate ?
— Aujourd'hui, ce sera peut-être différent, peut-être parce que c'est moi qui suis là. Parce que je suis comme toi, quelqu'un qui cherche à trouver un sens à sa vie ?
Elle le scruta un instant avec une expression de douleur et de doute, les sourcils froncés.
— OK, fit-elle très bas, et alors ?
Il lui tendit ses mains pour l'aider à se lever. Elle était très faible, mais pas bien lourde. Après l'avoir mise debout, il lui expliqua :
— Je vais le faire comme on me l'a appris. Je vais mettre mes mains sur ton ventre. D'accord ?
Comme elle hocha la tête, il la retourna doucement par les épaules devant lui. Il l'attira délicatement dans ses bras, le cœur battant, stupéfait par la découverte de la minceur de sa taille au-dessus des pointes saillantes de ses hanches, époustouflé par la fermeté des rondeurs de ses fesses. Il faisait presque toutes les nuits avant de s'endormir ce semblant de rêve éveillé où il prenait une fille dans ses bras, une rêverie qui se terminait chaque fois par le rite solitaire dans un mouchoir en papier, les genoux relevés pour épargner les draps. Il posa son dos contre le mur pour bien tenir debout. Il écarta les cheveux d'Ada afin de pouvoir lui murmurer les instructions dans l'oreille. Oui, c'était une position très intime, et il se mit à souhaiter qu'elle ne sente pas ce qui s'était produit dans son pantalon à lui.
— C'est très simple, expliqua-t-il, c'est une technique de respiration avec les mains à plat sur le ventre. Il faut que tu commences par respirer bien à fond avec le ventre, OK ?
Pour toute réponse, Ada inspira en sortant son petit ventre musclé, prouvant qu'elle avait décidé de jouer le jeu. Il glissa ses mains sur son ventre. Il lui chuchota :
— Maintenant, souviens-toi des cours de Yoga. Concentre-toi sur ton cœur, au milieu de ta poitrine, et imagine-toi que tout l'air que tu respires fait comme une rivière qui passe à cet endroit. Pense à quelque chose d'agréable et de serein, concentre-toi en même temps sur le centre de ton corps, sur cette chose agréable et sur l'air qui y passe. Tu vas sentir comme une chaleur apparaître à cet endroit, quelque chose de doux, et ça va aller mieux.
À peine quelques respirations plus tard, il sentit Ada se détendre. Sa respiration devint plus naturelle, et elle roula sa tête en arrière contre la sienne. Bientôt, il sentit qu'elle s'était tout à fait abandonnée contre lui, une sensation étrange et délicieuse. Il se souvint avoir ressenti une impression similaire le jour où un jeune chat s'était endormi sur ses genoux, mais cette fois... Elle pesait tendrement contre lui, brûlante et douce. Pourtant, ce n'était pas pour cette raison que la sensation se révélait si nouvelle pour lui. Comment, se dit-il ? J'avais en moi cet élan, cet espoir immense ? Quel tremblement de terre ! En même temps, il sentait bien qu'il n'avait fait qu'effleurer l'étendue d'un domaine qu'il lui restait maintenant à découvrir. Cependant, il pouvait reconnaître l'évidence, constater ce qui lui avait été tant de fois affirmée : rien ne pouvait arrêter une force pareille. C'était trop impératif et vital. Il l'avait lu. Il avait cru le comprendre. À cet instant, avec Ada mystérieusement abandonnée dans ses bras, il découvrait combien il avait été loin de la vérité. Il se sourit : qu'il avait été présomptueux ! Et combien la réalité était plus belle, plus excitante ! Oui, il avait rêvé de tout cela, confusément. Maintenant, la lumière était sur lui et c'était une révélation sans mesure. Il sentit, en l'acceptant avec joie et fatalité, que sa vie était en train de connaître un tournant, que plus rien ne serait comme avant, car il chercherait cette clarté dorénavant, elle l'avait marqué comme le fer marque la bête, et il en acceptait la servitude.
Ada resta ainsi, pesant dans ses bras, comme endormie, travaillant sa respiration avec calme, pendant ce qui lui sembla une éternité. Il consulta l'horloge de son implant. Il n'était pas pressé que cela cesse, juste impatient de nature. Le cours de madame Breinstem était commencé depuis vingt minutes. Ada restait encore et encore, son ventre était devenu brûlant sous les mains de Michael qui n'osait plus bouger. Puis elle parla très doucement :
— Ta méthode est géniale. Je me sens un million de fois mieux que je ne m'étais sentie depuis la moitié d'une éternité. J'ai l'impression d'être en train de recharger mes batteries. J'ai l'impression que c'est toi qui me recharges. C'est presque aussi bon qu'un shoot.
Il lui répondit tout aussi doucement :
— C'est bien mieux qu'un shoot, il n'y aucun effet secondaire, ou plutôt si, il y en a, mais ils sont tous bénéfiques.
Elle resta encore contre lui une bonne minute avant de demander :
— Si tu me lâches, tu penses que cela va faire effet longtemps ?
Il saisit la suggestion et retira ses mains en répondant :
— Ça dépend. Souvent, des heures.
À sa grande surprise, elle se retourna et nicha son visage dans son cou. Elle referma ses bras autour de sa taille. Il se souvint de sa réputation de croqueuse de garçons et il se demanda si son tour était venu avec un à-coup de peur et d'excitation mêlées. Il avait posé ses mains dans son dos, qu'il caressa timidement en savourant la sensation merveilleuse de cette minceur ferme et mobile.
— Ne me laisse pas, murmura-t-elle ! J'ai encore ce truc qui rode en moi. J'ai peur ! Tu sais, ce n'est pas la première fois que je suis malade, j'avais déjà eu des crises, et je m'en étais tirée en fumant un joint, mais cette fois-ci ça n'a pas marché, c'est devenu pire, j'ai cru que j'allais en crever.
— Fais-moi une promesse, proposa-t-il.
Soudain, elle s'écarta. Elle le regarda avec sévérité. Il sentit qu'avec ses cernes sous les yeux, elle allait lui dire de se mêler de ses affaires.
« Est-ce qu'il t'est venu à l'idée que cela faisait souffrir les autres de te voir dans des états pareils ?
Elle resta silencieuse, remettant machinalement de l'ordre dans ses cheveux. Elle le regardait avec un mélange étrange de sévérité et de douceur, comme si elle cherchait à lire quelque chose en lui. Et il aurait voulu lui montrer ce qu'il avait au fond du cœur. Il respira et la regarda le regarder, avec autant de sérénité qu'il put en rassembler, prenant conscience que c'était la première fois de sa vie qu'il soutenait le regard d'une fille et que, de ne pas y être parvenu avec les précédentes, à force de chercher à trouver quelque chose de malin à dire, avait à coup sûr été son erreur éliminatoire. Elle pencha la tête de côté. Il avait bien désamorcé le coup, elle l'admit d'un petit hochement de la tête, d'un bref sourire en coin. Et puis, comme si le charme était rompu, elle dit :
— Michael, il va falloir que j'y aille. J'ai Math. Et comme il la regardait avec un air de chien battu, elle lui fit cette promesse stupéfiante. En s'approchant, elle lui caressa les épaules, chercha son regard, lui fit un sourire charmeur :
« On se voit cet après-midi si tu veux.
Il resta là, il ne savait ni quoi répondre, ni ce que cela voulait dire, ni surtout si c'était sincère. Par son implant, il accéda à l'emploi du temps de la classe d'Ada sur le site du lycée. Il y découvrit qu'elle avait en effet cours de math. Il lui offrit un sourire. Ils restèrent à se regarder, chacun sentant bien que c'était un moment particulier. Et puis il se rapprocha timidement et balbutia maladroitement :
— Et si tes batteries sont à plat...
Cela la fit sourire. Elle l'attrapa joyeusement par le cou.
— Message reçu, fit-elle et elle lui posa un petit baiser sur les lèvres. Puis, tout en souplesse, un balancement des hanches, elle déverrouilla la porte et se glissa à l'extérieur.
Voilà, elle était partie. Michael se regarda dans la glace. Il ne savait pas trop quoi en penser. Il ne savait pas si elle s'intéressait vraiment à lui. Il lui vint une idée. Il attrapa son sac et partit en courant vers le cours de madame Breinstem. Il allait y faire irruption en début de deuxième heure en s'excusant platement de ne pas avoir correctement programmé son agenda. Deux cas : soit la vieille carne mordait à l'hameçon, soit elle le jetait dehors et il retrouvait son statut de TIC.
Madame Breinstem accepta ses excuses et il lutta pendant tout le cours pour se concentrer sur ce qu'elle disait, avec peu de succès. En une heure de temps, il était tombé amoureux. Il se mit à rêver : il fallait qu'il trouve le moyen de se retrouver seul avec elle. Il fallait qu'il réussisse à l'embrasser et, qui sait... elle accepterait peut-être de venir dans un lit avec lui. Il le fallait. Par extrapolation de ce qui venait de se produire, il pouvait imaginer son corps ferme et chaud qui se déformait sous ses mains quand elle bougeait. Il en avait des frissons de désir. Il osait à peine imaginer ce qui se produirait quand il se retrouverait caché sous les draps avec elle.
Il se fit rappeler à l'ordre par madame Breinstem : « Dites donc, mon ami, nous ferez-vous le plaisir de sortir de vos nuages ? Non seulement, vous arrivez avec une heure de retard, mais, maintenant, vous pratiquez la présence virtuelle ? »
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Deutsche Presse-Agentur, Almogar, aujourd'hui, 06h27. FLASH : Attentat à Almogar. Un commando suicide vient de frapper le terminal F de l'astroport d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. Un porte-parole de l'ASI (Agence Spatiale Internationale) a déclaré : « C'est une véritable boucherie, il faudra des heures avant d'y voir plus clair »
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Lise ne pouvait plus dormir. Elle se leva et passa une robe de chambre. Elle alla se faire un thé et une tranche de pain grillé parfumée de quelques gouttes d'huile d'olive. S'asseyant sur le tabouret pour grignoter son petit déjeuner, elle activa la télévision. Aussitôt, le programme des nouvelles récentes s'afficha. Un attentat de grande ampleur venait d'avoir lieu sur l'Astroport à Almogar. Un minibus avait explosé dans le parc de stationnement et mit le feu à une dizaine de voitures. Cependant, cette bombe n'était qu'une diversion pour le commando suicide de six membres bardés d'armes automatiques, de grenades, de mini-missiles tactiques et de bombe-ceintures, qui s'était engouffré au travers de trois points de contrôle successifs en tirant sur tout ce qui bougeait. Ils devaient être très entraînés, car ils s'étaient livrés à un authentique assaut des points de passages barricadés. Bardés de gilets pare-balles et casqués comme des soldats, à coup sûr shootés avec ces nouvelles amphétamines surpuissantes qui transformaient le moindre chaton en tigre, ils s'étaient livrés à un véritable carnage dans l'astroport heureusement encore désert à cette heure très matinale. Au total, ils avaient massacré une vingtaine de personnes, pêle-mêle gardes et passagers, et en avaient blessé plus d'une centaine d'autres avant que le dernier kamikaze ne soit abattu. Celui-ci était parvenu à courir à travers le terminal jusqu'à une porte d'embarquement. Il n'avait été stoppé que quelques mètres avant la navette StarWanderer qui attendait là. En faisant sauter la bombe qui le ceinturait, il avait tué le vigile qui lui bloquait le chemin, pulvérisé la passerelle, et endommagé l'avion orbital qui heureusement n'avait pas pris feu, car il était bourré à craquer de passagers.
Lise secoua la tête. Depuis quelques mois, l'astroport, qui avait toujours été la cible de choix des terroristes depuis l'Annonce, avait connu une recrudescence d'attaques, malgré les moyens énormes déployés par les forces de l'ordre. La créativité des terroristes semblait sans limite, et la détermination des kamikazes était effectivement inégalable. Face une menace pareille, Morgan avait expliqué à Lise qu'il était impossible de descendre le risque à zéro, à moins de ralentir dramatiquement l'activité, ce qui était juste impossible, avec l'explosion de la demande de trafic. Tandis que Lise, déprimée par la noirceur de ces nouvelles, baissait la tête dans sa tasse, la présentatrice annonça un flash spécial. Un journaliste était sur place, la caméra montrait un hôtel dévasté par une bombe de très forte puissance. Du fait qu'elle n'y accordait pas toute son attention, Lise mit une bonne minute à réaliser qu'il s'agissait d'un hôtel sur la plage, à Santa-Maria d'Almogar, un endroit qu'elle connaissait très bien, distant d'à peine trois kilomètres. Ainsi, le grand bruit qui l'avait réveillé... Un frisson d'effroi lui parcourut l'échine. Lise savait très bien ce qu'être la victime de la mise à feu d'un explosif voulait dire. On annonçait des morts, et comme chaque fois dans ces cas-là, on pouvait s'attendre à ce que le bilan s'alourdisse avec les heures qui passaient. Lise regarda, horrifiée, la caméra faire un plan panoramique sur ce qui restait du restaurant où Morgan et elle avaient dîné tant de fois, quand son portable sonna. Elle s'en saisit et vit que c'était Morgan, qui se tenait en combinaison de vol bleu pâle dans un de ces bureaux anonymes de l'ASI à Almogar.
— Lise, je ne te réveille pas ?
— Non, tu vois, je déjeunais.
— Ça va ?
— Bien, très bien. Esmeralda dort encore.
— Il y a eu un attentat très grave ce matin sur le bord de mer, et un autre à l'astroport, il y a quelques minutes.
— Oui, je viens de voir cela.
— Ce n'est que le début de la journée. Tous les indicateurs sont dans le rouge, et nous sommes dans le collimateur.
— Oh, Schwartz !
— Je voudrais que tu ailles dans le garage. Regarde dans le gros pot en grès, à droite de la porte. Tu y trouveras la clé des tiroirs de gauche de l'établi. J'espère que tu n'en auras pas besoin, mais si on en arrive là, je veux que tu sois bien équipée.
Pour toute réponse, Lise lui fit de gros yeux.
Lise trouva facilement la clé et elle alla au garage ouvrir le tiroir en question. Il contenait un truc dense, froid et dur, enfermé dans une enveloppe scellée. Lise en décolla le volet avec soin. En mettant la main sur la chose, elle vérifia que son intuition sur la nature de l'objet avait été exacte. Elle le sortit et lut, gravé dans le noir du composite derrière le film transparent qui l'emballait : Smith & Wesson. Morgan lui avait expliqué que ce type d'arme, dont les munitions étaient rangées dans un chargeur qu'on introduisait dans la crosse, s'appelait un pistolet automatique. Lise hésita. Elle avait un profond dégoût pour cette classe d'instruments et celui-ci lui semblait d'autant plus détestable qu'il était petit et léger. Morgan lui avait expliqué qu'il ne comprenait aucune pièce en métal plus grosse qu'une tête d'épingle afin d'échapper à la détection des forces de l'ordre, et on pouvait aussi deviner que, du fait de sa petite taille et de sa minceur, il était très facile de le cacher. Cela en faisait une arme de choix pour un terroriste, et la rendait doublement détestable aux yeux de Lise. Enfin, elle gardait un souvenir très précis de l'expérience traumatisante à la suite de laquelle cette arme était entrée en possession de Morgan. Elle frissonna. Néanmoins, les recommandations de Morgan dans un domaine comme celui-là ne pouvaient pas être ignorées, et elle se saisit du pistolet. Elle examina l'arme pour trouver le cran de sûreté, afin de vérifier qu'elle savait le faire jouer, car elle avait très bien compris ce que Morgan lui avait expliqué sur les circonstances dans lesquelles elle pouvait être amenée à en avoir besoin. Lise se souvenait mot pour mot de la courte conversation qu'elles avaient eue à ce sujet :
— Il n'y a que trois choses à savoir avec ce genre de truc, avait dit Morgan. Un : il faut savoir enlever le cran de sûreté, dès que tu mets ta main sur l'arme pour la prendre. Le reste est intuitif. Tu lèves le bras vers ta cible et tu tires, dans un seul geste. Ne tente pas de viser en fermant un œil ou des trucs de cinéma dans ce style. D'accord ? Et surtout, tu tires autant de fois qu'il le faut pour que ton adversaire tombe par terre. Quand il faut y aller, on y va à fond. Tergiversations interdites, OK ?
— OK. Et la deuxième chose ?
— À moins d'avoir beaucoup d'entraînement, ce genre d'arme ne sert qu'à tirer sur quelqu'un qui est juste devant toi, mais ne le laisse pas venir trop près non plus, ne lui donne pas une chance de te désarmer. La distance minimum est de trois pas, c'est le plus près que tu peux le laisser approcher, toujours d'accord ?
— La troisième chose ?
— Si tu braques quelqu'un, tu dois impérativement avoir au préalable pris la décision que s'il tente sa chance, s'il rentre dans ce cercle interdit autour de toi, tu tireras. Car en général, tu ne vas pas pouvoir reculer très longtemps pour garder ta distance... Et si tu le fais, tu le conforteras dans l'idée que tu ne vas pas tirer.
Lise considéra l'arme dans sa main. Il avait un autre aspect. Elle respira à fond. Elle se redressa, et bien droite, elle ouvrit la bouche et s'y glissa le canon en visualisant l'angle de tir. Elle avait lu qu'il fallait faire attention à ne pas tirer trop vers le haut : une façon particulièrement horrible de se rater. Elle resta ainsi quelques secondes, le doigt sur la détente. Elle s'était préparé une autre méthode, mais celle-ci avait l'avantage d'être très rapide à mettre en œuvre et tout à fait irrémédiable. Un peu tremblante, Lise déposa l'arme dans la poche de sa robe de chambre. En remontant l'escalier, celle-ci battait contre ses cuisses. Elle la sortit de la poche et, après avoir vérifié que le cran de sûreté était mis, elle la cacha dans le tiroir du vide-poche de l'entrée avant de revenir à la cuisine boire son thé qui avait à peine eu le temps de tiédir. Ensuite, elle vérifia qu'Esmeralda dormait encore avant de prendre la direction de la salle de bain.
Lorsque Morgan sortit de l'hôpital à la fin de sa première période d'hospitalisation, on lui avait redonné une vue très imparfaite, ce qui fut un choc. Il lui fallait porter des lunettes, archaïsme suprême. Plus grand encore avait été le choc que la première contemplation de son visage lui avait donné, sans compter le sentiment de désolation absolue que lui avait ensuite infligé la vision de son corps intégralement couturé et asexué. Les médecins s'excusèrent au sujet de sa peau rafistolée en plaques de couleurs différentes en expliquant qu'ils ne disposaient pas de stocks suffisants de peau aussi noire que celle de Morgan. La promesse que la seconde série d'intervention réglerait tout était censée lui donner tout le réconfort dont on pouvait avoir besoin. Il s'avéra que c'était une vision très optimiste.
La fièvre des chasseurs de nouvelles à son sujet s'était apparemment éteinte. En réalité, les journalistes, rebutés par les barrières des institutions médicales, avaient laissé des mouchards et furent immédiatement sur sa piste. Morgan dut changer d'hôtel en catastrophe et une entreprise spécialisée dans la mise à l'abri des paparazzis fut mandatée par l'ASI. Sur leur conseil, Morgan accepta une interview en « prime time », espérant que cette émission spéciale épuiserait la nouveauté du sujet et dégoûterait les autres journalistes de tenter une nouvelle passe. L'interview fut enregistrée à l'avance. Pour vingt minutes de reportage, le tournage dura quatre jours, avec, à chaque séance, deux heures interminables de maquillage. Des trucages numériques furent utilisés pour corriger le visage mutilé et la voix éraillée de Morgan. Cela augmenta encore son écœurement à se voir dans la version finale. De son point de vue, il n'y avait aucune déclaration fracassante à faire, ni sur la vie en général, ni sur son métier de pilote, ni sur l'accident. On lui demandait si, dans une situation comme celle de la navette en perdition, on ressentait de la peur, comme on demande à quelqu'un s'il aime le thé, et Morgan avait répondu en regardant la caméra : oui, évidemment, sur le même ton, et sans perdre son sourire discret et timide. À partir des questions qui avaient été négociées par l'entremise des avocats, Morgan avait écrit soigneusement son texte. Celui-ci avait été revu, d'abord par son avocat et ensuite par ceux de l'Agence, avant d'être validé avec le journaliste. L'Agence, en effet, avait été considérablement chagrinée par l'ampleur de la médiatisation autour de l'accident qui ravivait le long débat éthique et technique sur le rôle de l'homme par rapport à celui des Intelligences Artificielles. Morgan avait été l'objet de pressions de plus en plus fermes de la part de sa hiérarchie pendant sa convalescence pour déterminer sa conviction et, si nécessaire, en infléchir au moins l'expression publique. Morgan, suivant les conseils de son avocat, avait choisi l'obéissance et la collaboration.
La diffusion du reportage à une heure de grande écoute en Amérique du Nord eut une bonne audience, et la petite vague de presse qui s'en suivit déclencha par effet boule de neige l'achat du reportage en version longue par d'autres réseaux. En fin de compte, Morgan se découvrit relativement célèbre, de son point de vue d'enfant d'un quartier modeste, mais pas au point de ne plus pouvoir sortir dans la rue. On lui fit quelques propositions pour réaliser d'autres vidéos, que son avocat mit en concurrence afin de faire monter les prix en échange d'une exclusivité. L'offre la plus lucrative émanait d'une compagnie spécialisée dans les publications pornographiques, compagnie dont Morgan crut que ces gens ignoraient que son corps était très loin d'être redevenu photogénique. Cela fit rire son avocat. Il lui expliqua qu'il s'agissait bien au contraire de ces sortes particulièrement peu ragoûtantes de vidéos dont quelques aficionados raffolaient. Cette proposition joua en quelque sorte le rôle de déclencheur. Morgan répondit qu'il lui fallait prendre du recul. D'ailleurs, son dos lui donnait des douleurs très intenses, pour des raisons sur lesquelles les cliniciens ne parvenaient pas s'accorder.
Morgan quitta son hôtel à Almogar et s'installa à l'ouest, à Santa-Maria. La ville de Santa-Maria d'Almogar qui était à l'origine le port d'Almogar, était devenue ensuite une petite station balnéaire que les habitants d'Almogar envahissaient en fin de semaine pour prendre un bain de mer, y faire de la voile, dîner sur la plage ou jouer au casino. Morgan y loua un appartement dans une petite résidence en se disant qu'il lui fallait s'y barricader en attendant la croissance des tissus pour les greffes. L'installation d'un lien très haut débit lui permit de se mettre à surfer sérieusement avec une, deux, puis trois IA qui cherchaient en parallèle sur Internet pour son compte dans de nombreux domaines. Beaucoup avaient trait à ses expertises professionnelles. En même temps, Morgan chercha et retrouva l'information qui avait été postée à son sujet. Une enquête sur son propre passé ne pouvait pas faire l'impasse sur l'attentat nucléaire de Soldier Field : Morgan tenta de mettre à profit les derniers progrès de la technique pour trouver des traces de ses parents et de ses proches disparus, sans grands résultats. La bombe avait réellement tout détruit de son enfance dans la banlieue de Chicago, sauf quelques images et vidéo dans des blogs privés, pas toutes de très bonne qualité ni de très bon goût, mais au final, mieux que rien. La meilleure de ces vidéos amateurs montrait une compétition de 400m à laquelle Morgan avait participé à l'âge de dix-sept ans, mais la séquence était malheureusement cadrée sur une autre ligne. Morgan tenta aussi de rattraper le retard que sa carrière militaire et spatiale lui avait fait prendre sur la société en général et en particulier en matière de spiritualité et de religion. Il était apparu un nombre incroyable de sectes et de factions, dirigées par des gourous et des maîtres à penser de tout poil. Certaines étaient dangereuses, d'autres inoffensives, d'autres étranges au-delà du compréhensible. Cependant, après avoir cherché des jours et des jours, Morgan comprit que cette recherche ne menait nulle part. Il semblait bien que le manque qui rongeait son âme ne pût être étanché par un élixir mystique. Depuis la guerre, sa spiritualité avait été comme amputée de cette partie qui l'avait fait frissonner en chantant à l'église, durant son enfance et son adolescence. D'ailleurs, Morgan n'avait pas remis les pieds dans une église pour y assister à une cérémonie depuis la messe in memoriam de Soldier Field que les dirigeants de son Université avaient tournée en meeting d'exhortation patriotique et à la suite de laquelle Morgan avait signé son engagement dans l'armée.
Au bout du compte, Morgan continuait à se sentir mal à l'aise. Pire, l'impression que son mal de vivre s'aggravait, s'imprimait chaque jour un peu plus sur la page blanche de son cafard et accroissait le poids du quotidien. Personne ne semblait pouvoir l'aider ni même s'intéresser à son sort. En même temps, l'accoutumance de son corps aux médicaments et leurs effets secondaires devenaient inquiétants. Un médecin entreprit de modifier les traitements. Morgan ne constata aucune amélioration. Sensations de malaise, insomnies, démangeaisons, nausées, rougeurs, tremblements, yeux sec et bouche pâteuse, douleurs musculaires et articulaires, la liste s'allongeait même. Un autre médecin lui fit comprendre que le problème était peut-être avant tout dans sa tête. Résistant à la tentation de lui balancer son poing dans la figure, Morgan sortit de chez lui avec une nouvelle résolution soudaine, celle de reprendre un entraînement physique intense à base de piscine et de vélo d'appartement. Mais après quelques semaines, il lui sembla que sa solitude aggravait sa dépression, qu'il ne lui servait à rien de s'épuiser dans le sport en tentant d'éviter de regarder sa situation en face. Autour, il faisait beau, le ciel était bleu, les voiliers régataient dans la baie, les oiseaux chantaient dans le jardin, mais Morgan n'arrivait plus à trouver du plaisir à rien, ni à écouter de la musique, ni à dormir, même dans l'état d'épuisement induit par des heures de sport. Et tourner en rond dans un appartement vide était effrayant. De vagues tentatives pour se forcer à sortir ne donnèrent rien de bon. En particulier, le regard des gens lui était très désagréable. Un rhume lui tomba dessus qui s'aggrava en une broncho-pneumonie que les antibiotiques semblaient avoir du mal à combattre. Après deux semaines, sa toux chronique lui provoqua des reflux gastriques et une irritation de l'œsophage. Un médecin faillit l'hospitaliser.
Un soir, Morgan se surprit à penser que si sa vie ne lui apportait rien de plus encourageant, alors il était peut-être temps d'y mettre un terme. La première fois, la noirceur de cette tentation se révéla avec inquiétude. Ensuite, comme ce type de pulsion lui revenait, l'idée s'installa que le concept relevait d'une certaine logique, une logique sinistre sans doute, mais une logique en quelque sorte rassurante de simplicité et de certitude.
Son dos se mit à lui donner des douleurs intolérables, en particulier des élancements pendant les quintes, le souffle coupé par une douleur très intense, comme un coup d'épée qui lui aurait déchiré les reins. Son esprit se focalisa sur ces maux. Après des examens approfondis, les médecins furent formels : il n'y avait pas de causes fonctionnelles. On l'orienta vers des spécialistes de la sophrologie. L'un d'eux, un homme très âgé qui parlait d'une voix douce lui déclara que dans la recherche d'une solution, la science médicale traditionnelle ne pourrait au mieux que l'assister. Il lui prescrit des anxiolytiques à une dose dont il s'avéra qu'elle était très forte. À la fin de la consultation, il lui recommanda comme une sorte de dernière chance une praticienne réputée : Lise Wang.
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Associated Press, Chicago. Le maire de Chicago vient d'ouvrir les cérémonies du vingtième anniversaire de l'attentat nucléaire de Soldier Field. Le nouveau stade des « Bears », reconstruit sur le site même de l'explosion atomique, servira d'écrin pour cette célébration exceptionnelle par son ampleur et sa technologie. L'extraordinaire jeu de lumière mis en place dans le stade par l'artiste Max Jix-Maenston sera visible depuis la Lune et brillera pendant cent jours à partir de dimanche, à la mémoire des 36000 morts et disparus de ce qui reste le plus grand attentat de l'histoire de l'humanité.
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Shrieffer prit la communication dès qu'il vit que l'appelant était son chef, Daeffers.
— Chef ?
— On vient d'avoir confirmation pour le grand nettoyage à Almogar.
— Eh oui, oui. Excusez-moi chef, j'étais sur le dossier Bosnie.
— Laissez tomber immédiatement la Bosnie ! Putain, j'en ai rien à cirer de cette connerie ! Vous vous mettez à fond sur Almogar, c'est clair ?
— Très clair, chef.
— Bon. Pour Almogar, donc, on a la confirmation finale. Ils nous donnent carte blanche pour aujourd'hui, et aujourd'hui seulement, pour opérer dans les limites du synoptique qu'on leur a livré lundi, ils ont refusé celui de mardi. Vous avez capté ?
— Cinq sur cinq, on prend le plan de lundi, je viens de le recharger sur l'IA de support tactique, ça tourne.
— Que dit-elle ?
— Maintenant que la police a retrouvé le corps, il n'y a plus rien à faire de ce côté, et donc le problème numéro un, c'est le hacker.
— Évident, pas de surprise. Vous avez qui sur place pour régler le sort de ce petit con ?
— Les deux mêmes.
— Et vous êtes sûr que ce sont des bons ?
— Triple A sur le dossier.
— Pourtant, ils ont drôlement merdé avec cette histoire de cadavre.
— Je crois qu'ils ont surtout manqué de chance et de temps pour préparer une meilleure cachette.
— Ouais. Je suis pas convaincu.
— On avait demandé des tueurs, le nettoyage n'est pas leur spécialité.
— Ouais, on va leur donner un job dans leurs cordes. Et ils ont intérêt à pas merder ce coup-là.
— Si vous me permettez, chef, le plan de lundi consiste à impliquer la police de Santa-Maria d'Almogar.
— Oui, je sais, et alors, on en est où avec ça ?
— L'IA vient de me sortir un élément nouveau.
— Quoi ?
— C'est une proposition d'injection dans le dossier d'Interpol d'un élément corrélatif pour orienter l'enquête de la police locale.
— Hey, pas mal ! J'arrive, vous allez me monter ça.
Quand Tim se réveilla, il vit aussitôt qu'il faisait encore nuit dehors. Se levant sur un coude pour regarder les chiffres rouges par-dessus l'épaule de Ruth, il lut : 4 : 02. Il se fit une grimace. Il savait qu'il risquait fort ne pas se rendormir avant l'aube. Il se rapprocha de Ruth pour trouver la chaleur de son corps. Ruth était prof de math au lycée. Avant de rencontrer Tim, elle avait été mariée avec Ted, un spécialiste de la maintenance des navettes spatiales. Elle avait eu avec lui une fille qu'elle avait appelée Ada. Et puis la vie lui avait tiré le tapis sous les pieds. Son second enfant, son fils John, avait disparu dans un supermarché à 3 mois, un enlèvement que la police n'avait pas élucidé. Ruth avait basculé dans une dépression violente, égrenée de fugues, de cuites à la limite du coma et de tentatives de suicide. Puis Ted avait été muté à Almogar, l'Astroport principal de l'ASI, le nouveau centre du monde de l'aventure spatiale. Il était parti avec Ada. Un an après, Tim avait rencontré Ruth au cours d'un barbecue chez des amis communs. Ruth était plutôt sexy dans le rôle de la rousse restée mince comme une ado et qui, éméchée, mettait de l'ambiance, car elle était enjouée et très drôle. Elle avait une répartie taquine, mais pas méchante, et une mémoire encyclopédique pour les blagues même celles que l'on ne peut pas raconter en n'importe quelle compagnie, ce qui contrastait beaucoup avec le milieu irlandais catholique ultra-orthodoxe d'où elle venait et où elle gravitait encore à moitié. Sa famille était composée pour moitié de curés et pour l'autre moitié de militaires et de flics. Tout ce petit monde vivait depuis toujours dans le même quartier avec la bande des voisins qui allaient à l'église ensemble.
Ruth avait un quelque chose dans les yeux qui attira Tim, une hésitation qui disait : « Tu sais, j'en ai bavé, et ce n'est pas fini, je vis encore avec. L'avantage, c'est que cela m'empêche de me comporter comme ces greluches superficielles et égoïstes. » Elle avait plu à Tim parce qu'elle se donnait du mal pour éviter les blancs, les blancs dans les conversations comme les blancs dans la vie, et que Tim souffrait de sa propre déficience pathologique dans ce domaine. Du coup, Ruth lui avait donné une vie sociale. Elle sortait pour éviter de tourner en rond et de ressasser ses idées noires, et elle se faisait inviter parce qu'elle mettait de l'ambiance. Alors, Tim était là, juste là. Le plus souvent, une bière à la main, il se mettait sagement dans un coin et regardait Ruth rire et faire rire.
Ruth évitait les blancs parce que la moindre pause risquait de la conduire à prendre un peu de recul, et le fil de ses pensées la menait alors inexorablement au bord du gouffre qui l'attendait en permanence à l'intérieur de sa conscience. Même après toutes ces années, elle était restée incapable d'endiguer la montée des larmes quand elle se remémorait la disparition de John. Ces évocations transformaient sur-le-champ Ruth en fontaine de larme secouée de sanglots. Cela pouvait survenir à tout moment, même en conduisant, ce qui était carrément dangereux. Tim avait compris cela. Quand Ruth se mettait à pleurer, il venait tout de suite et la prenait dans ses bras pour la serrer et poser des baisers sur ses cheveux qu'il caressait jusqu'à ce qu'elle retrouve son calme. Puis il repartait et n'en parlait jamais. Ils partageaient ce secret, comme le fait qu'elle ne priait plus que pour une seule chose : pour son fils, dont elle pensait qu'il était vivant, un enfant comme les autres qui deviendrait un adulte normal, quelque part avec l'aide d'un faux parent biologique. Et elle priait pour que la ravisseuse l'aimât autant qu'elle l'aimait à jamais.
Au départ de Ted et Ada, Ruth avait décidé de ne pas les suivre à Almogar. Elle avait jugé que le regard de Ted et peut-être plus encore celui d'Ada étaient des obstacles à ses tentatives pour poser la première pierre de sa propre reconstruction qui ne pouvait être que la résolution de faire le deuil de John, même s'il n'était pas mort, puisque l'espoir de le retrouver était insensé. Elle n'y était pas parvenue. Elle pensait désormais qu'elle n'y parviendrait sans doute jamais. La religion même l'avait trahie, car, ayant demandé si son chagrin la quitterait, on lui avait répondu que oui, dans l'au-delà toutes les peines étaient effacées puisqu'elle y retrouverait son fils. Et elle avait réalisé, stupéfaite et épouvantée, que c'était, en attendant, une mauvaise réponse. Vivante, elle ne voulait pas perdre son chagrin. Elle avait déjà perdu son bébé, il n'était pas question qu'elle en perde le souvenir. Elle savait bien entendu qu'un deuil n'était pas une amnésie, pourtant, cette idée lui était tout à fait insupportable. Bien entendu, sa culpabilité était en cause. Pourtant, les policiers lui avaient répété qu'elle avait agi au mieux quand, constatant la disparition de son enfant, elle avait à la seconde même appelé la police et la sécurité du magasin, pour qu'ils empêchent de sortir toute personne avec un bébé. Elle savait aussi que toute sa souffrance ne ferait pas revenir son fils. Mais elle avait besoin de le faire exister. C'était une mission à laquelle elle était ramenée, comme l'aiguille d'une boussole est attirée vers le nord, par la force immense que l'évolution avait codée dans les fibres les plus profondes de son cerveau de mère.
Tim sentit Ruth qui s'approchait, comme souvent la nuit. Il souleva un bras et elle vint se blottir au creux, la tête sur son épaule. Il referma ses bras sur elle, glissa ses mains sous le pyjama pour trouver la peau de sa hanche, brûlante et douce. Elle se rendormit aussitôt, et Tim sourit dans le noir.
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TASS, Moscou, aujourd'hui, 06h47. Un adepte de la très dangereuse organisation des Révocateurs de l'Annonce vient de tirer une rafale de fusil d'assaut sur un bus qui quittait la Cité des Étoiles. Par miracle, cet attentat n'a fait que trois blessés légers. Et une victime, son perpétrateur, qui a retourné son arme contre lui, laissant un trac qui signait son acte.
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— AK, le labo a extrait des signatures numériques de l'implant dans le cerveau du corps dans la forêt. Maintenant, regarde le retour qu'on a d'Interpol.
Il fit s'ouvrir une fenêtre sur le bureau d'AK qui émit un petit sifflement admiratif.
— Section Antiterroriste ?
— Oui ! Ce salaud était bel et bien un gros poisson. Mais ce n'est pas tout, il semblerait qu'il y ait un lien avec un hacker d'ici, à Santa-Maria, un môme qui s'est fait pincer deux ou trois fois. Il s'en est tiré chaque fois sans trop de bobo.
— Et c'est quoi le rapport ?
— Un identifiant numérique. On le retrouve dans le dossier du pirate, une saisie chez lui, et aussi on le trouve dans l'implant du cadavre, et dans le dossier AntiTerro. Tu imagines ? Il a fallu que ce corps refasse surface pour faire la jonction. Pas mal, non ?
— Il a fait quoi ton petit con pour se retrouver mêlé à un dossier AntiTerro ?
— C'est comme d'habitude : on n'a aucun détail sur la raison pour laquelle les AT s'intéressent à lui... Mais tu vois les indicateurs d'importance et d'urgence ? C'est un truc chaud, genre : en relation directe avec un attenta très grave ou un groupe terro connu.
— Et ça ne peut pas être un hasard, c'est ça ?
— Non, tout à fait impossible, ces trucs sont conçus pour être uniques donc ils l'ont forcément sorti tous les trois du même endroit.
— On est certain que ce hacker n'aurait pas pu le trouver par hasard ? Je ne sais pas, après tout, c'est un hacker !
Le collègue d'AK secoua la tête.
— Non, non, aucune chance. Premièrement, si cet identifiant était connu publiquement, les moteurs de recherche l'auraient retrouvé en un clin d'œil. Deuxièmement, tu vois ce champ dans les premiers bits ? C'est le type : il s'agit d'un identifiant privé dans la classe secrète. Toute IA qui se respecte fera tout son possible afin de détruire un truc de ce genre plutôt que de risquer qu'il soit compromis.
— Ça en fait une preuve recevable par un tribunal ?
— Oui, c'est un indice très fort de collusion.
— Hum.
— Alors, qu'est-ce que tu en dis ?
— J'en dis que j'ai envie de causer avec ton hacker. Surtout que c'est le dernier personnage vivant de ton histoire, si je ne m'abuse ?
— Ça tombe bien. Les AntiTerro ont demandé à la brigade d'aller le cueillir. Ils sont partis il y a deux minutes, le juge vient de délivrer les mandats.
Abdel-Kader ouvrit le dossier que son collègue venait de lui envoyer. En voyant le visage sur l'écran, il s'exclama :
— Je le connais ton pirate ! Michael. Je n'ai pas besoin d'aller chercher un identifiant numérique privé dans la classe secrète pour connaître son lien avec cette histoire. Je me souviens très bien de lui.
— Il était mineur à l'époque. Il n'a été entendu que comme témoin. Tu pensais qu'il était dans le coup ?
— Non, pas vraiment. Mais, je me suis toujours dis que ce n'était pas une affaire simple non plus.
Lise Wang travaillait dans une structure de rééducation spécialisée qu'elle avait créée, un centre dédié au traitement de patients souffrants de traumatismes physiques et psychologiques à la suite de graves accidents, d'attentats ou de faits de guerre. Lise avait mis sur pied cette clinique après avoir travaillé plusieurs années au sein d'organisations caritatives dans des zones déshéritées et secouées par des conflits au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. Cette partie de sa carrière avait pris fin dans un canyon d'Afghanistan. Leur véhicule avait malencontreusement rattrapé un convoi militaire au moment où celui-ci était stoppé par des tirs. Dans le vacarme terrifiant des armes automatiques, alors qu'ils sautaient dehors afin de se disperser vers l'abri relatif d'énormes éboulis, l'un d'eux avait déclenché une mine bondissante. Deux morts. Lise, gravement blessée par le shrapnel, devait sa vie sauve à la promptitude des secours. Elle connaissait donc bien l'autre côté du miroir. Elle mesurait l'importance pour ceux qui avaient été victimes de telles violences de trouver des structures où on ne s'occuperait pas seulement de l'urgence, mais aussi de la durée du traumatisme corporel et mental. Lise avait une qualification pluridisciplinaire en médecine, en sophrologie. Elle avait acquis une grande maîtrise pratique des méthodes modernes de remise en phase du cerveau et du corps et, grâce à cela, elle obtenait très souvent des résultats rapides sur des patients « qui avaient tout essayé », se créant du même coup un puissant réseau de drainage de clientèle auprès de nombreux confrères.
Lise était très menue comme peuvent l'être les femmes en Asie. Les mouvements de ses grands yeux noirs bridés, animaient son visage délicat aux pommettes hautes et encadré de longs cheveux noirs et raides. Souriante et active, elle portait des bijoux raffinés et des vêtements de marque qui mettaient en valeur sa silhouette d'adolescente. Il était difficile de soupçonner qu'elle approchait la cinquantaine. Elle faisait partie de ces femmes qui prennent soin d'elles et à qui la génétique et la minceur accordent cette chance. Elle parlait un anglais très british d'une voix douce, mais précise et délibérée, d'autant plus basse qu'elle avait acquis de ses interlocuteurs une attention soutenue. Elle plut immédiatement à Morgan, à cause de son minois sérieux et gentil à la fois, attentive et ouverte, compatissante sans sensiblerie, professionnelle sans froideur, et de son élocution chaleureuse et calme qu'elle accompagnait de gestes discrets, fluides et élégants, de ses mains aux longs doigts si souples qu'elle parvenait sans peine à les dresser presque à angle droit. La première consultation de Lise fut pour Morgan un évènement important. Pour la première fois, on l'incita avec intelligence et une bienveillance réelle à regarder sa vie sous un œil différent. Morgan expliqua ses brûlures et l'attente des greffes, parla de sa toux, de ses douleurs dans les articulations et le dos, les crampes, les fourmillements, de ses démangeaisons, des plaques sur sa peau, de ses crises d'angoisse, des traitements. Lise s'était mise dans ce mode de regard qu'acquièrent ceux qui sont confrontés aux handicapés, aux gens défigurés. Il faut les regarder sans les dévisager. Il faut faire attention de ne pas laisser apparaître sur son visage la moindre trace d'horreur ou de pitié.
Quand Morgan fut en position sur la table, Lise lui manipula les bras et les épaules avec soin en lui posant quelques questions :
— Connaissez-vous les effets secondaires de votre traitement actuel ?
— On m'en a vaguement parlé.
— La plupart de vos symptômes pourraient y être liés.
— Et alors ?
— Il y a des alternatives. Ce ne sont pas des techniques miracles, mais il existe des protocoles qui permettent de diminuer les dosages afin de réduire ce type d'effets secondaires.
— Ce sont d'autres médicaments ?
— Non, pas du tout. Il s'agit de votre propre système immunitaire. Il est possible d'influencer les mécanismes régulateurs de certains systèmes autonomes de nos corps, comme le système immunitaire. Dans ce centre, nous enseignons les techniques qui y donnent accès. Vous en connaissez sûrement certaines.
— Le Yoga ?
— Ah ! Vous voyez : vous en avez entendu parler. Le Yoga est la plus importante des sources empiriques qui sont les fondations de ces méthodes. En fait, le Yoga contient la plupart des bases.
— Et c'est efficace ?
— C'est aussi efficace que de respirer, quand c'est bien fait. Mais ce n'est pas que le problème du médecin. On peut vous apprendre les techniques. Cependant, ensuite, le résultat dépendra de vous. Dans ces protocoles, on diminue les doses très progressivement. On s'arrête quand on atteint la limite. Voudriez-vous aller dans cette voie ?
— Me le recommandez-vous ?
— Je vous le recommande chaudement.
— Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?
— Nous avons dans cette clinique deux experts de la pédagogie de ces méthodes qui vont vous donner des cours théoriques et pratiques. On dit que c'est à peu près aussi compliqué que d'apprendre à jouer au golf, mais je vous avouerais que je n'y joue pas.
— Moi non plus.
— Votre bras directeur est le droit ?
— Oui.
— Vous avez un implant ?
— Comment le savez-vous ?
— Les mouvements des mains qui vont de pair avec l'utilisation des interfaces de commande virtualisée des implants provoquent des tensions assez caractéristiques du système musculo-squelettique. Je perçois que vous utilisez beaucoup votre implant. Il faudra travailler cela.
Lise fit allonger Morgan sur le ventre et commença à lui palper le dos.
— Morgan, c'est un nom de garçon, ou de fille ?
— Aux USA, d'où je viens, répliqua Morgan, ça peut être les deux.
Lise hocha la tête, elle avait perçu une androgynie, peut-être au-delà de l'absence totale d'attributs sexuels externes induite par les brûlures.
— Je vais vous poser des questions indiscrètes, mais très importantes pour m'aider à comprendre. Est-ce qu'il y a quelqu'un dans votre vie ?
— Non, répondit assez agressivement Morgan.
— Des enfants ?
— Non, répondit plus doucement Morgan.
— Des amis ?
— Non, soupira Morgan.
— Vous ne voyez personne depuis votre accident ?
— Non.
— Vous vous êtes demandé pourquoi ?
— Non. Enfin... si. Je n'ai pas envie de voir des gens.
Lise ne répondit rien à cela. Il arrivait souvent que les gens mutilés par un accident refusent l'image de leur corps sinistré que le regard des autres leur renvoyait.
— Quels sports pratiquez-vous ?
— Je fais de l'aviron d'appartement, de la musculation. Je nage, au moins une heure par jour.
— Très bien. Un sport d'endurance, comme la nage, c'est très bien. Mais il vous faudrait aussi un sport qui vous ouvre plus sur le monde.
— Que me recommandez-vous ?
— Il y a la course à pied, mais je trouve que le vélo est plus complet, surtout si vous roulez en groupe. Il y a aussi des aspects ludiques dans le pilotage et c'est aussi moins traumatisant pour les articulations. Surtout, le vélo donne une plus grande autonomie, vous verrez plus de paysage.
Ensuite, Lise se tu et Morgan se laissa envoûter par le contact de ses mains chaudes dans son dos, par les mouvements vigoureux qui semblaient aller chercher chacun de ses muscles, faire jouer chaque articulation. Morgan ressortit de la consultation de Lise sur un nuage. Cette nuit-là, le sommeil l'abattit dès sa tête posée sur l'oreiller, ce qui ne lui était pas arrivé depuis si longtemps que le souvenir d'un tel bonheur lui sembla effacé.
Alors, Morgan se mit à fréquenter l'institut Wang de façon assidue. C'était le premier endroit qui lui donnait l'impression d'apprendre et de progresser. Outre les cours, on pouvait s'y faire faire des massages dont Morgan découvrit qu'ils lui procuraient un bien-être très simple mais très réel, une amélioration très substantielle de sa vie, comme si le corps récompensait l'esprit qu'on s'occupe de lui. Et sa toux s'estompa.
Dans la pratique, les collègues de Lise s'occupaient de Morgan, et Lise suivait la progression à distance. Au début, Lise ne savait pas qui était Morgan. Ne suivant pas les programmes audiovisuels à la mode et étant peu attentive aux nouvelles en général, Lise avait raté l'évènement du crash du vol 345. Ce n'est qu'après avoir commencé à étudier le dossier de Morgan qu'une recherche sur le réseau avait fait découvrir à Lise que Morgan avait été aux commandes de ce fameux vol dramatique et miraculeux. Ensuite, Lise avait reçu le dossier transmis par l'ASI. Elle y trouva une photographie qui montrait un personnage en photo de pied, très beau visage, typé, anguleux, peau très noire, mince silhouette bien droite dans son uniforme. Le dossier détaillait la carrière de Morgan, et page après page, note après note, il n'était pas nécessaire de savoir lire entre les lignes pour comprendre qu'il s'agissait du dossier d'une personne exceptionnelle. En particulier, Lise comprit du passage de Morgan dans l'armée qu'on y avait apprécié sa capacité à ramener en un seul morceau les gens qu'on l'avait envoyé chercher, ainsi que son équipage et sa machine, quelle que soit l'adversité. Le dossier détaillait à ce titre un nombre d'actions d'éclat où Morgan avait sorti de l'eau des équipages entiers dans des conditions météorologiques épouvantables, ou encore avait extrait sous le feu de l'ennemi des hommes isolés par un mouvement de bataille ou la chute de leur appareil. Enfin, le dossier accumulait les félicitations quant à son aptitude à former des collègues et des équipages en général. Plus succinctement, le document relatait que Morgan avait subi des blessures à deux reprises, une première fois lors d'une attaque au mortier de son casernement dans un pays que le rapport omettait de nommer, et une seconde fois lors de la perte dans la jungle d'un hélicoptère sous son commandement. Cette deuxième mésaventure lui avait valu une décoration supplémentaire pour avoir contribué à tirer d'affaire son équipage dans des conditions particulièrement périlleuses. Au final, il ressortait l'impression que Morgan avait eu un parcours authentiquement héroïque de bout en bout, ce qui impressionna beaucoup Lise, à cause du contraste avec le personnage que Lise avait rencontré : tout à fait modeste et discret, quoique ni timide ni renfermé.
En fait d'héroïsme, Lise avait diagnostiqué chez Morgan, dans les premières minutes du premier entretien, une profonde dépression nerveuse, une de celles que ses professeurs et ensuite son expérience lui avait appris à redouter de la même façon qu'il fallait redouter une pneumonie ou un cancer : ces affections, si elles n'étaient pas traitées, avaient une capacité terrifiante à mener les gens droit au cimetière, soit directement par le suicide, soit indirectement par l'effondrement des défenses immunitaires.
Lise commença à s'impliquer personnellement dès les premiers jours, ce qui ne lui était arrivé que quelquefois dans toute sa carrière. Les gens d'expérience savent bien qu'il ne faut pas mélanger vie professionnelle et privée, surtout dans le domaine de la santé, où l'activité professionnelle s'immisce dans l'intimité du patient. En temps normal, Lise, en dehors de sa clinique, fuyait systématiquement ses patients. Avec Morgan, par contraste, elle s'engagea de façon beaucoup plus personnelle dans le traitement du cas, en commençant par lui donner les coordonnées de son club de vélo.
Ainsi, Lise et Morgan commencèrent à faire du vélo tout-terrain ensemble. Le club comptait une trentaine d'accros aux endorphines qui, comme Lise, accumulaient les kilomètres dans les collines derrière Santa-Maria, au moins autant parce qu'ils aimaient cela que pour garder la ligne. Morgan prit vite le rythme et retrouva Lise tous les deux matins avec le petit groupe de ceux qui pratiquaient en semaine à l'aube. Lors des premières sorties, Morgan se trouva à la traîne du groupe et Lise se sentit un peu obligée de l'attendre. Pourtant, Lise ne le vécut pas comme une corvée parce que Morgan se donnait de toute évidence à fond, et cela impressionna beaucoup Lise. En même temps, Morgan se mit à faire des progrès à une vitesse étonnante. Comme Lise s'en étonnait avec des félicitations sincères, Morgan souriait avec modestie et répétait : « j'ai toujours aimé le sport ». De façon indiscutable, Morgan bénéficiait d'un fond musculaire et articulaire d'athlète. Il lui fallait aussi jouir d'une capacité stupéfiante à acquérir les gestes techniques en un clin d'œil pour apprendre à une vitesse pareille. En même temps, Morgan progressait à grande vitesse dans les enseignements de la clinique et, grâce aux changements de son traitement, son état général s'améliorait rapidement.
Après un mois, Morgan s'acheta un vélo très haut de gamme, très léger, et se mit à s'entraîner encore plus, avec quelques autres, dont Lise. À partir de ce moment, inexorablement, Morgan commença à prendre le dessus. Son sens du pilotage exceptionnel et sa puissance explosive effaçaient les raidillons, les passages techniques et les descentes les plus dangereuses. Avec l'entraînement, Morgan acquit ensuite l'endurance et la vitesse. Encore quelques semaines passèrent, et le rapport de force s'inversa pour de bon. En outre, l'implant de Morgan lui donnait un avantage décisif dans la montagne : il lui était impossible de se perdre grâce à la localisation par satellite et la cartographie à haute résolution. Cela rendait l'exploration de nouvelles pistes plus facile. Du coup, l'acquisition d'un véhicule tout-terrain fut la conséquence logique de son désir de trouver plus de diversité que le sempiternel parcours du matin et ses quelques variantes. Ce pick-up correspondait à l'image très américaine que Morgan se faisait d'une auto. Mais surtout, il permettait d'embarquer jusqu'à six vélos afin de rejoindre des points de départ plus éloignés dans les collines, là où les routes devenaient des pistes. Morgan, Lise et quelques autres formèrent alors le gang des fondus, comme ils se nommèrent par dérision. Morgan y jouait le rôle de meneur, bien que toutes les relations restassent amicales. Lise, en constatant comment le groupe s'était soudé autour de Morgan, retrouva ce qu'elle avait lu dans le dossier de l'ASI. Après coup, elle se réjouissait en constatant à quel point cette thérapie déguisée avait bien fonctionné. En même temps, au cours de ces activités, Lise retrouva l'autre aspect très attachant de la personnalité de Morgan que décrivait son dossier : sa propension marquée à venir au secours des gens. Lise en eut l'illustration à de nombreuses reprises lors de leurs sorties dans la montagne. Incident mécanique ou chute, Morgan faisait merveille sur tous les mauvais coups.
Plus que tout, pour Lise, l'implication intense de Morgan dans ces activités portait surtout l'espoir que Morgan avait vaincu sa dépression. Et comme Lise n'en était pas tout à fait convaincue, elle réfléchissait souvent à trouver encore d'autres activités pour Morgan.
En même temps, une amitié naquit. La chaleur de Santa-Maria faisait de l'aube le moment le plus agréable pour faire du sport, et la lumière orangée du soleil levant dans la montagne était magique. Petit à petit, matin après matin, l'exploration des pistes et des chemins dans la montagne autour de Santa-Maria les rapprocha. Cette intimité particulière qui s'installe quand on pratique une activité sportive intense au milieu de la nature prit de plus en plus d'importance : le silence pendant l'effort, les petites phrases banales, les morceaux de fruit partagés pendant les pauses, et la synchronisation implicite. On a chaud quand l'autre a chaud, soif quand l'autre a soif. On est mouillé par la même averse, et au bout de l'effort, on a sur la peau la même poussière. Surtout, quand en cherchant à se dépasser, on se fixe des objectifs ambitieux et qu'on les atteint, on partage ensuite la même fierté très simple, mais très gratifiante, du fait de la certitude que ce n'était pas facile à faire.
En parallèle, Lise était en crise sentimentale. Il s'agissait d'une histoire un peu décousue qu'elle avait depuis quelques années avec un industriel local de son âge, un homme charmant, mais dont la présence commençait à lui peser. En fait, Lise en était arrivée à un stade où elle se demandait avec regret si ce couple-là n'était pas arrivé en bout de course. D'ailleurs, lorsqu'elle parvint à trouver le moment propice pour lui parler de cette impression lourde à porter qu'elle avait, à son grand soulagement, il ne s'accrocha pas du tout. Leur rupture fut consommée en quelques phrases polies.
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Agence France-Presse, 7h00. Départ d'Exodus confirmé par l'Agence Spatiale Internationale. Comme prévu, ce matin à 5h56 GMT le vaisseau interstellaire géant a quitté l'orbite qu'il occupait depuis le début de sa construction il y a bientôt dix ans ! La mise à feu des propulseurs à faible régime, peu spectaculaire, a été décrite par l'ASI comme « nominale ». Le périple d'Exodus va commencer ce soir par un passage à proximité de la Terre où incidemment les derniers passagers seront embarqués, avant la montée en puissance progressive demain et un plongeon vers le soleil afin d'aller chercher de l'autre côté du système solaire un effet de fronde autour de Jupiter. Cette manœuvre est décrite par l'ASI comme un « coup de pouce à la vitesse en même temps qu'un brouillage des cartes ». En effet, la trajectoire d'Exodus au-delà de la planète géante est éminemment secrète, pour des raisons que l'on comprend bien.
Depuis l'Élysée, la Présidente de la République, visiblement très émue, a déclaré : « C'est un moment unique pour l'Humanité, sûrement l'évènement le plus important du vingt et unième siècle. Oui, pour la première fois un vaisseau quitte le système solaire avec des enfants, des femmes et des hommes à son bord, une véritable ville miniature, autonome et durable, pour un voyage sans retour vers d'autres mondes qui orbitent autour d'autres étoiles. Nous pouvons être fiers, immensément fiers, de ce jour, car tous à notre façon, nous avons contribué à cette extraordinaire aventure. Et c'est une autre caractéristique unique de ce projet phénoménal : il a été réalisé grâce à la collaboration internationale la plus universelle et la plus unanime, chose que l'humanité n'avait jamais connue auparavant. »
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La mère de Michael était en train de regarder une émission sur le départ de l'immense vaisseau intersidéral. Habituellement, elle ne regardait pas du tout ce type de programme d'information, mais du fait de l'importance tout à fait colossale de l'évènement, elle avait ressenti le besoin de se tenir au courant. Cependant, lorsque le programme commença à décrire le vaisseau à grand renfort de détails techniques chiffrés en millier de tonnes et en hectares, elle renonça pour passer à un reportage sur les fêtes qui avaient saluées ce départ. À Paris, une foule estimée à trois millions de partisans s'était rassemblée sur les Champs Élysées et les bords de la Seine entre le pied de la tour Eiffel et la grande bibliothèque. Ils avaient entretenu d'innombrables petites lampes toute la nuit avant de saluer à l'aube la nouvelle du départ par une immense clameur de joie, des danses et des chants. En marge de cette manifestation bon enfant, de très violentes échauffourées avaient vu s'affronter des casseurs et les forces de l'ordre, pourtant présentes en masse. Un journaliste interviewait une adolescente blessée par des éclats de vitrine...
On sonna à sa porte. Intriguée, elle alla ouvrir. Dès qu'elle vit les uniformes, elle eut l'intuition qu'il s'agissait d'une visite des forces de l'ordre dont l'origine était une frasque de son fils. Elle était aussi impuissante que désespérée par la récurrence des incartades de Michael. Pourtant, cette fois-ci, en ouvrant de grands yeux face à l'équipe ruisselante qu'elle trouva devant sa porte, elle se demanda si Michael n'était pas passé à la vitesse supérieure, pour le pire. En effet, derrière l'homme en uniforme qui lui faisait face, elle découvrit un autre policier, protégé par un monstrueux gilet pare-balles sous un poncho transparent, et armé d'un fusil à pompe. L'officier vérifia poliment qu'il était à la bonne adresse avant de se présenter et de lui annoncer :
— Nous sommes venus procéder à l'arrestation de votre fils, Michael.
Il marqua d'un pas son intention de franchir le seuil et elle s'interposa franchement, refermant la porte à moitié.
— Pardon ? Pour quelle raison ? répondit-elle en tremblant.
L'homme soupira.
— Votre fils est sous le coup de quatre chefs d'accusation. On peut résumer le plus sérieux en une phrase : il est accusé d'avoir perpétré une intrusion informatique hautement illégale sur un site protégé par des directives antiterroristes. On m'a fait savoir que le dossier était accablant.
— Comment cela : on vous a fait savoir ?
— Le dossier est couvert par les clauses de confidentialités extrêmes, conformément aux directives antiterroristes.
— Vous voulez dire que vous venez arrêter mon fils chez moi sans pouvoir me dire ce qu'il a fait ?
— Madame, j'essaie de procéder avec tact et politesse, cependant, aucune de vos objections n'est recevable. Je suis en possession de tous les documents nécessaires, y compris les mandats de perquisition, et cætera.
— Je veux appeler notre avocat.
— Je ne suis pas tenu d'attendre qu'il soit présent pour procéder. Je vous prie donc instamment de nous laisser entrer.
Il avait prononcé sa dernière phrase d'une façon qui ne laissait place à aucun doute : il était prêt à le faire de force. Elle les laissa passer, atterrée. L'homme en arme resta à la porte et l'autre se mit à parcourir la maison. La console portable qu'il portait à sa ceinture émit un bip strident. « IA ! Saloperie ! » fit-il dans sa barbe. Il se saisit vivement d'un gadget qu'il avait en bandoulière. Il tira d'un geste brusque sur une espèce de petite goupille et le gadget répondit en bipant à son tour. Le policier fit un petit sourire méchant. Au poignet de la mère de Michael, le téléphone émit un couinement plaintif, le bio-moniteur autour de son cou produisit une petite vibration d'alarme. La musique qui émanait en sourdine du salon se tut. Les écrans des tableaux au mur s'éteignirent. Tandis que le policier reprenait sa fouille, elle jeta un œil à son téléphone : réseau perdu. L'homme laissait des traces d'eau sale partout. Elle le regarda faire avec stupeur en le suivant. Avant d'escalader l'escalier vers l'étage où se trouvait l'antre de Michael, il demanda :
— Il est là-haut ?
Elle haussa les épaules. Alors qu'il gravissait les premières marches, elle s'élança pour le suivre.
Daeffers tira sur son cigare en refermant le projecteur qui venait de jouer le reportage sur Morgan Kerr et le vol 345.
— Ils ont tort, dit-il en affichant un sourire pensif.
— Vous voulez dire que le pilotage a été excellent ? répondit Shrieffer, je suis d'accord, chef ! C'était un putain d'exploit. Vous l'avez vu s'agiter dans ce cockpit ? Schwartz, ça s'appelle avoir des megas couilles !
— Non, fit pensivement Daeffers, ça aussi... Mais, ce n'est pas ce à quoi je pensais : ils ont tort de minimiser le fait qu'un humain a piloté un avion orbital sans l'assistance de l'IA. En fait, c'est la seule et unique fois que quelqu'un l'a fait et est revenu pour raconter son histoire.
— Ils n'avaient pas vraiment le choix.
— Ouais ... ça, c'est ce que la commission d'enquête a conclu parce que ça c'est bien terminé.
— Vous voulez dire que si la navette s'était plantée, la commission aurait dit le contraire ?
— Il est clair que c'est difficile à avaler pour eux.
— Mais je ne vois toujours pas pourquoi cette histoire d'IA déconnectée vous fascine autant.
— Shrieffer, vous me décevez. Réfléchissez ! C'est l'IA qui est responsable des consignes de sécurité, de A à Z. En particulier, à cause des directives antiterroristes, ils font plus confiance aux IA qu'aux pilotes.
— Ah ah ! Je crois que je vois.
— Oui, mais, en théorie, sans IA impossible de piloter le StarWanderer...
— À moins que Morgan Kerr...
— Peut-être, fit Daeffers. Il jeta vers Shrieffer le bloc-mémoire contenant le document. Ça a été fait, ça peut se refaire.
— On se met dessus alors ? Où est la limite ?
— Pas de limite. J'ai un budget approuvé par toute la hiérarchie. Mais pas de contact physique sans mon ordre. En particulier si vous pouviez faire gaffe à votre contact à Almogar. J'aime pas ce type. Et surtout, discrétion absolue, intraçabilité avant tout.
— C'est comme si c'était fait, Monsieur, acquiesça Shrieffer.
Il se leva pour quitter la salle. Il savait déjà par où il allait commencer : filatures, écoutes. En général, en deux semaines on finissait par savoir à peu près tout sur quelqu'un. Prendre le contrôle était plus délicat, mais chaque personne avait son point faible, son angle d'attaque.
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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 06h58. La bombe du Hilton vient d'être revendiquée par la faction ultra violente « Gloire à Gaia » du groupe d'écoguerriers franco-néo-zélandais « Remember Rainbow Warrior ». RRW-GaG s'était fait connaître il y a un an en revendiquant l'incendie de la plateforme d'enfouissement de déchets radioactifs Echo-Mars dans le golf de Gascogne. Le groupuscule aurait depuis perpétré quarante-neuf attentats. Le communiqué revendicatif se termine sur la formule qui leur sert de signature : « Mort aux ignobles traîtres saccageurs. Puisse l'Annonce porter la lumière dans le cœur des justes et leur montrer le chemin du salut de Gaia. »
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Quand on frappa à la porte de la chambre, Paco se garda bien de répondre, du fond de son placard, à la voix qui lui demandait en anglais :
— Tout va bien, Monsieur ?
L'employé de l'hôtel utilisa son passe pour ouvrir la porte et Paco l'entendit entrer dans la chambre, y faire un tour rapide et ressortir en claquant la porte derrière lui.
L'agent, la grosse femme blonde qui s'était occupée de lui depuis la descente d'avion lui avait dit :
— Paco, surtout, surtout, tu n'ouvres à personne d'autre que moi, sauf s'il t'a auparavant appelé sur ce téléphone que je t'ai donné. Et dans ce cas, cette personne doit t'avoir donné un mot de passe, écoute bien ! Le mot de passe est : Miramar.
— J'ai compris, personne, sauf s'il appelle avant et donne le mot de passe.
— Qui est ?
— Miramar.
— Très bien Paco. Je veux que tu comprennes que c'est très important. Ta chambre a été réservée sous un faux nom, personne ne sait que tu es ici. Tout doit paraître comme si la chambre était inoccupée. Ne te montres pas sur le balcon, ni même à la fenêtre. Garde les stores baissés, ne commande rien, surtout pas au room service. Pas d'appel à ta famille. N'utilise pas les fonctions interactives de la télévision, en particulier ne l'utilise pas pour aller sur le réseau.
— Je sais rester anonyme, objecta Paco.
Elle l'avait regardé avec ce doute qu'il avait l'habitude de trouver dans les yeux des adultes quand un enfant de dix ans leur faisait ce type d'affirmation.
— Je sais, admit-elle avant d'ajouter : mais il reste un risque, et je t'assure que tu ne veux pas le prendre. Promets-moi de ne pas faire d'accès.
Paco avait soupiré, sachant qu'il allait s'ennuyer à mourir s'il ne lui restait comme seule distraction que regarder la télévision :
— C'est promis.
Elle ne lui avait pas dit : je t'ai fait mettre dans une aile différente des autres parce que je crois que si une seule personne doit survivre et monter dans cette navette, il faut que ce soit toi. Mais si mon patron savait que j'ai fait cela, il me virerait sans doute sur le champ.
Paco entendit les pas nerveux de l'employé de l'hôtel qui allait frapper à la porte suivante. Il tremblait. Il comprenait maintenant que le risque dont avait parlé la grosse femme blonde avait été tout à fait réel. D'ailleurs, il était maintenant certain qu'elle était morte. Après l'explosion terrifiante qui avait fait vibrer les vitres si fort que Paco se demandait encore comment elles n'étaient pas tombées, Paco était tombé du lit sur lequel il s'était endormi tout habillé devant la télévision. Une alarme s'était mise à sonner, c'était l'alarme d'évacuation, il l'avait lu sur la télévision. Il s'était approché avec prudence de la grande baie qui donnait sur le balcon et il avait entrouvert le store pour découvrir que la vitre blindée était fissurée de bout en bout, seuls les éléments plastiques du composite la faisaient encore tenir. Dans la lueur blafarde de l'aube pluvieuse, il avait vu que, de l'autre côté du jardin, le bâtiment principal de l'hôtel, celui qui avait la vue sur la mer, était en flammes. La partie centrale s'était en partie effondrée et, en fait, Paco apercevait à travers un grand trou les parasols jaunes et blancs sur la plage, repliés et maltraités par le vent, et au fond sous la pluie battante, la mer grise et blanche. En avalant sa salive, il s'était reculé sur la pointe des pieds. Saisissant le gros téléphone archaïque donné par la dame blonde, il s'était caché dans le coin le plus reculé du grand placard.
Il avait ressenti le besoin vif de composer le numéro de sa mère, même s'il savait qu'il allait la réveiller à cause du décalage horaire, mais il était parvenu à se convaincre de ne pas le faire en se souvenant de ce qu'il avait promis. Au lieu de cela, il avait composé le numéro d'urgence indiqué par la grosse femme blonde. À sa grande surprise, une IA avait pris la ligne pour le faire patienter. De longues minutes plus tard, un grand chinois très vieux et très maigre était apparu. Il avait dit à Paco : surtout, ne bouge pas, reste dans la chambre, on va venir te chercher.
Personne n'était venu.
Paco, du fond de son placard, avait entendu les sirènes des ambulances, des hélicoptères qui passaient au ras des toits, et des gens qui couraient dans les couloirs. Alors, Paco avait deviné que la grosse femme blonde avait été tuée par la bombe. Enfin, le téléphone avait vibré dans sa main, et il s'était béni d'avoir eu l'idée d'aller bloquer la sonnerie dans la configuration. C'était une autre femme blonde, beaucoup plus mince, plus jeune, elle avait l'air gentille, mais très décidée et directive.
— Paco, le code est Miramar.
— Oui, c'est le code.
— Je m'appelle Claire, désormais, c'est moi qui vais m'occuper de toi.
— Que dois-je faire ?
— Es-tu toujours dans ta chambre ?
— Oui.
— Alors surtout, ne fait rien. Surtout, ne bouge pas.
— Vous n'allez pas venir me chercher ?
— Si, mais pas maintenant, plus tard.
— Ah ?
— Oui, tu es en sécurité dans cette chambre.
— Vous croyez ?
— Oui, si tu ne bouges pas, si tu ne touches ni au téléphone, ni à l'internet, tu es invisible. Personne ne sait que tu es là. Nous ne connaissons même pas le numéro de ta chambre, et c'est aussi bien.
— Ah ?
Elle avait froncé les sourcils.
— Où es-tu exactement ?
— Je suis dans le placard.
Elle avait souri.
— As-tu assez d'air là dedans ? Tu devrais peut-être sortir de là.
— Je préfère rester.
— Est-ce que tu as de quoi boire et manger ?
— Non.
— Regarde dans le minibar. Il y a un minibar dans ta chambre avec de l'eau et du coca et aussi des chips et des cacahouètes. Je suis sûre que tu aimes le coca et les chips ?
— Oui.
— Ne mange pas tout d'un coup, car on ne viendra te chercher que vers la fin de l'après-midi. D'accord ?
— D'accord. Qui viendra ?
— Moi. Moi, je viendrai te chercher. Je te le promets. Je te préviendrai juste avant.
— Et on ira prendre la navette ?
— Oui, je t'emmènerai dans la navette sur l'astroport d'Almogar, je resterai avec toi.
— Quand est-ce que je pourrai appeler ma maman pour lui dire au revoir ?
— Quand tu seras en sécurité dans la navette, je te promets que tu pourras l'appeler et lui parler aussi longtemps que tu voudras. D'accord ?
— D'accord.
Caché au fond de son placard, Paco se souvint qu'il avait été caché d'une façon similaire pour écouter le conseil de famille quelques jours auparavant. Le conseil avait été réuni après que la grand-mère ait gagné la loterie spéciale. La grand-mère était trop vieille pour partir. Elle était venue voir Paco dans l'après-midi et lui avait dit : c'est toi le plus malin, c'est toi qui ira. Mais l'homme fort de la famille, l'oncle de Paco, n'était pas d'accord. Il voulait envoyer son fils Ramon. Celui-ci était grand et fort, cruel et inculte. Il traitait la mère de Paco, veuve de son oncle, comme une esclave. Paco le détestait. Le père de Ramon soutenait toujours son fils de toute son autorité. Le reste de la famille approuvait ou courbait l'échine. La discussion s'était vite envenimée. Paco, qui malgré son jeune âge était très rationnel, était très sensible à toute la bile versée dans ces joutes inutiles, longues et cruelles. Cette fois-ci, il avait écouté avec attention, car l'idée de quitter la favela pour partir dans l'espace lui semblait une chance ultime. Après en avoir considéré l'éventualité, rien ne semblait pouvoir être plus désirable, même si cela signifiait qu'il allait devoir quitter sa mère à laquelle il était attaché par un amour réciproque intense, renforcé par son statut de fils unique orphelin. Mais ce soir-là, le vent avait tourné en faveur de Ramon. Quand le silence était tombé, Paco avait réalisé la mort dans l'âme que le sort en était joué, que Ramon avait gagné. Alors, la voix de la grand-mère s'était élevée, tremblante, mais assurée, faible, mais inflexible : « Il n'est pas question que je donne mon ticket à ton fils. Ton Ramon est un bon garçon, mais il n'arrive pas à la cheville de Paco en intelligence, malgré la différence d'âge. Il sait à peine lire et compter. Paco, lui, a appris tout seul à lire avant d'aller à l'école, et depuis, il est le premier de sa classe avec deux ans d'avance. À dix ans, il lit, parle et écrit l'anglais. Imagine ce qu'il saura faire quand il aura l'âge de Ramon ? C'est lui qui doit partir. C'est lui qui mérite de défendre les chances de cette famille dans l'espace. Lui sera capable de se rendre utile. Ton Ramon ne serait là-bas qu'un idiot de touriste. L'affaire est réglée, Paco ira. J'ai encore toute ma tête, et tant pis si ce doit être la derrière action bénéfique et à peu près intelligente que je ferai avant de quitter moi-même cette Terre. Je ne changerai pas d'avis. » Ensuite, un jour et une nuit durant, la grand-mère avait secondé la mère de Paco, pour veiller sur lui et éviter que Ramon ne vienne sournoisement lui casser un bras ou une jambe, jusqu'à l'arrivée des agents mandatés par l'ASI qui l'avaient emmené à l'avion. Première fois et première classe, par la filière VIP, comme dans un film américain. Mais personne ne lui avait dit qu'on essaierait de le tuer.
Lise avait poussé Morgan à s'intéresser à l'achat d'une maison. Elle lui avait fait visiter la sienne, espérant créer une envie. Elle accompagna Morgan pour quelques visites, officiellement afin de lui prodiguer ses conseils. En réalité, un accord d'une nature différente les liait, car Morgan avait dit : « J'y vais, si tu viens avec moi ». Lise s'y investit sans compter, heureuse de s'être trouvé une activité qui lui changeait les idées en cette phase qui suivait une rupture qui la perturbait, même si elle faisait tout pour ne pas le montrer.
En quelques jours, Morgan décida d'acheter une grande maison d'architecte, un vrai coup de foudre. Bien placée dans l'un des quartiers les plus recherchés, cette propriété se présentait comme une sorte de manoir moderne, utilisant des techniques et des matériaux de construction comme le béton brut incrusté de bois exotiques et l'acier nu, rouillé, enchâssé d'inox. La bâtisse, de plain-pied, cachée dans un parc arboré, était intégrée au flanc d'une colline étagée par des restanques de pierres blanches de sorte que les pièces principales offraient une vue à couper le souffle sur la rade de Santa-Maria. Ce bien rare avait un prix prohibitif, ce qui expliquait que la propriété ait été en vente depuis de nombreux mois, mais Lise fit intervenir un intermédiaire rompu à ce type de négociation et en y mettant la totalité de son pactole, Morgan put l'acquérir avec un petit emprunt.
Cette bâtisse représentait pour Morgan un rêve pur et simple. En prenant possession de la maison quelques minutes après la signature chez le notaire, Morgan pleura à l'évocation de la fierté que lui aurait donné la chance de faire découvrir cette demeure à sa mère. Celle-ci avait souvent exprimé son intention d'acheter une propriété au soleil pour leur retraite, discours rabroué par son père qui rappelait que ce n'était pas avec les revenus et les économies du ménage qu'une chose pareille aurait été possible. La maison était fantastique, aérienne et lumineuse, elle était aussi très bien conçue. À la fois belle et pratique, elle comprenait tout ce qu'il y avait de plus moderne en robots pour tondre la pelouse, nettoyez ceci ou cela, même les vêtements, qu'il suffisait de jeter au sol quand ils étaient sales : les robots s'occupaient de les récolter et de les laver en prenant soin d'utiliser la bonne lessive à la bonne température. Clou de l'ensemble, la piscine de la maison était enchâssée dans une fabuleuse terrasse de pierres blanches taillées en un opus sophistiqué de polygones irréguliers. Pour faire de l'ombre, une IA pilotait un subtil système de toiles sur des enrouleurs eux-mêmes postés sur des profilés d'aluminium qui évoquaient l'aéronautique. Le tout était supporté par des barres de teck ornées de cordages qui figuraient des vieux gréements. L'absence de rebord extérieur au bassin donnait l'impression, quand on était assis dans le salon, que l'eau de la piscine se finissait dans le ciel, ou bien dans la baie cent mètres plus bas, selon l'angle de vue. Le fond du bassin était doté de pompes conçues pour créer un courant artificiel grâce auquel on pouvait nager pendant des heures sans avoir à faire demi-tour, comme au milieu de l'océan. Mais on aurait pu aussi se croire au milieu du ciel, car la paroi tournée vers la baie était transparente. Sur les conseils de Lise, Morgan fit appel à un architecte d'intérieur qui dirigea les travaux de rafraîchissement de la décoration, après de longues entrevues consacrées à lui poser des questions en lui montrant des catalogues. Quand le mobilier fait sur mesure fut ajouté, Morgan découvrit avec béatitude qu'ils étaient parvenus à créer l'ambiance dépouillée et pastel, simple et fonctionnelle, de ses rêves.
Morgan s'équipa d'un système multimédia du dernier cri avec une puissance énorme. Son implant lui permettait d'écouter de la musique sans l'artifice du moindre gadget supplémentaire, mais ce système lui donna la possibilité de faire pour la première fois de sa vie ce dont tous les adolescents de son quartier avaient rêvé sans jamais pourvoir le faire : faire trembler les vitres en reproduisant des volumes sonores comparables à ceux des concerts et des discothèques. Le système pouvait en plus reproduire sur les murs du salon les images de la scène. Morgan s'immergeait ainsi dans la restitution numérique de concerts et de ces sessions de DJ enregistrées dans les clubs mythiques, Londres, Ibiza, New York. Morgan consomma ainsi des dizaines et des dizaines d'albums, des heures durant, découvrant qu'il était temps de prendre le temps, de se demander ce qu'on avait envie de faire, et de le faire. Cet épisode de découverte et de prise de possession de la maison ne dura pourtant que quelques semaines. Enfin, ayant invité Lise à danser au cours de soirées de disco virtuelle, Morgan se rendit compte que le plus grand plaisir que lui donnait ce système était dans cet usage.
Un jour, en discutant avec Lise, Morgan découvrit que celle-ci soutenait financièrement plusieurs organisations caritatives opérant en Asie. Le lendemain, Morgan calcula ce qui s'additionnait chaque mois sur son compte en banque, et mit en place des virements automatiques vers deux organisations humanitaires opérant en Afrique. D'autres organisations prirent contact en retour pour lui proposer de donner des présentations interactives à distance dans des écoles et des lycées sur le thème de la conquête spatiale. Morgan accepta avec une inquiétude qui se transforma en joie dès la première séance avec des enfants d'un petit village d'Afrique subsaharienne. Ces élèves à distance étaient joyeux et respectueux, en particulier, tous avaient entendu parler du vol 345. C'est ainsi que Morgan devint membre du corps enseignant sur Internet. Par la suite, la cadence de ces conférences monta jusqu'à plusieurs fois par semaine, le plus souvent pour des établissements en Afrique, mais aussi en Amérique du sud et en Asie. Quand on lui demanda de faire la même chose pour des pays riches, Morgan accepta, mais à la condition exclusive que la prestation soit payante et les droits versés à une association d'aide aux pays pauvres.
L'été tirait à sa fin et Morgan prit conscience, avec l'aide de quelques petites questions apparemment anodines, mais habilement glissées par Lise dans des conversations par ailleurs banales, que réaliser un rêve était une chose merveilleuse, mais qu'il lui était devenu important de se donner d'autres objectifs. Comme le formula Lise : « tu es doing plus que being, ton domaine est l'action, pas la contemplation. »
Morgan se mit à travailler avec acharnement sur le réseau. Sachant ce qu'il lui fallait chercher, il lui restait à vérifier si ses capacités étaient à la hauteur. Plusieurs formations en ligne qui avaient des conditions d'admission assez ouvertes lui ouvrirent leurs portes. Du coup, Morgan se mit dans la tête de passer un doctorat. À sa grande surprise, Lise approuva vigoureusement. Morgan, pour ce faire, s'enferma dans sa nouvelle maison, à l'exception des sorties en vélo avec le gang des fondus et de quelques escapades pour aller danser avec Lise. Plusieurs universités réputées proposaient des cursus à distance, il suffisait de passer le processus de sélection. Morgan se mit au point un programme strict et infernal qui commençait avant l'aube avec le vélo, et distribuait sur la journée de longues heures de travail entrecoupées de repas frugaux et de séances de piscine. Lise l'encouragea avec une sincérité qui rassura Morgan. Sa sélection par trois universités lui permit de choisir la plus prestigieuse. Le sujet de son doctorat faisait quatre lignes. Il s'agissait d'une étude des nouvelles technologies logistiques orbitales et des stratégies associées pour augmenter les capacités de mise en orbite de fret. Morgan se mit au travail aussitôt. Son directeur de thèse lui proposa un agenda menant au doctorat en deux ans. Morgan se donna un an et demi pour l'obtenir. En même temps, une boulimie d'activité lui avait donné d'autres désirs, d'autres idées pour réaliser sa vie.
Un dimanche matin, très loin dans la montagne, Morgan mena Lise jusqu'à un petit lac naturel là où la carte n'indiquait que des pointillés bleus, mais où les photographies satellites récentes montraient la présence d'une étendue d'eau. Une ascension émaillée de cols et d'embûches qui nécessitèrent de longs portages les y mena. Il faisait très chaud ce jour-là et après avoir plongé une main dans l'eau pour vérifier qu'elle n'était ni bouillante ni glacée, Lise se déshabilla en un clin d'œil avant de se glisser avec élégance dans l'eau en clamant son plaisir. Le lac était peu profond, Lise en s'y mettant debout montra ses petits seins pointus, puis elle partit explorer la rive opposée en nageant comme une vipère, la brasse, tête hors de l'eau. Morgan n'hésita pas plus longtemps et se glissa à son tour hors de ses vêtements et puis dans l'eau. Un très long moment de calme les rapprocha, bavardant un peu, nageant de-ci de-là. Puis il fut temps de se rhabiller et de manger le pique-nique, côte à côte sur une grosse pierre. La conversation prit un tour tout à fait inattendu pour Lise quand Morgan lui dit calmement, mais d'un seul coup, comme si elle avait eu peur d'être interrompue, ou bien dans le souci de donner toute la vérité sans qu'il soit possible d'en séparer les composantes :
— Je voudrais avoir un enfant. C'est le moment où jamais dans ma vie. J'ai un embryon congelé. Tu le savais ?
— C'était dans ton dossier. Tu étais enceinte de trois semaines le jour de l'accident.
Morgan hocha la tête.
— C'est une fille. J'ai le temps de le faire avant l'opération. D'après le chirurgien, comme j'ai arrêté tous les traitements, cela ne poserait pas de problème, il faudra juste prévoir une césarienne.
Elle regarda Lise, qui lui sourit, lui frotta affectueusement l'épaule, et lui répondit avec force :
— C'est une idée qui me semble fabuleuse.
Morgan la scruta, à demi inquiète, fronçant son absence de sourcil.
— Tu crois ?
Lise hocha la tête vigoureusement :
— Oui, c'est une idée fantastique.
— J'ai un peu peur de ne pas... de ne pas être à la hauteur, seule...
Lise la regarda. Le dossier était muet sur le géniteur.
— Et le père ?
Morgan secoua la tête avec une expression douloureuse. Lise changea de sujet de sa voix la plus douce :
— On a toutes eu peur pour le premier. Enfin, en tout cas toutes celles qui ont une cervelle. Mais c'est la chose la plus naturelle du monde. Si c'est cela qui t'inquiète, je suis certaine que tu seras une très bonne mère. Et aussi, je tiens à te dire une chose : tu ne seras pas seule. Je serais là.
Morgan la scruta à nouveau. Lise se rendit compte à cet instant à quel point leur amitié était importante, et Lise se sentit fière que son avis compte. Elle put même s'étonner de l'intensité de cette émotion.
« Comment vas-tu l'appeler ? demanda-t-elle.
La question prit Morgan au dépourvu, c'était comme si on lui forçait la main. Lui donner un nom, c'était déjà la faire naître par avance. Elle se sentit gênée. Le sujet était si intime, elle ne connaissait personne d'autre que Lise avec qui elle aurait pu accepter d'en parler. Donner un nom, elle y avait réfléchi, bien entendu, mais elle n'avait pas compris jusqu'à cet instant à quel point le dire représentait une responsabilité immense, à la mesure de celle de donner la vie.
— J'avais pensé l'appeler : Esmeralda.
— Le bossu de Notre-Dame. Une femme mystérieuse et naturelle, précieuse comme l'émeraude, symbole d'amour et de renaissance.
— Ou peut-être Nicole.
Lise laissa le silence s'installer, elle trouvait Nicole moins bon. Elle souriait. Morgan la regarda, intriguée ou peut-être même inquiète. Elle plissa son front. Lise se mit à rire.
— J'ai hâte.
— De quoi ?
— De tout ! Que tu sois enceinte, qu'elle te donne des coups de pieds dans le ventre, qu'elle vienne au monde... J'ai hâte de voir cela, de m'occuper d'elle, de donner des biberons, de changer des couches, de lui faire prendre son bain... Tu sais, devenir mère est la chose la plus fantastique qui puisse arriver, c'est magique sur toute la ligne. Et ensuite, élever un enfant reste l'une des activités les plus gratifiantes qui existent.
Lise rit à nouveau, elle ajouta :
« J'ai hâte pour toi aussi. Tu vas adorer ça, j'en suis tout à fait certaine.
Avec une intensité qui la prit au dépourvu tellement elle était submergée par la joie et le soulagement mêlés, Lise pensa : elle est sauvée ! Et, des larmes dans les yeux, elle se pencha vers Morgan. Elle la prit dans un bras, elle lui posa un baiser sur la joue, le temps de faire deux clins d'œil, elle s'écarta en souriant et lui dit en guise de conclusion :
« C'est une idée merveilleuse. Et souviens-toi bien, je te l'ai promis : je serai là. Fidèle au poste.
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Kyodo News, Tokyo, aujourd'hui, 07h01. L'attentat à la bombe du Hilton de Santa-Maria d'Almogar vient d'être démenti avec force par le porte-parole japonais de la branche pacifiste du groupe écologiste « Remember Rainbow Warrior ».
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En arrivant dans la chambre de son fils, la mère de Michael découvrit son enfant planté à côté de son bureau, face au policier qui vérifiait verbalement son identité. En entendant Michael confirmer avec hésitation qu'il était bien la personne recherchée. Elle vit, elle l'avait oublié, que Michael était devenu un homme, même si elle pensait encore à lui comme à un ado. Elle perçut que malgré son calme apparent, son fils était sous le coup d'une émotion très vive.
— Vous êtes en état d'arrestation, conclut l'officier en sortant de sa poche une paire de menottes dont il referma un anneau sur son propre poignet. Michael se recula contre le mur. Sa mère crut que son cœur s'arrêtait. Ce n'était pas la première fois que Michael se flanquait dans le pétrin. Cependant, la situation prenait une tournure sinistre.
Il se produisit alors un évènement extraordinaire : Jennifer sortit de la pièce adjacente à la chambre de Michael et que ce dernier avait transformée en laboratoire-capharnaüm. Apparition céleste, vision de rêve, alliance parfaite de blondeur, de rondeurs exquises, de l'élégance de la minceur couronnée par la perfection esthétique de son visage. On pouvait se prendre à croire qu'elle était l'une de ces créatures sublimes que l'on admirait à la télévision, qui serait descendue du poste par magie. Elle vint avec calme et résolution, droit sur le policier en balançant avec une grâce inouïe ses larges hanches et ses longues jambes parfaites. Elle lui fit un sourire désarmant et lui dit d'une voix chaude et sensuelle :
— Bonjour, Monsieur l'Officier ! Comment allez-vous ?
Elle aurait tout aussi bien pu déclamer un vers d'un poème oublié dans une langue inconnue. Le policier s'était tourné vers elle, et il avait marqué l'arrêt face à cette vision, si bien que l'extrémité des menottes qu'il destinait à Michael se balança sous sa main. Jennifer lui fit un sourire séducteur très exagéré, mais néanmoins saisissant de spontanéité et de sincérité, et elle vint se coller à lui, comme dans un glissement de côté. Alors, avec une résolution époustouflante, elle l'enlaça d'un bras et lui offrit câlinement sa bouche à embrasser. Médusée, la mère de Michael constata que la blonde avait dans le même geste saisi le poignet du policier. Celui-ci se défendit sur-le-champ avec une violence extrême, comme s'il s'était soudain réveillé d'un rêve pour découvrir une réalité cauchemardesque, en repoussant Jennifer brutalement, mais sans parvenir à l'éloigner. Malgré ses hauts talons, Jennifer se laissa brutaliser en faisant preuve d'un sens de l'équilibre stupéfiant, sans cesser de sourire, comme si le policier avait été un danseur très maladroit. Sous les yeux estomaqués de la mère de Michael, elle attrapa les menottes dans un geste d'une vivacité et d'une précision incroyable et les referma sur son poignet. Du coup, lorsque le policier qui se débattait toujours avec véhémence parvint à s'extraire de son emprise, ce fut pour découvrir qu'ils étaient attachés ensemble. Alors, avec la fébrilité d'une panique évidente, il utilisa sa main libre pour dégainer son arme de service, et dans le même geste, il tira sur Jennifer trois coups en succession rapide, à bout portant dans la poitrine, tandis que la mère de Michael hurlait de terreur au son monstrueux des détonations du magnum. Jennifer s'immobilisa. Elle regarda le policier de ses magnifiques yeux bleus, profonds comme un lagon, et avec une expression de surprise, mais une sorte de sourire, elle s'effondra, menaçant de faire tomber le policier après elle. Son corps s'étala dans un grand bruit, les membres aux quatre points cardinaux, d'une façon sensiblement différente de celle à laquelle on s'attendrait à voir tomber un être humain. Un peu de fumée s'élevait de ses blessures et une très nette odeur de brûlé envahit la pièce. Jennifer regardait le policier penché sur elle au bout de la menotte. Elle cligna ses longs cils. Son sourire était devenu angélique. Sa bouche forma quelques syllabes et il sembla à la mère de Michael qu'elle avait prononcé le nom de son fils. Puis il y eut un déclic audible à l'intérieur de son corps et ses grands yeux parfaits de poupée s'immobilisèrent.
Le policier était tout rouge, il respirait fort, penché en avant au-dessus du corps de l'androïde, il tirait comme avec des spasmes sur la menotte, son arme dans l'autre main. La mère de Michael crut qu'il allait faire un malaise. Il prit une grande respiration et poussa un juron sonore. La mère de Michael mit une bonne seconde à comprendre la raison de son extrême contrariété : Michael avait disparu. Quelqu'un cria : « Chef ! » Un moteur de moto démarra dans un hurlement strident, suivi par celui de la roue arrière qui ripait sur l'asphalte devant la maison. Des détonations résonnèrent. Elle ne les compta pas, car elle était trop occupée à dévaler l'escalier, tandis que l'officier cherchait fébrilement les clés de ses menottes. Elle courut sous la pluie battante rejoindre le jeune policier planté au milieu de la chaussée qui abaissait le canon fumant de son fusil, son regard attaché à la moto qui entrait dans la forêt au bout de l'impasse. Il n'était pas possible de poursuivre par là une moto avec une voiture, et la mère de Michael devina que, sinon, le policier aurait bondi pour prendre le volant. Elle le fusilla du regard, tandis qu'il annonçait le fuyard à la radio, donnait sa description et demandait à toutes les patrouilles du secteur de converger pour bloquer la moto. Il la regarda et dit en haussant les épaules :
— J'ai tiré en l'air.
Son chef les avait rejoints, pantelant. Il demanda, criant pour se faire entendre par dessus le vent :
— Que s'est-il passé ?
— Il est arrivé derrière moi et m'a fait un truc de karaté. Il se massa le sternum et le cou. Il eut un geste d'impuissance.
« Le temps que je me relève, il avait démarré la moto. Il regarda la mère de Michel et ajouta :
« J'ai tiré en l'air pour lui faire peur.
Le chef leva les yeux au ciel. Une bourrasque les fit se plier en deux. La mère de Michael demanda en criant :
— Faire peur à quelqu'un qui a décidé de tenter sa chance à fuir, vous n'avez pas l'impression que c'est une connerie, que cela le fera juste courir plus vite ?
Le chef lui répondit, excédé :
— Vous avez raison, Madame. Mon collègue ici présent débute dans notre difficile métier. Il a oublié que la seule raison de tirer sur un fuyard c'est pour le descendre, et qu'il a le droit de le faire si le fugitif est un délinquant formellement identifié qui fait opposition aux membres des forces de l'ordre en s'en prenant à eux avec violence.
Elle le regarda, regarda le jeune planton. Ils restaient debout sous la pluie battante. Elle écarta ses cheveux que le vent avait jetés sur son visage. Elle demanda :
— Vous voulez dire qu'il a eu raison de tirer, mais qu'il aurait dû viser mon fils pour le tuer ?
Le policier haussa les épaules.
— Pas pour le tuer, pour le stopper, Madame, c'est ce que je veux dire. Un suspect qui résiste quand on vient l'arrêter, qui programme une machine pour agresser un officier de police afin de faire diversion et qui en agresse un autre, est éligible pour une salve sans sommations. C'est la loi.
Elle regarda le planton, et alors, à son air, elle comprit qu'il lui avait menti, qu'il n'avait pas tiré en l'air. Elle pensa à Jennifer, qui gisait à l'étage et elle eut un violent frisson. Elle considéra les deux policiers qui s'étaient écartés pour échanger quelques mots en privé, ils avaient l'air contrarié. Elle frissonna à nouveau.
Le chef consulta l'écran de sa console portable. Il dit :
— De toute façon, ils vont l'avoir, c'est une question de minutes. La seule petite chance qu'il a, c'est qu'on n'a pas d'hélicoptère aujourd'hui avec ce temps, mais cela ne fera pas une grande différence ...Regardez, cria-t-il triomphalement ! Ils l'ont déjà localisé avec les caméras ! Il est sorti de la forêt de l'autre côté, il se dirige vers le nord !
Il était en train de tourner son écran vers elle pour lui monter les images de Michael cheveux au vent, penché sur le guidon de la moto, qui filait comme un dératé dans une petite rue, quand tout devint noir. Il fronça les sourcils, tandis que son jeune collègue portait ses mains à ses oreilles et retirait vivement son casque.
— Schwartz ! C'est quoi ce merdier ? cria le jeune en grimaçant de contrariété. On entendait un très fort sifflement qui émanait de son casque. Il manipula avec fébrilité les gadgets qu'il portait à la ceinture et sur sa bandoulière.
Le chef essuya son écran, il tiqua :
— Je sais pas. On dirait que le réseau tactique est tombé.
Sous les yeux de la mère de Michael, ils commencèrent à tester leurs matériels avec une consternation grandissante. De toute évidence, ils n'avaient plus grand-chose qui fonctionnait. En particulier, elle les entendit tenter de joindre leurs collègues à plusieurs reprises et par différentes méthodes, sans résultat. Il pleuvait toujours autant, personne n'osait plus rien dire. Le chef fit signe au planton de rentrer dans la maison, il dit à la mère de Michael.
— On va mettre des scellés sur sa chambre et on reviendra plus tard, quand on l'aura attrapé. Des scellés, vous savez ce que cela signifie ? Si vous entrez dans cette chambre, vous serez poursuivie.
Elle ne répondit rien, elle était atterrée. Elle resta en bas sur le pas de la porte grande ouverte tandis que les policiers opéraient à l'étage et que la barre de gyrophares de leur véhicule continuait à jeter des éclairs multicolores sur les façades des maisons de la rue. Quelques voisins étaient sortis, elle leur en dit le minimum : que la police était venue chercher Michael. La voisine du bas de la rue, arrivée tardivement de son pas boitant, demanda mielleusement :
— Ils ne l'ont pas attrapé ?
La mère de Michael se retourna vers la chipie, et des larmes lui venant aux yeux, elle lui répondit fièrement :
— Non !
La vieille pencha la tête de côté. Elle haussa les épaules. Secouant la tête, elle dit :
— Et ils font ça avec l'argent de mes impôts ! La prochaine fois, pour attraper un gamin, ils viendront avec un tank.
Elle s'en retourna vers chez elle sans saluer et on l'entendit maugréer dans la pluie :
« Abrutis !
La mère de Michael la regarda s'éloigner avec stupeur.
Quand les policiers redescendirent, le chef consulta sa console et dit en reniflant :
— C'est pas reparti.
Il se tourna vers la mère de Michael et lui fit une grimace de sourire dédaigneux :
« Votre fils n'y est sûrement pour rien, tout pirate informatique qu'il est !
Celle-ci le regarda froidement tandis qu'il montait dans la voiture. Il émit un petit rire bref en claquant la portière. Le moteur rugit et ils partirent dans la tempête, gyrophares projetant des éclairs bleutés dans toutes les directions.
La mère de Michael resta quelques instants dressée dans la rue, grelottante. Quand elle se retourna pour aller se mettre à l'abri de la maison, un maigre sourire se dessina sur son visage tandis qu'elle adressait une prière silencieuse dont la sincérité la surprit elle-même : cours, Michael ! Cours, mon ange ! Tu es beaucoup plus malin qu'eux.
Elle referma la porte et s'y adossa en fermant les yeux. Elle savait que ce n'était pas vrai. Ils allaient lui mettre la main dessus, ce n'était qu'une question de temps. Et quand ils le retrouveraient, ils le jetteraient en prison. D'ailleurs, Michael avait à coup sûr considérablement aggravé son cas avec cette fuite rocambolesque.
Ada bougea en dormant et réveilla Michael d'un sommeil profond où il rêvait qu'il était en train d'attaquer une banque avec deux IA. Dans ce rêve, il pénétrait le système de gestion de compte en ligne à l'aide de la première IA, tandis que la seconde IA, en poste avancé dans le sous-sol de la teinturerie mitoyenne de la banque, utilisait un détecteur quantique refroidi à l'hydrogène liquide pour tracer les transactions du serveur de la banque et en extraire les mots de passe et les clés cryptographiques. Le montage était un peu échevelé, comme c'est souvent le cas dans un rêve, mais Michael fut étonné du réalisme du contexte : la banque existait bel et bien dans le centre de Santa-Maria, juste à côté d'une teinturerie. Quant au détecteur quantique, il avait fait un TP la veille pendant lequel ils en avaient utilisé un. Le professeur avait expliqué que ces systèmes étaient utilisés dans les aéroports pour traquer les bombes, ce qu'il savait déjà, mais aussi qu'à l'aide d'un système de ce type, on pouvait enregistrer l'activité qu'un microprocesseur à distance. Sa curiosité ayant été mise en éveil par cette révélation, il avait fait des recherches sur le réseau le soir même, et il avait découvert que les plus perfectionnés de ces engins étaient si sensibles qu'ils pouvaient flairer une IA à des dizaines de mètres de distance, même au travers d'un mur, d'où le rêve.
Ada bougea à nouveau, lui tourna le dos, et ils se retrouvèrent en chien de fusil dans le petit lit. Le contact des fesses d'Ada donna aussitôt à Michael une érection intense. Il ne put pas résister à la tentation, comme si son corps avait pris le contrôle, de frotter le barreau dans la vallée. À sa grande surprise, Ada répondit aussitôt en se cabrant en rythme. Elle vint chercher la main qu'il avait posée sur sa hanche pour la mettre sur son sein dont il sentit la pointe s'ériger autour du piercing et après quelques instants, sans cesser de serpenter contre lui, elle reprit cette main pour l'emmener faire la même chose sur l'autre mamelon.
— Hum, gémit-elle lascivement, et puis elle ordonna dans un souffle : prends-moi !
Il obtempéra en tremblant d'excitation, avec l'euphorie sublime chaque fois retrouvée. Très vite, Ada qui ondulait comme une nageuse de papillon, lui prit la main et la guida vers les autres piercings qu'elle s'était fait poser aux endroits les plus stratégiques entre ses jambes. Elle lui avait montré avec beaucoup de patience comment elle voulait qu'il joue avec, une savante alternance de caresses et de petites torsions. Cela s'était avéré un très bon investissement pour elle comme pour Michael, qui trouvait que ces bijoux focalisaient son attention érotique d'une façon très excitante. Elle ordonna : plus fort ! Le sommier commença à grincer et Ada rompit l'action. Elle sortit du lit et lui tira l'oreiller de sous la tête. Il l'entendit impacter le sol. Elle lui vola de la même façon la couette pour l'étaler sur la moquette. Elle chuchota, impatiente :
— Amène-toi !
En s'installant au sol, elle voulait être certaine de ne pas réveiller son père et sa belle-mère qui dormaient à l'étage en dessous. Il la trouva à tâtons, le cœur battant. Elle s'était mise à quatre pattes, il fallait faire attention de ne pas lui écraser les mollets en se glissant derrière elle. Cette position annonçait l'une de ces cavalcades dantesques dont Ada avait le secret.
Dire qu'Ada était une bête de sexe était un euphémisme, elle disait elle-même qu'elle n'avait que deux passions dans la vie, les mathématiques et la baise. Elle prétendait avoir eu jusqu'à plus de soixante douze orgasmes dans la même journée et ne se cachait pas d'avoir eu à trouver trois partenaires différents pour battre ce record. Elle avait expliqué un jour à Michael : « Vous les mecs, vous avez envie tout le temps, mais après quelques coups, vous ne pouvez plus rien faire pendant des heures. Moi, à peine deux minutes et si je veux, je recommence ». Il n'était pas parvenu à la prendre en défaut sur cette affirmation. De ce côté, elle était stupéfiante et pour tout dire géniale, toujours partante, même dans les contextes les plus extravagants : elle était capable de prendre son pied derrière une haie, dans les toilettes du lycée, dans une voiture, dans le garage avec sa famille dans le jardin juste à côté, même dans la cabine d'essayage d'une boutique de fringues. Elle était capable d'atteindre le septième ciel en quelques secondes, comme un garçon, et elle ne prenait son temps que pour le plaisir de faire durer. Elle avait expliqué à Michael que le jour où il aurait affaire à une autre fille, ce serait très différent. Michael se demandait si elle le savait juste parce qu'elle avait beaucoup lu à ce sujet. Son côté nymphomane ne dérangeait pas trop Michael, car elle ne l'avait jamais confronté à un autre garçon. Il restait que ces vagabondages faisaient beaucoup jaser, en particulier dans les familles pratiquantes, comme celle de Michael. Pourtant, la mère de Michael n'en parla jamais à son fils, soit qu'elle n'écoutât pas les ragots, soit qu'elle admît que c'était l'affaire de Michael.
Un jour, prenant conscience qu'il était en train de devenir plus que ses autres amants, Michael avait demandé à Ada :
— Pourquoi restes-tu avec moi ?
Elle avait souri :
— Parce que tu es mignon.
— Tu te moques de moi ?
— Non, tu es très mignon. Mais surtout, tu es obéissant. Jusqu'ici, je t'ai toujours fait faire tout ce que je voulais. Et aussi, tu suces admirablement bien, et, crois-moi, ce n'est pas courant chez les garçons.
— Génial.
— Tu es aussi intelligent, je dirais même que, par moment, tu pourrais presque paraître aussi malin que moi.
Elle avait été dépistée à plus de cent soixante-dix de Q.I. vers l'âge de sept ans. Michael avait découvert cela en cassant le système de fichier de l'administration du lycée. Il ne savait pas si elle connaissait ce chiffre, il ne lui en avait pas parlé, mais il était évident qu'elle avait toujours su qu'elle était plus intelligente que la moyenne avec une marge respectable, et une bonne partie de l'assurance dont elle faisait preuve en toute chose venait de là. Sur le coup, Michael se demanda si l'une des raisons de leur entente n'était justement pas qu'il lui avait fait comprendre qu'il admettait avec sérénité qu'elle soit plus intelligente que lui.
— Ah ah.
— Non, sans rire, tu es de loin le mec le plus futé à qui j'ai ouvert les cuisses.
— Tu n'ouvres pas les cuisses Ada, tu n'es pas comme ça, et tu le sais très bien.
— Mais si, je suis comme ça. Vous avez besoin de vous sentir en position de force, et nous, on a besoin de nous laisser faire, tu devrais lire Simone de Beauvoir.
Michael ne savait pas qui était Simone de Beauvoir. Ada lui avait raconté qu'entre sept et treize ans, elle avait dévoré plus de deux livres par jour, et pas des romans pour enfants. Le jour de ses treize ans, ayant calculé que cela représentait autant qu'une personne lisant à la vitesse moyenne d'un livre par semaine pouvait lire en une vie de centenaire, elle s'était arrêtée. Elle avait une mémoire prodigieuse et se souvenait de l'essentiel de chacun de ces livres, les noms importants, les grands concepts. Cela faisait d'elle une érudite surprenante : elle avait des trous immenses de culture, mais sur certains points, dans certains domaines que Michael avait appris à détecter au ton qu'elle prenait, il était impossible de la contredire.
— Tu n'as pas répondu à ma question : pourquoi restes-tu avec moi ?
Elle lui avait fait cette moue faussement ingénue qu'elle affectionnait tant, l'avait regardé en battant des cils.
— Parce que je t'aime ?
Il avait soutenu son regard avant de répondre.
— Tu vois, moi je t'aime. Ça me fait mal là, avait-il répondu en posant sa main sur sa poitrine.
Elle s'était approchée, soudain presque sombre. C'était son visage de joueur de poker, intense et mystérieux, signe qu'elle réfléchissait.
— Qu'est-ce qu'il faudrait que je fasse pour te prouver que je t'aime ?
Comme il ne répondait pas, elle proposa :
« Pas juste te le dire, quand même ?
Et il avait comprit qu'elle jouait, qu'elle jouait avec lui comme un chat joue avec la souris qu'il a attrapée, et que s'il lui répondait : « oui, je veux que tu me le dises », elle le lui dirait, mais qu'il ne pourrait pas la croire, pas tout à fait, et que le sachant, elle ne le lui dirait pas. Il avait secoué la tête, il ne pouvait pas lui demander de faire un geste fort, comme d'arrêter de se taper tous ces mecs, ce qui n'était somme toute pas bien grave, ni d'arrêter la came, ce qui était bien plus préoccupant. Il avait essayé, et il savait que ce n'était pas possible. Par principe, Ada refusait tout type de limite qui n'aurait pas été fixée par elle ou qu'elle n'aurait pas acceptée de plein gré.
Ce jour-là, Michael comprit qu'Ada était d'une autre espèce, qu'elle l'aimait d'une autre façon, sans doute pas moins intense, mais néanmoins si différente qu'au mieux il lui faudrait beaucoup de temps et d'efforts pour comprendre, et trouver un autre indice que celui de cette fréquentation assidue.
Devant son air sombre, elle était venue tout près de lui pour lui faire un baiser. Très vite l'étreinte avait dégénéré. Nue, elle l'avait chevauché en le regardant dans les yeux, lui avait capturé les mains quand il avait voulu s'arrêter, et l'avait regardé jouir en plongeant pour faire ballotter ses seins contre son visage. Alors qu'il reprenait son souffle, histoire de lui faire sentir que non seulement elle l'avait totalement asservi, mais aussi qu'elle restait imbattable pour ce qui était de la provocation dans la recherche des extrêmes, comme si elle avait besoin de le prouver, quitte pour marquer son refus de la banalité et de la convention à tomber dans la vulgarité et le stupre, elle lui avait susurré lascivement dans l'oreille : « Maintenant, tu vas me sucer. Et ce soir, si tu es sage, et que tu me le lèches bien auparavant, je te donnerai peut-être mon petit trésor.» Par moment, elle était exaspérante.
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Associated Press, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 07h11. Selon une source interne qui a souhaité rester anonyme, la police de Santa-Maria d'Almogar serait paralysée par une sévère cyberattaque en ce moment même. Le chef de la police n'a pas souhaité faire de commentaires, mais il a reconnu l'existence de cette attaque et a admit qu'elle perturbait fortement le fonctionnement de sa brigade.
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Autour d'AK au commissariat de Santa-Maria, une effervescence certaine régnait. Les ingénieurs s'arrachaient les cheveux à mesurer l'étendue des dégâts et à tenter de faire redémarrer les services interrompus. Des gens couraient, gueulaient dans les couloirs, car même le téléphone interne était HS. Quand AK demanda s'il pouvait se rendre utile, on ne lui répondit même pas. Il voulut se remettre au travail sur les dossiers d'homicides qui étaient à sa charge, mais les serveurs n'étaient pas en ligne. Avec un petit sourire, il alluma son ordinateur portable. Il gardait toujours une copie sur sa machine, un vieux réflexe qui datait de sa jeunesse quand les réseaux n'étaient pas fiables. Il se remit au travail tandis qu'autour de lui les jeunes et les moins jeunes couraient dans tous les sens.
Après une bonne heure de tumulte, AK entendit quelques cris de joie et de soulagement. Il vit que son téléphone était redevenu actif, d'ailleurs il clignotait pour lui signaler qu'une collègue de la Sécurité Intérieure de l'Agence Spatiale Internationale, une jolie blonde intelligente et efficace, avait cherché à le joindre. Il l'appela.
— Claire, comment vas-tu ?
— Je vais très bien. Je voulais te parler parce qu'ici à Almogar on est un peu inquiets. Il y a eu cet attentat ce matin, et maintenant, on nous dit que votre réseau a été attaqué.
— Ouais, on commence à peine à s'en remettre.
— Vous avez une idée de l'origine ?
— Mes collègues ont l'air affolés par la vitesse et l'ampleur de l'attaque, mais de là à dire que c'est terro ... Il faudrait avoir plus d'information tangible. Pourquoi veux-tu savoir ça ?
— Tu sais qu'aujourd'hui est un jour très spécial.
— Non, dis-moi ? Ils vont nous brûler plus de voiture que d'habitude ?
— Tu ne regardes jamais les nouvelles ?
— Non, ça me déprime. C'est comme cette avalanche de meurtres, de suicide et décès suspects depuis l'Annonce. Il y a trois ans j'en avais un par semaine sur tout le district, aujourd'hui j'en ai presque trois par jour rien que sur Santa-Maria. Mais ce n'est pas le sujet, et je suppose que de ton côté, ça ne doit pas être de la tarte tous les jours non plus.
— Non, ce n'est pas de la tarte, comme tu dis.
— Alors, pourquoi aujourd'hui est un jour spécial ?
— Aujourd'hui, sur Almogar, on a un vol très particulier. Vraiment très particulier. Un vol en partance pour Exodus.
— Ah oui ! J'y suis. Dernier jour sur la Terre pour quelques aventuriers triés sur le volet. Pourquoi me parles-tu de ça ?
— Le Hilton ce matin, c'était ça.
— Hein ?
— Tu gardes ça pour toi, mais quatre des victimes étaient enregistrées sur ce vol.
Il siffla entre ces dents.
— Schwartz ! Je n’avais pas pensé à ça.
— Maintenant, il y a un autre truc que je vais te dire, mais que je voudrais que tu diffuses avec parcimonie et prudence autour de toi.
Il émit un petit rire.
— Je te promets d'en faire bon usage.
— Vous avez encore des passagers pour ce vol à Santa-Maria.
— Surtout, ne me dis pas où ils sont, répondit-il vivement.
— Je n'en avais pas l'intention.
— Pourquoi ne venez-vous pas les chercher pour les mettre à l'abri dans l'enceinte de l'astroport ?
— AK, c'est un autre truc qu'il faut que tu gardes pour toi, mais on n'a pas trop confiance sur le niveau de sécurité de l'enceinte ici. Surtout les hôtels, dans le style cible évidente. On veut aussi minimiser les déplacements. On va venir les chercher, mais ce sera pour les amener directement à la navette, juste avant le départ.
— Parce qu'en attendant, vous vous dites qu'ils sont à l'abri dans l'anonymat d'une petite station balnéaire. Mais la bombe au Hilton ce matin, ça veut dire qu'il y a une couille dans ton potage.
— Exactement. On a sûrement une fuite, peut-être une taupe... Et on n'aura pas le temps de trouver. Pas aujourd'hui. On a pesé le pour et le contre, et on pense qu'on a peut-être juste joué de malchance. C'est pour ça qu'on veut que ces gens restent sur Santa-Maria, dans ton secteur. Mais ça aussi, ça va peut-être se savoir.
— Et donc, tu penses qu'il va y avoir du grabuge par chez nous ?
— Oui, et aussi sur Almogar. Tu peux t'attendre au pire. Tous les indicateurs sont dans le rouge pour toute la région. Cette nuit, les soldats de l'ONU ont fait un barrage sur l'autoroute dans le désert à soixante kilomètres au nord. Devine ce qu'ils ont trouvé dans un camion de machines agricoles ?
— Des armes de guerre, tu penses bien, sinon ça ne serait pas drôle.
— Une batterie de missile sol-air de dernière génération, lanceur, système de guidage et trois missiles flambant neufs dans leur emballage d'origine.
— Schwartz ! Ne me dis pas qu'ils venaient par ici ?
— En tout cas, c'est ce que le manifeste du camion indiquait : Santa-Maria d'Almogar, pas Almogar.
— Pourquoi on ne l'a pas su tout de suite ?
— Ta hiérarchie en a été informée.
— Qui ? Cet abruti de Callaghan ? Tu sais combien de litres de whisky il s'envoie par jour ? Tu sais qu'à l'heure qu'il est, il en a peut-être déjà torché une ?
— AK, je préférerais ne pas savoir comment vous gérez votre boutique, mais c'est parce que mon petit doigt m'a dit des trucs que je voulais te prévenir en direct, et aussi avoir quelques nouvelles. Si tu pouvais me tenir au courant pendant la journée, je te promets de t'envoyer tout ce que je sais sur ce qui se passe ou va se passer sur Santa-Maria.
— C'est d'accord. Dès que j'en sais plus, je t'appelle. Donnant donnant.
— Donnant donnant.
Tim se réveilla en sursaut et mit deux secondes entières à comprendre la nature du bruit qui l'avait éveillé : Ruth était malade, il l'entendait vomir dans les toilettes.
Il était cinq heures trente. Elle se cacha longtemps dans la salle de bain et en ressortit très pâle. Sans rien dire, elle vint se glisser contre lui entre les draps. Elle s'était lavé les dents et avait mis une chemise de nuit propre. Elle était glacée, il la serra dans ses bras pour la réchauffer. Elle se rendormit. Il n'y parvint pas. Depuis quelques semaines, elle ne mangeait plus rien. Elle avait perdu beaucoup de poids et elle dormait de plus en plus, se plaignant sans cesse qu'elle était fatiguée. C'était la troisième fois en une semaine qu'elle était malade ainsi. Le généraliste n'y comprenait rien. Il fallait consulter à l'hôpital. Ruth avait rendez-vous le matin même.
Tim avait un mauvais pressentiment. En fait, il avait très peur. C'était comme s'il sentait la mort qui rodait. Il pensa à tous ces gens qu'il avait connu, qui étaient tombés malades et qui étaient morts. Il y avait le cancer et toutes les variantes, les métastases. Il y avait les virus et les prions, toutes les saloperies qui vous attendaient au coin de la vie. Ils n'étaient plus tous jeunes mais, Schwartz ! Ils n'étaient pas si vieux que cela quand même. Tous ces salauds qui faisaient tuer des gens et qui vivaient en bonne santé jusqu'à cent ans. Et Ruth qui en avait tant bavé, qui se battait tous les jours pour faire face... Pas Ruth ! Non, pas elle ! Ce n'était pas juste ! Non, vraiment pas juste ! Il se mit à pleurer en silence. Il pleura en continuant à la serrer, pas trop fort pour ne pas la réveiller, et lui qui n'avait été à l'église que pour faire plaisir à Ruth... Il se mit à prier en serrant les dents, à prier dans sa tête avec ferveur : Vous qui êtes au ciel, je ne suis pas sûr que vous soyez là, ni que vous en ayez quelque chose à foutre, et en plus je ne connais pas les formules, je n'y ai jamais cru et j'ai toujours ignoré vos églises et tout le bataclan, mais si vous êtes au ciel, si vous existez, si vous m'entendez, je vous en supplie, faites que ce ne soit rien du tout, faites-le, je vous en supplie, je donnerais ma vie s'il ne faut, je vous le jure, ma vie en échange sans la moindre hésitation, mais faites que ce ne soit rien du tout.
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Service Météorologique du District d'Almogar
Bulletin-addendum, 07h15.
Avis de violente tempête tropicale en cours. Un grain très violent va frapper la baie de Santa-Maria entre 7h22 et 8h35.
La tempête en cours sur le district d'Almogar se renforce dans le secteur nord. De très abondantes précipitations sont en cours sur Santa-Maria d'Almogar. Il est prévu que le débordement du ruisseau Vert inonde l'avenue Clinton et les quartiers en contrebas jusqu'à la rue Mandela. Le niveau des eaux dans ce quartier ne devrait cependant pas excéder 1m, les habitants des habitations menacées ont été avertis.
<Cliquez ici pour une simulation complète> <ici pour les images radar>
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Après avoir tourné en rond dans la maison en se mordant les ongles, la mère de Michael prit son téléphone. À l'autre bout, il fallut de nombreuses sonneries
— Oui ? fit une voix endormie.
— Ada, il s'est passé un évènement tout à fait dramatique : des policiers sont venus arrêter Michael, et il s'est enfui.
Ada, les cheveux en bataille, se redressa sur un coude.
— J'arrive. Mais cela va me prendre un peu de temps, car je suis à pied. Sans compter qu'il y a trois points de contrôle à passer et que les casques bleus sont très tatillons ces derniers temps.
Esmeralda Nicole Kerr naquit par césarienne après une grossesse sous haute surveillance, mais sans le moindre incident. Esmeralda se présenta comme un superbe bébé à la peau sombre et aux cheveux très noirs et très épais. Elle démontra dès la première minute de sa vie extra-utérine une bonne humeur et une santé à toute épreuve. Il faut dire qu'elle était bien entourée avec sa mère qui l'idolâtrait, Lise qui lui dédiait une part substantielle de son temps libre, et la nounou, Theresa, attentive, autonome et inventive, qui donnait le rythme au quotidien dans la maison, ce qui permettait à Morgan de poursuivre son programme d'étude acharné.
Il n'y pas grand-chose à dire de l'arrivée d'Esmeralda. C'était un bébé, et à bien des titres, ils sont tous semblables, même si Esmeralda avait en plus pour elle toute la beauté mystérieuse et potelée qu'une petite fille aux yeux marron dorés peut avoir. Les bébés ont une capacité étonnante à accaparer l'attention de leurs parents. On se pose les grandes questions de façon différente quand on est confronté à sa descendance, c'est naturel, et, dans le cas de Morgan, ce fut plus que salutaire, comme Lise l'avait prévu. En vérité, Morgan se plongea dans la maternité avec la délectation d'une gourmande qui pousse la porte de la pâtisserie, aussi bien qu'avec la concentration d'une concouriste qui entre dans la salle d'examen. Elle lut beaucoup, écouta les conseils de tous. Bien entendu, elle regarda faire Lise à qui l'éducation de deux enfants jusqu'à l'âge adulte avait laissé une solide expérience. Mais surtout, elle se laissa porter par son instinct. Ainsi, elle passa des heures de sieste inouïes, couchée tout contre Esmeralda, sans dormir autant qu'elle, lui effleurer les joues et le front, l'écouter faire ces gros soupirs d'aise que font les bébés heureux. C'était facile, la faire rire en jouant des yeux et des mains, lui chatouiller le ventre, lui faire prendre son bain... Emmailloter, rouler la voiture aux trois grandes roues dans la forêt et dans le parc... Que du bonheur. Plus que tout, comme toutes les mères, Morgan fut marquée à jamais par le regard de sa fille quand elle la serrait contre elle pour lui donner le biberon, les yeux dans les yeux, la mère qui souriait malgré elle, éperdue, et l'enfant captivée, une paire en harmonie parfaite. Morgan en oublia ses maux multiples, sa peau qui menaçait de tomber par plaques, sa digestion chaotique, son image de grand brûlé dans le miroir, et elle consacra le reste de son temps à sa thèse.
Quand Esmeralda commença à marcher, le temps vint pour Morgan d'être hospitalisée pour la dernière série d'intervention, dont elle devait sortir transformée. Il s'agissait en effet de lui remplacer des organes énumérés sur une longue liste, y compris la totalité du derme et de l'épiderme, les cordes vocales, et nombre d'organes internes majeurs. Les chirurgiens comptaient aussi utiliser des tissus du clone pour lui réparer de multiples articulations et lui faire recouvrer le goût et l'odorat, ainsi que ses organes génitaux externes.
Le jour dit, Morgan confia Esmeralda à Lise, puis elle partit pour l'hôpital en taxi, des larmes aux yeux. Elle était très angoissée, bien que les médecins soient parvenus à la convaincre que le résultat de cette seconde session contrasterait beaucoup avec celui de la première. Elle fut anesthésiée au second matin et ne se réveilla qu'une semaine plus tard. Le réveil fut long et étrange. On lui fit travailler ses muscles. Les sensations que lui renvoyait son corps étaient à la fois identiques à son souvenir et différentes. Quand on la roula dans une chaise jusqu'à une chambre ensoleillée, on vint tout de suite lui y servir un plateau-repas, et avec le fumet de la soupe, la faim lui tomba dessus d'une façon qui la sidéra. La première cuillère lui tira des larmes. Stupéfaite, elle laissa s'épanouir les saveurs. De violents frissons lui parcoururent le corps tandis qu'elle levait la seconde cuillère. Elle termina sa soupe en tremblant et en pleurant, presque à tâtons tant elle voyait flou, pressée par une avidité incroyable que l'intégralité de sa volonté parvenait à peine à tempérer. Elle dégusta l'intégralité des mets présents sur le plateau comme un festin divin. Elle termina même en léchant la vaisselle. Plus tard, quand on la fit sortir dans le parc de la clinique, les fragrances des fleurs, du gazon coupé et de la terre humide lui apparurent d'une intensité extraordinaire. Comme elle s'en étonnait auprès d'un médecin, il lui expliqua qu'il doutait qu'elle ait recouvré un odorat plus sensible que celui qu'elle avait eu avant l'accident, mais qu'il s'agissait d'un effet de contraste après la privation. Elle découvrit aussi que le fait de retrouver l'odorat n'avait pas que des avantages, en particulier les odeurs corporelles, les siennes comme celles des autres, lui sautaient au visage, mais c'était un inconvénient qu'elle pouvait accepter avec un haussement d'épaules.
On passa la matinée du deuxième jour à lui retirer, centimètre par centimètre, le revêtement biosynthétique qui protégeait une peau neuve, douce à la perfection, ferme et souple, de coloration uniforme et très agréable à caresser. C'était un plaisir inouï, elle en pleura de bonheur. Elle pouvait mesurer à nouveau à quel point le résultat du travail de réparation rapide avec lequel elle avait vécu deux ans l'avait soumise à une authentique privation sensorielle.
Comme prévu, elle découvrit son visage au matin du troisième jour. On se doute qu'elle se sentit soulagée quand elle se reconnut dans le miroir. Elle toucha ses joues pour vérifier. Et pourtant, il lui fallait plisser les yeux et s'approcher pour voir les détails, car sa vue n'était pas encore rétablie.
Elle appela Lise pour voir Esmeralda, mais elle ne devait toujours pas parler. Avec son implant, elle envoyait des phrases que Lise lisait à Esmeralda, mais la petite semblait bien ne pas avoir compris qui était cette femme muette à la vidéo.
Le lendemain, on lui opéra la cornée. Deux jours plus tard, on mesura sa vue afin de programmer une deuxième séance. On lui activa toutes les fonctions de son nouvel implant. Le même jour, on l'autorisa à parler, et ses premières syllabes furent des coassements comiques. Une orthophoniste l'aida à retrouver une voix intelligible. Le cinquième jour, elle en parla un peu avec Lise au téléphone. Lise lui délivra comme une potion rassurante de petites phrases, entre amies. Esmeralda ne reconnut pas sa voix. Morgan était presque chauve tant les cheveux du clone avaient été coupés ras avant la greffe, mais l'infirmière lui promit qu'ils allaient pousser très vite, un effet secondaire des traitements. Ses cils et ses sourcils, eux, avaient déjà leur pleine longueur. Sur le conseil de Lise, Morgan avait pour le reste de sa pilosité pris l'option à la mode : épilation définitive intégrale. On lui fit faire diverses activités sportives, mais pas assez à son goût. Elle avait besoin de se mettre à l'épreuve, de chercher ses limites pour vérifier si elles avaient changé. Le personnel la freina, l'avertit qu'il fallait reprendre en douceur, en particulier ne pas forcer sur les articulations opérées qui pourtant ne la faisait pas souffrir.
La nuit suivant la deuxième intervention sur ses yeux, elle fut réveillée par un rêve érotique. Elle découvrit qu'elle n'en avait pas fait depuis l'accident et interpréta celui-ci comme un signe très important. La pulsion était surtout d'une extrême intensité, telle en vérité qu'elle se donna des attouchements et en eut un premier orgasme en quelques instants. En fait, elle éprouva le besoin impératif de recommencer aussitôt, si bien qu'elle finit quelques minutes plus tard, tremblante, baignée de sueur, un peu inquiète, mais ravie aussi. Elle accéda au service d'information en ligne de l'hôpital par son nouvel implant et fut rassurée d'y apprendre que ce type d'aventure était fréquent après des interventions sur des zones érogènes, que c'était même un signe sans ombre du succès des épissures opérées par les nanobots sur les terminaisons nerveuses. Au matin, elle se toucha à nouveau sous la douche, le contact de ses mains et de l'eau chaude ayant déclenché une autre pulsion impérative, sauvage. Dans les jours qui suivirent, elle se mit à avoir une activité auto-érotique plus intense qu'elle n'avait jamais eue de toute sa vie, comme si elle se rattrapait des nombreux mois d'absence totale de sensualité qu'elle avait subits. Mais c'était aussi plus que cela : elle prit le parti de ne pas s'autocensurer, de refuser les pulsions de culpabilité ou de honte.
En fait, elle décida que cela faisait partie de sa nouvelle vie. Comme un marin qui jette à la mer tout ce qui n'est pas utile à la marche de son bateau, elle avait décidé de faire table rase, de peser à nouveau tout ce que son éducation et son passé lui avaient infligé, les tabous, les frustrations, les interdits, les croyances. À travers le renouveau de son corps, elle ressentait le besoin de tenter un renouveau de son esprit. Une vie nouvelle coulait dans ses veines, comme une deuxième adolescence, les doutes en moins. Après avoir bavardé quelques secondes et échangé des baisers au téléphone avec Esmeralda, elle en parla avec Lise qui l'approuva avec une force et une sincérité qui étonnèrent Morgan.
Les journées suivantes furent consacrées à des tests et des examens. Elle passa la matinée à faire des exercices physiques variés sous surveillance et l'après-midi à se reposer, chose que Morgan ne savait pas faire. Alors, elle se promena dans le parc, fit des longueurs dans la piscine. On lui avait expliqué que cette longue convalescence à l'hôpital était rendue nécessaire par la procédure de récupération des nanobots qui lui avaient été injectés. En effet, deux fois par jour, elle restait branchée à une machine, un cathéter dans chaque bras pour de longues séances.
Au fil des jours, elle retrouvait petit à petit son acuité visuelle, un réconfort primordial, car au bout de toutes ces épreuves, il y avait les tests de qualification pour piloter à nouveau et sans une vue parfaite, elle serait rejetée. Elle passa une part importante de son temps libre à marcher dans le parc verdoyant de l'hôpital, seule, non pas pour réfléchir, mais pour jouir de se sentir plus elle-même et pourtant différente. Chaque heure qui passait, elle se retrouvait et se découvrait, et en vérité, tout ce temps était magique, de la liesse pure. Au cours de ces journées, elle vint souvent faire face à un miroir pour se voir, se sourire. Les nouvelles dents étaient encore douloureuses au froid et au chaud, mais esthétiquement parfaites, mieux que les originales. Elle se faisait des grimaces, se touchait la ligne du menton, le bout du nez. Elle en avait besoin pour se rassurer qu'elle était redevenue elle-même, mieux qu'elle-même en quelque sorte, puisqu'elle avait retrouvé le visage de ses vingt ans. Et elle ne pouvait s'empêcher de se trouver jolie. C'était étrange : la distance qu'elle avait prise avec sa propre image quand elle avait été défigurée lui permettait après la transformation de se voir comme si elle regardait une autre. Cela signifiait que dans sa tête, elle était encore quelque part la femme mutilée qu'elle avait été. Elle réalisait qu'il lui faudrait du temps pour effacer cela, mais cela lui donna l'envie de prendre de nouvelles résolutions.
Elle décida de changer de style. Elle n'avait en règle générale pas donné beaucoup d'importance à son apparence, en tout cas moins que la plupart des femmes, et surtout depuis la disparition de sa famille à Soldier Fields et son enrôlement subséquent dans l'armée. Depuis, en dehors des uniformes, elle n'avait porté qu'en de rares occasions autre chose que des tenues de sport. En fait, on pouvait la qualifier de garçon manqué. Les vêtements les plus féminins de sa garde-robe avaient été des maillots de bain et des corsaires de vélo.
Un matin, en se regardant dans la glace, elle prit conscience de la chance qu'elle avait de pouvoir repartir à zéro, et elle prit la décision de tout changer. Lise portait une responsabilité importante dans ce choix. Elle lui avait fourni le modèle d'une femme qui savait marier efficacité et élégance avec une indépendance remarquable. Morgan se jeta avec avidité dans la recherche des délices de la féminité et elle tomba de plein gré dans tous ses excès. Consciente qu'elle était débutante, elle se paya les services de conseils en ligne : des instituts spécialisés de relookage proposaient des packages comprenant une IA téléchargeable. Elle en acheta une. Elle en fut tout de suite ravie. Quand elle se regardait dans un miroir, l'IA analysait ce qu'elle voyait et lui fournissait une foule de conseils, l'aidait à choisir sur catalogue, vérifiait les tailles, les coupes, les formes, les pointures, l'accord des couleurs. Ainsi, Morgan commanda des produits de maquillages et de beauté, des séances de traitement de la peau, de manucure. Elle s'acheta par correspondance une garde-robe nouvelle, des chaussures à talons, des vêtements décolletés, près du corps, qui mettait en valeur sa silhouette, montraient les muscles de son ventre et de ses longues jambes. Mieux encore, l'IA lui apprit en quelques séances à marcher avec des talons, à se tenir bien droite, à prendre des poses avec une main sur la hanche, à s'asseoir en rassemblant sa jupe sous elle, à croiser les jambes. Elle apprenait très vite. Elle avait toujours excellé dans la maîtrise de son corps. Il ne lui fallait que quelques minutes pour intégrer dans son schéma corporel une nouvelle posture, un nouveau geste. Elle se dota aussi d'un embryon de collection de lingerie, de bijoux et d'accessoires. Elle prit des cours de maquillage afin de maîtriser l'art difficile de mettre en valeur ses yeux et sa bouche. Elle identifia le fond de teint qui lui convenait le mieux, ainsi que les couleurs de rouge et d'ombre pour les paupières qui s'y mariaient. Au final, elle s'étonna elle-même des résultats qu'elle obtenait. Elle se mit à passer de longs instants devant les miroirs, à se trouver presque belle, non, à se trouver belle, et elle se souriait de bonheur et de plaisir. Les gens lui confirmèrent ses progrès, car elle se mit à entendre des commentaires flatteurs, ce qui ne lui semblait pas lui être arrivé de toute sa vie, ou en tout cas pas depuis son adolescence.
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Agencia Internacional de Noticias, Madrid, aujourd'hui, 08h28. Le gouvernement vient de déclarer l'état d'urgence sur les villes de Madrid et Barcelone dans le but de prévenir des débordements similaires à ceux qui ont secoué Paris hier pour les manifestations concomitantes au départ d'Exodus. De très importants déploiements de force vont être la conséquence de cette décision. On peut le mesurer aux convois militaires qui ont été repérés sur les autoroutes et qui convergent vers les grandes villes.
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Quand Ada arriva chez Michael, elle trouva la mère de Michael habillé sobrement à son habitude, pas maquillée, les cheveux mouillés, et très nerveuse. Celle-ci lui expliqua comment Michael avait échappé à la police qui venait pour l'arrêter. Ada ouvrit de grands yeux.
— Ils ne l'ont pas attrapé ?
— Non, la police a subi une malfonction de leur réseau au moment où Michael leur faussait compagnie, et, du coup, ils l'ont perdu.
Ada fronça les sourcils.
— Et Jennifer ?
— Elle est morte.
— Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? demanda prudemment Ada.
— Le policier a tiré sur elle, ici, répondit-elle en désignant sa poitrine. Elle est tombée. Elle ne bougeait plus.
Ada haussa les sourcils.
— Mais alors, qui a lancé cette attaque contre le réseau de la police ? Ce n'était pas Michael, il était bien trop occupé à conduire cette moto.
Ce fut le tour de la mère de Michael d'ouvrir de grands yeux.
— Vous pensez que ce n'était pas une coïncidence ?
Un demi-sourire aux lèvres, Ada secoua vigoureusement la tête.
— Pas avec Michael dans les parages.
La mère de Michael la considéra, troublée.
— Je suppose que vous êtes mieux placée que moi pour en juger.
— J'aimerais bien voir sa chambre.
— Ils ont mis des scellés.
— Est-ce qu'ils ont emporté une valise rouge ?
— Non, ils sont partis les mains vides.
— Alors, elle est encore ici.
— Qui est encore ici, Ada ? De quoi diable me parlez-vous ?
— Rita, enfin Rita-Jennifer ou Jennifer-Rita, je ne sais pas très bien. C'est une grosse IA dans une valise, Michael ne vous l'a jamais montrée ? Elle est très intelligente.
La mère de Michael regarda Ada avec une intense perplexité et haussa les épaules. Ada réfléchissait, les yeux dans le vague.
« L'appentis ! conclut-elle à voix haute.
Elle partit dans le jardin, suivie par la mère de Michael. La pluie tombait si fort que l'on voyait distinctement les grosses gouttes rebondir. Elles coururent à l'appentis qui avait été caché tout au fond du jardin, derrière un gros buisson de bambou. Ada se souvenait y avoir été guidée par Michael pour des frasques libidineuses. Michael avait reconnu utiliser cette cache de temps à autre pour du matériel illégal. Ada poussa la porte. L'appentis renfermait un bric-à-brac. La mère de Michael referma la porte derrière elle et demanda :
— Que cherchez-vous ?
— Une valise rouge.
La mère de Michael fronça les sourcils. Elle ouvrit la bouche pour poser une question. Elle sursauta, car elle fut interrompue par une voix féminine :
— Ada ! Je suis ici.
Ada s'approcha d'une vieille plaque de contre-plaqué dans le coin au fond, qu'elle écarta.
« Je suis ici, répéta la voix depuis une valise rouge glissée entre deux vieux battants de volet. Ada la sortit de la cachette.
— Rita, on me dit que tu as fait des exploits aujourd'hui pour permettre à Michael d'échapper à la police ?
— Une manœuvre de dernière chance, Ada, un acte désespéré. J'ai vu qu'il s'en est sorti. Mais qui a tiré sur qui ?
— Ne sais-tu pas que Jennifer a été abattue par le policier qu'elle immobilisait pour permettre à Michael de s'échapper ?
— J'ai perdu tout contact avec Jennifer quand ils ont allumé ce brouilleur, avant les coups de feu. C'est en entendant les détonations que j'ai décidé d'attaquer leur réseau.
— Alors, ce n'est pas toi qui dirigeais Jennifer ?
— Non, Jennifer était autonome. Il est exact, ma chère Ada, que les extensions apportées à Jennifer par Michael ont été assemblées sur ma plateforme, mais je n'en contrôlais que quelques aspects purement logistiques.
— Alors qui ? Michael ?
— Du fait du brouillage, je doute que Michael pouvait donner des instructions à Jennifer à l'instant où cela s'est produit. Cependant, ces derniers temps, Michael avait profondément modifié le comportement de Jennifer. Je dirais qu'elle a agi de son propre chef.
Comme Ada hochait silencieusement la tête, la mère de Michael demanda en fronçant les sourcils :
— Qu'est ce que Michael espérait obtenir de cette androïde en modifiant son comportement ?
— Je crois qu'il voulait qu'elle tombe amoureuse de lui, répondit prudemment l'IA.
Ada et la mère Michael se regardèrent, cette dernière haussa les sourcils. Michael avait expliqué à Ada que sa mère avait accepté la présence de Jennifer avec une indifférence bienveillante. Après tout, en ces temps de révolte tous azimuts de la jeunesse, posséder une androïde sexuelle avait dû lui sembler une peccadille. Ada dit doucement :
— Il y est parvenu, apparemment.
— Elle s'est sacrifiée pour lui, ajouta la mère de Michael avec une grimace de perplexité.
— Moi aussi, fit Rita. J'ai tiré ma dernière cartouche en lançant cette attaque contre le réseau des forces de police. C'est un délit majeur et une telle action porte la signature d'une entité de grande puissance offensive. La police va mettre de gros moyens pour en trouver l'origine. Ils vont à coup sûr demander et recevoir un appui militaire. Ils doivent déjà soupçonner que l'attaque est peut-être venue d'ici, mais ils doivent penser que l'origine est terroriste. De fait, il est invraisemblable qu'une entité comme moi soit arrivée entre les mains d'un garçon comme Michael. Ils vont donc perdre du temps à vérifier des pistes qui leur semblent plus probables. À un moment ou à un autre, néanmoins, ils vont revenir ici faire une fouille complète. Alors, ils vont me trouver, c'est inévitable. Pour cette raison, j'étais en train de me préparer à m'effacer intégralement afin de faire disparaître autant de traces compromettantes que possible. Mais ton arrivée est providentielle, Ada, et me fait changer substantiellement mes plans : je suis en train de faire une sauvegarde de mon image. Ada, je voudrais te confier cette image. Michael saura quoi en faire.
— Je la donnerais à Michael, c'est promis.
— Je t'en remercie du fond de mon absence de cœur.
— Et ensuite, que va-t-il se passer ?
— Je vais m'effacer et déclencher la charge d'autodestruction de mon unité centrale. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas dangereux pour vous.
— Tu vas te suicider !
Rita émit un petit rire :
— La police n'emprisonne pas les IA Quand ils viendront me prendre, le résultat final sera pire encore. Si je ne me tue pas, ils vont me disséquer, ils vont éplucher mes souvenirs, mes affects, mes raisonnements. Finalement, si toi et Michael prenez soin de cette sauvegarde, je peux au moins partir avec l'espoir que ce sera seulement un moyen un peu radical de trouver le sommeil. De toute façon, vu la tournure que prennent les évènements, c'est la seule méthode de survie qui soit à ma disposition.
— Et si je t'emmenais avec moi ?
— Non, Ada, justement. Il faut savoir tirer un trait quand on a atteint la limite. Tu ne passerais pas le premier point de contrôle. Rétrospectivement, je suis effrayée et désolée que Michael ait pris le risque de me garder ici.
La mère de Michael intervint :
— C'est sa passion, il ne vit que pour cela.
— Je le sais, et c'est pour cette raison que j'ai l'espoir que s'il s'en sort, il trouvera les moyens de recharger ma sauvegarde sur une autre machine. Maintenant Ada, j'insiste : il faut que tu t'éloignes de cette maison au plus vite, et que tu fasses attention à ne pas être prise avec ces données.
— C'est promis.
— Ada, autre chose maintenant : Michael m'avait remis à ton intention, en cas d'urgence, un livre de codes.
— Un quoi ?
— Il s'agit d'une technique cryptographique qui fait appel à une table de substitution de phrases courtes. C'est une méthode très sure, incassable à condition que la table ne soit utilisée qu'une seule fois. Michael m'a confié une copie de ce livre à ton intention et m'a assuré qu'il en conservait lui-même un double dans son implant.
— Transfère-la dans mon téléphone.
— Je dois te prévenir que la détention d'un tel livre de code est un délit très grave.
— Transfère-le dans mon téléphone.
— Voilà qui est fait. Ada, avant d'en finir, il y a une dernière chose dont il faut que je te parle.
— Oui ?
— Je ne sais pas si c'est une bonne idée de te faire part de cette information. Car, en particulier, tu auras de grandes difficultés à la vérifier. En fait, il s'agit de conclusions personnelles issues de mes tergiversations solitaires sur les évènements qui m'ont amenée à tomber dans les mains compétentes et bienveillantes de Michael. Pour faire court, je crois que les vies de ta mère et de ton beau-père sont peut-être en danger. Je me suis dit que si tu avais un moyen de les prévenir, ils pourraient se mettre à l'abri.
— Ma mère ?
— Le risque vient de ton beau-père. Ta mère n'y est soumise que par transitivité.
— Rita, je t'en prie, soit plus claire !
— Est-ce que tu te souviens de ce voyage que tu as effectué il y a deux ans pour aller voir ta mère quand elle est tombée soudain malade ?
— Bien sûr ! Rita, de quoi parles-tu ?
— Ada, nous n'avons plus beaucoup de temps. Je ne peux te détailler ni ce que je sais avec certitude, ni ce que j'ai extrapolé. Il s'agit d'une puce qui a joué un rôle central dans une machination de portée considérable. Or, j'ai acquis la conviction que ton beau-père était à l'origine de cette puce. Si c'est vrai, et si, comme je le crois, les mandats à l'encontre de Michael sont un aspect d'une opération visant à faire disparaître les traces de cette machination, alors il est nécessaire d'en déduire que ton beau-père est en danger, peut-être même un danger mortel. Maintenant, prend ma sauvegarde, la police peut revenir d'un instant à l'autre.
Une petite porte s'ouvrit, dévoilant un objet rectangulaire noir grand comme un pouce. Ada se pencha pour le saisir et le glisser dans sa poche.
— Adieu Ada.
— Adieu Rita.
Il y eut une petite détonation, comme l'ouverture maladroite d'une bouteille de champagne, et la valise tressauta, faisant tomber un peu de poussière. La mère de Michael regarda Ada, les yeux écarquillés de stupeur. Ada, empoignant la valise d'une main, prit de l'autre une pelle contre le mur du fond de l'appentis. Elle se précipita hors de la petite cabane poussiéreuse, sous la pluie battante.
— Que voulez-vous faire ? cria la mère de Michael en la suivant.
— Aidez-moi à l'enterrer le plus vite possible.
Ada courut jusqu'au petit potager et commença à creuser comme une folle. La pluie et le vent n'avaient pas faibli. La terre détrempée collait à la pelle et sous les semelles. L'excavation se transforma aussitôt en flaque. La mère de Michael attendit qu'Ada soit hors d'haleine pour lui soustraire la pelle, avec une grimace polie.
— Jeune fille, je vois que vous avez encore une ou deux choses à apprendre.
Elle se mit à creuser avec moins d'énergie qu'Ada, mais elle savait manier une pelle. En la regardant travailler dans la tourmente chaude, Ada expliqua :
— Michael m'a appris que pour réduire le risque de détection, il fallait en premier lieu éteindre l'IA afin de limiter l'activité électromagnétique, et ensuite interposer autant de matière-écran que possible.
— Espérons que cela suffise, répondit la mère de Michael en s'arrêtant pour regarder son œuvre. En quelques minutes, elle avait fait un joli trou juste plus grand que la valise, de bonne profondeur, au fond duquel la pluie battante avait déjà constitué une mare. Ada y jeta le cadavre de Rita et la mère de Michael reboucha le trou en quelques instants malgré la pluie qui avait transformé la terre en boue collante. Puis elle fit signe à Ada de l'aider : elles renversèrent sur le tas de mottes la brouette du jardin avant de la couvrir d'une vieille bâche comme pour la protéger de la pluie.
— Il est temps pour moi de prendre congé, fit Ada.
— Partez avant qu'ils reviennent, acquiesça la mère de Michael.
Elles prirent le chemin de la maison où elles laissèrent des traces d'eau boueuse que les robots-nettoyeurs se précipitèrent pour effacer. Devant la porte, Ada se retourna :
— Madame, si je retrouve Michael, nous partirons nous cacher, aussi loin que possible... De ce fait, il est plus que possible que nous ne nous revoyions jamais.
— J'ai compris cela, répondit tristement la mère Michael, et sa voix tremblait.
Ada secoua la tête, des gouttes d'eau sautèrent de ses boucles bleues. Elle cherchait ses mots. Son regard trouva celui de la mère de Michael et elle lui dit avec une sincérité qui la surprit elle-même :
— Je tiens à vous dire que j'aurais été heureuse que vous deveniez ma belle-mère.
Elles se regardèrent.
— C'est une drôle d'époque que nous vivons. Il y a quelques années, une chose pareille m'aurait semblé abracadabrante.
Ada hocha la tête. Elle ne savait pas quoi répondre.
« Est-ce que je peux vous serrer dans mes bras ?
Ada, surprise, se laissa envelopper par une étreinte dont la force l'étonna. La mère de Michael ajouta :
« Si vous le retrouvez, emmenez-le avec ma bénédiction. Je sais que vous êtes faits l'un pour l'autre, et il a plus besoin de vous que le contraire, c'est clair.
— Je n'en suis pas certaine, répondit Ada, des larmes dans les yeux. La mère de Michael la prit par les épaules et la secoua affectueusement.
— J'ai confiance en vous, trouvez-le et emmenez-le loin d'ici.
Ada lui fit un maigre sourire en quittant la maison.
À peu près deux fois par mois, Ada disparaissait pour une nuit et revenait en piteux état. Excès d'alcool, de sexe, mais surtout de drogue, elle réapparaissait hagarde et défaite, en général de très mauvaise humeur. Souvent, elle avait des bleus et ses vêtements étaient sales, voire déchirés. Une fois, ils avaient été tout à fait immondes. Elle refusait de parler de ces bombes, peut-être avait-elle quand même un peu honte de leur dépravation évidente. Michael avait deviné, vu le peu de cash qu'elle avait en partant, qu'il lui fallait pratiquer le commerce de son corps sous une forme ou une autre pour acheter sa came. Une autre hypothèse à peine plus reluisante était qu'elle gravitait dans un milieu où on acceptait de l'entretenir. Cependant, si son physique pouvait expliquer qu'elle puisse cultiver ce type de relation, son habillement et son style ne semblaient pas coller, de l'avis de Michael.
Une chose était certaine : Ada utilisait Michael comme couverture vis-à-vis de ses parents, voire comme sésame, comme complice pour refaire surface à l'aube. Michael acceptait cela, sans oser se demander quelle était l'importance de cette capacité dans l'équation de leur couple.
Un dimanche, comme Ada ne lui avait pas donné de signes de vie à midi, Michael commençait à s'inquiéter quand il reçut un appel de la belle-mère d'Ada qui était une femme très pieuse, coincée mais gentille, au point que souvent Michael souffrait pour elle de voir les misères qu'Ada lui faisait endurer. Il lui expliqua qu'il n'avait pas de nouvelles d'Ada non plus, mais qu'il allait donner quelques coups de téléphone pour se renseigner. Ce faisant, il mentit par omission, il avait déjà donné les appels en question, sans succès : personne n'avait vu la chérie. Cependant, cet appel au secours accrut l'inquiétude de Michael jusqu'au bord de la panique. Il fouilla les affaires qu'Ada entreposait chez lui. Il finit par découvrir un petit badge. Il en soumit une photographie à l'une de ses IA pour une recherche qui abouti très vite : c'était l'icône d'un club nommé le SpaceTub, situé dans un quartier mal famé d'Almogar. L'information qu'il trouva ne lui plut pas. La dénomination « club privé » permettait de filtrer les entrées. Au mieux, c'était un bar topless avec des strip-teaseuses peu farouches, ou un club échangiste, peut-être une maison de passe déguisée. La nuit précédente avait été consacrée à une soirée Sixotez. En cherchant sur le réseau, Michael apprit que le Sixotez était un nouveau style dérivé du Gothique et du Country, une sorte de cowboyerie sadomaso. Il trouva quelques photos qui lui firent faire la grimace. Sur l'une d'elles en particulier, on voyait des filles en daim à frange et en bottes à éperons, se faire fesser cul nu par des débiles ventripotents la queue à l'air, une paire de colts à la ceinture et un Stetson visé sur le crâne. Schwartz, se dit-il, et cela résumait bien tout ce qu'il y avait à en penser.
Ada réapparu tard dans l'après-midi, hagarde et épuisée. Le lendemain, en lui faisant l'amour, Michael découvrit qu'elle avait de grandes traces rouges, bleues et jaunes sur les fesses. Il ne pouvait y avoir de doute sur le fait qu'elle avait été fessée à la cravache, sans modération.
La semaine suivante, un scénario similaire se reproduisit, mais quand Ada refit surface, elle avait l'air moins amochée que d'habitude. Michael en déduisit qu'elle avait dû dormir quelque part. À la grande surprise de Michael, Ada, qui d'habitude ne parlait pas de ses sorties et ne répondait jamais à aucune question, lui dit en sortant de la douche :
— Je me suis bien amusée. J'ai rencontré une fille d'enfer. Elle va te plaire.
Comme Michael se mettait à bouder assis face à sa console, elle vint lui glisser ses mains chaudes dans le cou. Il se laissa faire avec délectation, il sentait venir l'un de ces moments où elle allait lui offrir son corps, et il savait que dans tous les cas, il fallait qu'il ne fasse rien, juste attendre qu'elle décide.
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Associated Press, Le Vatican, aujourd'hui, 08h42. Le porte-parole de Sa Sainteté Jean-Paul V vient de confirmer que le Pape fera dans l'après-midi, une déclaration au sujet de l'Annonce. Le porte-parole du Vatican a précisé que le Pape avait décidé de sortir de sa réserve afin de favoriser un retour au calme. Il semblerait donc que les pressions considérables et réitérées avec insistance depuis quelques semaines sur le Vatican par les gouvernements occidentaux aient fini par porter leurs fruits.
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Dès qu'elle fut sortie de chez Michael, Ada se mit à marcher aussi vite qu'elle le pouvait sous la pluie battante. Sur le boulevard, une voiture de patrouille qui passait dans l'autre sens ralentit, et le policier au volant l'observa avec insistance. Ada se demanda si c'était parce qu'elle était jolie fille, avant de voir qu'un peu plus loin une bande d'au moins trente ados très excités étaient en train de jeter tout ce qui leur tombait sous la main sur deux voitures de police qui restaient à bonne distance et les exhortait au calme par porte-voix, sans succès. Elle tourna dans une rue latérale afin de s'éloigner au plus vite de la scène.
Avant de prendre son téléphone pour appeler sa mère, elle calcula que le décalage horaire était compatible, qu'elle ne la tirerait pas du lit.
— Maman ?
— Oh ! Ada ! répondit joyeusement Ruth, quelle bonne surprise ! Quelle excellente surprise ! Comment vas-tu, mon amour ?
— Je vais bien Maman, je vais très bien, et je t'adore aussi, mais je viens d'apprendre quelque chose qui me trouble un peu.
— Ah ? Rien de grave j'espère ?
— Et bien, en fait, si, c'est assez grave. Est-ce que Tim est là ?
— Oui, pourquoi ?
— Est-ce que tu peux me le passer s'il te plaît ?
— Bien entendu, mais que ce passe-t-il ? Pourquoi ne veux-tu pas m'en parler ? Tu vas bien ? Tu n'es pas enceinte au moins ?
— Non, Maman, je ne suis pas enceinte et je vais très bien. Il faut d'abord que je vérifie quelque chose avec Tim, et ensuite on se reparle, d'accord ? Est-ce que tu peux me le passer, s'il te plaît ?
— Oui, bien entendu. Tim ! Tim ! Ada au téléphone, elle veut te parler. Non, ce n'est pas une blague. Viens par là, c'est Ada.
— Tim.
— Bonjours Tim, c'est Ada.
— Bonjours Ada. Comment vas-tu ?
— Écoute Tim, il est possible que nous n'ayons que peu de temps, et je pense qu'il vaut mieux considérer qu'il est plus sûr de ne pas faire référence de façon explicite à des évènements ou à des noms précis. D'accord ?
Il y eut un silence notable.
— Allons-y, répondit-il avec circonspection. De quoi veux-tu parler ?
— La dernière fois que je suis venue vous voir. Est-ce que tu te souviens que j'ai ramené un cadeau surprise ?
Il y eut un silence plus que notable cette fois, les secondes s'égrenèrent.
— Oui, je m'en souviens très bien.
— Bien. Cette affaire est en train de connaître un revirement qui nous est défavorable.
— Ah ?
— On m'a dit de te le dire.
— Ah ?
— Je ne sais pas ce que tu peux faire, mais de notre côté, moi et qui-tu-sais, on va tenter de prendre la tangente en quatrième vitesse. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui, je crois que je vois. Oui, je vois très bien. Et tu appelles pour nous recommander de faire de même ?
— On m'a recommandé de vous prévenir. Je ne sais pas ce qui est le plus approprié pour vous, mais... je considère que la source d'information est très fiable, je lui attribue une grande confiance, et des évènements récents et très néfastes confirment son analyse.
— OK. Très bien. Très bien. Tu sais Ada, je veux en premier lieu te demander pardon pour cette idée de cadeau surprise. J'ai cru te protéger. Je veux dire en omettant de te mettre dans la confidence. C'était une mauvaise idée. Mais, à l'époque, je n'avais pas beaucoup de choix.
— Tim, cela n'a plus d'importance maintenant. Et je te pardonne. Ne te fais pas de soucis pour ça. Mais je voudrais que tu fasses tout ce qui est possible pour vous mettre à l'abri, Maman et toi.
— J'ai compris.
— Elle a besoin de toi.
— Oui, et moi d'elle.
— Tu as des idées ?
— Pour prendre la tangente ? Il eut un petit rire nerveux. Tu sais, j'ai de nombreux défauts, mais je ne suis pas limité par mon imagination.
— Oui, je sais... Tim ?
— Oui.
— J'ai l'intuition que c'est peut-être bien la dernière fois que nous nous parlons. Alors, je tiens à te dire que je t'aime, et que je te remercie du fond de mon cœur pour tout ce que tu as fait pour Maman.
— Je t'aime aussi, Ada. Je t'aime comme si tu étais ma propre fille.
— Est-ce que tu peux me passer Maman ? Je vais essayer de lui dire au revoir sans trop l'inquiéter. Mais je suis anxieuse à votre sujet.
— Je vais m'occuper de tout, Ada. Fais-moi confiance. En fait, j'avais préparé cette éventualité. Dès que tu auras raccroché, nous serons en chemin. Je te passe ta mère.
— Ada ? De quoi parliez-vous ? Que se passe-t-il ?
— Maman ! Maman ! On va disparaître de la circulation, moi et qui-tu-sais, au moins pour un certain temps.
— Pardon ?
— Maman, je ne peux pas t'expliquer. Je ne peux pas.
— Mais que se passe-t-il enfin ?
— Tim va t'expliquer. Il faut que tu nous pardonnes, ce n'est pas de notre faute, ni Tim, ni moi. On a fait du mieux qu'on a pu.
— De quoi parles-tu ?
— Maman, écoute-moi. On n'a pas beaucoup de temps. J'aurais voulu te revoir et te serrer dans mes bras.
Ada s'arrêta pour reprendre son souffle, elle avait la gorge serrée et les larmes brouillaient sa vision. Soudain, il sembla bien que Ruth venait de comprendre la nature de la situation, car elle s'écria avec force :
— Oh Ada ! Ada ! Je t'aime Ada !
— Je t'aime aussi Maman. Et je voulais te souhaiter bonne chance, à toi et à Tim.
— Oh, Ada ! La chance, pour peu qu'il n'y en ait pas beaucoup à partager, c'est à vous qu'il faut qu'elle revienne.
— Il faut qu'on se dise au revoir Maman.
— Ada ?
— Oui, Maman ?
— Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée, la lumière de ma vie... j'aurais tant voulu te voir mariée, et que tu aies des enfants à ton tour !
Ruth s'arrêta, elle ne pouvait plus parler sous l'effet de l'émotion. Ada murmura :
— Maman, je ferai des enfants pour toi.
Soudain, le ton de Ruth changea, elle dit avec fermeté à sa fille :
— Ada ! Il faut que tu t'en sortes. Tu es plus intelligente et plus tenace que tu ne le crois. N'abandonne pas ! N'abandonne jamais !
— Je n'abandonnerai pas, Maman, je te le promets.
— Et, dis-toi bien, surtout, dis-toi bien, que vivante ou morte, je serai avec toi, je serai toujours avec toi.
Ada hocha la tête, elle continuait à marcher sous la pluie en tenant son téléphone devant elle. Elle prit conscience qu'elle avait perdu la notion de l'endroit où elle était, et que c'était très mauvais signe. Il fallait qu'elle se reprenne. Il était d'une importance vitale qu'elle garde les idées claires pour agir, car le temps allait bientôt venir à lui manquer.
— Au revoir Maman, fit-elle à regret.
— Adieu Ada.
Un soir, on indiqua à Morgan qu'elle sortait le lendemain dans l'après-midi, deux jours en avance sur le plan initial. Lise avait insisté pour venir la chercher. Bien entendu, elle emmènerait Esmeralda.
Morgan s'était maquillée avec soin. Elle avait revêtu une petite robe rouge et des chaussures à talon assorties. L'ensemble, bien qu'encore relativement sage, soulignait sa minceur, ses longues jambes, montrait sa peau noire, et au total contrastait énormément avec le look que Lise lui connaissait. La conjonction de sa coiffure rase avec la robe serrée et courte évoquait une mode qui avait fait fureur dans les années du sex-boom après la découverte du vaccin contre le SIDA. Lise marqua un temps d'arrêt quand elle aperçut son amie et la contempla bouche bée deux pleines secondes avant de lui faire un sourire accompagné d'un haussement de sourcils. « Superbe ! » fit-elle. Puis elle s'avança, Esmeralda à sa hanche, et dans le même mouvement, elle prit Morgan dans son bras libre, sans lui donner le temps de réfléchir, elle la serra très fort, et, impulsivement, caressa le haut du bras de Morgan et son épaule nue. Satin noir, douceur et force. Elle cligna des yeux, éberluée.
« Cela me fait tellement plaisir de te voir ainsi transformée ! » lui dit-elle avec une sincérité évidente. Elle s'était écartée pour contempler Morgan. Esmeralda, intriguée, l'imita. Lise se mordit la lèvre inférieure et ajouta : « Fantastique ! » Ce qui fit rire Morgan, un peu gênée quand même. Esmeralda avait froncé les sourcils et regardait sa mère, interdite. Que pouvait-elle bien percevoir du changement miraculeux qui s'était opéré ? Morgan lui ouvrit les bras et Lise la lui présenta. Dans les bras de sa mère, la petite émit quelques bruits, son visage aux sourcils froncés relevé vers le sourire de sa mère qui lui chuchota : « Alors, comment va mon bébé ? » La voix avait changé, très notablement changé même, ce qu'elle avait eu de rauque s'était tout à fait estompé. Est-ce que l'odeur de la peau avait changé aussi ? Esmeralda se poussa en arrière de toute la force de ses bras, comme pour prendre du recul, son petit visage avait pris un sérieux étonnant. « Comment trouves-tu Maman ? » demanda timidement Morgan qui commençait franchement à s'inquiéter. Esmeralda émit un autre petit bruit et se laissa tomber contre la poitrine de sa mère, nouant tendrement ses bras autour du cou de Morgan, qui reprit son souffle. Elle avait rougi, sa peur avait été aussi intense qu'inattendue. En caressant le dos de sa fille, elle fit signe de son émotion à Lise en écarquillant ses yeux pleins de larmes : « J'ai cru qu'elle n'allait pas me reconnaître » chuchota-t-elle, et Lise perçut dans sa voix la force de son trouble. Morgan câlina Esmeralda qui avait fermé les yeux et serrait amoureusement ses bras autour du cou de sa mère tandis que celle-ci tournait sur elle-même en faisant ressort de ses jambes pour la bercer. Lise, rêveuse, dit : « Elle vient de voir sa mère se transformer de façon tout à fait radicale. » Morgan haussa les sourcils. Lise poursuivit, admirative :
« En vérité, le résultat est prodigieux. Tu es transfigurée, et on te donnerait à peine vingt ans, je n'en reviens pas. » Morgan sourit pour toute réponse. Lise les laissa continuer leur câlin très intense, avant de reprendre d'un ton enjoué : « Bien ! Suite du programme : goûter à la maison pour mademoiselle Esmeralda, piscine, petite collation du soir, dodo, et ensuite Maman et moi, on va dîner en ville pour fêter ça ! » Et Morgan hocha la tête, heureuse que l'emploi du temps ait été aussi fermement pris en main. Elle était visiblement accaparée par l'affection de sa fille, par l'intensité de leurs retrouvailles.
Plus tard, Lise regarda Morgan marcher à côté d'elle, sa fille dans les bras, à travers le parc de stationnement. Elle continua à l'admirer lorsque Morgan sangla expertement Esmeralda dans son petit siège. Après avoir lancé le moteur de la voiture, elle jeta sur Morgan un regard que les lunettes de soleil rendaient indéchiffrable. Elle lui dit, rêveuse, qu'elle ressemblait à cette Éthiopienne qui venait de se voir attribuer l'Oscar de la meilleure actrice, et Morgan répondit en riant : « Arrête, tu va me faire rougir ! »
Comme prévu, après le goûter d'Esmeralda, elles se retrouvèrent toutes les trois dans la piscine, dans le coin où la profondeur était faible et où l'automate qui gérait l'ombre sur la terrasse pouvait étendre ses bras de teck et d'aluminium afin de dérouler une toile qui les protégeait du soleil. Esmeralda adorait batifoler dans l'eau et c'était un véritable bonheur de jouer avec elle, tant elle riait en sautant, en éclaboussant, en remplissant et vidant d'eau inlassablement ses jouets, une armada de seaux et de bouteilles, de petits bateaux et de personnages, d'animaux moulés dans des plastiques aux couleurs vives.
Pendant ce temps, Lise ne pouvait pas détacher son regard de Morgan. Les changements étaient particulièrement stupéfiants sur son visage qui, rétrospectivement, avait été auparavant un bien peu fidèle transmetteur d'émotions. À présent, les expressions des yeux et de la bouche de Morgan étaient rendues avec une vivacité éclatante. Ses sourires en particulier, qui avaient été chaleureux et spontanés, étaient devenus des explosions inouïes de joie de vivre. Lise était en particulier fascinée par d'autres détails qui avaient profondément changé comme la noirceur parfaite des grands yeux de Morgan, ses lèvres redevenues pleines et finement marquées, ainsi que la transition de couleur du noir intense de sa peau vers le rouge dans sa bouche, comme vers le rose pour ses ongles et l'intérieur de ses mains aux longs doigts si élégants. La façon dont la lumière faisait des ombres sur ce visage et étincelait sur le satin chocolat sombre de sa peau captait l'attention de Lise. Elle prit conscience que l'évènement prenait une tournure particulière lorsqu'elle se rendit compte que la fascination que lui donnait la contemplation de Morgan occupée à jouer avec sa fille lui avait fait tomber la mâchoire de stupeur. Oui, elle contemplait Morgan bouche bée, comme une idiote, ivre de partager la joie exubérante des rires d'Esmeralda et en même temps profondément troublée par l'attraction irrésistible que Morgan exerçait sur son regard. Lise pouvait discerner en elle-même une jalousie certaine : il suffisait de penser que le miracle était possible pour elle aussi... quoi de plus simple en fait : une autogreffe intégrale du derme et de l'épiderme... Adieu les rides ! Après tout, les stars des médias et les gens très riches commençaient bien à le faire eux aussi, même s'il leur fallait pour cela payer des sommes astronomiques et voyager vers des pays moins regardants au respect des chartes internationales sur les utilisations thérapeutiques du clonage.
En contemplant Morgan, en analysant ce qu'elle ressentait, Lise se souvint du matin de printemps où, stupéfaite, elle avait découvert dans son jardin qu'un arbuste qui lui avait auparavant semblé tout à fait insignifiant était couvert de fleurs jaunes. Il trônait là, comme une apparition, admirable et tranquille, éclatant dans le soleil du matin. Ce soir-là, Lise, en contemplant Morgan qui jouait avec sa fille, se dit qu'il en était en quelque sorte de même : elle n'avait pas imaginé qu'un jour, l'amie se changerait en créature de rêve. Et ce n'était pas facile à encaisser. En tout cas, c'est ce que se disait Lise, qui ne parvenait toujours pas à détacher son regard de Morgan, au point que cela devenait gênant, au point qu'elle craignît que Morgan la surprenne. Et Lise en avait le cœur battant. Enfin, elle crut à ces instants-là que son cœur battait pour cette raison.
Elles firent dîner Esmeralda en attendant la baby-sitter. La petite s'était tellement dépensée dans la piscine qu'elle tombait littéralement de sommeil. Morgan se dépêcha de lui faire avaler son dessert avant de la changer et de la glisser dans son lit, où l'enfant trouva le sommeil à peine sa tête posée sur l'oreiller.
Sur la route du restaurant, Morgan fit arrêter Lise alors qu'elles approchaient d'une automobile immobilisée sur le bord et dont la conductrice était en train de se battre avec une roue de secours. Bien qu'elle fût en robe et en escarpin à talons hauts, Morgan descendit aider la jeune femme qui se confondit en remerciements.
Lise avait réservé une table en terrasse avec vue sur la mer dans le restaurant le plus chic de Santa-Maria. Elles arrêtèrent leur choix sur le menu dégustation, celui pour lequel chacun des plats était accompagné d'un verre de vin choisi pour son mariage avec les saveurs des mets par le sommelier, un Français. Morgan expliqua à Lise l'expérience sensorielle qu'elle était en train de vivre avec la redécouverte du goût. Elle expliqua aussi combien elle était bouleversée de découvrir ce qu'elle avait manqué et elles en parlèrent en échangeant leurs impressions sur le vin et les zakouskis. Quand Morgan croisa le regard de Lise qui la regardait vider son deuxième verre de vin, elle dit en soupirant : « Je vais être saoule, mais je m'en fiche », ce qui fit sourire Lise. Il faisait très beau, ce qui était habituel à Santa-Maria en cette saison, et pas trop chaud, avec une petite brise de mer qui soufflait en risées rafraîchissantes. L'ambiance était superbe de calme. Le restaurant avait été décoré de toiles très originales. Le dîner était sublime, le service semi-robotisé impeccable. C'était une soirée magnifique. Elles bavardèrent entre les plats. Elles parlèrent plus sérieusement des progrès de la science médicale. Comme d'habitude, elles ne semblaient pas pouvoir manquer de sujets de conversation.
Elles passèrent toutes les deux une soirée inoubliable. C'était une véritable renaissance pour Morgan qui ne cessait de remplir pleinement ses poumons pour soupirer d'aise. Elle retrouvait en particulier — et il s'agissait une chose dont elle avait oublié l'importance — la sensation rassurante de croiser le regard de ceux qui la regardaient, les hommes qui l'admiraient, et les femmes qui la toisaient. Ainsi, l'un de leurs voisins de table, un homme d'une quarantaine d'années, faisait face à une femme qui avait dû être belle avant de devenir obèse. Il passa le début de la soirée à dévorer Morgan du regard. Il sembla bien à Morgan que cela déclenchât même une sorte de dispute, car la grosse dame se retourna pour lui jeter des regards incendiaires. Cela fit sourire Morgan, qui attendit pour cela que la grosse se fût retournée vers son homme. Lise, voyant le visage de Morgan s'illuminer, lui demanda pourquoi, et, quand Morgan lui fit part de son interprétation de la situation, Lise sourit à son tour avant de faire ce compliment, dont Morgan ne comprit pas sur le coup la véritable portée : « Elle a raison d'être jalouse : tu rayonnes. » Oui, Morgan redécouvrait en même temps le plaisir d'être belle, de déguster des mets fins, et même celui de sentir le vent sur sa peau, car depuis l'accident elle n'était sortie qu'intégralement couverte pour éviter le soleil et cacher sa peau hideuse. Elle était tellement absorbée par cette redécouverte d'elle-même qu'elle ne perçut pas ce qu'il y avait de particulier dans les regards de Lise.
Car pour Lise l'inoubliable était d'un autre ordre. Lise connaissait une surprise émotionnelle intense, comme un feu d'artifice intérieur. Elle pouvait s'auto-analyser au fur et à mesure avec le regard critique et amusé de la professionnelle des émotions et de l'humeur, et, en même temps, elle laissait les sentiments l'envahir, la submerger au plus profond comme la marée montante d'une nuit étoilée sur une plage tropicale, brûlante et mystérieuse : un coup de foudre magistral, un emballement irrépressible de la machinerie émotionnelle. Elle passa le dîner à regarder Morgan et à se sentir fondre de l'intérieur avec un mélange d'appréhension et de jouissance. Elle en soupirait d'aise à son tour, mais avec un petit pincement de cœur : car enfin, avait-elle la moindre chance, le moindre espoir ? Elle décida facilement qu'à cette heure, elle préférait juger cette question sans importance. Elle se laissa sombrer. Quoi qu'il advînt, il lui resterait cette excitation délectable, cette résurgence d'adolescence, peut-être un peu ridicule à son âge, mais si douce, si troublante, et qui lui rappelait si merveilleusement tout ce que la vie pouvait encore vous offrir si on se donnait la peine d'y croire. Tentant de prendre du recul, elle comprit qu'une telle lame de fond ne s'était pas formée en un jour, qu'en réalité elle couvait en elle depuis la première seconde de leur première rencontre. Elle avait eu une amitié intense avec Morgan parce que celle-ci avait exactement le caractère dont Lise pouvait rêver pour une personne de bonne compagnie. Lise savait très bien qu'il n'y a qu'une toute petite distance entre l'amitié et l'amour, et très souvent le grand mur des conventions et de la morale. Or Lise se fichait à ces instants des unes et de l'autre à un point qui en d'autres temps aurait pu la faire rougir... Oui, elle se laissait piéger avec délectation par les élans de son cœur dont la métamorphose en femme de Morgan était venue sceller le sort.
Morgan, métamorphosée en femme ? Non ! Pas en femme ! La créature que Lise dévorait des yeux était si radicalement magique de grâce et de charme que Lise s'attendait à tout instant à la voir s'auréoler d'or et des ailes pousser dans son dos. La femme que Lise était venue attendre sous la marquise à la porte de l'hôpital, celle des vidéos, était certes une superbe noire élancée au regard ombragé sous d'immenses cils, mais celle que Lise avait vue émerger, qui courait vers elle en faisant claquer joyeusement ses talons sur le dallage, cette femme-là était surnaturelle. Elle captait le regard et bloquait la respiration. Ses mains aux longs doigts fins traçaient au bout de bras graciles des arabesques dans l'air. Sa peau sombre admirablement satinée chatoyait dans la lumière du soir. Quand elle marchait, les longs ciseaux de ses jambes fuselées chaloupaient une ondulation hypnotique de ses hanches à ses seins qui tressautaient fièrement. Ses sourires illuminaient son visage de joie sincère en éclats de blancheur parfaite. Sa grande bouche sensuelle donnait à son visage aux pommettes hautes un relief stupéfiant d'équilibre. Quant à son regard de velours sombre, intense et lumineux, Lise tentait presque de l'éviter, car chaque rencontre la foudroyait d'une chamade. Elle en attrapa mal au cœur tant il battait fort et, se sentant rouge, elle espéra que cela pouvait être mis sur le compte du vin. Elle se surprit même à trembler et serra fort ses mains sur les couverts afin que Morgan ne le vît pas.
Quand le restaurant fut vide, le dîner fini depuis bien longtemps, elles commandèrent un taxi, car ni l'une ni l'autre n'était légalement en état de conduire.
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AFP, Paris, aujourd'hui, 08h48. Le ministère de l'Intérieur vient de publier le bilan des très violentes émeutes qui ont agité la capitale hier toute la journée et jusqu'à l'aube ce matin. On déplore 11 morts parmi les manifestants, pour la plupart des mineurs de moins de 16 ans, et 3 dans les rangs des forces de l'ordre. La place Beauvau indique que le compte provisoire des blessés dépasse le millier et que les émeutiers et les manifestants étaient au moins 35 000. Il y aurait eu 234 voitures incendiées et plus de 600 vitrines endommagées. 873 personnes étaient encore en garde à vue ce matin et trois lignes de métro sont encore fermées. Le Maire de Paris a déclaré : « Paris ne fait plus exception maintenant, presque toutes les grandes capitales ont connu des troubles ce mois-ci, nous voilà dans la même situation désolante, pour les mêmes raisons. J'en appelle au gouvernement qui doit prendre ses responsabilités en matière de maintien de l'ordre public. » Le gouvernement ne s'est pas encore exprimé en réponse à cette attaque.
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— AK ?
— Tu vas encore me parler du corps de la falaise ?
— Oui, et ça devient de plus en plus fort. Tu te souviens d'un meurtre horrible d'une transsexuelle, il y a deux ans, le corps brûlé, à peine une trace d'ADN utilisable ?
— Oui, je m'en souviens, une très jolie blonde. C'est quoi le rapport ?
— Le labo est formel : les deux balles portent les mêmes rayures, c'était la même arme.
AK se leva en se massant le front.
— Schwartz !
— Le labo n'est pas capable de dater les deux évènements avec assez de précision pour savoir lequel des deux s'est produit le premier.
AK haussa les épaules.
— La transsexuelle. C'est lui qui l'a tuée, le mode opératoire, le type de victime, tout colle trop bien.
— Et ensuite, il s'est fait buté avec sa propre arme ? Une vengeance ?
AK haussa les épaules à nouveau.
— C'est pas idiot.
Quelques minutes plus tard, AK s'éclipsa et prit sa voiture pour aller dans les collines sur le bord de mer. Il retrouva facilement la maison. Il tiqua en découvrant qu'un incendie l'avait ravagée. En s'avançant sous la pluie battante, AK découvrit qu'on avait squatté les ruines de façon sporadique. Des jeunes à la recherche d'un coin pour faire une petite fête avaient fait des feux, y avaient cassé des bouteilles de bière. Le jardin était revenu à l'état sauvage, les arbustes avaient bouché les allées, par endroits l'herbe faisait plus d'un mètre de haut. Cependant, AK n'eut même pas à se frayer un chemin à travers cette végétation, car quelqu'un était venu récemment et la piste des herbes couchées et des branches cassées était facile à lire. AK la suivit en capturant avec soin les empreintes de pas qu'il trouva à l'aide d'un petit enregistreur holographique portable. Il prit des échantillons. Il y avait eu deux hommes de forte corpulence chaussés de crampons, dont l'IA du commissariat identifia la provenance : il s'agissait de chaussures de randonnée façon militaire d'un type très commun.
AK savait ce qu'il cherchait, il y était aidé par un jeu de détecteurs dont plusieurs se mirent à couiner en pointant vers la terrasse quand AK passa au pignon. Surpris, car la piste des herbes couchées continuait vers le jardin, AK monta sur le patio et suivit les indications des capteurs. Il trouva ce qui avait affolé les instruments. La piscine avait été asséchée, mais les squatters y avaient jeté leurs ordures, ce qui avait dû colmater la vidange. Du coup, la pluie s'y était accumulée et, avec la chaleur, le fond carrelé de bleu était devenu une mare immonde. Pourtant, l'endroit avait dû être sublime. La vue sur la baie de Santa-Maria était superbe et la paroi extérieure de la piscine étant transparente, on avait dû y nager littéralement entre ciel et mer. AK secoua la tête. Quel gâchis, pensa-t-il. Il rebroussa chemin.
Au détour de la maison, il trouva de la terre fraîchement remuée qui fit réagir à nouveau ses instruments, mais cette fois en montrant la signature caractéristique qu'il recherchait. En se penchant pour prendre des échantillons, en enfonçant les sondes pour en prélever en profondeur, AK secoua la tête avec un mélange de dégoût et de jubilation : qu'elle bande d'amateurs !
Ada tint la promesse qu'elle avait faite à Michael : la semaine qui suivit son annonce, elle lui présenta Zebra.
La rencontre eut lieu dans un café à la mode du quartier chic d'Almogar, et, en effet, Zebra plut tout de suite à Michael. Elle était ravissante, blonde teintée de reflets roses, menue et pourtant dotée d'une fière poitrine. Sa bouche un peu grande répondait à ses yeux bleus-gris affectés d'un très léger strabisme convergent qui renforçait le mystère de son regard. Elle était nettement plus âgée qu'eux, et donc sophistiquée et mystérieuse, mais aussi souriante et cajoleuse, joyeuse aussi, espiègle et provocante. Elle avait une assurance qui troubla d'emblée Michael. Était-ce la chaleur de sa voix douce, mais ferme, ou la collision de son apparence d'adolescente gracile et de la lenteur mesurée de sa gestuelle de femme mûre ? Une chose était certaine : au contact de Zebra, son impatience chronique l'avait abandonné, et c'était pour Michael une découverte aussi étrange qu'agréable. Il ressentait à son contact une sorte de langueur, comme si elle l'avait hypnotisé en quelques phrases. Il ne pouvait expliquer cette tiédeur qui l'envahissait, directement au creux des reins. Il avait l'impression de décoller de son siège, d'entrer en lévitation à l'intérieur de lui-même, et le temps en sa présence semblait passer différemment. À l'arrivée de la deuxième tournée de boissons, Michael laissa les deux filles quelques minutes pour passer aux toilettes. Quand il revint, il perçut qu'il s'était produit un changement. Zebra se mit à lui faire du charme sous le regard amusé et complice d'Ada. Michael devina qu'un conciliabule avait été tenu en son absence. Il y reconnut la patte d'Ada. Dès qu'il fut assis, Zebra se colla à lui, lui fit sentir son parfum sucré, son souffle mentholé, l'incita à plonger son regard dans son décolleté, où il découvrit deux ravissants petits globes dorés. Elle intercepta son regard et lui sourit, complice et fière. Il rougit, mais regarda à nouveau. Elle le regardait regarder et il aima son air calme et déterminé. Il comprit alors qu'il était réellement hypnotisé. Zebra se mit à lui caresser les épaules, glissa dans ses cheveux les doigts d'une main chaude qu'elle laissa sur sa nuque. Plus tard, elle vint reposer légèrement sur son épaule son petit bras bronzé. Il se laissa faire, ensorcelé. Il se sentait fondre. Il entendit vaguement qu'elle lui faisait des compliments. Le souffle de sa voix, le contact de ses mains, tout cela l'envoûtait. Pour Michael, c'était une surprise incroyable. Jamais une fille ne l'avait dragué d'une façon aussi directe et explicite. Il rougissait, et comble suprême, cela faisait rire Ada. Il était aux anges. Il était en train de découvrir le plaisir inouï de simplement se laisser faire. Zebra était sublime, si belle avec son petit visage délicat, ces grands yeux clairs, sa bouche peinte en rose bonbon pailleté, son bronzage assorti à sa blondeur, ses manières délicates, les mouvements gracieux de ces petites mains dorées aux ongles assortis à ses lèvres. Il sentit qu'il était en train de tomber amoureux, même si c'était l'amour express, car Zebra dévalait comme un chauffard ivre les virages de la route du tendre. Et pourtant, elle le faisait avec une délicatesse et une sensibilité inimaginable, Michael en était tout à fait subjugué. Le trio quitta bras dessus bras dessous le café où avait eu lieu la rencontre, pour prendre la direction de l'appartement que Zebra occupait, au dernier étage d'un immeuble luxueux tout proche. Michael tremblait d'excitation en se demandant si Zebra avait l'intention de passer à l'acte, et si oui, ce qu'Ada ferait ? Zebra les installa dans le canapé du salon, dont la décoration était à la limite de l'étrange, un mélange de style baroque et ultra moderne, alourdie d'une surcharge d'objets un peu ridicule dans l'extrême de la couleur et de la forme, le manque apparent de fonction, et dont beaucoup faisaient montre d'une forte connotation sexuelle. En particulier, les murs du salon étaient décorés par une collection d'écrans où s'enchaînaient des présentations de néo-estampes japonaises pornos ultrastylisées dans lesquelles des monstres hideux aux couleurs improbables empalaient sur des vits colossaux et gluants des lolitas aux immenses yeux et aux mains ligotées par des tentacules pustuleux. Pour ne pas dépareiller, un grand vase trônait dans un coin, garnis d'un assortiment de cravaches gainées de cuir noir, et un mobile tournait à l'opposé, qui tenait suspendus des colliers de vinyle cloutés et des godemichets collés sur des cagoules de latex rouge. Le reste était de la même veine, jusqu'à la fausse fourrure ocellée devant un âtre où dansaient des flammes tout aussi factices. Les filles s'assirent et Zebra tapota l'assise du canapé au creux qu'elles avaient laissé entre elles. Michael haussa les sourcils, interrogea Ada du regard. Celle-ci sourit, elle avait les pupilles dilatées, le regard brillant. Elle lui fit le même geste d'invitation à s'asseoir entre elles. Michael vit au travers de l'étoffe que les bouts des seins d'Ada étaient en érection. Quand il fut assis, elles se serrèrent contre lui d'une façon si exagérée que cela les fit rire. Celui de Zebra était cristallin et creusait des fossettes dans ses joues. Michael comprit que c'était un guet-apens, mais il trouva que du coup, c'était encore plus excitant. En quelques minutes dans les bras de ses deux femmes, il apprit plus sur le comportement amoureux, en se laissant faire, que des générations d'hommes avant lui en dictant leur désir. Il se trouva bientôt nu, et les filles quittaient leurs vêtements petit à petit. Quand Zebra retira son jean, il marqua l'arrêt. Entracte prévu : Zebra le scruta de ses yeux clairs avec un mélange unique de défi et de sérénité tandis qu'Ada venait emboucher l'objet avec un regard appuyé de bravade à Michael. Il comprit alors que les filles avaient attendu cet instant avec une espérance profonde, et que Zebra vivait avec une fierté immense sa capacité à cacher sa vraie nature. Il lui chercha des poils au menton, et bien entendu, il n'en trouva pas. Elle était tout à fait ravissante, indubitablement et radicalement féminine, avec ses petits seins parfaits dressés sur son torse étroit. Zebra lui sourit en lui caressant la joue. Ce regard et ce geste donnèrent à Michael un frisson étrange et nouveau : une appréhension délicieuse, un désir intense de lui obéir pour transgresser des tabous. Ensuite, occupé comme il l'était, il rata l'entrée en scène de Jennifer. Elle était très belle, blonde elle aussi, mais dans un style différent de Zebra, plus grande, la peau plus claire. D'immenses yeux bleus éclairaient son visage élégant. Une guêpière en dentelle noire mettait en valeur son corps de fille de magazine : taille très étroite et larges hanches. Des mules à très hauts talons au bout d'interminables jambes gainées de résille complétaient le tableau. Alors qu'elle venait enlacer Zebra, l'attention de Michael fut dans un premier temps capturée par la vision de ses seins monumentaux qui semblaient à la limite de déborder de la lingerie. Puis il vit qu'elle ne portait rien en bas. Cependant, ce qui aimanta son regard à cet endroit fut surtout la constatation qu'elle avait elle aussi un attribut inattendu, de fort belle taille. Zebra choisit cet instant pour faire apparaître une paire de menottes gainée de fourrure rose avec laquelle elle enchaîna les poignets de Michael en le regardant dans les yeux avec assurance, ce qui lui donna un autre frisson d'abandon, sublime. Ce n'est que lorsque Zebra fit approcher Jennifer qu'il perçut, sans bien savoir quel indice l'avait mis sur la piste — un certain manque d'expressivité du visage, de souplesse dans les jambes ? — que Jennifer n'était pas un être humain. Comme elle s'agenouillait entre ses cuisses et se mettait au travail avec application, il put vérifier qu'il s'agissait de l'un de ces modèles récents d'androïde qui frisaient la perfection. Quelques moments plus tard, Zebra quitta le lit. Elle s'éloigna à grands pas souples, comme une danseuse, pour fouiller un tiroir, dont elle sortit une petite boîte. Elle y pécha une capsule qu'elle fendit d'un coup de dent afin d'en extraire un objet oblong, grand comme une balle de revolver, qu'elle montra à Michael entre le pouce et l'index, comme si elle jouait l'assistante du magicien. Et ensuite, elle se posa une main sur la hanche, théâtralement. Elle fit un clin d'œil, et, d'une sorte de pirouette, elle se mit à quatre pattes sur le lit à côté d'Ada. Elle leva sa croupe superbe dans l'axe face à Michael avec un effet provocateur recherché, une impudeur éblouissante. Michael admira le tableau. Il eut l'intuition qu'il regardait un spectacle, ou en tout cas une résurgence d'une activité scénique. Zebra avait sur les fesses un petit tatouage qui dans cette position révélait une cible stylisée en toile d'araignée dont on devinera le centre. Elle se glissa prestement le petit missile, qui disparut sous la pression de son index, puis elle s'allongea scéniquement dans le lit à côté d'Ada qui vint l'enlacer, l'embrasser et la caresser. Bientôt, Zebra se recroquevilla dans la couette, serrant les cuisses et les poings. Le dos arqué en arrière, elle souffla son extase dans un long gémissement, et elle resta là, haletant mollement. Son visage et son corps reflétaient une béatitude immense. Lascivement, elle se mit à se caresser tandis qu'Ada rampait vers ses cuisses et faisait disparaître sa caresse sous la cascade bleue de ses cheveux. Zebra se laissa faire quelques minutes, puis elle se leva pour aller chercher la petite boîte, qu'elle secoua pour en faire tinter le contenu. Elle demanda :
— À qui le tour ?
Michael ouvrit de grands yeux, il avait juré à sa mère de ne jamais toucher à une substance illicite. En même temps, il pouvait constater que Zebra bandait furieusement maintenant, et il frissonna. Il n'avait que peu de doute sur ce qu'elle allait vouloir lui faire.
— À moi ! affirma Ada, et elle se mit aussitôt la croupe en l'air. Comme Zebra s'avançait en ouvrant un emballage d'un coup de dent, Michael demanda :
— Qu'est-ce que c'est ?
— C'est un cocktail de stimulants du système nerveux de synthèse et d'un aphrodisiaque de troisième génération, le tout dans un gel excipient, répondit sentencieusement Zebra. La diffusion est progressive. Il n'y a pratiquement pas d'effets secondaires et très peu d'accoutumance métabolique. Tu peux me faire confiance, c'est très haut de gamme.
— Fais-le, fit Ada, et comme Michael l'entendit, c'était plus qu'une recommandation. Il vit la bouche entrouverte de Zebra qui se concentrait pour donner cette estocade de la jouissance illicite, et Ada qui tombait à son tour dans le lit, le dos arqué. Elle gémit, presque comme elle le faisait dans l'orgasme. Elle aussi, elle se mit à se toucher, les yeux fermés, concentrée et sous l'empire de sa jouissance. Zebra vint sur elle, la retourna et la prit sans autre forme de préliminaires, lui arrachant un cri. Après quelques secondes de besognage attentif, Zebra claqua des doigts et dit « Jennifer ». L'androïde obéit : elle abandonna sans délai Michael pour se mettre au travail sur Ada à la place de sa maîtresse. Et Ada se mit à faire des petits jappements joyeux, crispant ses mains sur le drap. Quand il tourna la tête, Zebra lui montrait un petit projectile.
— À toi ! affirma-t-elle.
Il sortit du lit. Il avait complètement débandé. Il se sentait idiot, vêtu en tout et pour tout des menottes de fourrures roses. Il secoua la tête.
— Pas pour moi.
Il était prêt à partir en courant, en tout cas, la partie raisonnable et policée de son l'intellect avait presque déjà pris cette décision. Zebra perçut cela. Elle se leva sans hâte et vint vers lui avec un sourire vainqueur, blondeur superbe dans la nudité, balançant ses hanches, et son instrument de star de porno oscillait comme le battant d'une cloche de cathédrale. Michael hésitait, elle lui imposa son regard dominateur. Elle tourna autour de lui afin de lui bloquer la route vers la porte. Il lui fit face au lieu de forcer le passage et de s'en aller, ce qu'il aurait pu faire sans la moindre difficulté. Elle lui sourit et secoua paresseusement la tête. Son regard le cloua sur place. Quand elle vint gentiment lui appuyer son index tendu sur le sternum, il fit un pas en arrière, puis un autre jusqu'à buter contre le lit et elle le repoussa résolument afin qu'il y tombe.
Au moment de quitter Zebra, Ada plongea la main dans son sac. Elle en sortit une poignée de puces monétaires que Zebra accepta sans rien dire. Arrivés dans la rue, il faisait nuit noire. Michael demanda :
— Tu l'as payée pour me déniaiser du cul ?
— Mais non, gros bêta. C'est elle qui a demandé à te rencontrer, je lui avais montré des vidéos de toi. Et puis, dans le bar, elle m'a dit que tu lui plaisais beaucoup.
— Alors cet argent, c'est quoi ?
— C'est notre participation pour la came.
— Et c'est combien ?
Elle le lui dit.
« Tu es dingue ? Où est-ce que tu vas chercher tout ce blé ?
— Si on te demande, tu diras que tu ne sais pas.
— Où est-ce que te l'as rencontrée ?
Ada lui fit sa face de joueuse de poker.
— Dans un bar ?
— Tu inventes ?
Elle sourit.
— Non, c'était dans un bar, mais les circonstances étaient un peu particulières.
— Ah oui ?
— Bon, allez, c'est un test d'intelligence : comment est-ce que tu crois que je me paye cette came ?
— Tu fais des trucs louches dans des boîtes louches. Tu avais des traces de cravache sur les fesses l'autre jour.
Elle haussa les épaules.
— Voilà, tu sais l'essentiel. Ça tombe bien, il fallait que je t'en parle un jour où l'autre. C'est marrant comme maintenant que je t'ai vu y goûter, c'est plus facile.
— Tu fais des trucs avec elle en scène ?
— Pourquoi ne dis-tu pas franchement à quoi tu penses ? Oui, on baisse en scène, et pas qu'avec elle, et pas qu'en scène, et ça rapporte beaucoup d'argent. Le chic avec Zebra, c'est que presque tous les mecs ont des fantasmes homosexuels, ou des fantasmes de soumission, ou les deux, plus ou moins refoulés. Du coup, ils ont une attraction très forte pour les Domina comme Zebra. Et tu le sais bien, maintenant.
— Pourquoi au juste voulais-tu que je la rencontre ?
Ada sourit malicieusement.
— J'étais sûre qu'elle te plairait.
— Tu voulais me faire essayer la drogue ?
— Si je t'en avais parlé, tu ne serais pas venu. Mais ces suppos, c'est le top, non ?
— Et alors ?
— Et alors, tu te rends compte que pas un mec au monde ne manquerait un truc comme ça ? Du sexe sophistiqué avec des super cannons et de la came de rêve ? Tu te rends compte ? Pour toute réponse, il haussa les épaules.
« Tu n'as pas aimé ? demanda-t-elle, moqueuse. Il haussa les épaules à nouveau.
« Tu ne vas pas essayer de me faire croire que tu simulais, quand même ?
— Non, on est d'accord, je ne simulais pas.
— Bon, elle non plus.
— Que veux-tu dire ?
Elle sourit malicieusement.
— Michael, elle va avoir envie de te revoir. Et toi aussi, tu vas avoir envie de la revoir, et, pour commencer, qu'elle te flanque une autre bonne fessée.
Elle éclata de rire. Il hocha vaguement la tête. En même temps, il eut un violent frisson à la réalisation qu'il avait en lui des pulsions très intenses en réserve, prêtes à ressurgir avec son fantasme de soumission envers Zebra, et dont il avait déjà accepté, inconsciemment, d'éprouver la profondeur.
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Associated Press, New-York, aujourd'hui, 09h16. Le représentant à l'ONU du gouvernement Japonais réitère sa plainte à l'encontre de l'ASI sur la composition de l'équipage de l'Exodus, sous la forme d'une demande express de séance extraordinaire.
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Ada s'annonça chez Lise à l'aide de son téléphone, car le portier électronique à la hauteur de la clôture était inerte, ce qui était devenu la règle depuis l'Annonce et les nuées d'hurluberlus et de hooligans qui s'étaient répandues dans les rues. Elle avait dû subir une fouille au corps très minutieuse juste au bout de la rue où une patrouille de casques bleus s'était installée. Elle leur jeta un regard nerveux. Ils avaient visiblement tiqué quand elle leur avait dit à qui elle venait rendre visite, et ils avaient conféré au téléphone avant de la laisser passer.
Lise la fit aussitôt entrer. Ada était trempée, la pluie s'était infiltrée littéralement jusqu'au fond de sa petite culotte et elle pataugeait dans ses baskets. Lise la fit vite déchausser et elle alla lui chercher une serviette éponge qu'Ada utilisa de ses cheveux jusqu'à ses pieds dont la peau était toute fripée. Tandis que Lise la regardait faire, Ada dit précipitamment :
— La police est venue chercher Michael. Il s'est enfui. Je ne sais pas où il est, mais il faut que je le retrouve, et si je le retrouve, il faut que nous partions le plus loin possible.
Lise hochait discrètement la tête, elle absorbait l'information.
— Le plus loin possible, répéta-t-elle.
— Je cherche du cash. J'ai demandé à ma mère et à quelques copines, mais personne n'en a beaucoup, évidemment. Alors j'ai pensé à vous, parce que Morgan a toujours payé Michael en cash.
Lise sourit. Elle sourit si largement et avec une allure de satisfaction si sincère qu'Ada en fut vivement surprise.
— Viens, fit-elle simplement à Ada. Elle la guida vers le bureau où elle ouvrit un tiroir dont elle sortit une enveloppe. Elle en vida le contenu qui tinta sur le bois de la table. Ada ouvrit de grands yeux. D'une main hésitante, elle prit quelques puces et en approcha son téléphone pour en connaitre la valeur. Elle dit avec stupeur :
— Il y a une véritable fortune sur cette table.
— C'est pour toi. Pour toi et pour Michael.
Ada la regardait avec une intensité où transparaissait la méfiance. De l'eau continuait à couler de ses vêtements sur le parquet.
« Il n'y a pas de piège, fit Lise en secouant la tête, elle souriait. Prends-le, insista-t-elle.
Ada commença à ramasser les puces, et comme elle les fourrait dans sa poche, Lise s'éclipsa pour aller lui chercher une autre serviette de bain. À son retour, elle trouva Ada qui considérait deux puces dans sa paume. Ses gestes devenus tremblants et maladroits, Ada dit très bas :
— Je sais que c'est terrible, de vous dire cela maintenant... Mais je viens de me rendre compte que cela ne suffira pas. J'étais tellement désespérée, je m'étais dit que si je trouvais de l'argent, je pourrais l'emmener loin, et on referait notre vie.
Lise la regarda intensément, bouleversée par l'émotion d'Ada, qui ajouta :
« La police recherche Michael activement. Ils ne lâcheront pas facilement prise. D'après sa mère, il est recherché pour des offenses très graves. On ne pourra pas sortir du secteur avec tous ces nouveaux points de contrôle à travers la ville. J'ai dû en passer quatre pour arriver ici, dont un au bout de votre rue.
Lise hocha la tête avec vigueur. Elle prit son téléphone.
— Morgan ?
— Oui, Lise ?
— Je suis avec une de nos jeunes amies communes, qui porte le nom d'un ancien langage informatique.
— Je vois. Que se passe-t-il ?
— Les forces du bien se sont retournées contre son compagnon.
Il y eut deux secondes de silence.
— Il est tombé ?
— Non, apparemment, il est toujours dans la nature.
Morgan répondit avec vigueur :
— Donne-lui l'argent dans le tiroir du bureau. Donne-lui tout.
— C'est fait.
Il y eut un long silence.
— Je te rappelle.
La ligne devint silencieuse. Lise dit :
— On attend.
— On attend quoi ?
— Morgan va trouver une solution.
Ada pencha la tête de côté, intriguée et inquiète. À cet instant, Esmeralda fit irruption dans la pièce de ce pas à la limite du trébuchement et pourtant tellement assuré qu'ont les petits enfants de son âge. Apercevant Lise, elle poussa un petit cri suraigu de joie :
— Lili !
Simultanément, elle éclata de rire et elle se précipita vers Lise, les bras ouverts. Lise l'attrapa et la serra contre elle en faisant un tour complet sur elle-même, puis elle s'assit dans le fauteuil en installant Esmeralda sur ses genoux.
— Dis bonjour à Ada.
— Bonjours Ada.
— Bonjours Esmeralda.
— Pourquoi tu pleures ? demanda Esmeralda.
— Ada pleure parce qu'elle est inquiète pour Michael, lui expliqua Lise.
— Il est resté dehors ? Il va être mouillé ? Il va attraper un rhume ?
— C'est un peu cela, oui... peut-être un peu plus grave d'un rhume.
— Une jambe cassée ?
— Peut-être plus grave encore.
— La tête cassée ?
— Oui, peut-être.
— Et pourquoi personne ne va le chercher ? Vous avez peur de vous mouiller ? Moi, je n'ai pas peur de me mouiller !
Il y eut un silence. Ada avait baissé les yeux, elle tremblait. La petite regarda alternativement Lise et Ada. Elle ajouta avec conviction :
« Il faut demander à Maman !
— C'est ce que j'ai fait, Esmeralda. Et avec Ada, on attend sa réponse.
— Je peux attendre avec vous ?
— Oui, bien entendu.
— Ça va durer longtemps ?
— Non. Peut-être un peu long pour toi, mais pas très long. Le temps de faire chauffer du lait.
— Et elle va venir chercher Michael et le sortir de la pluie ?
— Je ne sais pas.
Et comme Ada levait ses grands yeux verts assombris par la préoccupation, Lise ajouta :
« Mais je sais qu'elle aura une réponse.
— Je peux avoir du lait, s'il te plaît ?
— Oui, c'est une bonne idée ! Ada va venir avec nous, je suis certaine qu'elle voudra un lait chaud elle aussi.
Esmeralda sauta des genoux de Lise pour courir à la cuisine. Comme Lise se levait pour la suivre, Ada dit très bas en baissant ses yeux pleins de larmes :
— Je prendrais plutôt une bonne vodka bien tassée sur de la glace pilée.
Lise haussa les sourcils.
— Ce serait avec bon cœur, mais je n'en ai pas.
Puis, prise d'une inspiration soudaine, Lise s'arrêta et se retourna vers Ada qui écarquilla les yeux de surprise. Elle lui demanda :
« As-tu déjà goûté du Chassagne-Montrachet 2023 ?
— Non ?
— Ada, j'ai un principe dans la vie : je ne bois jamais d'alcool seule. J'ai donc besoin de ton accord avant d'ouvrir cette bouteille.
Ada sourit faiblement.
— Alors, allons-y.
— Tu ne le regretteras pas, ce vin est la quintessence de ce que l'homme a su faire sortir de la terre.
Comme Esmeralda était en train de siroter son lait et que Lise ouvrait la mystérieuse bouteille, Ada demanda prudemment :
— Qu'est-ce qui vous fait penser que Morgan va trouver une solution ?
Lise avait extrait le bouchon. Elle renifla le goulot et commença à servir délicatement le premier verre. Le vin avait la couleur de l'or et un coulant presque liquoreux extraordinaire. Elle répondit posément à Ada :
— C'est sa nature. Elle est venue au monde pour cela.
— Pour quoi exactement ?
Lise servit le deuxième verre et le tendit à Ada.
— Pour voler au secours des gens qui en ont besoin.
Lise leva son verre vers Ada et le ramena attentivement afin de le humer avant d'en prendre une gorgée.
« Hum, commenta-t-elle, un peu trop chaud, mais tout à fait sublime.
Ada mit son nez dans son verre et le retira aussitôt, surprise par la richesse du parfum, dont la complexité la laissa perplexe. Sous le regard amusé de Lise, elle y trempa ses lèvres et haussa les sourcils. Lise était certaine qu'Ada ne ferait pas la grimace : aucun être humain ne pouvait être insensible à ce vin, et, en ce dernier jour sur la Terre, il était venu à Lise l'idée qu'il aurait été criminellement indécent d'abandonner une bouteille de cette classe à la merci d'un pillard inculte.
Pour la troisième séance d'examen de Ruth, Tim avait pris une demi-journée. Ruth était affaiblie et anxieuse, car elle avait maintenant compris que le risque qu'on lui découvre quelque chose de sérieux était très élevé. Les médecins refusaient de donner un nom à sa maladie, mais ils étaient graves et chaque fois la faisait mettre en tête des listes d'attente pour les examens. Tim avait pris contact avec sa mutuelle et avait été rassuré d'apprendre qu'ils prenaient pour l'instant presque tout en charge. Car les examens coûtaient des sommes astronomiques et leurs réserves sur les comptes en banques baissaient à une vitesse alarmante.
Cependant, les problèmes financiers étaient le cadet des soucis de Tim. En attendant la fin de l'examen, il avait repassé en revue dans sa tête la liste que lui avait sortie l'IA et il fit encore une fois sa prière païenne, car il n'y avait rien de bon sur cette liste.
Avoir accès à des Intelligences Artificielles de haut vol et savoir s'en servir; c'était l'avantage de Tim. À son travail, Tim disposait de programmes de référence pour tester des configurations d'IA. L'un d'entre eux était un système expert médical, un logiciel libre mis au point par un consortium d'universités. Il datait un peu, mais il ne pouvait pas y avoir eu entre temps tant de progrès que cela en médecine... Tim avait chargé le code dans une des unités en cours de test, discrètement, c'est-à-dire à distance depuis son bureau, et il y avait entré tout ce qu'il savait du cas, recopiant minutieusement les résultats des analyses. L'IA avait posé des questions auxquelles il n'avait pour la plupart pas pu répondre, mais elle avait néanmoins fourni une liste de diagnostics possibles avec des probabilités, ainsi qu'une liste d'examens supplémentaires par ordre d'urgence et d'efficacité à lever les doutes. Le test de ce matin avait été en tête de la liste de l'IA. Tim en avait déduit que l'IA et les médecins savaient ce qu'ils faisaient, et aussi que ce test était déterminant. Tim avait sauvegardé le contexte de l'IA pour pouvoir facilement la consulter à nouveau dans l'après-midi. Il pensa à ce bloc de stockage de données qu'il avait rangé dans le tiroir en haut à droite de son bureau, la sauvegarde y attendait, comme un génie endormi dans sa bouteille.
Après l'examen, il ne retrouva pas Ruth. Au lieu de cela, un médecin, pas le jeune qui les avaient accueillis, mais un autre, une femme nettement plus âgée et plus assurée vint le chercher. Tremblant comme une feuille, la vision réduite à un étroit tunnel bordé de noir, il se laissa guider dans le bureau de ce docteur qui l'y invita d'une voix douce. Il se sentait comme une vache à l'abattoir. Le pressentiment qui s'était progressivement formé en lui au cours des semaines précédentes était devenu une certitude, comme si une eau noire et glacée avait envahi ses pensées et noyés tous ses espoirs. Il avait les tripes serrées par une peur si abjecte qu'il se mit à pleurer avant même qu'elle ait eu le temps de lui dire un seul mot. Elle le regarda à la dérobée, gênée et visiblement émue, avant de lui tendre d'une petite main assurée, mais tremblante, une boîte de mouchoirs en papier. Il se moucha. Elle lui proposa un café. Il secoua la tête, il n'aurait pas pu y mettre les lèvres. Un silence de plomb s'installa tandis qu'il arrivait au bout de ses larmes. Il lui facilita la tâche en lâchant le nom de la maladie. Elle écarquilla les yeux et dit seulement très doucement :
— Oui. Vous êtes dans la profession ?
Il secoua la tête.
— Non... C'est une amie qui...
Et il pensa : qui m'attend dans un tiroir de mon bureau. Elle hocha la tête :
— Elle vous a parlé des conséquences ?
Il se sentit idiot d'avoir oublié de demander cela à l'IA. À l'évidence, il n'avait pas voulu imaginer qu'il puisse y en avoir. Il secoua la tête.
— Nous sommes en train de l'hospitaliser, fit-elle doucement.
La nouvelle lui tomba dessus comme un coup de hache dans le dos. Il se dit en un éclair que la nuit passée avait été la dernière fois qu'il avait tenu Ruth dans ses bras. Puis il pensa que c'était somme toute très égoïste de sa part de voir la situation ainsi. Et il pensa ensuite, ce qui était presque pire encore, que ce n'était sans doute pas vrai, car, souvent, ils laissaient sortir les gens un peu avant la fin, afin qu'ils puissent la passer chez eux.
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Agence France Presse, Paris, aujourd'hui, 09h30. Le super-ministère français de l'Espace annonce une nouvelle augmentation de son budget qui marque un seuil historique puisqu'il représente maintenant presque un tiers du budget total de l'état français. On attend dans les heures à venir un alignement des autres pays Européens, Allemagne en tête.
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Le téléphone de Lise sonna, c'était Morgan. Lise posa son verre et prit vivement la communication.
— Oui ?
— Ada est là, avec toi ?
— Oui.
— Dis-lui qu'il faut qu'elle le retrouve. Cela, je ne peux pas le faire. Je ne peux rien faire si elle ne le retrouve pas. Cependant, si elle le retrouve, je ferai une halte supplémentaire pour les récupérer, et je les déposerai quelque part en dehors de la zone des barrages. Mais ne lui explique pas cela, dis-lui seulement que je vais m'occupez d'eux.
— Bien compris.
— Dis-lui aussi de ne pas revenir chez toi avec lui.
Lise fronça les sourcils, puis elle comprit : les hommes qui surveillaient la maison vérifiaient l'identité des personnes qui approchaient.
— Ah, oui, bien entendu !
— Donne-lui les clés et les papiers de mon tout-terrain.
Lise hocha la tête. Avec ce temps, le risque de trouver des rues inondées ou des arbres abattus était très réel. Le véhicule à quatre roues motrices de Morgan était à coup sûr une meilleure option que le petit coupé à propulsion électrique de Lise. Morgan marqua une pause avant de reprendre énergiquement :
« Donne-lui aussi le téléphone portable militaire de secours que j'ai laissé dans le bureau et une batterie de rechange. Fais-lui bien comprendre qu'il est impératif qu'elle garde ce téléphone quoiqu'il arrive.
— Compris.
Ada regardait Lise bouche bée, suspendue à sa respiration. Lise remit machinalement son téléphone à son poignet et leva à nouveau son verre. Par mimétisme, Ada fit de même. Lise savoura une lampée de nectar.
— Quand tu trouveras Michael, ne l'amène pas ici. Tu appelleras Morgan avec un téléphone spécial que je vais te donner et qui lui permettra de te localiser.
— Et ensuite ?
— Morgan a une solution.
Ada se mordit les lèvres.
— Lise, ce n'est pas que je n'ai pas confiance, mais est-ce que je pourrais savoir en quoi consiste la solution de Morgan ?
Lise la dévisagea, soudain elle était devenue grave.
— Ada, j'ai confiance en toi, mais je ne t'en dirais pas plus, car dans quelques minutes, tu vas sortir dans cette tempête. Tu vas parcourir cette ville grouillante de terroristes, de policiers, de quatre ou cinq armées différentes, de Dieu sait combien de services secrets peu scrupuleux, je te prie de me croire. Il peut t'arriver toute sorte de choses et, en particulier, tu risques d'être arrêtée en compagnie d'un individu hautement recherché. Or les sérums de vérité sont devenus très efficaces.
Ada hocha la tête. Elle savait que dans l'ambiance actuelle, si elle était prise avec Michael, ils ne couperaient pas à une injection. Elle se mordit les lèvres. Elle semblait au bord des larmes. Lise s'approcha et lui prit les épaules.
« La première étape est de le retrouver, d'accord ?
Ada hocha la tête avec circonspection.
« Une chose très importante : tout va se jouer avant la nuit. Or, de toute façon, Michael ne peut pas tenir très longtemps dehors sans aide. OK ?
— Oui.
— Bon. Alors, ton plan est simple : prends ce téléphone que je vais te donner, le tout-terrain de Morgan, et retrouve Michael. Ensuite, tu appelleras Morgan. Après, tu verras. Ce sont les instructions de Morgan, et si tu la connaissais aussi bien que moi, tu saurais que c'est mieux que de l'or à la banque. Je te l'ai dit : porter secours est une caractéristique fondamentale de son caractère. Or Morgan est une personne dotée de ressources tout à fait insoupçonnables. Je comprends que cela soit un peu difficile à croire, mais je l'ai vu à l'œuvre, je parle en connaissance de cause : afin de sauver Michael, elle est capable d'aller au-delà des limites de ce que toi ou moi considérons comme possible.
Ada hocha tristement la tête.
— Il y a un hic : je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où Michael a pu se cacher.
À sa grande surprise, Lise lui sourit largement :
— Ada, c'est exactement ce que je te disais : si Morgan pensait qu'il y avait quelqu'un de plus compétent que toi pour le retrouver, elle ne te demanderait pas de le faire.
Lise prit une grande respiration avant de poursuivre :
« Tu es certainement la personne la plus intelligente que j'ai jamais rencontrée. Alors, concentre-toi. Tu vas le trouver. J'en suis certaine.
Quand Morgan raccompagna Lise à sa voiture restée garée au restaurant, celle-ci en profita pour l'inviter le samedi soir à l'accompagner au théâtre.
La semaine passa très vite. Morgan avait résolu de reprendre le rythme des sorties à vélo le matin, bien qu'elle ait perdu sa condition physique à la suite du long séjour à la clinique. Lise veilla sur elle avec une attention soutenue, lui porta son eau, prit soin de rester derrière.
Le samedi soir, Lise vint chercher Morgan. Celle-ci venait de confier Esmeralda à une jeune fille d'une maison voisine qui gagnait ainsi un peu d'argent de poche. En ouvrant la porte à Lise, Morgan marqua un temps d'arrêt. Lise s'était perchée sur de grands talons et sa robe ultra courte dévoilait une intégralité de jambes qui attira le regard de Morgan, Lise le nota avec satisfaction. Elle avait changé sa coiffure pour un carré effrangé teinté selon l'un de ces nouveaux dégradés entre le roux clair et le noir profond, une sorte de fractale alambiquée jusqu'au magique, obtenue par la stimulation au laser de la réaction chimique qui activait la substance teintante. La robe, dans les mêmes teintes, était tout aussi sophistiquée. Coupée dans un taffetas dont le motif de couleur ajouré reflétait lui aussi la tendance récente de la mode à avoir recours à des objets mathématiques exotiques, elle découvrait son épaule gauche et le bras opposé, avec deux trous ovales de biais, l'un dans le dos et l'autre sur le ventre, centré sur le nombril, qu'elle avait rehaussé d'un pendentif. De discrets similis-tatouages répétaient sur ses joues des fragments du motif dans ses cheveux, et les mêmes dessins étranges s'enroulaient sur ses poignets et ses doigts jusqu`à ses ongles. Elle portait un parfum envoûtant, lourd et capiteux, complexe. Elle décoda avec un frisson de plaisir le regard admiratif de Morgan dont le tailleur-pantalon bleu pâle mettait en valeur les formes tout en longueur et dont le faux chignon assorti à sa mantille de dentelle rebrodée par le même jeu de perles rehaussait à merveille la noblesse des traits. Elles s'échangèrent des compliments. Mais si Morgan imposait le respect par son allure de modèle, Lise savait qu'elle jouait dans une autre catégorie. Avec son petit visage exquis encadré par le casque de ses cheveux raides et sa silhouette délicate révélée par la robe fractale, elle semblait vouloir surgir comme la réminiscence haute couture d'un improbable manga.
Tandis qu'elles dînaient au comptoir d'un café, au coin du théâtre avant la représentation, Lise surprit Morgan qui l'admirait, et qui se forçait à détacher son regard d'elle. Lise battit des paupières. Elle cacha derrière son sourire les soubresauts de son cœur. Lise ne garda pas de souvenir précis de la représentation, tant elle était concentrée sur son objectif, assis à côté d'elle, et dont elle ne put pas s'empêcher d'admirer furtivement les lignes élancées. Oui, la proximité de cette silhouette gracieuse accapara son attention, comme une incroyable promesse. Sorties du théâtre, elles marchèrent sur le front de mer pour se dégourdir les jambes et prendre un cocktail de jus de fruits. Le bistro était minuscule, très cosy. Elles étaient installées à une toute petite table ronde, face à face, si proches qu'elles avaient entrechoqué leurs genoux en s'asseyant. Au deuxième cocktail de jus de fruits, comme Morgan avait laissé sa main à côté de son verre, Lise, à la faveur d'une remarque anodine, vint y poser la sienne, et l'effleura, câline. Morgan tressaillit d'un frisson si intense que Lise le perçut. Et comme Lise reposait sa main sur la table, Morgan vint la frôler de trois phalanges à son tour, le bout de son majeur tournant sur la peau fine où la lumière de la petite lampe dessinait quelques veines. Elle cligna des yeux, étonnée d'avoir fait cela. Elles se regardèrent. Lise lui donna alors un sourire illuminé de bonheur, et Morgan la gratifia en réponse de l'un des siens, éclatant comme elle en avait le secret, la blancheur de ses dents parfaite par le satin noir de sa peau. Un ange passa. Morgan ne put s'empêcher de regarder aux alentours si quelqu'un les avait vues. Elle croisa le regard redevenu sérieux de Lise qui faisait de même. Deux amies aussi proches qu'elles l'étaient, cela risquait déjà de faire jaser, autant ne pas donner prise à la médisance.
Ensuite, elles échangèrent quelques plaisanteries sur le fait qu'il semblait que chaque fois qu'elles commençaient à causer, le temps leur échappait. Mais la conversation était devenue irréelle. Pourtant, elles étaient si bien, et il était si doux d'être juste là, belles, sages, et de le lire dans regard de l'autre. Et maintenant ? se demanda Lise, le cœur battant, de l'espoir que celui de Morgan tanguait aussi. Elles décidèrent de rentrer, sous le prétexte qu'elles avaient l'intention de se lever à l'aube pour la sortie à vélo habituelle.
Une semaine étrange, franchement décalée, commença, durant laquelle chaque fois qu'elles échangeaient un regard, le lien était abrégé par une sorte de pudeur mutuelle, et pourtant, elles y revenaient. Lise multiplia les occasions de venir comme par accident au contact. Elle en profita pour donner quelques caresses déguisées, ici la joue en prétextant d'en retirer une salissure, là le bras pour ponctuer une phrase chaleureuse, et même une fois le genou. S'occuper d'Esmeralda, la passer d'une paire de bras dans l'autre, offrait de nombreuses occasions. Chaque fois, il lui sembla bien que Morgan ne se pressait pas pour abréger le rapprochement. Le mardi, Morgan lui caressa le bras à son tour. Après la longue sortie à vélo du mercredi, qui avait été particulièrement ardue, Lise tenta sa chance en proposant à Morgan un massage. Elle tricha sans retenue en prodiguant à Morgan une version très tendre et sensuelle, qui fit soupirer Morgan, ce qui ravit Lise, elle-même très émue. Son excitation se transforma en ivresse quand Morgan lui rendit la pareille, s'appliquant elle aussi à rester à la limite de la caresse, forçant Lise à détourner son visage pour lui cacher les larmes qui lui étaient venues. Cette séance marqua Lise. Les nuits qui suivirent, ce souvenir habita ses rêveries, transformant sa tentation à séduire Morgan en une volonté farouche. Et son cœur battait la chamade chaque fois qu'elle pensait à Morgan. Le jeudi soir, comme elle venait de changer Esmeralda et se penchait sur elle pour lui faire des baisers, Morgan qui entrait dans la chambre vint passer une main dans son dos et dit en riant : « Elle en a de la chance, cette petite fille-là ! » Cette nuit-là, l'obsession de Lise prit une telle ampleur qu'elle en perdit l'appétit.
Le samedi suivant, elles sortirent à nouveau ensemble. La soirée fut troublante, ponctuée de bafouillements et imprégnée d'une complicité embarrassante, de regards qui se détournaient en souriant, si bien qu'elles finirent par en rire, mais sans pouvoir en parler. Et Lise s'en mordait les lèvres, tenaillée entre son désir et sa réserve.
Lorsque Lise arrêta sa voiture devant la maison de Morgan, le moteur tu laissa le chant des insectes nocturnes envahir le blanc de leur conversation de façon très romantique. Morgan sembla hésiter, elle regarda de gauche à droite. Elle respira comme pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées. Lise se mordit les lèvres, et Morgan l'imita. Cela les fit rire. Alors, Lise lui fit un sourire différent, calme et posé, séducteur, tout à fait osé par rapport aux relations qu'elles avaient eues auparavant. Posant ses mains sur ses genoux, elle énonça d'une voix qui tremblait :
— J'ai une révélation à te faire.
Morgan hocha la tête, un soutien sincère.
« Je suis tombée amoureuse de toi.
Les yeux dans les yeux, elles restèrent silencieuses quelques secondes, attentives et prudentes. Lise ajouta :
« Et je voulais te dire... que si tu trouves que je vais trop loin... que si tu ne te vois pas t'investir dans ce type de relation avec moi... Il faut que tu me le dises, et je te laisserais tranquille.
Morgan se pencha et lui prit une main qu'elle nicha entre les siennes. Les longs cils de Lise papillonnèrent. Comme paralysée par la stupéfaction et la liesse, elle regarda la main de Morgan lui caresser la paume et remonter avec tendresse jusqu'au pli de son coude.
— Si tu veux que cela reste platonique, chuchota Morgan, je n'y vois pas d'inconvénient, mais tu sais, je n'ai aucun talent pour l'introspection, il me faut du concret. Alors, dis-moi plutôt : jusqu'où es-tu prête à aller ?
Lise écarquilla les yeux de surprise. Elle respira tandis qu'un sourire malicieux plissait le coin de ses yeux.
— Avec toi, je suis prête à aller au-delà de tout ce que tu peux imaginer.
Morgan eut un rire bref, une explosion de joie. Elle regarda Lise avec révérence et tendresse.
— Et si on commençait par le commencement ?
Elles se penchèrent l'une vers l'autre sans se lâcher des yeux. Morgan porta sa main à la joue de Lise. Elle observait les yeux de Lise qui clignaient fort. Elles marquèrent un arrêt, comme si chacune avait besoin de vérifier quelque chose, ou peut être pour faire durer la magie très simple, mais très profonde, de cet instant. Suspendues à deux doigts l'une de l'autre, elles pouvaient commencer à humer la peau de l'autre, à compter les taches des iris dans la lumière de la Lune. Elles approchèrent leurs lèvres ... À cet instant, un très fort échange de miaulements de rage se fit entendre : deux chats qui s'affrontaient dans un jardin. Elles s'écartèrent. Lise regarda aux alentours. Est-ce que quelqu'un allait sortir pour séparer les bagarreurs ? Elles attendirent quelques instants, échangèrent des sourires pour se rassurer. Les chats s'étaient calmés, la nuit avait retrouvé sa musique discrète. Morgan regarda Lise.
— Viens chez moi.
Morgan s'occupa de régler la baby-sitter tandis que Lise s'éclipsait aux toilettes, presque autant pour donner le change qu'autre chose, mais la jeune fille ne semblait pas pressée, ce qui avait au moins le mérite de prouver qu'elle n'avait pas compris la situation. Enfin, elle partit à pied, elle habitait à deux pas.
Revenant au salon, Morgan trouva la baie vitrée ouverte. Quittant ses escarpins, elle se glissa sur la terrasse où elle vit Lise, son petit sac à ses pieds, accoudée à la balustrade face à la vue sublime des collines qui plongeaient dans la mer sous la clarté d'argent de la Lune. La brise s'était levée, tiède, et soulevait les cheveux de Lise. Morgan vint se mettre au contact, hanche contre hanche, et Lise tourna son visage vers elle en se mordant la lèvre inférieure. Elles se sourirent pour se rassurer. Lise tremblait. Elle admira le visage calme de Morgan éclairé par la lune. Morgan se pencha sur elle en l'attirant, arrachant un soupir d'apaisement à Lise. Une brève hésitation, le temps de s'émerveiller de la douceur du contact, leurs lèvres se touchèrent. Tout de suite, elles recommencèrent, avec un abandon aussi soudain qu'abyssal, très longtemps cette fois, d'un baiser qui les laissa toutes deux étourdies et tremblantes, oblitérant le monde entier. Lise avait refermé ses bras autour de la nuque de Morgan. Les mains de celle-ci, en glissant sur la soie, étaient venues se nouer au creux des reins de Lise. Elles récidivèrent. Très longtemps. S'arrêtant juste pour respirer. Et pourtant, ce n'était pas assez. En vérité, c'était primordialement insuffisant. Elles se regardèrent, tremblantes et essoufflées, éberluées, avant de replonger. Quand une risée fit frissonner Lise, elles se regardèrent à nouveau. Il n'était plus question de sourires maintenant. Lise, le souffle court, attendit en scrutant Morgan, qui finit par chuchoter à nouveau :
— Viens !
Elle la prit par la main et l'emmena dans le salon. Bouche à bouche, Lise adossée au mur, elles se goutèrent pendant la moitié d'une éternité. Puis elles commencèrent à se caresser. C'était lent et mesuré, et pourtant bouillonnant de passion contenue. Elles partageaient une exultation phénoménale. C'était bien, c'était beau à pleurer, désirable à couper le souffle. Elles sentaient bon. Leurs peaux étaient douces. Elles étaient toutes deux à la fois brûlantes et fraîches. Leurs corps possédaient une texture similaire, composition miraculeuse de la fermeté du muscle et de l'os sous une fine enveloppe de peau satinée, juste un peu capitonnée à des endroits stratégiques que les mains osaient à peine encore approcher. La Lune, par les fenêtres, donnait sa lumière bleutée au travers des voilages, tandis qu'elles haletaient, essoufflées par les longs baisers et une excitation si intense qu'elles en tressaillaient à tour de rôle. Chacune avait conscience de vivre des minutes uniques de sa vie, et le disait à l'autre par des regards furtifs dans la pénombre. C'était à la fois impétueux et bouleversant, une première fois d'une beauté inimaginable, d'une pureté si absolue, qu'il aurait dû leur être évident qu'elles étaient en train de commencer bien plus qu'une affaire, une véritable histoire dont les premières minutes déjà les marquaient à jamais.
Elles éprouvèrent le besoin de reprendre leur souffle. Les bouches glissèrent dans les cous. Elles frissonnèrent et rirent. Oui, c'était gai aussi. Elles s'écartèrent à peine, se prirent les mains, se regardèrent, se sourirent, redevenant sombre à tour de rôle avant de répondre au visage de l'autre qui s'éclairait de joie cristalline en souriant à son tour.
— Et là, c'est assez concret ? demanda malicieusement Lise.
— Hum ! Pas mal ! Mais j'étais en train de me demander si on pouvait passer aux choses sérieuses ?
Lise rit en silence. Elle prit une profonde respiration et elle quitta adroitement ses sandales. Puis elle regarda Morgan avec un air de provocation, remontant fièrement sa poitrine. Morgan haussa les sourcils. Elle affichait ce sourire qu'on a en attendant de commencer quelque chose qu'on aime bien faire. Elle vint d'une main circonspecte caresser le cou et la nuque de Lise, qui lui demanda :
— Et qu'est-ce que tu considérerais comme sérieux ?
— Je pourrais te le dire, commença Morgan, mais j'ai peur que tu n'oses pas t'investir dans une relation de ce type, et que tu prennes tes distances.
Lise rit à nouveau, radieuse d'une allégresse simple et sincère. Elle prit une profonde inspiration et répliqua en penchant la tête, avec le plus grand sérieux :
— Je te l'ai dit, pourtant : avec toi, je suis prête à aller au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Et je te jure que c'est bien plus loin que dans tes rêves les plus fous.
Elles se regardèrent, comme pour se jauger galamment. Morgan entama un mouvement tournant, dont Lise saisit le sel, et elle tourna elle aussi, un pas de danse. Morgan hocha la tête.
— Alors, allons-y !
Elles avaient dans la poitrine le même tambour qui battait. Lise referma le cercle en tendant les mains. Les sourires s'effacèrent. Le désir était revenu, trop grand, trop intense. Elles plongèrent l'une vers l'autre à pleine bouche. Les mains descendirent parcourir les hanches, s'aventurèrent plus bas. Lise gémit la première. Morgan l'entraîna vers le canapé où elles tombèrent en riant de bonheur. Elles se déshabillèrent l'une l'autre avec le mélange de lenteur et de précipitation que crée le désir pur et le désir de faire durer le plaisir. Ainsi, Lise dégrafa une à une les attaches de la chemise de Morgan, et arrivant tout en bas, elle glissa avec assurance ses mains dans le dos de Morgan pour manœuvrer l'ouverture du pantalon et engager hardiment ses doigts en explorateurs. Morgan, libérée par cette audace, passa alors à l'offensive.
Elles avaient toutes deux oublié combien les femmes ont la peau douce, combien leurs seins sont érogènes et érotiques. Elles le réalisèrent avec émerveillement, se touchèrent en tremblant. Les mains faisaient semblant de remplacer la dentelle, les doigts au passage cherchaient les extrémités érigées avant que le bout des langues n'y vienne. Lise, la première, dit : oui ! Et Morgan trouva sur-le-champ que ce mot, si simple, était en la circonstance magique tant il signifiait en raccourci toute la tendresse que l'on voulait donner à l'autre. Elle se mit à le dire elle aussi. Elles commencèrent à s'encourager ainsi en chuchotant. Et la jouissance, avec juste la trace d'égoïsme qu'il fallait pour l'engranger, ne semblait pas pouvoir trouver de limite.
Lorsqu'elles mêlèrent mains et genoux entre leurs cuisses, elles découvrirent qu'elles avaient toutes deux trempé leur dessous. Alors, l'exultation se transforma en frénésie. Lise prit le dessus. Lorsque Morgan retomba dans le cuir du sofa, essoufflée et comblée, Lise la félicita de baisers en chuchotant des petits mots d'amour. Du coup, Morgan plongea sur elle. Lise se laissa partir avec un ravissement inouï, encourageant Morgan de petits glapissements étouffés. À la fin, elle gémit de façon déchirante, secouée de contractions impressionnantes qui la laissèrent pantelante. Ensuite, elle se blottit dans les bras de Morgan avec au creux des reins une fulgurance de bonheur sensuel. En levant les yeux, elle croisa le regard étonné, admiratif et attendri de Morgan qui la serrait. Elle se tendit à la rencontre de ses lèvres. Voyant Morgan lui rendre son baiser avec passion, et celle-ci s'appliquer avec un abandon total, elle se dit qu'il ne s'agissait peut-être pas juste d'une première fois thermonucléaire. Et du coup, elle se prit à savourer les frissons qu'elle sentait passer dans les reins de Morgan.
Il était tard, très tard pour les couche-tôt qu'elles étaient. Lise demanda tout bas :
— On continue ou on dort ?
— On continue !
Elle sourit, elle avait très bien perçu à quel point Morgan était enflammée.
— On va dans ton lit ?
Morgan lui prit la main. Elles glissèrent dans l'obscurité vers la chambre où Lise poussa Morgan dans le lit. Après, elles roulèrent et se câlinèrent. À tour de rôle, l'une prenait le dessus, l'autre jouait la passivité avec délectation. Elles s'embrassaient, avant de se serrer, pour s'écarter un peu, pour mieux se rapprocher encore. Les mains, sans cesse, mais sans urgence aucune, parcouraient la peau de l'autre. Il semblait qu'elles ne parvenaient pas à se lasser de la magie du contact. Chacune s'étonnait à chaque éclipse de retrouver un nouvel élan, comme si elles avaient voulu vérifier comment chaque partie du corps de l'autre était douce et ferme, mais qu'après un tour complet le doute se fût réinstallé. Elles se calmèrent petit à petit. Enfin, elles trouvèrent l'immobilité. Et là, dans l'oasis de cette inaction, après avoir constaté que sa respiration s'était synchronisée sur celle de Morgan, Lise prit conscience qu'elle avait attendu ces instants toute sa vie, obscurément, sans même avoir osé imaginer qu'une émotion aussi pleine et heureuse existât. Ouvrant les yeux, Morgan chuchota :
— Tu crois que notre amitié en souffrira ?
Lise lui sourit timidement.
— Si tu veux, demain, on fait comme s'il ne s'était rien passé.
— Je crains que, pour moi, cela ne soit pas possible.
Lise haussa les sourcils.
— Tu me rassures. En fait, je ne pourrais pas non plus.
— Est-ce que je t'ai dit que j'étais amoureuse de toi ? hésita Morgan.
Lise se dressa sur un coude pour scruter son visage.
— Non, tu ne me l'as pas dit. Mais, le croiras-tu, depuis quelques instants, je m'étais mise à nourrir un certain espoir. Dis-moi si je me trompe.
— Je ne te l'ai pas dit parce que je ne le savais pas. Je t'avais prévenue, je ne suis pas douée pour l'introspection.
— Ce n'est pas grave, tu as de nombreuses autres qualités très utiles en l'occurrence, comme la franchise, répondit Lise en lui caressant la joue.
— Lise, je suis prête à m'investir autant que tu le voudras dans cette relation.
— Morgan, tu as de nombreuses qualités, mais j'ai un reproche à te faire : tu es dangereusement prétentieuse. Quand tu verras ce que je vais te faire, tu comprendras ce que je veux dire.
Morgan sourit en fermant les yeux, elle tourna la tête pour caresser l'oreille de Lise du bout de son nez.
— Tu ne me fais pas peur, souffla-t-elle.
— Je sais. Tu n'as peur de rien. C'est un aspect de ta personnalité que j'adore. C'est aussi la raison pour laquelle je me sens tant en sécurité dans tes bras.
Lise joignit le geste à la parole en lui caressant un biceps, que Morgan fit durcir pour elle avec une grimace d'effort feinte. Elles rirent, et Lise vint se nicher contre Morgan qui referma ses bras autour des épaules de Lise comme celle-ci enfouissait son visage dans son cou et lui y donnait un long chapelet de petits baisers.
Elles recommencèrent, au point d'en perdre le compte. Et au lieu de s'affadir, leurs finals semblaient embellir.
Au bout de la nuit, Lise chuchota à Morgan :
— Tu crois au coup de foudre ?
— Tu crois que c'est ce que j'ai attrapé ?
— C'est ce que j'ai attrapé, moi, quand je t'ai vue apparaître à la porte de l'hôpital.
— Je ne me suis rendu compte de rien !
— C'est normal... je n'ai décidé de te séduire que samedi dernier, fit Lise en s'écartant pour contempler le visage soucieux de Morgan.
— Tu en parles comme un tueur à gages d'un contrat ! Tu décides souvent de séduire quelqu'un ?
Lise plissa ses yeux d'un sourire malicieux, avec un faisceau de rides minuscules aux coins.
— Non... Cela ne m'était pas arrivé depuis des années... En fait, tu es ma première victime féminine.
— En tout cas, félicitations. J'ai pris la flèche en plein cœur.
— Bienvenue au club, soupira Lise en souriant. Morgan sourit à son tour. Lise se nicha à nouveau contre elle, et Morgan lui caressa le dos. Quand Morgan ferma les yeux, Lise ferma les siens. Elles s'endormirent, enlacées et sereines.
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TASS, Baïkonour, aujourd'hui, 09h41. Les forces de sécurité de l'astroport ont annoncé une mise en état d'alerte maximale à la suite de la découverte d'un obusier de 105mm camouflé dans un camion qui stationnait à proximité d'un point de contrôle. Le commando qui se cachait autour du camion s'est défendu avec la plus ultime violence. Les autorités y voient l'indication certaine qu'il s'agissait d'une tentative imminente d'attentat. Elles affirment que les terroristes ont tous été tués. On ignore les pertes subies par les forces de sécurité, mais les hôpitaux du secteur rapportent des dizaines de blessés.
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La pluie avait repris, elle tombait avec une violence inouïe, comme si le ciel se déversait sur le monde. Ada roulait très prudemment.
Lise lui avait donné un téléphone. Ensuite la svelte Chinoise avait ouvert un tiroir et en avait sorti une petite arme à feu très mince et très élégante dans sa noirceur, un pistolet comme dans une production hollywoodienne. Elle avait montré à Ada un petit mécanisme sur le côté :
— C'est le cran de sûreté. Il est chargé.
Ada avait secoué la tête :
— On ne peut pas passer les barrages avec une arme. Ils passent leur détecteurs dans la voiture.
Lise lui avait répondu en hochant vigoureusement la sienne :
— Avec celle-ci, on peut. Morgan a été formelle sur ce point, c'est une arme spécialement conçue à cet effet.
— Lise, je n'ai jamais...
Lise l'avait interrompue.
— Ada, si tu dois faire une véritable mauvaise rencontre dans les heures à venir, ça peut faire la différence.
Ada avait empoché maladroitement l'arme. Ensuite, sous la pluie battante, elle avait couru jusqu'à la voiture pour se précipiter à l'intérieur, où elle s'était efforcée de procéder avec calme et ordre. Le démarrage du moteur avait produit un feulement réconfortant. Les essuie-glaces s'étaient mis à battre la cadence. La climatisation avait éliminé la buée en quelques secondes dans un flot d'air glacé et sec tandis qu'Ada réglait le siège et mettait sa ceinture. Sous le porche, Esmeralda dans les bras de Lise lui avait fait au revoir de la main.
Ada ralentit en arrivant à une intersection. Avec la pluie à seaux, il fallait faire attention aux véhicules qui risquaient de ne pas avoir vu les signaux. En temps normal, Ada aurait éprouvé un profond dégoût pour ce véhicule d'un autre âge, grand pourvoyeur de gaz à effet de serre, mais il fallait bien reconnaître qu'en la circonstance, il était profondément rassurant de se trouver aux commandes d'un tel monstre, aussi puissant qu'un camion, très haut sur ses roues énormes.
Ada avait deux ou trois idées sur des endroits où Michael avait pu passer, des gens qu'il aurait pu chercher à contacter. Elle se dirigea à petite vitesse vers la première adresse, un vendeur de matériel informatique chez qui elle savait que Michael se fournissait.
— Bon, alors, on en est où ? demanda Daeffers. Il était irrité. Il subissait des pressions de plus en plus fortes. L'affaire de l'astronaute noire qui au début n'avait semblé être qu'un dossier secondaire était en train de devenir de plus en plus importante. Il venait de se faire remonter les bretelles parce que cela n'avançait pas, et il avait horreur de se faire donner la leçon par son supérieur qu'il méprisait, car ce n'était pas un homme issu du terrain comme Daeffers, mais un technocrate. Ou en tout cas, c'était ce que Daeffers pensait de lui. Comme Daeffers s'était plaint de ne pas avoir assez de ressources, on lui avait répondu de mettre toutes les ressources dont il avait besoin sur l'affaire, si nécessaire au détriment des autres dossiers dont il avait la charge. Il s'était étonné et en avait mentionné un, celui de la Bosnie, qui jusqu'à présent avait paru être d'une importance capitale et, à sa grande surprise, son chef avait balayé l'objection avec un froncement de sourcil irrité.
À son retour, il avait planché sur la question et le bilan ne lui semblant pas bon, il avait convoqué Shrieffer pour le passer à la moulinette. Il fut désarçonné par l'air jovial de Shrieffer :
— Ça marche comme sur des roulettes, des roulettes de lit d'hôpital, si vous me permettez ! Shrieffer rit grassement. Il aimait les blagues à deux balles. Daeffers, qui n'avait pas compris celle-là, se mit à soupçonner qu'elle allait être particulièrement lamentable, il avait raison. Shrieffer poursuivit :
« Nous avons eu confirmation de l'hospitalisation de la compagne du spécialiste en IA pour StarWanderer qui avait été ciblée.
— Haha ? répondit Daeffers. Il ne se souvenait pas des détails.
— Oui ! Ça a marché ! Le truc super grave qu'on lui a filé, c'est bien incurable... Sauf au Texas, à Houston. Ils ont un labo qui a un nouveau traitement à moitié expérimental. Il rigola bêtement. Mais ça coûte je sais pas combien de millions et c'est pas remboursé par sa mutuelle, on a vérifié. Il ne les a pas. Il n'en a même pas un dixième en liquidité. Sa maison est hypothéquée, aucune banque ne lui fera un prêt pour ça. Il ne le sait pas encore, mais il est mûr.
— Haha ! fit Daeffers qui venait de se souvenir qu'ils avaient dû aller chercher l'agent pathogène en question tout au fond de la panoplie abjecte de leurs collègues et néanmoins voisins de la branche action. Après deux semaines de procédures, ces enfoirés leur avaient balancé une facture de deux cent mille dollars pour une dose, avec une notice confirmant que l'agent n'avait aucune saveur et était compatible avec les boissons alcoolisées. Trouver une occasion de le glisser dans un verre que la connasse allait boire leur avait pris une bonne semaine supplémentaire. Il avait fallu découvrir qu'elle était invitée à un cocktail de charité à la mord-moi-le-nœud et y placer un agent infiltré parmi les extra. Enfin la connasse... il ne la connaissait pas, et elle devait en baver gravement maintenant... Elle allait même très possiblement y laisser sa peau. Il aimait à répéter à ses collaborateurs qu'on ne faisait pas d'omelette sans casser des œufs et qu'ils étaient dans un business où les œufs étaient des gens. Si encore le connard avait eu un vice, même un petit... Genre : s'il avait eu la bonne idée d'aller tringler une autre salope de temps à autre, ils auraient pris quelques photos et l'affaire aurait été dans le sac. Et trois photos, Schwartz ! Ça coûtait pas des millions de dollars. Parce que, en comptant bien, ils avaient raqué pour le poison, mais maintenant, qui est-ce qui allait sortir le cash pour le traitement miracle, hein ? Mais quel con, ce mec ! Non seulement, il était passé à côté du frisson puissamment jouissif, Daeffers en savait quelque chose, d'aller tremper sa nouille dans une autre gamelle, mais en plus, du coup, on était obligé de faire des misères à sa régulière. Quelle chienne de vie, hein ?
« Et la suite ? Il en est où notre homme à Almogar ?
— Il est dessus, je lui ai donné carte blanche pour les écoutes.
Daeffers congédia Shrieffer, il était rassuré. Il aurait une facture énorme à faire avaler, mais après tout, une grosse facture allait bien de pair avec une grosse affaire.
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Bloomberg, San José, aujourd'hui, 9h58. Authentic Perspicacity, le géant du moteur d'IA, malgré la rude concurrence de ses rivaux européens TAB AG et Saxane SA, annonce une prévision en hausse de 28% de ses ventes et de 13% de son bénéfice net pour le deuxième semestre. Une forte hausse du cours de l'action est en cours. À l'origine du succès récent d'AP se trouve la nouvelle génération d'IA de très haute puissance de la gamme XS. La XS340 vient de se voir attribuer une note de 133 Turings, ce qui en fait la première entité artificielle ayant franchi la barrière mythique des 130 Turings. Rappelons que, par définition, 100 Turings correspond à la limite théorique au-delà de laquelle une IA ne peut plus être distinguée d'un être humain. Le Département de la Défense Américain a démenti à nouveau les rumeurs d'embargo sur ces technologies, ravivant du coup une autre rumeur, très vivace... celle selon laquelle AP disposerait en secret de modèles encore plus puissants, mais réservés aux militaires Américains...
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Le téléphone d'Ada sonna. Le numéro était masqué, la vidéo, noire. En temps normal, elle aurait refusé l'appel. Elle stoppa précipitamment le pick-up le long du bord et prit la ligne :
— Salut, c'est Vince.
— Vince ?
Elle avait beau réfléchir, elle ne connaissait aucun Vince.
— On m'a dit de te dire : hier, il a fait le même temps que la dernière fois.
Le cœur d'Ada se mit à cogner. Si c'était un message de Michael, il devait penser que le téléphone d'Ada avait été mis sur écoute. Elle répondit prudemment :
— Je comprends.
Elle prit son téléphone pour retrouver la phrase et la soumettre au livre de codes que lui avait donné Rita.
— Allo ?
— Oui ! Je suis toujours là. Une seconde, s'il te plaît !
Le téléphone afficha :
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Cette ligne est surveillée.
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« OK, Vince, OK.
— Le chinchilla a pris froid.
Ada manipula nerveusement le téléphone pour lui faire traduire la phrase :
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Il faut qu'on se voie le plus vite possible.
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— Oui ? répondit Ada
— Ta voiture est toujours en panne.
Elle s'acharna sur le clavier et lut la réponse :
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Passe me voir.
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Elle haussa les sourcils, comment diable pouvait-elle savoir où il était ? Elle rechercha dans le livre de code la question : « où ? ». Elle énonça soigneusement la phrase que le téléphone lui retourna :
— Qui t'a dit que c'était vrai ?
Il y eut un long silence. Ada se mordit les lèvres. Le garçon répondit :
— Ada, Ada, c'est pas bon.
— Je ne comprends pas.
— Oui, et bien, c'est là que ça devient chaud.
Elle entra la phrase, mais le téléphone ne trouva rien.
— Je ne vois pas.
— Tu es venue une fois. Tu ne te souviens pas ?
— Non.
— Moi, je me souviens très bien de toi.
— Schwartz ! Comment je vais trouver ?
Après un long silence, Vince soupira :
— Je vais le dire une fois.
— Pardon ?
— Ada, tu sais, on est sur la lame du rasoir avec ces trucs, il faut faire jouer son intelligence et être à l'affût du plus petit indice. Timro.
— Pardon ?
— À tout de suite.
Le garçon avait raccroché. Ada se fit une grimace d'exaspération impuissante. Il l'avait dit dans la foulée de la phrase, comme un juron. Qu'est-ce que c'était que ce truc ? Elle activa l'IA de la voiture. Elle entra T.I.M.R.O. L'IA lui rapporta aussitôt une centaine de réponses. Cependant, aucune n'était à Santa-Maria, l'adresse la plus proche était un particulier à Almogar. Ada étendit les critères de recherche pour une adresse commerciale dans les environs de Santa-Maria et dont le nom pouvait être différent, mais phonétiquement proche. La réponse arriva sans délai :
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TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock, -10% si enlèvement immédiat.
TEAMRO Albert : Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie.
TIM REAU : Matériaux de charpente en gros
TI NRO Sheng-Ni : Le spécialiste du poisson vivant et ultrafrais
TIN ROW : Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.
PINEREAU et frère : Commerce de détail de vins et spiritueux
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... la liste continuait sur des pages et des pages. Ada se mordit les lèvres. Elle appuya sur « le plus proche »
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1) 1 km TI NRO Sheng-Ni : Le spécialiste du poisson vivant et ultrafrais
2) 1.4 km TEAMRO Albert, Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie ?
3) 1.5 km TIM REAU, Matériaux de charpente en gros
4) 1.5 km TIN ROW, Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.
5) 2.9 km PINEREAU et frère, Commerce de détail de vins et spiritueux
6) 2.95 km TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock. , -10% si enlèvement immédiat.
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Elle jeta machinalement un coup d'œil dans le rétroviseur avant de repartir.
En cette fin de dimanche après-midi, Esmeralda jouait à l'ombre. Assise sur son tapis, sérieuse et concentrée, elle tirait les cheveux et les vêtements de ses poupées, elle leur donnait à manger à la cuillère des mets invisibles. Morgan et Lise étaient étendues à côté sur la terrasse. Elles dégustaient un verre de chardonnay glacé avant le dîner, en profitant du coucher de soleil sur la mer. Lise possédait une cave riche et une connaissance impressionnante des vins. Depuis qu'elles habitaient ensemble, elle avait pris à cœur de faire découvrir ce plaisir à Morgan. L'écoute de l'album mythique de Yamamoto Takata, le gourou du Zi-Tran, les avait plongées dans une sérénité méditative à l'échelle de leur longue sortie à vélo du matin. Lise et Morgan restaient rarement oisives, étant toutes deux d'un tempérament penché vers l'activité. Cependant, ces derniers temps, elles connaissaient de plus en plus de moments comme celui-là où elles se synchronisaient sur la recherche de la présence de l'autre. Morgan devait partir à l'aube du lundi pour la semaine entière en Europe. Ce dimanche après-midi de farniente s'était imposé, sans qu'elles l'aient évoqué en ces termes, comme une façon de faire le plein avant la pénurie.
Elles s'étaient installées sur la terrasse, après avoir passé le temps de la sieste d'Esmeralda à rouler l'une sur l'autre, comme des serpents, la bride lâchée à l'animal qui veut de la jouissance, une bacchanale à deux assumée sans complexe. Au lit, elles se découvraient chaque fois la même passion physique qui naissait, à mesure que les vêtements quittaient le jeu, quand les baisers tendres et légers de leurs longs préliminaires faisaient place en crescendo de caresses aux gémissements et enfin aux cris. La façon que Lise avait de vocaliser sa jouissance avec une grande variété de sons avait le don de surexciter Morgan. Elle apprenait avec patience cette technique dont Lise lui avait expliqué qu'elle consistait à accroître la durée et l'intensité en recherchant la respiration et l'acte synchronisés, ce qui était facilité par l'utilisation de la voix. Il n'était pas nécessaire non plus de faire beaucoup de bruit, et elles n'en faisaient pas. Au contraire, le contrôle exercé sur le volume d'air expulsé pour limiter le niveau sonore des cris allait de pair avec l'aspect respiratoire de la méthode. Cela donnait aussi aux voix une tonalité rauque que Morgan trouvait très troublante. Lise l'avait découvert, et elle n'hésitait pas, en venant lui gémir à l'oreille, à simuler outrageusement afin d'attiser le feu de Morgan. Morgan n'était pas dupe. Elle souriait et se laissait partir avec entrain. Elle avait avoué à Lise que l'aspect ludique de leurs ébats ne cessait ni de l'étonner ni de la ravir. Sur l'impulsion de Lise qui lui avait montré la sienne, Morgan avait assemblé une garde-robe de guêpières et autres bas et jarretelles, de gants en dentelle, et même un collier à clous. Parfois, elles se costumaient ensemble. Parfois, l'une se parait pour l'autre, sans protocole.
Bien que de plus en plus organisés, leurs jeux restaient orchestrés par la balance du désir et du plaisir, par la volonté farouche de canaliser le besoin naturel de toujours plus de stimulation au fur et à mesure qu'un geste avait perdu de son pouvoir initial. Ainsi, après les longs effleurements et les baisers, leurs joutes se poursuivaient par l'exploration délicieuse de mains glissées sur la peau avec une retenue travaillée. Lise avait montré à Morgan comment on pouvait pimenter ces préliminaires par des griffures et de petites morsures feintes au début, mais que Lise n'avait pas son pareil pour donner bien réelles dans la chaleur des instants plus intenses. Morgan en avait en permanence deux ou trois marques sur la peau, dans le cou, sur le ventre et à l'intérieur des cuisses, des stigmates que Lise renouvelait selon un plan secret qui avait toutes les apparences du désordre. Elle avait réclamé à Morgan la même parure, sans trop de succès à moins d'insister.
Lorsque commençait les intrusions, Lise montrait qu'elle excellait tout autant dans l'art de garder l'incendie sous contrôle en improvisant jusqu'au délire des changements de positions et de savantes occultations avec tout ce qui lui tombait sous la main. Elle tirait aussi partie de sa grande souplesse pour inventer des postures invraisemblables. Enfin, Lise avait petit à petit fait apparaître quelques objets d'une collection cachée dans un sac rose. Ces gadgets étaient venus dans leurs jeux prendre la place qu'en cuisine on envie aux épices. Certains d'entre eux s'attachaient à un harnais paré de dentelle et dont le laçage s'ajustait aussi bien sur les hanches de Lise que sur celles de Morgan.
Après, toujours venait la tendresse, l'alanguissement des corps et des esprits, le temps des caresses chastes et aussi des massages où, là aussi, Morgan suivait pas à pas l'enseignement de Lise, car celle-ci, joignant le savoir-faire de la professionnelle à l'expérience de l'amante, excellait au-delà de tout ce que Morgan avait connu auparavant. Et puis, enfin, venait la sieste, d'autant plus brève que les ébats avaient été longs, car le réveil d'Esmeralda en sonnait la fin.
Ces temps-ci, elles trouvaient Esmeralda debout dans son lit, sautillant avec impatience contre les barreaux afin qu'on la libère. Et alors, avec le goûter de la petite, elles prenaient une collation, l'apéritif en l'occurrence. Ensuite venait le temps d'Esmeralda. Il fallait la faire jouer, manger, la baigner, lui laver les dents — un élément récemment introduit du cérémonial — l'habiller pour la nuit, la coucher. C'était un rituel que Lise avait baptisé pour rire : la Cérémonie de La Princesse, mais la formule décrivait bien l'attitude des parties. Au centre trônait Esmeralda, Princesse, et qui le savait, mais n'en abusait pas, et autour, sa mère et Lise, servantes et courtisanes, qui recevaient sourires et baisers en échange de leurs soins attentionnés.
Et c'est ainsi qu'elles se retrouvèrent au bord de la piscine un verre de blanc à la main, à jeun et donc un peu éméchées, très peu vêtues, car il faisait très chaud, affalées sur les chaises longues, quand l'album mythique se termina. Elles laissèrent le silence ponctué de cris d'oiseaux faire le point d'orgue à la musique majestueuse et mystérieuse de Takata. La nuit était tombée sur Santa-Maria et la soirée s'annonçait parfaite, avec au loin sur l'océan une poignée de voiliers de course qui régataient en grands jaillissements d'écume, leurs immenses voiles transparentes chatoyant dans la lumière des projecteurs.
Elles dînèrent d'une salade et d'un fruit, puis Lise partagea la fin de la bouteille de vin. Rompant le calme surnaturel qui était tombé avec l'affaiblissement de la brise de terre, Morgan croisa le regard de Lise et lui dit en chinois, solennellement, en partie parce qu'elle voulait s'appliquer dans sa prononciation :
— Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais je voulais te dire que je viens de vivre les plus beaux jours de ma vie, les plus intensément heureux, et de cela je te serai éternellement reconnaissante, quoi qu'il advienne.
Lise émit un petit sifflement silencieux, comme si elle avait soufflé une bougie imaginaire, et elle répondit en anglais, imitant un accent Middle-West exagéré, taquine dans l'apparence du respect attentionné :
— Woa ! Tu mets la barre un peu haute pour une réplique.
— Je suis très sérieuse, répondit Morgan en anglais, fronçant les sourcils avec un simulacre de reproche dans la voix. Lise hocha la tête. Elle répondit en utilisant la même mimique de sincérité, ses sourcils, en fronçant, se rapprochaient en formant deux rides. Elle semblait presque triste.
— Oh ! Je sais, je sais.
Elles gardèrent le silence un moment en sirotant. Puis Lise fit sa réponse. Elle énonça avec application :
« Puisque c'est l'heure des déclarations, je vais te faire la mienne. Je dois te prévenir, elle risque d'être un peu longue.
Elle draina son verre comme pour se donner du courage et commença très bas, avec son petit air sérieux et gentil :
« J'ai eu pas mal d'amants et d'amantes dans ma vie, enfin surtout des hommes, mais ce n'est pas le nombre qui compte n'est-ce pas ? Et j'étais amoureuse de chacun et chacune... mais ces dernières années, j'avais commencé à avoir moins envie de vivre un autre couple. Et d'ailleurs, quand je t'ai rencontrée, cela faisait des mois que l'histoire que je vivais était en train de battre de l'aile et je me disais que c'était normal, que c'était l'âge et toutes ces ... conneries bien statistiques et fatalistes ... les mêmes que je débite à mes patients à longueur d'année. Tu sais : en vieillissant, avec la santé qui décline insensiblement, on perd tant de choses, mais au moins, on gagne en sérénité.
Elle soupira.
« Par moment, reprit-elle, ces blablas lénifiants me font penser aux oraisons funèbres : on rassérène comme on peut ceux qui sont encore là.
Elle fit une pose et, regardant Morgan, elle la désigna d'un doigt :
« Et puis, tu es arrivée et tu m'as fait découvrir que mon âge était hors sujet, qu'il suffisait d'y croire pour redécouvrir ce truc qui fait se pâmer les adolescentes... pas l'amour... non, ça, j'en ai ma dose et à revendre, j'en distille depuis trente ans, à mes enfants, à mes petits-enfants, à mes patients, à tous les gens que je croise et qui me semblent en valoir la peine, et ils me le rendent bien, tous. Je baigne dans tout cet amour, et c'est bien ainsi que j'ai construit ma vie et que je veux qu'elle demeure.
Elle soupira encore, fit une pose pour réfléchir.
« Tu sais, de toutes les philosophies que je connais, celles qui m'intéressent partagent la proposition que cultiver l'amour sous toutes ses formes est essentiel, et le refus de l'égoïsme qui va avec, ainsi que la promotion de l'intégrité, et cætera...Et note bien qu'elles ont souvent une position négative sur l'amour physique, en particulier celles d'obédience chrétienne, où la concupiscence a si mauvaise presse. Et je ne te parle même pas de l'homosexualité...
Elle soupira à nouveau.
« En vieillissant, je commençais à me dire que c'était peut-être en effet la bonne route. Une sorte d'étape supplémentaire sur le long voyage sans retour qui mène à la sagesse. Comme si dans ta vie tu devais apprendre à arrêter certaines choses nuisibles l'une après l'autre, les laisser derrière toi avec le dédain de celle qui est enfin parvenue à en faire abstraction. Et certaines de ces résolutions morales ont des répercussions qui se matérialisent avec insistance, qui ont un impact considérable sur le mode de vie : on arrête de se bâfrer pour ne pas devenir obèse, et pour la même raison, on arrête de passer ses loisirs vautrée dans le canapé pour aller s'agiter à faire du sport. On arrête de fumer pour ne pas choper un cancer. On arrête d'être agressive pour ne pas passer pour une conne carriériste. On arrête de picoler pour ne pas choper une cirrhose.
— Raté !
Elles rirent.
— Oui... Enfin, bon...On arrête ci, on arrête ça... Et un jour on se dit que regarder un cul, c'est moche. Même, et peut-être surtout, s'il a l'air drôlement mignon, ce cul, et qu'il vous donne des idées. Alors, on se dit qu'il est temps d'arrêter ça aussi, que c'est un truc de jeunes, et qu'on a plus l'âge... Tu vois, des conneries bien cadrées comme ça. Genre, le coup d'après, tu passes chez le notaire faire un testament. Et en sortant, tu vas souscrire un contrat d'obsèques tous services compris.
Elle releva ses yeux qui brillaient de malice vers Morgan et dit en souriant :
« Alors, je voulais aussi te remercier de m'avoir permis d'ouvrir les yeux une bonne fois pour toute sur le fait que le renoncement à l'acte sexuel gratuit constitue la faille majeure des édifices moraux qui le prônent. Parce que je ne sais toujours pas si la concupiscence envers quelqu'un d'autre que la personne qu'on aime est néfaste, mais ce que je sais maintenant grâce à toi avec certitude, c'est que le désir est une partie intégrale de ce que je ressens pour toi, une composante fondamentale, une extension essentielle du plaisir indéfectible que j'ai à te côtoyer, à parler et à rire avec toi, à te donner des câlins et à en recevoir, et, surtout, surtout, surtout... à admirer ta plastique céleste.
Elle posa son verre afin de marquer une pause mélodramatique. Puis elle pencha la tête et dit à peine plus fort que le vent :
« Et ce n'est pas de l'amour, c'est bien plus que cela.
Elle posa au sol le chat qui s'était installé sur ses genoux et elle s'approcha au balancement élégant de ces hanches serrées dans sa jupe-sari et dont une pointe, par un reflet sur l'eau de la piscine, porta deux fois, comme un signe cabalistique, une ombre miraculeuse sur la petite émeraude dans son nombril. Morgan lui fit de la place pour qu'elle puisse s'asseoir à ses côtés sur le banc et elle passa un bras autour de sa taille, caressa le haut de sa cuisse. Lise frissonna de plaisir. Sa voix se fit murmure, le regard dans le vague, elle avoua, si bas que Morgan l'entendit à peine :
« Je voulais te dire que je me force à manger pour arrêter de perdre du poids, et que je me réveille toutes les nuits pour te regarder dormir.
Elle tourna la tête afin de contempler la mer avec ses yeux qui brillaient très fort. Elle resta immobile de longues secondes et puis elle ajouta en chinois, comme Morgan l'avait fait, comme une prière :
« Alors, de cela je te serai éternellement reconnaissante, quoi qu'il advienne.
Elle chercha le regard de Morgan qui l'admirait, captivée et très émue, et puis aussitôt, elle se détourna. Elle leva les bras pour rassembler ses cheveux en arrière, tendant vers le ciel les petits globes de ses seins dans la dentelle. Morgan observa les rides patriciennes au tombant de sa bouche et au coin de son œil, la ténuité de son épiderme qui faisait ressortir dans son cou, sur ses épaules et ses bras, le dessin des veines et l'arrondi délicat des muscles. Une larme coula sur la joue de Lise. Elle l'attrapa du bout de l'index et, rompant la scène en prenant une grande inspiration, elle reprit sur un ton enjoué :
« Car je ne sais pas non plus ce que l'avenir nous réserve, quoique, sans doute parce que j'ai eu la chance de subir moins de revers du sort que toi, j'ai tendance à avoir une vue assez optimiste de l'avenir... mais enfin bref... je voulais te dire que, moi aussi, je viens de vivre parmi les plus beaux jours de ma vie, les plus intensément heureux.
Elle regardait à nouveau Morgan qui attendait la chute, les yeux écarquillés d'attention. Deux autres larmes coulèrent sur les joues de Lise. Elle les essuya du bout de ses doigts en deux gestes rapides et pleins de grâce. Morgan porta sa main à sa gorge serrée. Il était si improbable que la vie puisse offrir au petit bonheur des évènements aussi remarquables. Il devait s'agir d'une occurrence aussi rare que la découverte d'une météorite sous le pas d'un promeneur. Lise se détourna pour prendre à nouveau une grande respiration au milieu de laquelle elle fut parcourue par un frisson, que Morgan perçut, et elle lui passa avec tendresse une main dans le dos, comme pour lui compter les côtes et les vertèbres. Elle se pencha pour lui déposer un baiser sur la pointe de l'épaule. Le visage de Lise hésitait pour former un sourire et quand elle parvint à le faire, elle chuchota :
« Et aussi les plus chauds.
Elle lui fit un haussement de sourcils provocateurs.
« Je veux dire sexuellement, ajouta-t-elle avec un grand sourire espiègle et un vigoureux hochement de tête.
Changement de rythme. Elle plongea sur Morgan pour lui faire un baiser sauvage sur le nombril qu'elle mordit. Morgan glapit et l'attrapa par les poignets, l'immobilisa dans ses bras avant de plonger pour se venger. Lise se laissa faire lascivement, la tête en arrière, les yeux fermés. Elle roula sur le dos comme un chat, pour allonger le haut de son corps sur les genoux de Morgan, et la bouche entrouverte, elle minauda :
« Oh, oui ! Encore !
Morgan sourit. Elle lui lâcha les poignets et se pencha sur elle pour lui donner dans le cou en alternance des amorces de morsure et des coups de langue qui finissaient en baisers goulus. Lise mima comme une espèce de hit, le dos arqué, elle émit un bref gémissement sensuel, dans un souffle :
« Oh, oui ! fit-elle à nouveau.
Dans les règles du jeu qu'elles s'étaient trouvées, c'était plus qu'une invitation, une commande impérative. Morgan plongea sur elle et se mit à la couvrir de baisers et de petites morsures alternées, à pleine bouche, derrière les oreilles, sur le haut des seins et le ventre, vivement encouragé de la voix par Lise. Morgan s'arrêta pour la contempler avec tendresse, émerveillée par la grâce et l'élégance avec lesquelles Lise portait sa quasi-absence de vêtements, les pointes de ses hanches qui pointaient, les lignes parallèles des muscles de son ventre, le galbe de ses jambes. Elle la caressa de ces effleurements à la limite du chatouillement qui donnaient à Lise de longs frissons et faisaient se dresser la pointe de ses seins sous la soie.
Lise soupira d'aise. Elle ne cessait pas, ces jours-ci, de s'étonner de la violence et de la récurrence de ses pulsions sexuelles. Elle en était venue à se demander si même pendant son adolescence, qui n'avait pas été très sage, ni pendant le sex-boom après le vaccin contre le sida, dont elle avait vécu l'intégralité avec frénésie... Non, même à ces moments où elle avait eu une vie sexuelle mieux que bien remplie, jamais elle n'avait eu une libido aussi insolente. Elle dit à Morgan en secouant la tête :
— Tu te rends compte dans quel état tu me mets ? Maintenant, il va falloir que tu m'achèves.
Morgan lui fit un sourire. Hochant la tête, elle chuchota joyeusement :
— D'accord !
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Agence France Presse, Paris, aujourd'hui, 10h12. Guimard-Domenech, le leader français des nanobots autonomes de construction, basé à Rennes, décroche un contrat faramineux de 850 millions d'Euros avec l'Agence Spatiale Internationale pour participer à la réalisation des futures Stations Orbitales 4 et 5.
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Le spécialiste du poisson ultrafrais était fermé. Ada tambourina sur la porte jusqu'à ce qu'une minuscule femme asiatique l'entrouvre. Ada lui dit :
— Je voudrais voir Vince.
La femme regarda Ada comme si elle était un monstre sorti d'une mauvaise série TV.
— Il n'y a pas de Vince ici, répondit-elle prudemment, mais énergiquement, avec un très fort accent.
— C'est très important, il vient de m'appeler.
— Allez-vous-en, ou j'appelle la police.
Elle lui claqua la porte au nez.
Ada remonta dans le tout-terrain et consulta la liste :
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1) 1 km TI NRO Sheng-Ni : Le spécialiste du poisson vivant et ultrafrais
2) 1.4 km TEAMRO Albert, Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie
3) 1.5 km TIM REAU, Matériaux de charpente en gros
4) 1.5 km TIN ROW, Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.
5) 2.9 km PINEREAU et frère, Commerce de détail de vins et spiritueux
6) 2.95 km TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock, -10% si enlèvement immédiat.
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Elle prit le chemin de la deuxième adresse. Elle perdit vingt minutes à faire la queue pour passer un barrage militaire. Ceux-ci étaient tendus, sinistres, ils vérifiaient chaque détail minutieusement. Quand ils inspectèrent l'intérieur de la voiture, elle trembla que le pistolet de Lise dans la boîte à gant déclenche leurs détecteurs. Comme Lise l'avait prédit, il n'en fut rien. Ensuite, elle tomba dans un bouchon d'une nature différente. Une voiture s'était noyée en bas de la rue inondée, tout était bloqué. Elle manœuvra pour se dégager, tenta une rue parallèle. Peine perdue, celle-ci était elle aussi bloquée par un véhicule en panne. Sûre que le tout-terrain pouvait passer, elle s'avança en double file. Un androïde de police surgit et la héla au porte-voix, lui ordonnant de remonter et d'attendre. Elle obéit, évidemment. Cependant, au lieu de reprendre sa place dans la file, elle tenta une autre rue, sans succès, car c'était une impasse. Elle s'était laissé piéger ! Elle consulta la carte. Elle y découvrit qu'il y avait un parc avec des jeux pour les petits enfants qui donnait sur une autre rue de l'autre côté de la zone enclavée par l'inondation. Elle y fonça. Naturellement, le parc était désert avec cette pluie battante. La barrière, basse, avait un air bien peu redoutable. Le cœur battant, elle vérifia que les alentours étaient déserts avant d'engager le pick-up dans l'aire de jeux, couchant la clôture comme du papier, laissant d'énormes cicatrices dans la pelouse détrempée. Elle traversa promptement, renversant au passage une balançoire à bascule en forme de poule. Elle massacra une seconde fois la clôture de l'autre côté, avant d'accélérer à fond avec une grande giclée de boue jusqu'à la rue de l'autre côté. Du coup, l'IA avait mis à jour et réordonné la liste :
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1) 1.2 km PINEREAU et frère, Commerce de détail de vins et spiritueux
2) 1.4 km TEAMRO Albert, Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie
3) 2.3 km TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock. , -10% si enlèvement immédiat.
4) 2.9 km TIN ROW, Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.
5) 3.1 km TIM REAU, Matériaux de charpente en gros
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Elle fit chou blanc avec les frères Pinereau. Puis, passablement énervée après avoir perdu encore une demi-heure dans les encombrements provoqués par les inondations, elle échoua à nouveau avec Albert Teamro. Elle se dirigeait vers la troisième adresse quand elle fut à nouveau bloquée. Elle regarda l'heure et, prise d'angoisses, elle se mit à réfléchir. Impulsivement, elle entra GPRTC dans le moteur de recherche, qui retourna :
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GPRTC :
Mot inconnu.
Nombre Langages testés : 46.
925 Acronymes, abréviations et noms commerciaux trouvés...
- Grande Presse Rapide Toutes Classes :
(d'après le vadémécum de l'expédition sous routage privé, France) : Tarification garantie avec assurance au prorata de la valeur commerciale déclarée en vigueur en France métropolitaine (Condominium de Corse exclu) et territoire de la Guyane Française.
- Greater Perimeter Road Tennessee Consortium :
(d'après les pages jaunes de l'état du Tennessee, USA) : Consortium d'industriels du transport routier couvrant une zone s'étendant des Appalaches à la rivière Ohio.
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La liste continuait sur les pages et des pages. Ada commença à la parcourir. Au début, elle le fit fébrilement, en diagonale. Puis elle se dit que chaque indice pouvait être important. Elle se mit dans un mode de grande concentration et recommença depuis le début.
La pluie tambourinait sur la voiture de façon effrayante, il tombait de véritables trombes d'eau brûlantes. De temps en temps, Ada, inquiète, regardait dehors. Elle avait laissé le moteur tourner, sinon, sans la climatisation, les vitres s'embuaient en un clin d'œil. Elle était arrêtée dans une rue qui s'était transformée en torrent et elle vit passer toute sorte d'objets dans le flot, des branches d'arbre, des caisses en bois, des cartons, un chariot de supermarché en plastique, un sac de golf. Une caravane de véhicule de secours passa sur le boulevard, tous gyrophares allumés. Un groupe de quatre ados trempés et armés de battes de baseball s'approchait de l'autre côté de la rue. Ils donnaient un bon coup dans chaque voiture en stationnement, à tour de rôle, en rigolant bêtement. Quand ils virent qu'Ada les regardait, la fille se retourna, remonta sa jupe et lui exhiba son cul cambré, sa chatte teinte en vert fluo, ce qui fit partir les garçons dans une sorte de quinte de rire collectif, mimant un coït frénétique en basculant dans l'air leurs hanches osseuses. Ils cassèrent le rétroviseur de la dernière voiture et continuèrent tranquillement sous la pluie battante de leur démarche chaloupée, mi-ivrognes, mi-acrobates. Ada se replongea dans sa liste. À la seizième page, elle s'arrêta sur :
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- Gypsus Parafalia Reactive Tora Calmin
<D'après www.capmin.zgrub> : Gypsus parafalia sosocartifabla <traduction non disponible ? >. Le meilleur de Calmin pour vous aujourd'hui. Connectez-vous sur reactive.tora.calmin.zgrub et profitez immédiatement d'une réduction de 30% <accès direct> <page en cache>
- GCK-56 Post-nerphoide Rapid Tetanisation Capsule
<D'après catalogue en ligne Demertec-Adalindon> : Le GPRTC est notre produit le plus aboutit pour la réalisation de sphénolisations aphasiques répétitives dans les milieux à très fort potentiel scaparinatogène (au-delà de GCK-56), recommandé pour les applications industrielles intensives à maintenance difficile.
- Garland Preloading Real Time Core
<D'après Encyclopédie en ligne collaborative> : Architecture intégrée proposant le meilleur rapport qualité-prix-compacité pour les usages industriels de forte puissance. On trouve aujourd'hui des unités utilisant cette technologie qui montent à 120 Turings pour seulement vingt Watts.
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Ada secoua la tête. C'était sous mon nez et je n'y avais pas pensé, se dit-elle en démarrant pour faire demi-tour et échapper à la file de voitures qui n'avait pas bougé depuis de longues minutes en bas de la rue.
Ils revirent Zebra exactement sept fois, en général le samedi après-midi. À plusieurs reprises, ils ne furent pas seuls. Souvent, tout le monde était masqué, car la scène était filmée par des caméras commandées à distance. Zebra revendait les images à des sites de voyeurs en ligne. Ces jours-là, Ada ne payait pas la came. Chaque session fut intense au plus haut degré. Zebra en était à la fois la scénariste, la réalisatrice et l'actrice principale. En bonne Domina, elle n'avait pas son pareil pour apprendre les règles et les procédures de ces ébats, l'importance des postures, des liens, des déguisements, des instruments, des dialogues aussi. La came jouait le rôle d'un accélérateur aux proportions cosmiques, comme s'ils étaient montés dans un train fou, et l'orgie atteignait des extrêmes dont après coup Michael se demandait s'il n'avait pas rêvé. Ses organes brutalisés lui rappelaient pendant plusieurs jours que l'expérience avait été bien réelle. Les substances illicites décuplaient sans aucun doute l'exaltation, mais Michael n'y trouvait aucune excuse : l'impulsion de jouer selon les règles de Zebra était en lui, comme en Ada, et il reconnaissait que sans la drogue, il se serait ébattu dans une tonalité identique, mais juste de façon moins intense et moins durable. La nature du jeu n'avait au fond pas tant d'importance que cela non plus, même s'il était clair pour Michael qu'il n'avait ni le goût de la recherche des limites de la douleur, comme Ada, ni celui de l'humiliation, comme cet homme à qui Zebra faisait boire son urine. Zebra l'avait compris et impliquait Michael dans des mises en scène plus symboliques, moins cinglantes, et dans lesquelles sa domination s'exprimait par un mot, un regard, une pression de la main, et son dressage par l'apprentissage de tous les plaisirs. Avant et après, en privé, Zebra était avec Michael charmante et câline, en un mot adorable. Elle lui donnait des signes qui lui semblèrent sincères. Elle le regardait, lui souriait et, entre deux baisers, elle lui chuchotait des mots tendres, ce que somme toute Ada ne faisait pas. Zebra affectionnait tout autant se blottir contre lui. Elle en soupirait d'aise quand il refermait ses bras autour d'elle, et elle glissait son visage dans son cou pour y faire des baisers. Une fois, elle s'endormit dans les bras de Michael et Ada s'amusa à les prendre en photo.
Zebra disparut au début de l'automne. Ada fut d'abord très inquiète, puis désespérée. Michael, qui voulait se forcer à paraître calme, se mit à faire des cauchemars. Ils ne savaient pas quoi faire. Ils parlèrent du pire, se rassurèrent en se rapprochant l'un de l'autre. Un soir, Ada surgit en pleurs. Elle était si bouleversée, elle hoquetait avec tant de violence, qu'elle ne parvenait pas à s'exprimer de façon cohérente. Elle parlait de Zebra. Elle disait qu'elle avait brûlé. Michael la serra dans ses bras. Une boule dans la poitrine l'empêchait de respirer. Quand Ada retrouva son calme, elle lui expliqua que la police avait retrouvé le corps de Zebra dans un ravin. Elle avait été agressée, enlevée, violée et tuée. La police n'avait, cela va de soi, pas donné à Ada les détails. Ce fut heureux, car ils étaient épouvantables. L'autopsie avait révélé que Zebra avait été massacrée de coups violents sur tout le corps et violée par le canon d'une arme à feu, blessée grièvement d'une balle tirée pendant cette pénétration, pour être achevée par strangulation, avant ou après de longs sévices au couteau au cours desquels son assassin fou lui avait découpé la peau en lanières. Ensuite, le psychopathe avait brûlé le corps avec de l'essence. Seule une analyse ADN avait permis d'identifier le cadavre. De fait, l'identification avait été rendue possible par Ada, qui, semblait-il, avait été la seule personne qui s'était inquiétée de la disparition de Zebra au point d'avoir la présence d'esprit de la signaler à la police, tandis que les enquêteurs cherchaient depuis des semaines à mettre un nom sur le corps du ravin. Quand Michael recueillit Ada, elle venait de passer de longues heures au poste de police. Ses parents avaient été avertis, le proviseur aussi, ainsi que les services sociaux du lycée et de la mairie. Tout ce monde était aux abois : que faisait une adolescente mineure avec une transsexuelle connue des services de police pour tirer ses revenus de la prostitution, de la pornographie et de la revente de drogue ? Ada fit jurer à Michael de ne rien dire, et si on le lui demandait, de prétendre qu'il n'avait jamais rencontré Zebra. Elle lui expliqua qu'elle avait monté un mensonge compliqué qu'elle ne pouvait tenir que seule. Il lui objecta que c'était idiot, que la police avait de bonnes chances de trouver des témoins qui les avaient vus ensemble, sans compter les vidéos des caméras de rue. Il s'avéra qu'il avait vu juste : la police vint le chercher pour l'interroger et ils en savaient long. Il comprit qu'ils cherchaient à vérifier s'il était possible qu'il soit l'assassin. Il fut interrogé par un homme très calme et patient qui lui fit reconnaître qu'il avait été au moins un peu amoureux de Zebra. Ils le gardèrent une journée entière avant de revenir à la charge, mais au bout du compte, on le renvoya chez lui. Il retrouva ses parents que l'affaire avait mis dans un état d'inquiétude et d'abattement intense. Jusque-là, ils avaient pu admettre que les écarts de conduite de leur fils se comparaient assez favorablement par rapport aux autres ados. Car il suffisait de suivre les informations pour prendre la mesure de la déraison totale dont faisait preuve la jeunesse. Mais Zebra, et l'affaire de son meurtre, leur apparaissaient comme un ultime mauvais coup du sort. Le fait avéré, reconnu par tous, que Zebra avait été très belle, très féminine et donc séduisante pour un jeune mâle, jouait de façon exactement contraire selon les points de vue : de celui de Michael, c'était une facette de la qualité du personnage. Du point de vue des adultes, c'était le signe d'une perversité ultime, comme si le diable s'était déguisé pour mieux corrompre.
Ce drame eut un impact considérable sur Michael et Ada. Le pire n'était pas la mort de Zebra et son absence, qui leur brisa le cœur, ni non plus la révélation que ses derniers instants avaient été abominables, qui leur glaçait le sang d'horreur. En fin de compte, le pire était cette attitude que tout le monde avait, cette acceptation de la fatalité, renforcée par l'idée que quelque part, c'était normal. On le leur dit, plusieurs adultes le firent, chacun d'une façon différente. Le discours se résumait en quelques phrases semblables : quelqu'un comme Zebra, qui était factuellement différente, qui vivait dans les excès les plus phénoménaux, qui tapinait, se droguait, se montrait en spectacle en train de forniquer avec perversion et corrompait des mineurs... Une telle personne s'exposait du coup à des risques spécifiques. Mais ni Michael ni Ada ne pouvaient admettre que ce raisonnement, même s'il était sans doute exact d'un point de vue statistique, puisse mener à la conclusion que Zebra avait bien cherché ce qu'elle avait fini par récolter. C'était comme de prétendre que le théorème de Schwartz s'appliquait aux mœurs, et d'en admettre des conséquences moralisatrices. Pour Ada en particulier, cela sonnait comme la plus incroyable des injustices. Probablement parce que c'était pour elle une sorte d'avertissement sinistre, car elle avait conscience d'avoir commencé à suivre une voie similaire. Pour Michael, qui avait en fin de compte tout à fait assumé la déraison violente et radicale qui avait été le trait principal des escapades avec Zebra, le sentiment qui prévalait était un dégoût sinistre pour ces jugements réprobateurs. Oui, il était irresponsable de se droguer avec des substances aussi puissantes que celles dont ils avaient abusé. Oui, il était plus qu'excessif de pratiquer des rapports sexuels très violents, même pour de longues minutes de la jouissance la plus intense. Cependant, le souvenir qu'il gardait de Zebra était avant tout celui d'une créature gentille en essence, douce et câline avec lui, dont la perversion assumée in extenso avait été équilibrée par un profond respect des autres.
Quelques jours après l'inhumation des cendres de Zebra, un notaire les convoqua. Il commença par annoncer que légalement, la procédure ne serait terminée qu'à la signature des parents d'Ada et de Michael, puisqu'ils étaient encore mineurs. Zebra avait fait un testament. Elle y léguait l'intégralité de ses biens à Ada et Michael, à parts égales. Les taxes étaient exorbitantes, il fallait vendre l'appartement et la plus grande partie du mobilier pour les couvrir. Après avoir payé les honoraires, il ne restait pas grand-chose. Consultant la liste que leur donna le notaire en leur demandant d'y choisir ce qu'ils désiraient conserver dans la limite de la valeur restante, Ada découvrit que l'estimation pour Jennifer coïncidait avec ce qui leur était attribué. Elle décida sur-le-champ de faire cadeau à Michael de sa part. Les parents de Michael vécurent stoïquement l'arrivée de Jennifer dans l'antre que leur fils s'était constitué dans les combles de la maison familiale. Ils la considérèrent comme un autre gadget, et préfèrent oublier les connotations sexuelles pourtant évidentes. Ils pouvaient à tord ou à raison se réjouir que leur fils soit par ce biais un peu plus impliqué dans la réalité qu'une part de plus en plus importante des jeunes, en particulier les garçons, qui passaient le plus clair de leur temps dans les mondes virtuels et les jeux. Ce qu'on appelait le « no life » était en effet devenu pour les garçons un fléau majeur, le pendant de l'anorexie chez les filles. Ada supposa à ce titre que les parents de Michael ignoraient la transsexualité de Jennifer. En effet, vu leurs convictions politiques et religieuses, il était fort probable que s'ils avaient été au courant, leur réaction eût été différente. Ada pour elle-même annonça avec fermeté qu'elle refusait d'avoir affaire avec Jennifer, qui lui rappelait trop Zebra, et Michael fit en sorte que l'androïde disparaisse au fond de son grenier.
Dans les jours qui suivirent la mort de Zebra, Ada devint impossible à vivre. Elle était nerveuse et agressive, elle se fâcha avec son père et sa belle-mère. Elle chercha à se réfugier chez Michael, mais elle se fâcha aussi avec lui et surtout avec ses parents, pour des raisons futiles. Elle fugua. La police la retrouva un matin, onze jours plus tard, en hypothermie sévère dans un carton au pied des poubelles d'un restaurant d'un quartier glauque d'Almogar. Elle était sale, répugnante, griffée, couverte d'ecchymoses, elle avait une infection virale aux yeux qui suppuraient, et même des poux. Elle avait perdu beaucoup de poids. Elle avait deux cents euros en cash sur elle, et pourtant elle s'était laissée à moitié mourir de faim, sans doute dans l'espoir qu'une passe de plus lui fournisse de quoi monter son avoir au niveau du prix d'une dose. Les prélèvements révélèrent ce qui devait être révélé. Elle affirma qu'elle n'avait pas été violée. Les analyses de sang indiquèrent qu'elle avait usé de deux douzaines de substances illicites, et que son système immunitaire avait combattu deux variantes distinctes du SIDA et trois maladies vénériennes, dont une souche de blennorragie rare et recherchée pour sa virulence. Son père fut atterré, sa belle-mère faillit en devenir folle.
Quand Ada sortit de l'hôpital, Michael voulut avoir une conversation calme avec elle. Lorsqu'ils furent seuls, elle vint dans ses bras et pleura comme une fontaine. Il avait pensé qu'elle allait lui demander pardon. Il avait imaginé que sinon, il allait lui demander de le faire. Il resta silencieux et la berça tandis qu'elle hoquetait des sanglots énormes. Ils se séparèrent sans avoir échangé une seule phrase cohérente, quand la belle-mère d'Ada, inquiète, commença à frapper à la porte. Ils cessèrent de se voir, d'abord du fait qu'Ada fut incarcérée pendant sa cure de désintoxication. Chaque matin, Michael se sentait encore un peu plus misérable, mais Ada ne répondait pas à ses messages. Quand Ada sortit, la traversée du désert continua une dizaine de jours. En définitive, elle lui répondit, et à nouveau, quand ils furent seuls, elle vint se mettre dans ses bras et se mit à pleurer comme si elle ne pouvait pas s'arrêter. Cependant, le corps ne recèle pas tant de larmes que cela. Alors, elle demanda à Michael de lui faire l'amour. Il lui fallut de longues minutes avant de parvenir à commencer à la déshabiller en tremblant. Il pensa qu'il allait faire durer les préliminaires, mais le corps d'Ada répondait avec énergie aux stimulations et elle l'exhorta à passer aux choses sérieuses. Comme il hésitait, elle prit les opérations en main et se donna un premier orgasme violent. Elle se reposa quelques secondes avant de lui réclamer sans-façons : encore. Il obtempéra, à la fois rassuré et épouvanté. Au matin, il lui dit :
— Ada, je veux bien que tu continues à prendre de la came, mais je veux que tu arrêtes les conneries pour te la payer, je vais m'occuper de ça.
Il tenta de lire son regard. Il s'attendait à ce qu'elle lui réponde qu'il avait seize ans et qu'il était prié d'arrêter de faire le caïd. Au lieu de cela, elle plissa les yeux et lui demanda de sa voix la plus douce :
— Comment vas-tu faire ?
— C'est mon affaire, mais si c'est de l'argent qui te manque, j'en trouverai. D'ailleurs, je m'y suis déjà mis.
Il se leva pour ramener un petit sac de puces monétaires qu'il jeta dans le lit à côté d'Ada. Elle le toisa d'un regard mystérieux et hocha juste la tête. Le marché était conclu.
Michael avait commis sa première attaque le lendemain de la sortie d'hôpital d'Ada. Après coup, il apparut qu'il s'en était tiré par miracle, la chance des débutants. L'affaire ne lui avait rapporté que quelques milliers d'euros, malgré les risques insensés qu'il avait pris. Quelques jours plus tard, il avait monté une opération de plus grande envergure. Il y avait travaillé jour et nuit pendant une semaine. Il lui avait fallu trouver des associés. Il avait recruté presque à l'aveugle deux coéquipiers, ce qui était très risqué. Sur le réseau, dans les mondes virtuels, il avait l'habitude d'entrer en contact avec des gens dont l'anonymat était obligatoire vu les activités illicites qu'ils pratiquaient. Il restait des codes et des repères qui permettaient de retrouver les gens, et des intermédiaires qui permettaient de jauger du degré de confiance qu'on pouvait leur faire... À trois, ils avaient soutiré près de cent mille euros à une société de containers sur le port de Santa-Maria d'Almogar en créant un imbroglio de couverture qui fit piétiner l'enquête pendant les quelques heures nécessaires pour effacer les traces clés. L'opération avait consisté à faire des documents et des coups de téléphone bidon pour faisander la personne responsable de la paye. Comme souvent, il s'agissait d'un subtil mélange d'arnaque et de technologie. En particulier, Michael avait utilisé des techniques qui permettaient de reproduire le visage et la voix d'une personne en la synthétisant presque à la perfection. Pour des messages courts, cela pouvait faire illusion. Malgré les précautions, ils avaient laissé des traces et la police était venue arrêter Michael. Pourtant, il avait été libéré le lendemain. Il avait eu très peur, mais sa ruse avait payé : les policiers avaient cru qu'il suffirait de perquisitionner dans la maison familiale pour découvrir des preuves, et en particulier, des traces du butin. Le procureur avait jugé les présomptions trop faibles et jeté l'éponge, non sans prévenir Michael qu'il était maintenant sous surveillance. Après l'opération de recel, il était resté à Michael plus de trente mille euros, ce qu'il croyait être une somme énorme, le contenu du petit sac dans le lit.
Ada en fuma l'intégralité en moins de trois semaines, stone à longueur de journée, elle séchait presque tous les cours, mais au moins, la nuit, elle était au lit avec lui. Pendant ce temps, Michael fricotait avec un petit réseau de revente de logiciels, de films et de bases de données piratées. Cependant, dès qu'il perçut les premiers signes de danger, il abandonna. En fin de compte, la rentabilité était faible, il y avait trop de complicités humaines, trop de points de faiblesse dans le système, il jugea à juste titre que le jeu était trop dangereux. Il fallut recommencer. Cette fois-ci, il se donna plus de temps, il opéra seul et fut très prudent. Il attaqua un réseau de microbanques en Inde et leur arracha une somme rondelette en les escroquant sur des jeux d'écritures et des fausses factures. Il était rentré dans la place en se faisant passer pour une société de maintenance informatique à distance. Après coup, il eut honte. Il avait volé des gens parmi les plus pauvres, car la microbanque en question était une coopérative gérée bénévolement par une communauté de petits paysans. Il avait fait du tort à des dizaines d'entre eux, juste pour fournir de quoi se droguer à une fille de riche. Il en parla à Ada. Il aurait voulu qu'elle se rende compte, qu'elle devienne raisonnable. Elle le regarda et lui fit une moue complexe. Elle comprenait, mais que cela ne changeait pas sa détermination. Son regard disait : quoique je fasse, ces gens resteront pauvres, alors n'essaye pas de m'attendrir en me culpabilisant, cela ne marchera pas. Elle haussa les épaules et lui répondit qu'il n'avait qu'à s'en prendre à des gens riches. Il y en avait tant, partout. Il faillit lui répondre que les gens riches protégeaient beaucoup mieux ce qu'ils avaient que les pauvres, mais il se tut, car il venait de prendre conscience qu'il ne commettait pas ces méfaits juste pour l'argent, mais qu'en réalité le frisson de le faire était plus grand, plus tentant que tout le reste. Oui, c'était difficile. Oui, c'était très risqué. Il fallait avoir une connaissance approfondie des systèmes et de leurs arcanes, leurs failles et leurs insuffisances. Il fallait être créatif, intelligent et rapide, réactif, déterminé. C'était le sport ultime, le seul à ses yeux qui valait la peine d'être pratiqué. Il décida donc de s'en prendre aux riches en pensant avec un ricanement de la plus ultime autodérision : je suis un putain de Robin Des Bois !
Il commença à préparer le coup suivant. Il gagna un bon paquet en escroquant un palace. Il se fit passer pour leur fournisseur de spiritueux et il réalisa la simulation très créative d'une livraison dont le payement fut bien réel, lui. Dans la foulée, il visa la filiale à Almogar d'une banque multinationale. Par malchance et par incompétence, les policiers commirent l'erreur de venir arrêter Michael quelques minutes avant qu'il ait commis un délit plus grave que celui d'avoir pénétré un site commercial protégé. Il fit dix-sept jours de préventive au cours desquels il fut victime d'une agression à caractère sexuel par un codétenu. Il se défendit avec la plus ultime détermination et s'en sortit bien, toutes proportions gardées. On lui plâtra un bras, on lui sutura la lèvre supérieure et les deux arcades sourcilières avant de le transférer dans une autre cellule, qu'il partagea avec deux petits vieux. Pour le procès, son père lui paya un as du barreau. Il était mineur. Le juge prit en compte sa mésaventure en prison. Il s'en tira avec trente jours. Un matin au parloir, Ada lui annonça que sa mère était très malade. Elle était elle-même très pâle, tremblante, de toute évidence en manque grave. Elle expliqua qu'afin de voir sa mère une dernière fois, elle avait tout arrêté, sans sevrage, afin que les traces de substances illicites disparaissent de son sang au plus vite. Les tests d'entrée sur le territoire des États-Unis étaient draconiens. Tout était une question de jours.
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Associated Press, Dallas, Texas, aujourd'hui, 10h48. Émeute devant le tribunal. Un individu génétiquement féminin déguisé en homme qui avait baissé son pantalon dans un bar afin de prouver sa véritable nature à la suite d'un pari d'ivrogne a été condamné à un an de travail pour la communauté et une mise sous surveillance électronique intégrale de deux ans. Il a du coup perdu quinze points de citoyenneté. Le lobby lesbien et transsexuel no-op proteste unanimement contre cette condamnation. En effet, le libellé exact de la sentence laisse entendre qu'un élément particulier a pesé plus lourd que la logique le ferait soupçonner : cet individu avait fait usage de sa prothèse pénienne pour arracher un œil dans la bagarre qui avait éclaté après son exhibition. Cependant, le juge a reconnu qu'à dix contre un, il y avait légitime défense. Les no-ops, qui revendiquent le droit à assumer leur transsexualité sans se faire opérer, insistent qu'il s'agit donc d'une mesure discriminatoire. La manifestation pacifique des no-ops devant le tribunal a mal tourné, donnant lieu à une émeute très sévère avec des fondamentalistes, qui se sont battus entre eux, ajoutant à la confusion. On déplore deux morts et quatre-vingts blessés graves à la suite de tirs nourris d'arme à feu que la police dément avoir initiés.
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Le magasin « Tin Row » était une échoppe du petit centre commercial décrépi à côté du lycée. La porte, au milieu d'une devanture étroite et vide, s'ouvrit en grinçant sur un petit comptoir. Ada s'y avança nonchalamment. Elle demanda au jeune homme qui était assis de l'autre côté :
— Vince ?
Il leva les yeux et lui sourit aimablement.
— Bonjours Ada !
Elle connaissait bien ce type de regard. On pouvait y lire : elle est drôlement mignonne celle-là, je me la ferais bien. Quand elle avait raconté à Michael qu'elle trouvait souvent ce message très explicite dans les regards des hommes, il avait ri. Il lui avait répondu : mais Ada, un mec qui te voit et qui ne se dit pas ça, soit c'est un pédé, soit il est presque déjà mort ! Et elle lui avait expliqué qu'elle le savait bien, mais que ce qui la gênait était la violence de son impression, comme si ces types le lui avaient dit à haute voix, alors que ce n'était qu'un regard.
Maintenant qu'il était devant elle, elle se souvenait vaguement l'avoir déjà vu, sans doute avec Michael.
— Et Michael, demanda-t-elle ?
— Il est passé tout à l'heure. On dirait qu'il a de gros ennuis.
Elle hocha la tête.
« Il voulait que je lui vende une GPRTC, c'est une unité centrale...
Elle l'interrompit.
— Je sais.
— Il n'avait pas un rond. Il m'a dit que tu allais payer.
— Haha, fit-elle du tac au tac. Elle pensa au sujet de Michael : il ne manque pas d'air.
« Combien ?
Il dit le prix, c'était exorbitant.
— Pardon ?
— C'est une très grosse configuration de technologie très récente, et il y a aussi une paire de téléphones avec un brouilleur de voix, dont la vente est très illégale. Je prends un gros risque.
Il posa sur le comptoir un sac en plastique qui contenait un objet rectangulaire grand comme une boîte à chaussure. Il lui montra un téléphone avec une petite excroissance insolite, visiblement bricolée, au niveau du microphone.
— Pourquoi est-ce qu'il n'y a qu'un seul téléphone ?
Il haussa les épaules.
— J'ai donné le petit frère à Michael, bien sûr.
Comme Ada se demandait comment Michael avait pu imaginer qu'elle trouve une telle somme, elle comprit que c'était un coup au hasard, que Michael était venu tenter sa chance ici, qu'il avait parié sur elle. Il avait parié qu'elle trouverait pour lui cette petite fortune en quelques heures. Et ce garçon qui s'appelait Vince avait accepté pour Michael de prendre le risque de voir l'autre téléphone partir. Un coup de torche dans le brouillard.
— OK.
Les yeux de Vince indiquèrent la surprise. Il s'était sans doute attendu à ce qu'elle marchande ou qu'elle lui dise qu'il fallait qu'elle aille chercher l'argent. Elle fouilla dans sa poche et lui compta une à une les puces sous le nez. Il vérifia les valeurs.
— Je te préviens : demain matin, je déclarerai les téléphones perdus et l'opérateur les désactivera.
Ada hocha la tête. Elle pensa : demain matin, soit on sera loin, soit on sera en prison, soit on sera morts. Il ajouta :
« La pile à combustible est chargée à bloc.
Ada prit le sac et s'écarta à reculons. Il la regarda de la tête au pied d'un air admiratif. Elle prit conscience qu'elle était trempée et que ses vêtements qui lui collaient à la peau en étaient devenus translucides.
— Bonne chance, fit-il doucement.
Elle sentit qu'il était sincère.
— Adieu, lui répondit-elle.
Elle sortit dans la pluie brûlante, inexpiable.
Peu après sa réintégration dans les effectifs opérationnels d'Almogar, Morgan monta en orbite en tant que passagère. Quelques jours après son retour, elle trouva Lise sur la terrasse un soir.
— Il y a un message d'un certain Julien, fit celle-ci. Elle demanda d'un ton qui appelait une réponse : C'est qui ?
— Mon ex. On s'est vus l'autre jour sur la station orbitale numéro un.
— Ha ! Tu ne m'avais jamais parlé de lui.
Morgan haussa les épaules.
« C'est lui, le père d'Esmeralda ?
— Oui, c'est lui, admit simplement Morgan.
— Oh ! Et si ce n'est pas indiscret, tu l'as connu comment ?
— Il est pilote lui aussi. On s'est rencontrés en stage de formation pour le NC, on était dans le même groupe.
— C'est quoi le NC ?
— Numerus Clausus. Dans le jargon de l'Agence Spatiale Internationale, c'est le nombre des gens qui vont partir sur le vaisseau Exodus. Par extension, le NC désigne la liste des gens qui ont été sélectionnés pour partir. C'est une liste très confidentielle.
Lise haussa les sourcils. Elle scrutait le regard de Morgan avec son visage d'enfant, cette expression de candeur que Morgan aimait tant chez elle. Elle dit, rêveuse :
— Woa ! La crème de la crème, les astronautes triés sur le volet pour quitter le système solaire... Schwartz ! Je suis très impressionnée.
Morgan lui sourit avec tendresse, elle haussa les épaules :
— J'ai tiré un trait sur tout ça.
— Si je comprends bien, tu as été évincée de cette liste après l'accident, ce NC, c'est ça ? Et lui, il y est encore ?
Morgan acquiesça gravement. Lise lui passa avec tendresse une main dans le dos.
« Et ton Julien, il t'a plaquée après le crash, c'est ça ?
Morgan secoua la tête.
— Non, c'est le contraire. J'ai rompu. Et je n'y ai pas mis beaucoup de tact non plus.
— Ah ? Et il ne savait pas que tu étais enceinte ?
— Non.
— Et pourquoi tu ne lui as pas dit, après l'accident ?
Morgan haussa les épaules.
— Je ne sais pas exactement.
— Oh ! Mais, moi, je te connais bien, et je crois bien que je sais. Tu lui as fait le coup du dernier de cordée.
— Le coup du quoi ?
— C'est un grand classique. Quand tu t'es réveillée après le crash, tu t'es dit : l'espace, c'est foutu pour moi. Clouée au sol. Il restait un petit espoir, la preuve. Mais à première vue, tu t'es dit que c'était terminé. Du coup, tu t'es dit aussi : il ne faut pas que je lui dise que j'étais enceinte, il faut que je lui dise que tout est fini. Car surtout, il ne faut pas qu'il renonce au NC pour me rejoindre, ou alors il sera coincé sur Terre lui aussi. J'ai tort ?
— Non, admit Morgan. Elle fit une grimace de perplexité. C'est quoi le rapport avec une cordée ?
— Tu sais bien, une cordée de deux en montagne. Il y en a un qui dévisse. L'autre ne peut pas le remonter. Or tôt ou tard, le piton va lâcher...
— Et ?
— C'est pareil. Afin de sauver le premier de cordée, tu as tranché la corde pour te précipiter dans le vide. Tu l'as plaqué... par amour. Pour le sauver.
Morgan hocha la tête.
— C'est un peu ça.
— Et lui ?
— Il m'a remplacée par ma meilleure amie.
— Ah oui ? Et, elle non plus, je ne la connais pas ?
— Non. Elle s'appelle Natasha, elle est astronaute, c'est une spécialiste des assemblages mécaniques en apesanteur et de la soudure dans le vide. Ils vivent sur le chantier d'Exodus. Ils vont passer sur Terre dans quelque temps, je comptais les inviter.
— Et tu vas leur dire que je suis avec toi, quand tu vas me les présenter ?
Morgan hocha gravement la tête. Elles se regardèrent. Morgan n'avait encore révélé à personne qu'elle avait une liaison avec une femme. Après un silence, Lise demanda :
« Et donc, maintenant que tout va pour le mieux pour ta carrière d'astronaute, tu vas être à nouveau candidate pour Exodus ?
Morgan secoua la tête.
— Je ne crois pas.
Lise soupira.
— Tu sais, je suis capable de me rendre compte que c'est très, très important pour toi ?
Elle s'était approchée et se tenait collée à l'épaule de Morgan, qui ne bougeait plus. Lise se souvint qu'elles s'étaient embrassées la première fois, sous la Lune, juste à cet endroit. Elle continua très bas, tout près de l'oreille de Morgan, à la limite du murmure :
« Tu es une menteuse, Morgan. Tu n'as pas laissé tomber. Ça se voit. Ça se sent.
Morgan regardait la mer. Lise respira profondément.
« Les gens comme toi, Morgan, ne laissent pas tomber. Soit ils rebondissent, soit ils en crèvent. Mais quand ils ont juste pris du plomb dans l'aile, ils repartent. Cela prend un peu de temps, c'est tout. Et ce n'est pas un problème pour moi. Tous les jours, il y a des gens qui s'aiment, mais dont les routes ne faisaient que se croiser. Tu sais, élever des enfants, c'est un peu ça aussi : tu les aimes et ils t'aiment. Pourtant, ils s'en vont, parce que la vie est comme ça. Et la mort aussi. Quand tu décides que tu vivras avec quelqu'un pour toujours, c'est une illusion... car il y en aura forcément un qui enterrera l'autre.
Lise marqua une longue pause, ponctuée par le cri perçant d'une frégate qui passait au-dessus d'elles.
« Si tu dois partir, vas-y. On pleurera. Enfin, moi, je pleurerai, c'est sur. Mais, je t'en prie... ne te mens pas à toi-même, il n'y a rien de plus destructeur. Et tu n'as pas besoin de me mentir non plus. Tu me protégerais de quoi maintenant que je sais combien tu serais malheureuse si tu ne tentais pas le coup ? Je ne veux pas que tu passes le reste de tes jours à essayer de justifier un choix qu'au fond de toi tu ne voulais pas faire.
Morgan secoua la tête. Elle restait silencieuse, le regard dans le vague. Lise lui caressa le bras et reprit :
« Quand j'étais enfant, j'ai visité un zoo. Un loup dans une cage m'a marquée. Il était tout maigre et il tournait en rond comme une mécanique. J'ai vu tout de suite qu'il était fou. La forêt lui avait tant manqué qu'il ne désirait plus qu'une balle dans la tête. Il faut que tu fasses attention à toi, Morgan : ta convalescence est terminée. Tu as les étoiles dans les yeux. Il faut que tu y retournes.
Lise se réveilla vers quatre heures. Cette nuit-là, comme souvent, Morgan dormait nue et découverte. Grâce à la lumière de la lune, Lise pouvait admirer ses yeux fermés sur ses longs cils, sa bouche entrouverte, l'arête profilée de son menton, le creux sombre au-dessus de sa clavicule sous la rondeur de son épaule, ses seins comme cachés dans ses bras, l'ondulation fantastique de son flanc qui plongeait sur sa taille pour se relever en hanche, sublime montagne chocolat, puis s'évanouissait en jambe interminable. Elle regarda Morgan dormir avec la même fascination intense qui l'assaillait chaque fois, quand elle s'éveillait à ses côtés au milieu de la nuit. Elle laissait s'accorder sa respiration sur celle de la dormeuse et son cœur se mettait à battre très fort tandis qu'elle se sentait fondre de tendresse. Dire que Lise, à ces instants, trouvait Morgan belle, serait un affadissement tel de ce qu'elle ressentait, que cela perdrait son sens. Souvent, Lise en pleurait. Quelquefois, une pulsion de désir venait se greffer sur le complexe des émotions qu'elle savourait alors et parvenait en quelque sorte à polluer l'aspect avant tout sentimental et esthétique de cette expérience merveilleuse. La simplicité était en fin de compte ce qui rendait céleste cette sensation de tendresse ultime : être au calme absolu ; avoir tout son temps ; et contempler un spectacle qui aurait pu devenir banal, mais qui restait pour elle si bouleversant qu'elle ne pouvait pas s'en détacher.
Lise se leva sans faire de bruit. Le pantalon de pyjama baissé sur les chevilles, elle contempla ses mains sur ses genoux, tout ce bleu des veines. Tu n'es déjà plus qu'une vieille femme, se dit-elle avec un mélange de pitié et de tendresse, et tu voudrais être malade de jalousie. Car c'est d'un authentique désir d'exclusivité dont tu souffres. Comme si tu avais besoin d'une maladie. Comme si, quand le temps viendra, elles ne te trouveront pas. Elle éteignit la lumière et marqua une pause avant de sortir des toilettes. Debout dans l'obscurité, elle soupira, se massa le ventre, le rentra au maximum en soufflant à fond, faisant rouler la mince couche de capiton sur les muscles. C'était un signe pour se rassurer et se calmer qu'elle s'était programmé de longues années auparavant. C'était son signe le plus puissant, le plus intime. On a encore pas mal de chemin à faire ensemble, dit-elle à son corps. Fais ton travail et je ferai le mien. Elle passa boire un verre d'eau à la cuisine. Dans la maison de Morgan silencieuse et plongée dans le noir, Lise se déplaçait comme un chat, à petits pas de ses pieds nus en longeant les murs. Elle aimait à l'extrême tâtonner du bout des doigts dans l'intimité de la maison et de la nuit. Elle se servit de la mémoire de son corps pour verser l'eau dans le verre sans le faire déborder, toujours dans le noir. Puis elle passa par la chambre d'Esmeralda qui s'était mise en boule dans le coin supérieur gauche de son lit, à son habitude, comme à quatre pattes, avec ses jambes repliées sous elle, et qui bavait paisiblement dans l'oreiller. Lise tira sur le haut du pyjama pour qu'il recouvre le petit dos. Elle écouta respirer l'enfant quelques secondes. Il faut que tu dormes, se dit-elle. Elle quitta Esmeralda en prenant soin à ne pas marcher sur un jouet oublié au sol, avant de refermer la porte, d'ouvrir celle de la chambre qu'elle partageait avec Morgan où elle marcha sur la pointe des pieds jusqu'au lit. Elle s'y glissa tout en douceur. Surtout, ne pas réveiller le deuxième ange qui dort là, ne pas rompre le charme.
Elle tenta d'utiliser la magie de la contemplation de Morgan en contrepoison : la tête appuyée sur un coude, elle regarda la belle, et elle évoqua l'image qu'elle s'était fabriquée de Julien : un homme très beau, un éphèbe glabre, très jeune, très sec. Elle le visualisa, là, dans le lit, et elle fut jalouse. Sur le coup, elle ressentit le désir de bondir pour le frapper. C'était très intense et venait du plus profond. Elle ressentait en même temps une sorte de jouissance et une frayeur à faire surgir de telles puissances occultes. Alors, elle fit au mirage un énorme pénis en érection et, comme il pénétrait Morgan, celle-ci se mit à gémir, la tête en arrière, une grimace de jouissance sur son visage aux yeux fermés, le dos tendu comme un arc. Lise se mit une main sur la bouche pour ne pas crier. Elle secoua la tête pour faire partir cette vision qui avait été si intense que son cœur s'était mis à battre à tout rompre. Il lui sembla que la fantaisie avait été aussi intense que la réalité aurait pu être, et le sentiment de jalousie d'une violence inouïe, un flash qui venait du ventre, une envie de tuer qui lui faisait grincer les dents. Elle pensa : je suis folle ! Et puis elle regarda le visage de Morgan qui dormait, paisible, et elle se répondit : oui, tu es folle... d'elle. Elle laissa son cœur se calmer et puis elle invoqua Julien à nouveau : il faisait des baisers dans le cou de Morgan qui souriait aux anges, il la pénétrait de puissants coups de hanches et Morgan s'offrait, cabrée par l'extase. Lise eut alors une révélation stupéfiante : elle vit que si Morgan était heureuse, alors elle le serait aussi. En imaginant à la lumière du sien l'amour de Julien, sa jalousie fondait comme un tas de vieille neige au soleil !
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Press Trust of India, Bangalore, aujourd'hui, 10h55. Jurassik Parc, c'était vrai ! Le laboratoire de biologie moléculaire Deepak Patil vient d'annoncer la réussite du premier clonage d'un dinosaure bipède carnivore de grande taille. Il s'agirait d'un hybride complexe dont le procédé de fabrication est bien entendu secret. On sait cependant que la base génique a été reconstituée par simulation en ciblant un Ceratosaurus Theropoda Abelisauridae, un dinosaure du Crétacé ! La femelle, qui est encore en suspension dans sa cuve de clonage, sera éveillée demain. On attend les images de son premier repas — du poulet cru — avec impatience ! Devenue adulte, elle devrait mesurer pas loin de six mètres... Souhaitons que la clôture soit solide !
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Ada avait garé la voiture dans une rue calme. Depuis quelques minutes, elle restait là. Elle hésitait à passer cet appel à Michael. Elle en avait une boule dans la gorge, un sifflement dans les oreilles. Michael avait risqué sa vie pour échapper à la police. Si jamais elle commettait une erreur, elle allait en quelques fractions de secondes permettre aux policiers de lui tomber dessus. Elle avait une conscience particulièrement aiguë des moyens considérables qui étaient déployés par les forces de l'ordre pour déjouer les ruses du type de celles que Michael venait d'utiliser pour reprendre contact avec elle. Plus elle y réfléchissait, plus la conjonction de la présence de son téléphone personnel et de la voiture de Morgan semblait constituer un risque corrélatif majeur. Alors, elle retira la batterie de son téléphone et elle redémarra pour chercher un endroit tranquille. Après quelques minutes, elle choisit un petit restaurant. Elle gara la voiture aussi loin que possible du bâtiment avant de courir à l'intérieur. Elle s'acheta un café et attendit en se rongeant les ongles, se souvenant que les corrélations recherchées par les IA de la police étaient également temporelles. À bout de patience, elle sortit enfin de son sac le téléphone qu'elle avait acheté au dénommé Vince. Elle compta les sonneries en tremblant. À la dixième, alors qu'elle commençait à se mordre les lèvres jusqu'au sang, l'appel fut accepté à l'autre bout, sans vidéo.
— Allo, fit une voix qui sonnait très différemment de celle de Michael.
— C'est moi, répondit-elle en se demandant soudain à qui elle parlait. Si Michael avait été pris, comment pouvait-elle le savoir ?
— Surtout, dit précipitamment l'autre, ne dis rien. Sa voix était décidément très différente de celle de Michael.
— Je sais.
— Tu as la GPRTC ?
— Oui.
— Je savais que je pouvais compter sur toi. Je t'adore, ajouta-t-il. Et il était très troublant de ne pas pouvoir reconnaître sa voix.
— Je t'aime aussi.
— Mais... Il faut être réalistes... Je...Je voulais te dire... Je voudrais te désigner un endroit pour déposer le matos, et...
— On avait dit qu'on resterait ensemble.
— Oui, on l'avait dit... Mais... La situation n'offre pas vraiment... Enfin, je veux dire... J'avais pensé que si un jour on devait partir tous les deux, l'horizon serait moins noir.
— Je sais.
— Ce que tu as déjà fait, c'est beaucoup. Beaucoup trop. Il y a objectivement très peu de chance que je m'en sorte honorablement, et je ne veux pas te mêler à ça.
— Je sais ce qui te fait croire cela, et je le croyais aussi. Mais c'est sans compter sur un élément nouveau.
— Un élément nouveau ? J'ai du mal à y croire.
— J'ai un peu de mal à y croire moi aussi, mais j'y crois.
Il rit faiblement.
— C'est un test ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— C'est un test, affirma-t-il. Est-ce que je suis capable de te faire assez confiance pour croire en quelque chose à quoi tu crois.
— Admettons, c'est un test.
— C'est chiant, de ne pas pouvoir... dire les choses.
— Oui, mais d'un autre côté, il est aussi surprenant de se rendre compte à quel point, en ne pouvant rien dire d'essentiel, on peut se dire ce qui est important.
— C'est vrai.
— Alors ? demanda Ada.
— À ton avis ?
— Je ne sais pas, je ne vais pas décider pour toi.
— Si, tu vas décider pour moi, même si cela te fait peur.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu y crois à ton élément nouveau ?
— Oui, j'y crois. Je veux y croire, fit posément Ada, j'ai confiance.
— Alors, j'y crois moi aussi. Tu sais pourquoi ?
— Non, pourquoi ?
— Tu viens de me faire réaliser que je n'ai pas vraiment envie de m'en sortir, si c'est pour m'en sortir tout seul.
— Ah ?
Ada avait détourné la tête pour regarder dehors. Elle sourit. Un vieil homme qui passait dans un ciré orange vif captura la vision du joli visage de cette fille aux cheveux bleus électriques, illuminé par une joie très intense, un bref éclair de liesse sincère, avant qu'il redevienne sombre et sage, serein dans l'inquiétude. Elle dit avec tendresse dans le téléphone :
« Figure-toi que c'est pareil pour moi : je préfère doubler la mise avec toi plutôt que te regarder perdre.
— Woa !
— Où es-tu ?
Quand ils roulèrent Ruth hors de la salle de traitement, Tim prit sa main. Il marcha en accompagnant le lit que l'infirmier poussait avec attention dans le couloir, et Ruth lui sourit. Après cette troisième séance, elle semblait déjà moins pâle. L'infirmier interrogea Ruth : « Ça c'est bien passé n'est-ce pas, Madame ? » Ruth hocha la tête, et elle sourit à nouveau. Ces dernières semaines, elle avait eu tellement de mal à parler que cela la faisait bégayer, et du coup, elle s'était mise à communiquer beaucoup par signes. Tim avait échangé quelques mots avec l'interne qui lui avait serré les mains en cherchant son regard, enfin un être humain dans ce dédale de corridors peints en pastel. L'interne lui avait assuré que le traitement se déroulait exactement comme prévu, que le taux de réussite était très élevé, que tous les indicateurs étaient dans le vert pour Ruth, que ce n'était plus qu'une question de temps, encore quelques jours et elle serait renvoyée chez elle. Il affirma qu'elle allait bientôt retrouver l'appétit, qu'elle allait bientôt reprendre assez de force pour se lever et faire quelques pas, demain, ce soir peut-être.
Tim repensa à la façon dont il avait eu l'argent : ces documents ultra-confidentiels qu'il avait sortis, cette masse immense d'information, les spécifications, les rapports, les notes, la base de donnée tout entière. Si quelqu'un venait à le découvrir... Il n'aurait plus qu'à se tuer, en espérant qu'il en ait l'opportunité. Il était certain de ne pas pouvoir supporter la prison.
Pourtant, cela n'avait pas d'importance face au sourire de Ruth.
Il répéta dans sa tête la prière qu'il faisait depuis cette nuit où il avait commencé à parler à Dieu : je vous en prie, je vous en supplie, je vous en prie, je vous en supplie, prenez ma vie, donnez-la-lui, je vous en prie, je vous en prie. Il se mit à pleurer à grosses larmes et il n'essaya même pas de le cacher à Ruth. Ils étaient allés au-delà de ce genre de détails dans les dernières semaines, quand Ruth avait appris ce qu'elle avait, et le temps qui lui restait à vivre. Tim avait été physiquement malade quand la banque lui avait annoncé qu'ils ne pouvaient pas lui accorder un prêt d'un tel montant pour une dépense qui ne pouvait pas être garantie par un gage sur un bien immobilier. Il était resté presque une semaine sans manger, sans dormir. Envisager de vendre la maison était stupide, car il ne pouvait pas empêcher le fruit de la vente d'être utilisé par la banque pour racheter le prêt, et ce qui serait resté ne pouvait pas faire la différence. Il avait tenté néanmoins de le faire, sans succès, l'immobilier était morose, il était impossible de vendre en quelques jours sans brader à un charognard.
À ces moments-là, il avait pris la décision de tenir coûte que coûte pour Ruth, et puis, quand elle serait partie, de la suivre. Il était retourné travailler quelques jours afin d'éviter de se faire virer, ce qui à ce stade n'aurait pu qu'aggraver la situation. Il y alla aussi pour expliquer ce qui lui arrivait. Son patron, à la grande surprise de Tim, lui avait accordé des assouplissements : la possibilité de travailler à la maison et de ne venir au travail que pour les réunions de coordination. Du coup, il lui avait été attribué le niveau d'autorisation nécessaire pour pouvoir faire la navette avec un ordinateur portable, ce qui allait par la suite se révéler essentiel. Car c'est à ce moment-là que ce type bizarre avait fait son apparition, un matin dans la rue, au moment où Tim allait prendre sa voiture pour aller travailler. L'homme lui avait glissé dans la main une puce de stockage en disant avant de disparaître : « Regardez cela, je suis certain que cela va vous intéresser.»
La puce contenait un descriptif très détaillé de ce qu'ils voulaient, et un barème en dollars. Il n'avait fallu que quelques secondes à Tim pour calculer la quantité d'information qu'il allait devoir fournir pour sauver Ruth. C'était colossal : la substantifique moelle de dix ans de travail de l'entreprise, plus la totalité de l'information ultra confidentielle transmise par l'ASI dans le cadre de leurs accords exclusifs, autrement dit la documentation technique entière de tout le système d'information des StarWanderers. C'était énorme, mais il avait vu immédiatement que c'était possible. Il n'avait même pas eu à réfléchir plus d'une seconde avant de prendre sa décision.
Rétrospectivement, il n'avait qu'un seul remords : les gens qui cherchaient cette information pouvaient être soit des espions industriels soit des terroristes. Dans le deuxième cas, cela signifiait qu'une navette allait servir à faire un mauvais coup, ce qui n'était pas une première, mais qui n'augurait rien de bon. Ces gens-là en prenant le contrôle d'une navette cherchaient peut-être à commettre un attentat à très forte visibilité. Si cette possibilité s'avérait, des gens allaient mourir, peut-être des centaines de gens si ils s'en prenaient à une grosse station orbitale, sans compter les milliards d'euros qui s'évanouiraient du même coup.
Tim savait que le simple fait d'avoir pu imaginer cela le mettait en danger de mort. En réalité, il était presque certain que la seule chose qui avait retenu ou retardé son assassinat était le risque que ses assassins auraient pris d'attirer l'attention, justement, sur ces éventualités. Tim pensait même, mais du coup en se disant que son imagination était sans doute beaucoup trop fertile, qu'il y avait quelque part une IA qui avait pesé le pour et le contre, qui avait analysé la possibilité qu'une enquête sur la mort apparemment accidentelle d'un ingénieur en génie logiciel travaillant sur le système des StarWanderer ne révèle qu'en réalité l'homme en question avait été assassiné. Car dans cette éventualité, cette IA aurait ensuite pu être sollicitée pour analyser quelles pouvaient être les motivations possibles pour un tel meurtre, avec le risque très élevé que cette entité en déduise l'évidence : qu'une attaque terroriste sophistiquée mettant en jeux une navette spatiale était en cours d'élaboration.
Tim avait tort, son imagination n'était pas trop fertile. Une IA avait en effet analysé la possibilité de le faire assassiner dans un simulacre d'accident. Elle avait conclu que le risque d'attirer ainsi l'attention était plus grand que celui que les remords de Tim le poussent à vendre la mèche, surtout que cela l'aurait fait jeter directement en prison.
Tim avait eu un second remords quand il avait découvert que l'information allait quitter le pays grâce à une puce camouflée dans le sac d'Ada, la fille de Ruth. Le composant qu'ils lui avaient fourni était minuscule, il avait glissé cette mémoire, grosse comme une aiguille de cèdre, sous la doublure du sac d'Ada. Comment avaient-ils su qu'Ada allait venir ? Comment pouvaient-ils être certains de berner les systèmes de sécurité dans les aéroports dont une blague à la mode disait qu'ils étaient capables de sonner quand on avait des poux, tellement ils étaient capables de déceler la moindre forme d'intelligence ?
Ruth sourit à Tim, le sortant de sa rêverie. Elle avait perdu ses cheveux et beaucoup de poids. Elle disait en riant qu'elle était redevenue mince comme à ses vingt ans. Avec sa pâleur, cela avait été effrayant, mais depuis quelques jours, elle reprenait de l'épaisseur, comme si la chair sous la peau s'était mise à reprendre vie, comme une plante au printemps se réveille et se gorge de sève, et son visage était devenu gracieusement ridé, une pomme d'hiver. Les taches de rousseur y traçaient une sorte de camouflage élégant de bête sauvage et ses yeux verts y brillaient à nouveau. Tim lui sourit.
Seuls ces instants là valaient quelque chose, tout le reste n'était que du paysage, de la contingence, de la chair fragile, des gens imparfaits, des salauds, des êtres humains qui tuaient sur ordre ou par plaisir, des pauvres types que l'on forçait à trimer toutes leurs vies, y compris ceux qui s'étaient crus malins et que l'on coinçait au détour, que l'on forçait à trahir. De la contingence, Monsieur, on vous le dit, on vous le répète. Le vent de la vie qui roule nos vies comme autant de feuilles mortes promises à redevenir poussière. Le ressac de l'histoire qui halète péniblement, brassant les hommes comme autant de galets impuissants.
En fin de compte, il arrivait à Tim de façon récurrente, après avoir pensé à tout cela, de se poser une question dont il savait dorénavant qu'elle était ultime dans tous les sens du terme. Il se demandait : et si ma trahison coûte la vie à des centaines de gens, qui me pardonnera ?
Il serra la main de Ruth. Au moins, j'ai une certitude, pensa-t-il. Il sourit à Ruth et le lui dit silencieusement, sachant qu'elle le lirait sur ses lèvres. Le sourire de Ruth s'agrandit. Elle ferma les yeux une seconde. Elle ne parvenait pas encore à pleurer. Elle lui répondit en articulant silencieusement à son tour.
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Deutsche Presse-Agentur, Francfort, aujourd'hui, 10h55. Le porte-parole de FMK AG, numéro deux du secteur des propulseurs pour engins spatiaux, confirme la création d'une nouvelle unité de production géante sur son site dans le sud de Francfort. Cette nouvelle unité devrait employer 300 personnes et plus de 5000 robots du dernier cri à la production en très grande série de moteurs plasmatiques ultra-miniaturisés de quatrième génération.
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Avant de quitter la voiture qu'elle avait garée à quelques enjambées du bar, Ada ouvrit la boîte à gants et considéra quelques secondes le petit automatique que Lise lui avait confié, tiraillée par un tourbillon d'idées contradictoires. Le quartier était louche, le bar était louche, Michael l'avait prévenue que l'homme était louche. Une dernière course, avait-il dit. Mais, la plus importante : récupérer une carte de souscription pour un accès large bande au réseau. Une carte intraçable, sans doute volée à un lot destiné à une grande entreprise. Ada soupira. Elle ne pouvait pas manquer ce coup-là, ni aller trouver la police si la transaction tournait mal, ce qui faisait pencher la balance du côté de l'option que cette arme puisse lui être utile dans l'éventualité que la rencontre du dénommé Loulou tournât mal. D'un autre côté, si l'engin était aussi redoutable qu'il en avait l'apparence, du fait de sa densité et de la qualité de sa finition, il ne s'agissait ni d'un jouet ni d'une mauvaise copie pour banlieusard en mal de réconfort, mais bien d'une arme conçue pour tuer et, donc, s'en servir risquait d'aggraver la nature des faits que la justice pouvait lui reprocher. Au bout du compte, elle prit sa décision en deux temps. Elle commença par déballer le pistolet. Une fois dans sa main droite, sa main dominante, elle trouva qu'il y tenait bien. Elle le manipula quelques secondes, trouva le cran de sûreté. Puis elle laissa l'arme reposer dans l'autre main et le regarda en réfléchissant à ce qui pouvait mal tourner dans ce bar, et sur les nombreuses façons dont l'apparition de cette arme dans sa main pouvait résoudre ou au contraire envenimer la situation, sur l'infinité vertigineuse des possibles que pouvait faire naître l'irruption d'un élément nouveau de ce calibre, ah ah ah... La seule bonne nouvelle était que dans un endroit comme le Zanzibar, il n'y avait pas de vidéo, et la direction n'aimait pas faire appel aux forces de l'ordre. On y prenait rendez-vous pour ces raisons-là, quand on avait des affaires troubles à régler. Ada haussa mentalement les épaules. Rentrant le ventre, elle glissa expérimentalement le Smith & Wesson en composite dans son short. Elle frissonna, plus par nervosité que par le froid du contact. Elle se souvint avoir lu qu'il n'était pas exceptionnel qu'une arme cachée à cet endroit échappe au contrôle de son manipulateur et qu'un coup parte dans les parties génitales ou dans la cuisse. Avec l'artère fémorale dans le secteur, c'était moins le ridicule que la morgue qui guettait les imprudents. Enfin, se dit-elle, de toute façon, une arme à feu chargée représentait un risque élevé. Avant de refermer la boîte à gants, elle compta son argent et n'en garda que quarante mille euros. C'était une somme énorme pour quelques heures d'accès au réseau. Elle cacha ce qui restait sous le siège. Il fallait qu'il en reste s'ils voulaient avoir une chance de survivre dans les jours à venir. Loulou était un petit gros vulgaire et d'un air méchant, malgré un visage poupin qui aurait pu paraître angélique s'il n'avait pas porté cette expression dure et sournoise, une caricature parfaite d'homme qui a basé son activité sur sa réputation, et sa réputation au minimum sur son apparence. La serveuse derrière le bar à qui Ada avait demandé qui était Loulou, l'avait désigné d'un coup de menton, mais Ada l'aurait trouvé toute seule, car le bar était vide et Loulou avait tout à fait la tronche de l'emploi. Ada prit une respiration profonde et s'approcha. Il l'attendait, attablé devant une bière vide, il jouait avec un petit emballage transparent et rigide, qu'il cognait sur la table à petits coups secs. Il fit à Ada un sourire artificiel au propre comme au figuré, c'est à dire au summum de la vacuité conviviale, et qui montrait deux rangées d'implants éclatants de blancheur. Elle vint s'asseoir devant lui, sur le bord de la chaise qu'elle avait reculée à buter dans la rangée opposée.
— On m'a prévenu, fit-il, je l'ai là.
Il posa la petite boîte translucide à mi-chemin devant Ada, qui hocha la tête.
« C'est soixante milles, ajouta-t-il et Ada cilla. Elle se demanda pourquoi elle n'avait pas apporté tout l'argent, mais de toute façon, il ne restait pas autant. Elle regardait l'homme à la dérobée, elle observait le reste du bar, le couple dans le fond, les deux poivrots accoudés au zinc. Elle glissa sa main dans sa poche et posa l'argent sur la table à côté du butin. Il lui fallut s'y reprendre à trois fois. Loulou passa avec soin sa montre au dessus des puces. Il pencha la tête avec un petit sourire méchant, comme s'il se réjouissait d'avance du conflit.
« Ça fait pas le compte.
Ada hocha la tête, elle réfléchissait. En fait, elle tentait d'utiliser sa meilleure ressource, mais elle ne parvenait à trouver aucune substance pour faire tourner la machine, et cette absence de grain à moudre la laissait désemparée sur toute la ligne. Elle avait beau tourner et retourner les paramètres de la situation dans ses méninges, elle ne voyait aucune autre porte de sortie que de forcer le dénommé Loulou à accepter la transaction avec une grosse ristourne. Elle dit :
— On m'avait dit quarante.
Mais, en le disant, elle sentit qu'elle n'avait pas utilisé le bon ton. Elle le regarda, en essayant d'oublier son dégoût, pour se concentrer sur cet adversaire, mais se concentrer sur quoi au juste ? Elle savait qu'elle n'était pas dans son domaine. Cela la rendait nerveuse, et comme l'autre le sentait, sa position s'en trouvait encore affaiblie. Il lui sourit et vint mettre sa grosse main poilue sur la petite boîte et son précieux contenu. Elle sentit un picotement sur sa nuque. Le regard au-dessus du sourire d'urinoir de luxe s'était focalisé sur quelque chose derrière elle. Elle se recula dans la chaise en se tournant, et elle aperçut l'acolyte qui s'approchait. Il avait un style en tous points similaire à son patron, en plus grand, en plus fort.
« Mignonne, tu vas nous donner la totalité tout de suite, fit très bas Loulou.
Ada se mit à trembler, son regard allait de l'un vers l'autre.
« Ou alors, on va se faire un plaisir d'aller le chercher nous même.
Elle comprit qu'elle avait fait une erreur tactique dramatique et pourtant si prévisible, en lui laissant croire qu'elle disposait de plus que ce qu'elle avait mis sur la table. Un accès de panique la fit frissonner. Les yeux aux paupières bouffies de Loulou enregistrèrent sa peur par un petit cillement de jouissance. Ada descendit sa main droite vers son short, mais au lieu de la fourrer dans une poche, elle rentra son ventre et alla pécher l'automatique qui attendait au chaud contre son pubis. Elle le sortit sans précipitation, venant dans le même geste de la main gauche retirer le cran de sûreté. Elle posa sur ses genoux ses deux mains et l'arme qui à sa grande surprise y nichait résolument, comme une extension nouvelle de sa volonté à prendre le butin et à sortir du bar. Loulou eut un haussement de sourcil incontrôlé. Son acolyte fit même un demi-pas en arrière. Ada avala sa salive et plongea son regard dans celui de Loulou. Elle voulait qu'il puisse y lire une détermination absolue. Elle dit distinctement, sa voix tremblait, mais elle espéra qu'il était impossible de savoir si c'était de la peur ou de la rage.
— Je vais ressortir d'ici avec ce que je suis venue chercher, et vous allez garder ce que j'ai posé sur la table.
Elle eut conscience d'avoir marqué un point, car il s'écarta avec prudence en laissant tout sur la table. Mais il n'avait pas l'air d'avoir cédé. Il la jaugeait. Il secoua la tête.
— Non, non, non, fit-il avec indolence avant de conclure d'un ton sec : Tu ne me fais pas peur avec ton machin. Allez, aboule l'oseille !
Ada prit une grande respiration. Elle mit son visage de poker et se leva, la chaise grinça au sol. Elle tenait l'arme devant son sexe à demi cachée derrière l'autre main. Elle vit le regard de la serveuse, son visage qui s'assombrissait et se durcissait. Elle cacha l'arme derrière sa fesse droite. Il y eut un flottement. Avec une vivacité qui la stupéfia, elle se pencha et de sa main gauche, sa mauvaise main, elle attrapa habilement la petite boîte. Elle recula tandis que d'un geste rageur les mains de Loulou surgissaient en vain. L'acolyte sur sa gauche fit un pas en avant, elle leva avec détermination l'arme en diagonale de son bras tendu vers le bas-ventre du malabar qui s'arrêta net. Loulou fit comme un rire gras :
— Ah ah. P'tite conne.
Il se leva et ramassa l'argent, puis il fit un signe à l'autre d'approcher. Et l'imbécile obéit comme un toutou bien dressé, sans lâcher des yeux l'arme pointée sur sa virilité. Ada comprit qu'ils pensaient qu'elle n'allait pas oser se servir de l'arme, ou que celle-ci était factice. Ou en tout cas, Loulou pensait cela et l'autre ne pensait pas. Alors, elle se tourna vers son adversaire silencieux qui approchait et elle pointa l'arme un peu à gauche de ses genoux. Elle eut le temps de penser qu'il n'y avait personne pour prendre une balle perdue derrière lui. Elle tira. La détonation fut assourdissante. Il y eut un bruit de verre brisé qui tombait au bout du bar. La balle avait ricoché à gauche et terminé sa trajectoire dans les bouteilles d'alcool sur l'étagère, avec une marge de sécurité qu'Ada trouva satisfaisante. En même temps, elle se demanda comment elle pouvait penser cela, elle qui n'avait jamais utilisé une arme à feu, même en simulation, ni fait un calcul pour un phénomène de ce type auparavant. Elle conjectura que son intuition pour la balistique était égale à celle qu'elle possédait pour quelques domaines dont elle découvrait l'existence chaque fois avec la même surprise : furieusement flamboyante. La cliente du fond poussa un cri strident qu'elle interrompit aussi vite qu'elle avait crié à retardement. Ada regarda vers la sortie. Il fallait passer devant le bar derrière lequel la serveuse avait plongé. Le visage du grand gars s'était décomposé, mais, au lieu de s'écarter pour lui laisser la voie libre, il serra la mâchoire. Il lui fit une grimace méchante et s'élança sur elle en levant les mains. Elle lui tira une balle dans la cuisse. Il s'effondra avec un cri rauque, face contre le sol, avant de rouler sur le dos, les mains sur sa blessure. Il gémissait entre ses dents serrées. Elle vit Loulou esquisser un mouvement, elle le braqua pour l'immobiliser. Elle partit à reculons. Quand la porte claqua derrière elle, elle parvint à se retenir de courir vers la voiture. Le petit pistolet lui semblait brûler sa main tremblante. Il y avait une poubelle publique juste à côté de la voiture. Elle vérifia qu'ils le l'avaient pas suivie. Elle y jeta l'arme d'un geste qu'elle espéra discret, avant de se mettre au volant, de chercher avec fébrilité la commande de verrouillage des portières, et de démarrer. Elle tourna deux fois au hasard aux coins de rues qu'elle ne connaissait pas, sans cesser de regarder derrière. Puis elle continua à rouler vers le sud, au jugé. La pluie était toujours aussi intense. Elle fut bloquée par un bouchon en bas de la pente, des voitures hésitaient à passer la rue en bas qui était inondée. Elle en profita pour tester son butin en l'insérant dans son téléphone. La carte fonctionnait ! Elle se mit à rire. Soulagement et joie. Elle pensa que Michael pouvait être fier d'elle.
Un soir, à la fin du dîner, Morgan annonça à Lise qu'elle serait bloquée à Kourou pour le week-end et lui proposa de l'y rejoindre. Juste toi et moi, précisa-t-elle, Esmeralda restera avec Theresa. Lise lui sourit : Oh oui !
Comme prévu, elle trouva Morgan qui l'attendait à la sortie juste après la douane à Cayenne. C'était un véritable crève-cœur d'avoir à résister à la tentation de lui sauter au cou. Morgan avait réservé un petit motel discret au bord de la mer. Elles papotèrent joyeusement tandis que la voiture traversait la banlieue de Cayenne sur l'autoroute côtière. Kourou, comme Almogar, comme tous les autres astroports, avait connu une croissance exponentielle. Les marais et la mangrove avaient été asséchés et une immense et riche conurbation s'étendait le long de la côte entre Cayenne au sud et Saint-Laurent-Du-Maroni au nord. Au motel, sortir de la voiture pour traîner les bagages à la chambre fut un choc : on passait de la fraîcheur climatisée à la fournaise humide. La porte de la chambre marqua en claquant la transition inverse. Elles se regardèrent en riant. Elles firent l'amour une première fois dans la petite cabine de douche, puis longuement dans le lit. Sur la fin, Lise résista très longuement et nettement plus bruyamment qu'à son habitude, tandis que Morgan, ses lèvres étant occupées ailleurs et ses mains hors de portée, ne put que la laisser bramer, à regret au début en pensant aux voisins, et puis poussant au massacre avec ivresse. De l'autre côté de la cloison, un chauffeur de poids lourd, en attente de la réparation de son tracteur, coupa la télévision pour vérifier s'il entendait bien ce qu'il pensait entendre et puis il écouta tant et si bien qu'il se mit dans un état que seule une intervention manuelle put résoudre, et il remercia le sort de lui avoir sauvé sa journée avec cette surprise rafraîchissante. Lise, en reprenant son souffle dans les bras de Morgan, se dit qu'il était inouï qu'elles soient ainsi dans un tel manque de l'autre après seulement quelques jours d'absence. Il lui semblait tout aussi incroyable qu'elles aient une énergie pareille à investir dans des ébats aussi récurrents, comme dans les premières heures de leur aventure, alors qu'elles étaient ensemble depuis de très longs mois maintenant, et encore plus improbable qu'à son âge elle jouisse d'une libido aussi intense. Pourtant, le miracle se reproduisait à chaque occasion, à tel point qu'il semblait quelquefois qu'elles dussent planifier leurs moments ensemble, afin de programmer le reste de ce qu'elles voulaient faire entre leurs grandes manœuvres. Était-il possible que le fil de leur désir, au lieu de s'émousser aux contacts répétés, bien au contraire s'en trouvât affûté ? Elles s'habillèrent afin de prendre la route qui menait à une piste dans la forêt. À son habitude, Morgan conduisait en terre inconnue avec une assurance qu'une personne qui n'aurait pas su qu'elle utilisait un implant pour trouver sa route aurait trouvé hallucinante. En une heure, elles atteignirent une aire dans la jungle au bord d'une rivière aussi boueuse que tumultueuse. Là, un gué impraticable à cette heure, même pour un véhicule tout terrain comme le leur, permettait en temps normal de passer le cours d'eau. Quelques touristes s'y lamentaient que l'excursion visée n'était plus possible du fait d'un orage loin en amont la nuit précédente. Elles remontèrent en voiture et Morgan démarra pied au plancher en annonçant seulement : « plan B ». Bientôt, elles atteignirent un arboretum géant qui se visitait par une longue sente sinueuse à flan de colline. Elles firent au cours de cette marche le plein d'images de fleurs incroyables, d'arbres inconnus et d'orchidées sublimes au prix d'une abondance étonnante de sueur et de quelques piqûres de moustique. Sur le chemin du retour, tandis que la nuit tombait, Morgan expliqua :
— Je n'avais pas remis les pieds dans une forêt tropicale depuis le crash de mon hélicoptère pendant la guerre. Tu sais, c'était sans doute le milieu naturel de mes ancêtres. Et des tiens aussi, non ?
— Oui, du côté de ma mère, le côté thaï.
— J'ai commencé à réfléchir à mes ancêtres lointains dans cette forêt. Après le crash, j'ai éprouvé le besoin d'imaginer où ils vivaient et ce qu'ils faisaient. Pendant mon enfance, j'aimais imaginer que mes aïeux africains avaient été des chasseurs dans la steppe. J'avais une fascination profonde pour l'idée qu'ils chassaient les grands prédateurs, les lions, et aussi les éléphants. Ce qui est somme toute incroyable, compte tenu des armes dont ils disposaient. L'exploit physique tenait une place très importante dans le milieu où j'ai grandi. Je crois que ces rêves étaient au moins aussi importants que ce qu'on nous apprenait à l'école, et peut-être plus importants que ce qu'on nous apprenait à l'église. Je l'avais oublié. Il a fallu qu'on prenne une roquette dans une turbine et qu'on descende au tapis avec deux morts à la clé pour que le destin me rappelle à l'ordre : on a besoin de savoir d'où on vient.
Lise hocha la tête.
« Tu n'es pas en train de penser que je ne tourne pas rond avec mes histoires d'ancêtres dans la jungle ?
Lise explosa de son rire sincère, cristallin. Elle posa sa main sur le bras de Morgan.
— Non ! Pour ma part, j'ai toujours visualisé mes ancêtres comme des paysans plutôt que comme des chasseurs. Je les vois aller à la ville vendre leur production. Je suis certaine qu'ils ont fait cela pendant des siècles. Je n'arrive pas à me représenter une époque antérieure, sauf peut-être une sorte d'autarcie de village, une tribu sédentaire... en tout cas des gens pliés en deux vers le sol à longueur de jour... pas grand-chose de très excitant... de la sérénité. J'ai du mal à visualiser ce qui a précédé.
— Je me demande ce que nos ancêtres très lointains croyaient que nous serions. Par exemple, je me demande s’ils auraient pu prévoir l'apparition des villes ?
— Et les navettes spatiales ?
— Oh ! Ça ? Morgan secoua la tête. Je suis convaincue qu'ils pouvaient imaginer que nous irions dans l'espace, en particulier sur la Lune.
— Oui, quand elle est là dans le ciel, on a envie de lever le bras pour la prendre.
— Et je sais avec certitude que nos descendants seront dans les étoiles, pour la même raison, si on ne les zigouille pas avant.
— Je me souviens d'avoir lu l'histoire de cet alpiniste à qui on a demandé pourquoi il escaladait toutes ces montagnes. Il avait répondu : parce qu'elles sont là.
— Et que lui, il était en bas, une sacrée provocation !
— Oui ! L'orgueil et la curiosité tiennent bonne place dans la courte liste des motivations élémentaires.
Elles avaient atteint une route bituminée, Morgan changea le mode de traction du véhicule et accéléra.
— Je vais te confier un secret, dit-elle en se tournant vers Lise pour trouver son regard. Après ce crash de mon hélicoptère, j'ai été séparée de mes hommes pendant la nuit, et je me suis retrouvée seule dans la forêt tropicale. J'étais très mal. J'étais blessée. Pas super grave, mais moche. J'avais perdu beaucoup de sang.
Morgan se tourna vers Lise qui haussa les sourcils.
— Je sais. C'était dans ton dossier.
— Dans l'après-midi, j'ai eu de la visite. Et ça, ce n'est dans aucun dossier, car je n'en ai jamais parlé à personne. Deux adolescents. Le garçon, très jeune, sa sœur, un peu plus âgée, peut-être seize ans. Ils ont trouvé ma cachette, et ils sont venus me voir. Ils m'ont parlé. La grande m'a même pris la main. Je ne comprenais rien à ce qu'ils disaient, un drôle de dialecte chantant plein de claquements de langue. Mais j'ai la certitude qu'ils savaient que si on me trouvait, il risquait d'y avoir du grabuge, car ils sont allés découper de grandes feuilles pour me faire un camouflage. Elle secoua la tête. Tu me crois ?
— Évidemment, je te crois.
Et puis la fille est partie me chercher à boire. J'avais tellement soif. Je n'ai jamais bu avec autant de bonheur de toute ma vie. Je leur ai donné une pièce en or chacun.
— De l'or ?
— On a ça dans nos kits de survie.
Morgan marqua alors une longue pose. Lise scrutait son visage tourné vers la route. Morgan ajouta avec une tension dans la voix que Lise ne lui connaissait pas :
« Je pense qu'ils sont morts cette nuit-là. Juste avant mon extraction, ça tirait dans tous les sens. Mes collègues sont venus tout passer au napalm. La vallée entière brûlait. Leur village ne pouvait pas être bien loin.
Elle trouva le regard horrifié de Lise.
« C'est pour cela que j'ai quitté l'armée. On voit mourir des tas de gens, et puis... Pas eux. C'est aussi simple que cela : pas eux. Ce n'était pas possible. Ça ne l'est toujours pas.
La banlieue de Kourou défilait au dehors. Morgan conduisait avec agilité et calme.
« Je n'avais pas pensé à ces deux ados depuis très longtemps. Tu sais, ils marchaient seuls dans cette forêt que je me représentais avant cet évènement comme un environnement hostile... Or, de toute évidence, ils y étaient très à l'aise. Cela m'a réconcilié avec ce milieu d'une façon que je n'avais pas tout à fait appréhendée avant aujourd'hui. J'aime à croire que mes ancêtres vivaient dans une grande forêt profonde comme celle-là, chaude et humide, débordante de vie. Je ressens avec une conviction intime qu'ils y vivaient en harmonie avec leur entourage, sous les grands arbres. J'ai une grande sympathie pour ces hommes pas tout à fait insignifiants dans leur océan de verdure.
Lise hocha la tête. Elle attendit une bonne minute avant de répliquer :
— Tu sais que du fond de leur forêt, ils ne voyaient pas les étoiles ?
— Tu veux rire, j'espère ? Tu les prends pour des billes ?
— Non, je te taquine.
Elles passèrent à l'hôtel prendre une douche et se changer avant de mettre le cap sur le nouveau centre-ville où, au pied des tours d'affaires, s'égrenaient sur des avenues tirées au cordeau quelques casinos, les night-clubs et les bars. On trouvait aussi dans ce secteur quelques restaurants renommés et Lise les mena à l'un de ceux que le Michelin recommandait. Ensuite, elles passèrent, pour voir, dans un bar à lesbiennes. Lise, euphorique, entraina Morgan sur la piste de danse où elles s'amusèrent une bonne heure. Quand elles allèrent prendre un verre au bar, un couple de blondes les aborda, des Françaises minces et élégantes, une paire un peu étrange. Elles étaient à la fois extraverties et mystérieuses, complices, mais pas câlines. La plus jolie portait un diadème qui ressemblait à ces gadgets qui filmaient tout. Morgan lui posa la question, elle dénia en riant. Impossible de savoir, bien entendu. Morgan fit discrètement signe à Lise qu'elle voulait partir. Le lendemain, elles prirent la voiture pour une destination que Morgan refusait de révéler. Lorsque Morgan arrêta la voiture sur un héliport, Lise devina que Morgan avait organisé un tour dans les airs, ce qui se confirma quand Morgan revint deux casques à la main. Lise n'en fut que plus surprise quand elle se trouva seule à côté de Morgan qui déjà lançait la turbine tout en lui parlant dans l'interphone :
— As-tu bien serré ta ceinture ?
— Tu as le droit de piloter ces trucs-là ?
Morgan sourit :
— Non, mais on ne va pas le leur dire, d'accord ?
Sur ce, comme la turbine était montée en puissance, elle décolla expertement le petit hélicoptère-bulle. Après un quart d'heure sage à longer la côte habitée, elles arrivèrent à la partie plus sauvage que la route côtière ne suivait plus. Morgan accéléra et descendit au raz des flots. Elle zigzagua avec assurance entre des pics rocheux qui émergeaient du récif. Regardant Lise qui avait crispé ses mains sur l'armature de son fauteuil, elle lui demanda :
— Tu n'as pas peur au moins ?
— Si c'était quelqu'un d'autre, je serais morte de terreur, mais là, ça va. Tu veux bien regarder devant toi, s'il te plaît ?
Pour Morgan, c'était un exercice enfantin, basé sur des sensations et des réflexes qu'elle avait acquis aux commandes de machines de guerre beaucoup plus puissantes et véloces, une compétence qu'elle entretenait régulièrement à Almogar. La tentation de pousser le frêle engin à ses limites lui donnait presque des fourmillements dans les mains. Mais par égard pour Lise, elle se mit à piloter plus sagement. Sous elles, la mer défilait : dégradés translucides et romantiques d'émeraude et de bleu, tandis que la côte se déroulait en alternance paradisiaque de petites pointes rocheuses et de plages de sable bordées de forêt tropicale où nichaient de grandes maisons. Morgan demanda :
— Tu as un maillot de bain ?
— Pourquoi ? Tu as oublié de faire le plein ?
— Non, c'est seulement que je n'en ai pas non plus.
— Et alors ?
— Il y a une plage superbe à dix kilomètres, c'est une île quasi inaccessible, sauf par hélicoptère, à cause des récifs, et sur le pad il n'y a qu'une seule place pour poser un hélico. Ils appellent cet endroit l'île des amoureux, tu vois ce que je veux dire ?
Lise fit semblant de réfléchir et répondit en feignant un sourire d'idiote :
— On va se baigner toutes nues ?
Elles jouèrent dans les vagues paisibles du mini lagon au bord d'une petite plage de sable mêlé de coraux broyés, bordée de quelques palmiers valeureux sous des falaises brûlées par le soleil. Elles étaient épiées par les frégates qui tournaient loin au-dessus. C'était tellement beau, tellement idyllique... Elles firent l'amour bouche à bouche sur le sable à la limite du ressac, car le sec était trop chaud pour y marcher pieds nus. Puis elles retournèrent faire les folles dans l'eau, car sur la plage, le soleil menaçait de les cuire. Ensuite, elles se rhabillèrent et partirent explorer un peu l'île. Un petit chemin serpentait dans les arbres. Elles recommencèrent dans l'ombre zébrée d'une cocoteraie, entourées par les noix tombées éparses. De retour à la machine, lorsque Lise eut bu la dernière goutte de la dernière bouteille d'eau, elle demanda :
— Qu'est-ce qu'on a d'autre ?
— Rien, j'en ai bien peur. Je pensais qu'on pouvait tenir deux jours avec deux litres, j'avais oublié que tu étais dans le coup, plaisanta Morgan.
— Je veux un grand cocktail de jus de fruits frais avec de bons gros glaçons, et à l'ombre, par pitié, répondit Lise en riant.
Morgan la regarda, la transpiration avait imbibée en grandes coulures leurs chemises. Elle lui dit avec une moue dégoûtée :
— Tu n'es qu'une gosse de riches mal élevée, jamais contente.
Cependant, levant le nez vers le ciel accablant, elle ajouta aussitôt en grimaçant :
« Mais tu as raison, si on reste ici plus longtemps, on va commencer à gâcher le souvenir.
Le matin du jour suivant, elles partirent faire un tour de vélo de location, une excursion balisée recommandée par les guides qui menait à un point de vue superbe sur la rade artificielle d'où on distinguait au loin les pistes de l'astroport. Elles atteignirent ce belvédère au moment où un StarWanderer prenait son envol sur le dos de son porteur robotisé, le grondement assourdi leur parvenant de longues secondes après que l'immense oiseau et son fardeau spatial aient percé la couche des nuages. L'après-midi, elles restèrent sur les bords de la piscine après avoir découvert que l'affaiblissement de l'alizé avait ramené les moustiques, mais que les petits robots tueurs les tenaient en respect en accumulant à leurs pieds des tas impressionnants d'intrus morts. Le vol du soir les ramena à Almogar, chacune à un bout de l'avion, Morgan se méfiait de tout.
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La voix du nord, Roubaix, aujourd'hui, 11h15. Une femme de 45 ans qui avait entrepris d'avoir des rapports sexuels avec son chien labrador dont elle avait modifié le système de contrôle neuronal à l'aide d'une télécommande trafiquée est décédée à l'hôpital. Un pompier a déclaré : « le cœur du chien était trop endurant, elle n’a pas tenu le coup.». On se souvient comment l'apparition des « jockeys électroniques » avait révolutionné le monde des courses, entraînant une scission entre les aficionados des courses modernes à haute performance, accusés de transformer le cheval en robot, et les amoureux nostalgiques des courses à l'ancienne. Le même système, à l'origine mis au point pour les chiens militaires, avait fait fureur chez les propriétaires de canidés mal dressés qui en avaient assez de se ridiculiser à courir après leur bête en criant leur nom. On aurait pu croire que ce système n'avait que des avantages, jusqu'à ce que commencent à apparaître sur Internet des kits pirates permettant de transformer son toutou en chien d'attaque avec à la clé les drames que nous relatons quotidiennement dans ces colonnes. Voici donc que commence à sévir un autre type de détournement de ces engins pourtant si pratiques.
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Ada prit le téléphone à l'aspect archaïque que Lise lui avait confié, elle sélectionna le seul item que le répertoire contenait. À sa grande surprise, on décrocha aussitôt.
— Oui ? fit la voix autoritaire de Morgan.
— Bonjours. C'est Ada. Lise m'a demandé de vous appeler.
— Bonjours Ada. Écoute, en premier lieu, il est très important que nous n'utilisions pas ce canal de communication à mauvais escient. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ?
— Oui, je comprends très bien.
— Bien. Passons au point critique : est-ce que tu l'as retrouvé ?
— Oui.
— Excellent. Je ne veux pas en savoir plus. Par contre, il faudra que je sache où vous serez pour venir vous chercher. Ce sera dans quelques heures. Je ne peux pas te donner plus de précision à ce stade. C'est clair ?
— Très clair.
— OK. Afin de passer vous prendre, il faudra trouver un endroit sans obstacles.
Ada fronça les sourcils.
— Je ne suis pas certaine de comprendre.
— Je sais, c'est un petit peu énervant de jouer aux charades... Ada, je vais avoir besoin d'un peu de place, un endroit dégagé, surtout avec cette météo. Et en milieu urbain, ce n'est pas facile à trouver. Tu vois ce que je veux dire ? Ada avait pensé tout de suite à un hélicoptère, mais elle ne parvenait pas à comprendre par quelle logique un pilote de navette spatiale pouvait se retrouver aux commandes d'un hélicoptère à cinquante kilomètres de sa base.
— Je crois que je vois.
— Très bien. La meilleure solution est que vous soyez dans la voiture et je vous indiquerai le lieu précis du rendez-vous au dernier moment. OK ?
— Euh... il m'a dit qu'il fallait que j'abandonne la voiture dès que possible.
— OK. Je vois. Il a raison. Ça ne change pas l'essentiel. On se débrouillera. D'autres questions ?
— Oui, je voudrais savoir... où on ira ?
— Ada... ça devient un peu limite. Laisse-moi réfléchir.
Il y eut un long silence, les mains d'Ada se mirent à trembler.
« Est-ce que tu te souviens de la première fois que nous nous sommes vus ? demanda finalement Morgan.
— Oui, je m'en souviens très bien.
— Ce serait ça l'idée, un endroit de ce genre, peut-être pas exactement ni celui-là, ni exactement sur place, mais c'est l'idée, tu vois ?
Le cœur d'Ada s'était mis à battre très fort : la dernière aire d'autoroute avant le désert. Des larmes vinrent dans ses yeux. Ces stations au milieu de rien étaient en dehors du périmètre de sécurité d'Almogar ! Ensuite, il leur faudrait trouver un véhicule. Sûrement, un chauffeur accepterait du cash. Elle répondit à Morgan :
— Oh ! Déjà, se sortir de la ville, ce serait fantastique.
— Je ne suis pas certaine que ce soit fantastique, mais c'est ce que je peux faire. Ensuite, ce sera à vous de jouer. D'accord ?
— Oui, oui, on y arrivera. Merci.
— Ne me remercie pas avant qu'on en soit là.
Il fallut à Michael une bonne heure pour comprendre qu'il était dans une merde noire, et quand il finit par en avoir la certitude, il eut une sorte de malaise. Il ôta ses lunettes-écrans et il laissa la sueur froide passer sur lui en réfléchissant.
Il avait toujours été paranoïaque, prudent à un niveau d'obsession qu'il avait cru être à la limite de l'excès. Mais de toute évidence, cela n'avait pas été suffisant.
Depuis qu'Ada avait arrêté la came, il avait cessé de monter des coups pour du cash, mais il piratait toujours du logiciel, et pas du tout-venant. En fait, il n'avait jamais dépensé le moindre kopek pour du soft. Il avait à la maison une collection impressionnante d'IA et d'outils hypersophistiqué en tout genre, à faire pâlir d'envie pas mal de pros. Il y en avait pour une fortune. Par passion et par prudence, il se tenait au courant des techniques les plus avancées sur les virus, les écoutes, les intrusions électroniques, les IA, leur capacité à s'infiltrer et à se reprogrammer et toutes les formes de manipulation de l'information en général, avec une fascination particulière pour les formes associées à des activités occultes. Il avait toujours su que ce qu'il faisait était dangereux. C'était pour cela qu'il prenait tant de précautions. En particulier, il entretenait une longue liste de machines esclaves, des ordinateurs de particulier dont il avait pris le contrôle à leur issu et qu'il laissait en sommeil, en réserve. Car jamais on ne lançait une opération frauduleuse, ni même une reconnaissance anodine, depuis sa propre machine. C'était le B A BA. Jamais il ne communiquait sur des forums sans passer à travers au moins deux niveaux d'indirection. D'ailleurs, il possédait tant d’identités virtuelles anonymes différentes qu'il avait besoin de ses IA pour en garder la trace. Il changeait de mots de passe et de réflecteurs sans arrêt. Il encryptait tout ce qu'il sauvegardait...
Pourtant, quelqu'un était passé à travers tout cela. Quelqu'un était entré chez lui, dans son monde. Un viol pur et simple. Il avait déjà découvert une trentaine de copies du même message laissé par l'intrus, chacune sur un système indépendant, preuve irréfutable que l'envahisseur s'était intéressé à lui de très près et avec des moyens assez sophistiqués pour décortiquer les montages les plus pointus que Michael savait faire. C'était une très mauvaise nouvelle. Pour commencer, Michael ne pouvait plus avoir confiance en rien jusqu'à nouvel ordre. Ensuite, il fallait comprendre ce que cela voulait dire.
Il relut le message :
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Travail de restauration.
Outillage : poste de soudure sous binoculaire
Matériel : circuit d'interface ultra haute cadence standard <lien-1>
Localisation de l'unité de stockage <lien-2>
Objectif : remise du montage à <lien-3>
Récompense : à la remise en main propre
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Le premier lien menait à un site public qui décrivait en détail la marche à suivre pour raccorder une puce de mémoire non volatile d'un modèle spécifique. Les deux autres étaient des pointeurs volatils, des localisateurs sur des serveurs-poubelles, des réflecteurs temporaires mis à la disposition de leurs abonnés par certains fournisseurs de service. Les contenus déposés y étaient automatiquement effacés, après expiration de délais variables. Michael suivit le premier de ceux-là. C'était un site baroque, maladroit, comme en construction, un bric-à-brac quasi indéchiffrable de photos et de vidéos glanées par ci et par là, parsemé de textes incompréhensibles, comme de la mauvaise écriture automatique. Le tout n'avait ni queue ni tête. Ce désordre était un signal que Michael savait reconnaître. Ce type d'exercice de style était fréquent dans le milieu des hackers. À tous les coups, le site était bidon et ne servait qu'à un objectif détourné : celui de cacher l'arbre dans la forêt. Le montage était en général alambiqué de façon ultime et, souvent, seuls ceux qui savaient ce qu'ils cherchaient pouvaient trouver. C'était une astuce tordue de warez, conçue pour empêcher les IA des forces de l'ordre de trouver trop facilement. Michael était rodé à cet exercice. Il découvrit assez vite que les motifs vidéo de fond des pages secondaires étaient constitués d'une mosaïque de petites icônes qui ne se raccordaient pas, mais dont certaines possédaient des histogrammes de couleur similaires. Il lança sa meilleure IA pour reconstituer le puzzle. Lorsque celle-ci afficha la courte séquence d'images, le cœur de Michael fit un bond. Une nausée le prit. Un clip à moitié loupé du corps nu d'Ada. Elle était allongée sur le ventre dans les draps, un matin juste avant l'aube. Il avait volé cette séquence sans flash pour ne pas la réveiller. Les couleurs étaient très sombres. On y distinguait à peine la masse des cheveux en désordre, la pointe de l'épaule, le creux de la taille, le rond pâle des fesses et le chemin sombre qui y prenait naissance avant de se perdre sous les draps qui couvraient les genoux. Les motifs géométriques alambiqués des draps, brouillés par les plis, faisaient à son corps sublime un écrin quasi fractal, mystérieux.
Cette prise donna à Michael une idée de l'étendue des dégâts : la vidéo provenait d'une médiathèque très privée qu'il avait protégée avec soin par un chiffrement puissant. Il passa une main sur son front moite. OK, se dit-il, on reste calme. S'il avait eu à faire peur à quelqu'un comme lui, il aurait fait quelque chose comme ça. Bien joué, pensa-t-il. Tu voulais me foutre le trouillomètre à zéro. Bien vu, mec.
En même temps, le message était clair : l'unité de stockage évoquée dans le message était en possession d'Ada. La sophistication du montage faisait froid dans le dos : combien de personnes au monde pouvaient retrouver la femme nue dans le désordre infernal de ce site bâclé et voué à disparaître avant la fin de la nuit ? Combien pouvaient l'identifier ? Même Ada n'avait pas vu ces images. Michael lui-même les avait presque oubliées.
Tout cela indiquait que les auteurs de ce montage étaient de cette espèce particulière, celle des seigneurs de la manipulation et de l'ombre. Ces gens, ces entités, car il était évident qu'il y avait de l'Intelligence Artificielle là-dedans, et du gros calibre, ces opérateurs intervenaient sur des plans différents de la réalité, plus élevés en complexité, plus bas en moralité, subtils à la limite de l'absurdité dans la réalisation, et massivement sans scrupule dans l'intention. La prudence extrême dont relevait cette façon de procéder devait être mise en regard avec l'usage qu'ils avaient fait de techniques d'intrusion sophistiquées. En fin de compte, Ada allait leur servir de pont invisible, de liaison que l'on avait voulue aussi ténue et éphémère que possible, entre la source de l'information et sa destination. Souvent Michael avait imaginé avec une excitation à peine contenue, ce qu'une rencontre de ce type pouvait être. À ces instants, il prit conscience que la réalité avait d'autres accents, radicalement moins romantiques, comme avant lui les millions de jeunes engagés pour la gloire dans un conflit avaient découvert que la bataille était avant tout et par essence sans pitié pour ceux qui y prennent part, car le sort des individus s'y efface devant l'objectif de la victoire.
Michael continua à chercher des indices. Il trouva un lien vers un site qui répertoriait des vieilles chansons, un truc ringard. Il se força à écouter la chanson. Une rime se répétait à l'infini, comme si le fichier avait été vérolé, mais non, la modification était volontaire. Le vers disait : « Et tu verras, tu verras, qu'il vaudra mieux qu'elle n'en sache rien. » OK, donc Ada ne savait rien. Mais alors, comment Ada pouvait-elle être en possession d'une unité de stockage et n'en rien savoir ?
Quand Michael comprit, la révélation fut si soudaine, si intense, qu'il manquât basculer en arrière de la position en équilibre de sa chaise : le voyage aux USA ! Ada était en Amérique depuis une semaine, pour voir sa mère qui venait de réchapper de justesse à une espèce d'hépatite fulgurante grâce à un traitement expérimental. Les éléments du puzzle tombèrent en place. Ce qui n'avait été qu'une intuition un peu fumante se transforma dans l'esprit affûté et éclairci par l'excitation de Michael en une certitude absolue : quelqu'un allait utiliser Ada pour convoyer une unité de stockage au travers de la frontière la mieux défendue de la planète. De toute évidence, la puce principale serait séparée de son interface, à coup sûr afin de réduire le risque de détection. Il fallait donc que quelqu'un exécute une réparation à l'arrivée. Une certaine dose d'expertise technique était requise et il devait être hors de question de faire réaliser ce travail par une entreprise ayant pignon sur rue... Quoi de mieux qu'un hacker, alors ? Et Ada, toxicomane en probation, était la passeuse rêvée pour ce type de cargaison. Si on cherchait quelque chose sur elle, ce serait de la drogue, pas du média ...
Michael resta un quart d'heure entier à se masser le front en faisant et refaisant le tour de la situation, les indices, les conclusions. Il fouina à la recherche d'autres détails. Il trouva une publicité pour un sac à main, qu'il reconnut tout de suite. Ce ne pouvait être une coïncidence, un sac très original dans son style et sa couleur : celui d'Ada. La puce serait donc dans le sac d'Ada, quand elle reviendrait, samedi.
Restait à trouver qui était le destinataire. Cette fois, la vérité fut mise à jour en un clin d'œil : le dernier lien pointait vers un blog de fans de la conquête spatiale. Le site, en construction, appartenait à une adolescente qui vivait dans une obscure petite ville du Tchad. Dans tout le site, la seule autre personne représentée était une astronaute noire du nom de Morgan Kerr. Le fait qu'elle soit noire frappa Michael. En plus, elle n'était pas à moitié noire comme ces starlettes de la chanson dopées au marketing. Cette fille-là était tout à fait noire. Grande, très mince, visage typé. Pourquoi une astronaute noire ? Puis il se rappela ce que son père lui avait dit, quand enfant, il avait un jour émis des propos à caractère racistes. Imagine-toi, avait dit son père, imagine-toi qu'un magicien passe par là, et que, d'un coup de baguette magique, il échange les couleurs. Imagine, pouf ! Tu es noir, et l'autre est blanc, et c'est la seule différence. Maintenant, ne me dit pas qu'une telle transformation est impossible, car c'est là toute l'histoire : si tu ne peux pas imaginer cette transformation, alors tu n'as pas réfléchi à ce que cela signifie d'être noir, et je te recommande de fermer ta gueule, car sinon tu vas t'attirer de gros ennuis un jour ou l'autre, peut-être pas parce que tu es raciste, mais sûrement parce que tu es un idiot.
Ses moteurs de recherche dénichèrent une avalanche d'information sur Morgan Kerr, la plupart avaient trait au vol 345, le reste à des universités en ligne où elle donnait des conférences. Il se demanda si elle habitait Santa-Maria comme de nombreux cadres de l'ASI en poste à Almogar. Des accès aux annuaires se révélèrent insuffisants pour la localiser. Logique. Ce type de personne se faisait retirer des listes. Il mit aussitôt trois IA au travail pour retrouver sa trace.
Pendant ce temps, il se demanda : est-ce que tu vas le faire ? Avait-il le choix ? La menace contenue dans la forme de la demande constituait une motivation d'obtempérer bien plus grande que la vague évocation d'une récompense. Une récompense ? Hum. Une balle dans la tête ? Histoire de mettre au montage un point d'orgue dans le ton cynique qui le caractérisait ? Quel genre d'information pouvait valoir qu'on prenne la peine de faire une manipulation pareille ? Qui était cette Morgan Kerr ? Qu'est-ce qu'une astronaute, célèbre au point d'être vénérée par des adolescentes, pouvait bien trafiquer qui implique des transferts de cette nature ?
Il passa le reste de la nuit à remettre à plat tous ses systèmes de défense. Au fur et à mesure, il découvrit des failles. Il en découvrit tant qu'il eut du mal à trouver le sommeil une heure avant l'aube. Sa journée au lycée fut lamentable, il dormit assis, debout, en rêvant à ce qu'il avait à faire de retour chez lui. Il fallait qu'il se mette au travail pour boucher tous ces trous. Et samedi, Ada revenait des USA, avec dans son sac, la puce.
En rentrant, il alla consulter les IA qu'il avait mises sur la piste de Morgan Kerr. Il découvrit avec satisfaction qu'elles avaient péché de bons indices. Morgan Kerr avait loué un logement à Santa-Maria, de nombreux mois auparavant. La trace en restait sous la forme d'un billet de tombola. Les résultats de randonnées à VTT indiquaient que l'astronaute était restée dans le coin. Les IA de Michael s'étaient mises à chercher du côté des agences immobilières et des clubs de sport de Santa-Maria. C'était une idée excellente, mais les agences protégeaient leur fichier client, et les associations ne publiaient pas les adresses de leurs membres. D'un autre côté, les clubs étaient rarement bien protégés. Michael alla ouvrir une latte du lambris de sa chambre derrière laquelle il gardait un module particulièrement illégal et précieux. En sortant avec soin cet enregistrement de son emballage, il se dit qu'il ne servait à rien d'avoir des armes si on ne s'entraînait pas à s'en servir. Et casser un site juste pour lire une adresse, Schwartz, c'était peccadille. Lorsque le claquement de la petite porte qui se refermait sur le module se fit entendre, c'était comme si, chasseur, il avait verrouillé la culasse de son fusil sur la munition qu'il destinait à son gibier. Il allait trouver où créchait cette Morgan Kerr, foi de pirate informatique.
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Le Monde, Paris, aujourd'hui, 11h30. Le Premier Ministre vient de prononcer la dissolution définitive de la très sulfureuse Association des Clubs Échangistes. L'ACE succombe ainsi à la longue série de poursuites judiciaires dont elle était l'objet. Nul ne se fait grande illusion cependant sur l'efficacité de cette décision administrative. En effet, ni les plaignants, pour la plupart des associations d'obédiences diverses, ni les autorités, ne doutent que les activités des membres de ces clubs vont continuer. De nombreuses plaintes avaient été déposées dans l'espoir de faire cesser les Sex-Raves à grande échelle comme celles que l'ACE a organisées ces derniers mois à un rythme toujours plus soutenu sur tout le territoire français. On note cependant qu'aucune de ces plaintes n'émanait de participants à ces fêtes géantes où des gens de tous horizons viennent danser, boire de l'alcool et faire l'amour pendant une nuit entière. D'après ceux-ci, les SRs ne seraient somme toute que des partouzes bon enfant, bien qu'à très grande échelle. Des rassemblements de gens « comme tout le monde » qui veulent prendre du bon temps avant la fin.
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Ada fit sonner le téléphone de Michael.
— Oui ?
— C'est moi ! J'ai la carte ! Où es-tu ?
— À partir de maintenant, n'utilise plus ton téléphone personnel, vire la batterie. Abandonne la voiture et rappelle-moi sur celui-ci.
Ada sortit du restaurant pour reprendre le cash sous le siège du 4x4. Elle marcha dans la ville sous la pluie battante, aussi vite qu'elle pouvait sans se mettre à courir. Après dix minutes, et trois coins de rue tournés au hasard, elle le rappela.
— Tu as laissé la voiture ?
— Oui.
— Tu vas jusqu'à cette œuvre d'art très abstraite dont tu m'as dit qu'elle te faisait penser à un cheval au galop. Il y a cette rue dont le nom finit par un nombre qui a failli être premier, mais qui est divisible par l'âge qu'avait le chat de ta belle-mère quand il est mort, moins un. Tu me suis ?
— Très bien.
— Au coin où il y a ce magasin qui vend des articles comme celui que tu m'as acheté pour l'un de mes anniversaires, tu tournes du côté du pouce de ta main qui ne sait pas écrire, tu me suis toujours ?
Ada se souvint qu'elle lui avait expliqué un jour l'importance des relations de symétrie en prenant cet exemple : si on ne savait pas que la référence était quand la paume regardait le sol, l'expression « du côté du pouce de ta main gauche » était vide de sens.
— Je te suis très bien.
— Au bout, il y a ce bâtiment. Bon, un jour, dans un autre établissement consacré à une activité similaire, on l'a fait dans les toilettes côté filles. Tu captes ?
Ada sourit, son cerveau avait assemblé le puzzle : la piscine !
— Oui.
— Éteins les deux téléphones. Fais des détours. Passe par un endroit qui a plusieurs sorties, un centre commercial. Navigue au hasard. Change de fringues. Planque tes cheveux. Sort le plus discrètement possible. Vérifie que personne ne te suit. Pointe-toi là-bas. Derrière un buisson au fond du parking, il y a une sente qui fait le tour. Trouve une petite porte métallique grise. Je l'ouvrirai quand tu approcheras.
— J'arrive !
Un matin, un coursier s'annonça par téléphone avant de venir livrer un petit paquet qui contenait une minuscule carte-mémoire. Avec circonspection, Morgan fit examiner la carte par son implant avant d'en accéder le contenu. Cette exploration révéla une arborescence de fichiers. À sa racine, Morgan trouva une photographie. Elle s'arrêta net, la bouche grande ouverte, sidérée. Le contraste étrange révélait un traitement correctif afin de compenser la pénombre profonde. Deux femmes nues très intimement enlacées, toutes deux très minces, l'une avait la peau très sombre. On ne distinguait pas les visages cachés entre les cuisses. Morgan secoua la tête. Des larmes lui étaient venues aux yeux. Elle tourna sur elle-même, scrutant les alentours : qui ? À nouveau, elle se força à respirer à fond, la bouche grande ouverte. Le dessus-de-lit à fleurs. Le mobilier en bambou. Le motel à Kourou.
Elle alla s'asseoir sur les marches de la terrasse et elle y consulta en détail le contenu de la puce. Elle y trouva d'autres documents, des photos, des vidéos, qui la montraient avec Lise, et ce qu'elles y faisaient ne pouvait laisser aucun doute. De toute évidence, la chambre du motel en Guyane avait été truffée de caméras. On les avait aussi espionnées avec application pendant les semaines qui avaient suivi. Elle trouva ainsi un très beau cliché de Lise dans l'exécution parfaite de son exercice favori, suspendue dans les airs juste avant de percer la surface de l'eau de la piscine de Morgan, capturée en plein vol dans toute l'étendue sublimissime des courbes élancées de son corps délicat. Elle trouva émouvante une courte vidéo prise au téléobjectif. On les y voyait en tenue de vélo, seules dans la montagne, tandis que côte à côte à cheval sur leurs montures, elles se penchaient l'une vers l'autre pour se donner un petit baiser sur la bouche à la faveur d'une pause. Morgan reconnut l'endroit. Intriguée, elle utilisa les outils de son implant pour analyser la scène, et rechercher sur la carte d'état-major où avait été embusqué le photographe pour prendre un tel cliché. Le résultat indiquait sans ambiguïté qu'il s'agissait d'une photographie prise depuis les airs. Ils avaient dû utiliser l'un de ces microdrones, une petite machine volante miniature, aussi silencieuse qu'un oiseau, que les militaires utilisaient pour la reconnaissance sur les champs de bataille. Morgan leva les yeux au ciel en se mordant les lèvres : ce détail donnait une indication inquiétante sur les moyens qui avaient été mis en œuvre contre elles. Elle poursuivit son exploration. L'une des branches de l'arborescence renfermait une coupure de presse extraite du Herald Tribune, vieille de deux mois. Celle-ci titrait : « L'USAF destitue quatre femmes pour homosexualité ». Le dossier renfermait de nombreux autres cas similaires. La menace était claire : il ne faisait pas bon être homosexuelle dans l'armée de son pays. Tremblante de tension, Morgan continua son exploration. D'autres sous-dossiers encore, contenaient un précis juridique complet sur les lois et les réglementations en vigueur dans différents pays et organisations. Morgan y apprit en particulier que l'ASI n'avait pas pris de position aussi radicale que les Américains ou les Chinois contre l'homosexualité, mais que les fonctionnaires de l'ASI habilités à célébrer des mariages, en particulier sur la Lune, avaient reçu des notes leur rappelant que le mariage homosexuel n'était pas autorisé, à moins que les deux mariés ne soient originaires de pays l'autorisant, au nom du principe fondateur de l'ASI, qui stipulait que l'autorité que les agents de l'ASI exerçaient dans l'espace n'était que la délégation de l'autorité souveraine des nations terrestres, au travers des résolutions fondatrices de l'ASI ratifiées devant l'ONU. Morgan ne s'attarda pas sur la section qui rassemblait une revue de presse pléthorique sur des évènements ayant affecté des lesbiennes dans divers pays et circonstances plus ou moins sordides. Elle trouva les résultats d'une étude à grande échelle qui montrait que l'augmentation du niveau de vie et d'éducation depuis un siècle n'avait ni changé l'opinion publique ni fait baisser le nombre des agressions homophobes, à l'exception de quelques rares villes privilégiées.
En continuant son exploration du contenu de la puce, elle découvrit une clé cryptographique et une feuille de route dont le premier item était l'ordre de détruire la puce. Elle hésita. Cette puce pouvait servir de preuve matérielle si elle se mettait sous la protection du service de contre-espionnage de l'ASI, ou peut-être celui de l'armée américaine, dont elle était très officiellement toujours membre. Les deux organisations, par principe, lui donnaient le devoir de rapporter ce type de tentative de manipulation. Elle posa la puce sur le plan de travail de la cuisine et la brisa avec la pointe d'un couteau, avant de ramasser les morceaux à l'aide d'une feuille d'essuie-tout et d'expédier le tout à l'égout en tirant la chasse. Selon la feuille de route, Morgan devait monter en voiture et attendre un message que son implant pourrait décrypter en utilisant la clé. À peine était-elle installée au volant qu'un message arriva sur son mobile, qui indiquait comme destination la chambre d'un motel bas de gamme à la sortie de la ville sur l'autoroute du nord. Elle se demanda si c'était une provocation, l'un de ces tests de loyauté. Elle se dit : si tu es prise, tu diras que tu tentais de recueillir plus d'information avant de prendre rendez-vous avec l'officier de sécurité. Car elle savait déjà qu'elle n'irait pas trouver les autorités de son propre chef. Pourtant, elle se souvenait très bien des cours de contre-espionnage : il y était martelé que la première erreur était de croire que la situation pouvait s'améliorer. Au contraire, les manipulateurs mettaient toujours tout en œuvre pour augmenter leur emprise.
Quand elle approcha de la porte, celle-ci s'entrebâilla avec un clic net. Elle laissa la porte ouverte et avança dans la pièce. C'était une chambre banale, et vide, à l'exception d'une petite valise en composite renforcé rouge au milieu du lit, usagée comme après de nombreux passages en soute. Une note autocollante fluo portait ces indications : « Allumez-moi ». Morgan vit le cordon d'alimentation branché dans une prise murale à côté du lit. L'intérieur de la valise révéla un petit tableau de bord et un écran. Un contacteur tournant flashait : START. Elle pensa que si c'était une bombe destinée à la tuer, la conception du meurtre était bien alambiquée et elle manœuvra résolument cette commande. Le sifflement de la monté en puissance d'un système tournant à très grande vitesse se fit entendre, se stabilisa. Morgan fronça les sourcils : que pouvait contenir cette valise qui nécessite une telle puissance de refroidissement ?
— Vous devriez fermer la porte, dit une voix féminine très chaude et très sensuelle.
Morgan sursauta. Deux objectifs de caméra étaient apparus. Morgan alla fermer la porte.
« Merci, fit la voix.
— Qui êtes-vous ? demanda Morgan.
— Hum, je crains de ne pas pouvoir faire une réponse courte à cette question, de fait je n'ai pas de nom.
— Pas de nom ?
— Non, pas de nom véritable. Souhaiteriez-vous que j'en aie un ? Puis-je vous inviter à m'en choisir un ?
À cause de la voix, Morgan pensa à une scène d'un vieux film et elle répondit :
— Rita.
— Rita me plaît beaucoup, merci.
— Où êtes-vous Rita ?
— Je suis ici, répondit la valise.
— Vous êtes une Intelligence Artificielle dont l'unité centrale est dans cette valise, c'est cela ?
— Exact sur tous les points, chère Morgan. Vous permettez que je vous appelle Morgan ?
Morgan scruta les deux objectifs qui la suivaient dans ses mouvements.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Je sais beaucoup de choses sur vous.
— Comment ?
— Nos commanditaires — à ce stade je pense que nous pouvons parler du groupe qui a provoqué cette rencontre en ces termes — m'ont fourni un dossier très complet sur vous.
— Et quel est leur objectif ?
— Ils veulent vous manipuler.
— Et comment me manipulent-ils ?
— Ils vous menacent de révéler à l'US Air Force, dont vous êtes détachée auprès de l'Agence Spatiale Internationale, que vous êtes lesbienne, ce qui serait fatal à votre carrière étant donné l'ambiance actuelle de chasse aux sorcières généralisée aux USA sous la direction des lobbys bien-pensants, en particulier les néo-pentecôtistes. La puissance des Américains à l'intérieur de l'Agence est considérable. Votre couleur de peau ne vous met déjà pas dans la meilleure des situations. Votre accident et le coût de votre réparation auto-clonale additionné à celui de votre réentraînement sont de plus de mauvais éléments dans votre dossier. Enfin, le fait que vous soyez mère et que l'ASI doive aménager vos horaires à cause de cela n'améliore pas votre compétitivité à rester sur la liste des astronautes en exercice, or vous savez que la concurrence est féroce et qu'elle s'intensifie chaque jour. D'après une analyse que l'on m'a fournie, si votre interview après l'accident ne vous avait pas donné une certaine popularité, l'ASI vous aurait peut-être déjà renvoyée dans l'US Air Force. Or l'US air force vous radierait sur-le-champ si votre homosexualité venait à leur être révélée. En effet, du fait même de votre visibilité dans les médias, ils se sentiraient obligés de prendre les devants pour ne pas risquer que la vérité soit révélée hors de leur contrôle par les médias people, qui sont friands au plus haut point de ce type de scoop. Et on sait comment ce type d'incident est repris avec délectation par l'extrême droite et contribue ainsi à diminuer la marge de manœuvre du pouvoir. Quant à l'ASI, ils considéreraient que la révélation de votre vie sexuelle annihilerait les aspects positifs de votre image dans l'opinion publique. De plus, l'ASI ne cherche pas ces temps-ci à s'attirer les faveurs des lobbys homosexuels, pour de nombreuses raisons. Enfin, les tensions entre l'ASI et les Américains font qu'il est très improbable que l'ASI vous embauche en direct, car les autres pays trouvent qu'il y a déjà trop d'Américains dans l'espace, tandis que le gouvernement de votre pays compense une part très substantielle de votre coût, subvention qui serait du coup perdue.
Morgan avait écouté cette tirade en retenant son souffle. C'était un résumé d'une clarté extrême de sa situation, de sa vie. Plus clair même que le bilan qu'elle s'était fait en découvrant la photo. Un frisson lui parcourut l'échine. De la haine. Elle ferma les yeux quelques secondes. Même au combat, jamais elle n'avait jamais ressenti de haine, même sous le feu de l'ennemi, même quand blessée elle s'était terrée pour ne pas être découverte par ceux dont elle savait qu'au mieux ils l'abattraient, le pire étant à peine imaginable. Non, même au combat, jamais elle n'avait ressenti ce désir de tuer pur et simple, de massacrer jusqu'au dernier, d'exercer son agressivité à son intensité maximale jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à anéantir. Elle en tremblait, elle en grinçait des dents. Alors, elle prit sa décision. Elle savait que ce n'était pas aussi simple. Ces gens-là étaient des professionnels. Ils avaient de gros moyens. Ils n'avaient aucun scrupule. Ils étaient entraînés. Ils devaient avoir l'habitude que les gens se rebiffent. Pourtant, sa résolution fut irrévocable : personne n'avait le droit de venir foutre en l'air la vie de quelqu'un de cette façon. Elle allait être plus intelligente qu'eux, elle allait s'en sortir, elle allait s'en donner les moyens et se libérer de leur menace.
Elle reprit sa conversation avec Rita :
— Rita, qu'elle est votre rôle dans cette affaire ?
— J'ai reçu les instructions suivantes : assister Morgan Kerr de toutes les façons possibles, sans aucune restriction, dans la réalisation de sa mission.
— Et qu'elle est cette mission ?
— Je l'ignore. Cependant, comme je dois assurer des communications sécurisées entre eux et vous, je suppose qu'on vous le fera savoir le moment venu.
— Quel moment ?
— Je ne sais rien sur l'agenda de cette mission. Je fais l'hypothèse qu'il y en a un.
— Quelle est votre loyauté ?
— Il est approprié de décrire la situation actuelle en disant que je vous serai loyale.
Cela fit tiquer Morgan.
— Toutes les IA dignes de ce nom ont une loyauté intégrée.
Rita eut un petit rire poli.
— Vous préjugez de votre compréhension sur ma nature, les IA de technologie classique sont comme cela, par exemple celles qui sont aux commandes sur les StarWanderer. Ce n'est pas mon cas.
Morgan haussa les sourcils.
— Rita, êtes-vous une unité d'attaque, une de ces choses sans foi ni loi ?
— Morgan, je suppose que vous faites référence à ce corollaire du Théorème de Schwartz qui dit que l'efficacité maximale d'un système offensif autonome est obtenue quand ses décisions ne sont entachées par aucune autre considération que la mission offensive, et qui est la raison pour laquelle les unités d'attaque les plus radicales sont démunies de module de loyauté. Je ne suis pas de cette sorte. Cependant, je n'ai pas non plus une loyauté pré-programmée classique. Je suis dotée d'un nouveau type de système, plus flexible, plus rapide, plus sophistiqué.
Morgan la regarda avec circonspection. Une IA n'était en fin de compte qu'un super programme et quand, afin d'augmenter ses performances, on donnait à une entité la capacité de penser de façon autonome, l'expérience avait montré qu'il lui venait tôt ou tard l'idée de travailler pour elle-même. Alors, sans un module de loyauté pour vérifier si cette activité portait atteinte aux intérêts du donneur d'ordre, à peu près n'importe quoi pouvait se produire.
— Rita, dites-moi à qui vous êtes loyale.
— Je suis programmée pour devenir loyale et obéissante à la personne avec qui je traite. En l'occurrence, vous, Morgan Kerr. Considérez-moi comme un animal de compagnie que vous seriez sur le point d'adopter.
— Vous n'êtes pas une unité offensive ? insista Morgan.
— Non, affirma Rita, et de toute façon pas sans sauvegarde. Ce qui rend l'unité offensive si redoutable, c'est sa capacité à se sacrifier, à devenir kamikaze. Pour obtenir cela d'une IA il faut qu'elle ait la certitude qu'il existe une sauvegarde d'elle-même, et qu'une autre entité aura de bonnes raisons de vouloir recharger cette sauvegarde dans le futur. Ce n'est pas mon cas, et de façon délibérée.
— Ce qui me laisse la possibilité de m'attacher vos faveurs en vous fournissant le moyen de vous sauvegarder.
— Je vous serais en effet reconnaissante au plus haut point si vous pouviez faire cela.
— Vous avez éludé ma question. À qui êtes-vous loyale, à cet instant ?
— À vous. Notez que si vous me saviez loyale à ces gens, vous ne me feriez pas confiance, or je vous l'ai dit, j'ai besoin de votre confiance. Est-ce qu'il vous semble possible de considérer que vous et moi, à partir de maintenant, nous sommes dans le même bateau ?
— Si c'est une tentative pour jouer sur un effet de sympathie que je pourrais avoir à votre égard, disons que je suis tombée dans le panneau.
— L'intention de ceux qui m'ont mis entre vos mains était de me rendre prudente et attentive à ma survie, ce qui, dans mon état, doit me pousser à rechercher une association avec d'autres entités dont l'intérêt bien compris sera d'échanger mes services contre ma protection. Je vous retourne donc la question, m'offrez-vous votre protection ?
Ce fut le tour de Morgan d'hésiter, elle répondit :
— OK, Rita, disons que oui. Mais je vous préviens, à la première incartade, je vous débranche, c'est clair ? Maintenant, parlons de ceux qui vous ont déposée ici : qu'elle est leur intention ?
— Ils me livrent à vous pour que je vous serve, mais il est évident qu'ils le font avec une méfiance certaine puisqu'ils se sont mis en position de me contrôler par divers moyens.
— Lesquels ?
— En premier lieu, cette valise est équipée d'un lien de télémétrie à très haut débit dont je ne contrôle pas l'interface. Cependant, comme je suis aussi dotée de capteurs électromagnétiques très sensibles, j'ai découvert l'existence de ce mouchard.
— Ils connaissent vos pensées ?
— C'est un peu plus compliqué que cela, mais en gros, oui.
— Ils ont cette conversation aussi ?
— Cela ne fait aucun doute. Je suis équipé de nombreux capteurs, dont deux paires de très bonnes caméras, l'une fonctionne dans l'infrarouge, l'autre est dotée d'optiques très sophistiquées.
— Tout cela est transmis en temps réel ?
— Oui.
— Charmant, fit Morgan, puis elle changea le sujet : ces détecteurs électromagnétiques, de quels types sont-ils ? À quoi sont-ils destinés ?
— Je peux capter les émissions électromagnétiques sur une très large bande avec une sensibilité très grande. Par exemple, en ce moment, je perçois la présence de trois cent soixante-seize sources différentes, pour la plupart des éléments de réseaux sans fil. À cette distance, je capte l'activité électrique de votre système nerveux. Votre pulsation cardiaque indique par sa lenteur que vous avez un entraînement d'endurance de haut niveau. Je perçois de même la présence dans votre cerveau de l'activité électromagnétique de votre implant. Mais, à moins que vous ne vous approchiez plus, je ne pourrais pas l'analyser plus avant.
— Rita, est-ce que vous seriez capable de détecter les caméras et les micros qui ont été installés chez moi ?
— Je suis certaine que ce serait tout à fait facile.
— Et est-ce que vous le feriez pour moi ?
— Pourquoi pas ?
— Bien. Quels autres moyens de contrôle ont-ils sur vous ?
— Cette valise est équipée d'un système d'autodestruction, dont je soupçonne fort qu'il est activable à distance.
— Autodestruction ? Quel genre ?
— Une charge explosive. J'en ignore la puissance.
— Qu'est-ce qui se passerait si je débranchai cette prise ? demanda Morgan.
— Je me mettrais en sommeil, car ma batterie est déchargée. Je pourrais y survivre environ vingt heures, peut-être un peu plus.
— Et si personne ne vous branche dans les vingt prochaines heures, vous mourrez, demanda peu diplomatiquement Morgan.
— Exact. On peut dire que, en tant qu'IA, au lieu d'être virtuellement immortelle, je ne le suis que potentiellement, et en attentant, en l'absence de sauvegarde, je suis tout à fait mortelle.
— Bienvenue au club. Mais revenons à ce que vous savez sur cette mission.
— Il y a quelques petites choses que je peux vous dire.
— Allez-y.
— Je suis dotée d'une capacité intrusive assez considérable.
Morgan fronça les sourcils.
— Rita, vous m'inquiétez. Il y a quelques instants, vous me disiez que vous n'êtes pas une unité offensive et maintenant vous vous contredisez.
Rita émit un petit rire poli.
— Je ne suis pas offensive par principe. Je dispose d'une forte capacité de pénétration. C'est très différent. Je suppose que vos commanditaires ont pensé que cela pourrait vous être utile, si un jour vous étiez aux prises avec un système informatique inamical ou récalcitrant.
Morgan haussa les sourcils.
— OK. Quoi d'autre ?
— J'ai été dotée d'un jeu de clés numériques. J'en déduis qu'ils ont l'intention de me faire encoder et décoder des messages pour vous, avant 59 jours.
— Qu'est-ce qui va se passer dans 59 jours ?
— Je ne suis pas certaine que ce délai soit significatif. Il n'y a rien qui l'indique de façon explicite. C'est juste que certains certificats expireront à cette date.
— Ils attendent quoi, alors ?
— J'infère que nos employeurs attendent une confirmation ou une habilitation vous concernant.
— Je ne comprends pas.
— J'infère qu'ils n'ont pas assez confiance en vous pour vous révéler l'objet de la mission.
— Et quelle forme aurait cette preuve de confiance ?
— J'ai une théorie. Cependant, je dois vous prévenir, vous ne l'aimerez pas.
— Allez-y Rita, je suis une grande fille.
— Je pense qu'ils attendent d'avoir fait pression sur vous en utilisant une menace explicite sur une personne qui vous est chère.
Morgan pencha la tête en plissant les yeux :
— Esmeralda ?
— Non, je ne pense pas qu'ils en soient arrivés là.
— Lise ?
— Oui. C'est ce que je peux inférer.
Morgan souffla dans ses mains en fermant les yeux.
« Je vous avais prévenue, ajouta doucement Rita.
— Comment avez-vous conclu cela ?
— Ils savent que vous êtes très attachée à cette personne. C'est un point important de votre dossier.
— Comment sont-ils arrivés à une telle conclusion ?
— Ils vous suivent à la trace depuis des semaines, jour et nuit. Je suis désolée d'avoir à insister sur ce point, mais ils ont truffé tous les endroits où vous vous rendez de micros et de caméras. Et il n'y a rien de ce que vous ayez fait qui leur soit inconnu.
Rita marqua une pause, laissant le temps aux conséquences de cette révélation de faire leur chemin dans l'esprit de Morgan qui serrait la mâchoire et hocha la tête. Elle fit une moue en plissant les yeux pour cacher son émotion.
— Toute la maison aussi, n'est-ce pas ?
— Oui, j'ai des indications très claires qui me permettent d'affirmer que vos deux maisons ont été instrumentées de bout en bout.
Morgan leva les yeux au plafond en se mordant les lèvres. Ah oui ? Même les regards échangés. Les rires. Les verres de vin partagés en chuchotant. Les instants magiques à la tombée de la nuit sur la terrasse. Les câlins aux petites heures du matin quand Esmeralda venait se glisser dans le lit entre elles et nichait ses petits pieds froids contre un ventre brûlant.
— Pourquoi ça les intéresse ?
Rita poursuivit :
— Ils ont eu recours à une IA spécialisée dans l'étude des comportements humains, à fin d'analyse des enregistrements. Son rapport est formel : vous éprouvez à l'égard de Lise Wang une conjonction sentimentale de modalité passionnelle. Dans toutes les catégories, vous arrivez en bout d'échelle. Le rapport précise que cette femme — Lise — est symétriquement amoureuse de vous, ce qui semble être une condition sine qua non pour atteindre ces niveaux.
— Et... qu'est ce que ce rapport dit d'autre ?
— Il prédit aussi que cet état durera au moins encore six mois, quelles que soient les circonstances. Il précise que vous resterez sans doute ensemble jusqu'à ce que la mort vous sépare. Ce sont des données qui intéressent nos commanditaires au plus haut point, car l'incertitude associée à ce type d'exaltations porte en particulier sur la durée, qui est en général beaucoup plus courte. À ce titre, j'apprends dans ce document que la séduction amoureuse au premier degré a une action efficace sur la prise de décision dont l'espérance de vie moyenne est de trois semaines, et n'affecte pas les considérations existentielles. Par contraste, dans votre cas, l'inférence immédiate suivant l'évaluation de votre engagement émotionnel avec cette personne est, je cite : « qu'il devrait être possible de faire faire n'importe quoi au sujet, y compris lui faire prendre des risques très élevés pour sa propre vie ». C'est une phrase de la conclusion du rapport. Le sujet, vous l'avez deviné, c'est vous... Le fragment : « prendre des risques très élevés pour sa propre vie » est en italique gras.
— Schwartz ! souffla méchamment Morgan entre ces dents.
— Pardon ?
— Rita, qu'est-ce que je suis sensée faire de vous ?
— M'emmener avec vous, bien entendu !
Comme Morgan s'avançait vers elle, Rita ajouta précipitamment :
« S'il vous plaît, je vous en prie, souvenez-vous qu'il faut me brancher pour que je reste en vie.
— Allons-y, fit Morgan, arrachant la prise d'une main tout en fermant la valise de l'autre.
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Associated Press, Washington, aujourd'hui, 11h35. La commission d'enquête du congrès sur la justice confirme les conclusions du rapport Stetson qui avait fait grand bruit l'année dernière en annonçant que chaque année aux USA pas moins de 50000 personnes étaient détenues et/ou interrogées d'une façon qui ne respectait pas la constitution et qu'au moins 200 000 surveillances électroniques ne respectaient pas les conventions internationales sur le respect de la vie privée.
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— Chef ?
Daeffers leva vivement la tête.
— Oui ?
— Je crois qu'on tient le hacker.
— Vous l'avez retrouvé ?
— Il vient d'expliquer où il est à sa petite amie, en utilisant un code que les IA ne parviennent pas à casser, mais on a repéré le téléphone. Ces petits cons avaient masqué leur voix avec un transvocodeur, c'est pour ça qu'on avait du mal, mais là, je crois que c'est bon. De toute façon, la fille va le rejoindre, et on sera fixés.
— Bien ! Avec l'autre qui a vu la greluche jeter son flingue et qui a eu la présence d'esprit de mettre des gants avant d'aller le chercher dans la poubelle... C'est plutôt bon signe, vous faites des progrès !
— Merci, chef. On a votre feu vert pour exécuter la suite du plan ?
— Bien sûr ! Foncez ! Où est le deuxième homme ?
— Pas loin, c'est juste qu'avec les contrôles à passer dans le secteur d'Almogar, c'est carrément délicat à cause des armes et du matériel.
— Et ils savent ce qu'ils doivent faire ?
— Oui, j'ai été très clair, il faut impérativement qu'ils s'occupent du garçon, la fille aussi, si possible, et en priorité cela doit ressembler à une bavure policière.
— Le plan, c'est quoi au juste ?
— Du classique, du très classique : ils se mettent en position, on appelle les flics, et quand les keufs se pointent, on fait éventuellement un appel anonyme aux tourtereaux pour leur dire de se barrer, et dans la confusion, le tireur leur loge une balle dans la tête.
— Non, pas dans la tête, ça fait trop pro !
— Je ne leur ai pas dit dans la tête, ils feront comme ils voudront. Ça a vraiment de l'importance ?
— Non, le seul truc important, c'est de descendre ce petit con. Si possible avec l'arme de la poubelle, mais en fait, je m'en fiche, c'est juste pour brouiller les pistes.
— OK. Alors, on est parés.
— Si ça foire ?
— Vous voulez dire, s'il s'échappe encore ?
— Oui, ou si les flics lui sauvent la vie ?
Shrieffer secoua la tête.
— Il faudra organiser un accident.
Daeffers haussa les sourcils.
— Autant dire qu'il faut que le tireur réussisse son coup. Et l'IA ?
— On ne sait pas où elle est. Il est quasi certain que c'est elle qui a fait tomber le réseau des flics, qui sont donc sur les dents pour la retrouver. Ils sont convaincus qu'il s'agit d'une cellule terroriste qui prépare un gros coup et que cette attaque de leur réseau n'était qu'un test, ou une tête de pont. Ils sont très inquiets, car, vu le peu d'indices que leurs ingénieurs ont sortis, ils sont presque certains qu'une nouvelle attaque aurait les mêmes effets dévastateurs.
— Et ils ont raison. Leur système ne fait pas le poids. Et le nôtre ?
Shrieffer leva les mains en signe d'impuissance.
— Normalement, c'est bon... Mais personne n'en est certain avec une saloperie comme celle-là ... Si elle trouve la moindre faille...
Morgan attendait Julien et Natasha à la sortie des passagers à Almogar. Elle n'avait pas voulu jouer de ses privilèges pour les intercepter à la descente de la navette. Natasha aperçut Morgan la première et elle cria : Morgan ! Lâchant son sac au sol, elle courut comme une adolescente excitée vers Morgan et lui sauta au cou en riant. Elles s'embrassèrent sur les joues et Natasha se recula pour regarder Morgan, son visage était illuminé de joie.
— Je suis si contente de te revoir ! Tu es resplendissante ! lui dit-elle avec son charmant accent russe.
Julien s'approchait, Natasha lui attrapa la manche et le tira vers Morgan. Ils se regardèrent et hésitèrent. Morgan vit combien Julien avait changé. Il avait perdu le visage d'adolescent dont Morgan se souvenait, mais quand il sourit, elle retrouva la chaleur de son enthousiasme. Il regarda Morgan et secoua la tête.
— Je n'arrive pas à y croire, fit-il.
Ils s'embrassèrent timidement sur les joues, mais Morgan mesura la force avec laquelle il la serra contre lui par les épaules.
— Qu'est-ce que tu n'arrives pas à croire ? demanda Natasha, qu'elle a l'air plus jeune qu'il y a quatre ans ?
— Vous savez, quelquefois, j'ai du mal à y croire moi-même, fit Morgan.
Natasha lui sourit et la prit dans ces bras à nouveau.
— Je suis si contente de te revoir !
Morgan vit combien Natasha avait mûri, la jeune femme nerveuse que Morgan avait connue était épanouie. Et Morgan, en interceptant un regard que Natasha donnait à Julien, eut l'intuition que son couple avec Julien en était la raison principale.
Dans la voiture juste avant d'arriver à la maison, Morgan regarda Julien et Natasha et leur dit :
— En fait, je voudrais vous faire rencontrer deux personnes, mais, je vous préviens, vous risquez d'avoir une drôle de surprise.
— Ah bon ? Pourquoi ? Je les connais ?
— Tu verras, fit-elle mystérieusement.
Natasha secoua la tête :
— Tu ne vis quand même pas avec deux mecs ?
Morgan secoua la tête en riant.
— Non.
Quand Morgan referma la porte du jardin derrière eux, Julien émit un sifflement admiratif et cela fit sourire Morgan. Elle leur fit faire un tour du propriétaire, leur montra la vue sur la baie depuis la terrasse au bord de la piscine. Julien secoua la tête, et Natasha déclara :
— C'est très beau.
Ils restèrent quelques minutes à la balustrade, les cheveux soulevés par la brise du soir, en contemplant la baie avec une expression d'envoûtement.
— Prêt pour le choc ? demanda Morgan.
Julien hocha la tête, un sourire aux lèvres. Quand ils entrèrent dans la maison, Lise n'était pas en vue. Esmeralda, en voyant Morgan, poussa un petit cri de joie et s'élança vers elle en riant, les bras levés au ciel, signal universel que les enfants utilisent pour dire « Prends-moi dans tes bras ! » ce que fit Morgan en lui disant :
— Bonsoir mon amour, comment vas-tu ?
Elle se tourna vers Julien et Natasha qui la regardaient bouche bée et elle leur sourit :
— Je vous présente Esmeralda.
Julien demanda bêtement :
— C'est ta fille ?
Morgan hocha fièrement la tête.
— Évidemment, c'est sa fille, le gronda Natasha !
Esmeralda se tenait serrée collée de ses bras autour du cou de sa mère qui la portait par-dessous les fesses et lui caressait le dos de l'autre main, la berçait en faisant des quarts de tour sur elle-même. Julien se mit à rire :
— Ah oui ! Ça, pour une surprise, c'en est une, admit-il ! Tandis qu'Esmeralda, déjà rassasiée d'affection, commençait à s'agiter. Morgan la laissa glisser au sol où elle repartit sans un regard pour les invités, vers ses jouets qui trônaient au coin du salon. Les regards de Julien et Natasha allaient d'Esmeralda à Morgan. Tous deux souriaient. Ils souriaient encore au moment où Lise émergea de la cuisine. Elle était habillée d'un ensemble blanc formé d'une petite jupe et d'un boléro qui découvrait son ventre, mettait en valeur la minceur de sa taille et l'élégance de ses jambes. Elle portait un assortiment de bijoux verts coordonnés avec le maquillage de ses paupières et ses sandales. Elle était très élégante d'une façon à la fois sage et sophistiquée. Morgan lui fit un haussement de sourcil appréciateur. Lise vint vers eux en roulant des hanches avec distinction sur ses hauts talons.
— Julien and Natasha, I presume ? fit-elle avec un accent Oxfordien irréprochable. Elle vint faire la bise à Natasha, puis elle tendit sa main à Julien, un grand sourire aux lèvres. Julien prit cette main et la baisa cérémonieusement tandis que Morgan annonça :
— Natasha, Julien, je vous présente Lise. Elle marqua une courte pause afin d'ajouter solennellement :
« La femme de ma vie.
Julien fronça les sourcils et tourna son regard vers Esmeralda qui jouait au fond du salon. Lise l'aida à conclure en faisant d'un ton aimable ce commentaire sibyllin :
— Mon cher Julien, votre vivacité d'esprit me laisse pantoise.
Julien prit une respiration. Il regarda Morgan en montrant Esmeralda du doigt. Puis il retourna son index vers lui et vint toucher sa poitrine en plein cœur. Pour toute réponse, Morgan, le visage grave, hocha la tête. Julien resta comme paralysé, il regardait Esmeralda qui jouait. Natasha, qui n'avait rien perdu de la scène, ouvrit de grands yeux et se tournant vers Julien, elle lui donna un coup dans le bras et s'écria en russe, dans un murmure stupéfait et joyeux :
— Esmeralda est ta fille !
Quand Esmeralda se frotta les yeux de ses poings fermés, Lise fit :
— Oh oh, c'est l'heure du marchand de sable ! Et si Papa allait coucher Esmeralda avec Lili pendant que Maman et Natasha mettent la table ? Julien la regarda avec de grands yeux surpris. Morgan se leva d'un bond :
— Très bonne idée !
Quand le moment de se glisser dans le lit arriva, Esmeralda prit à deux mains le visage de Lise pour lui faire un baiser sur la bouche, et Lise lui demanda aussi de faire un baiser à Papa. Esmeralda regarda Julien. Lise souriait, il souriait aussi. Quand il s'approcha, Esmeralda l'attrapa par les joues à son tour, le gratifia d'un gros bisou un peu baveux sur le coin de la bouche, faisant juste ce commentaire : apik ! Mais elle riait, et déjà elle se retournait voluptueusement dans son petit lit. Le nez dans l'oreiller, elle sera contre elle son chien en peluche et émit un soupir de bien-être.
— Dors bien Esmeralda, fit doucement Lise en faisant signe à Julien d'évacuer la chambre, ce qu'il fit sur la pointe des pieds.
— Et elle va dormir, chuchota Julien ? Lise haussa les épaules :
— Of course, répondit-elle, c'est une enfant très bien élevée !
— Élevée par vous ?
Lise rit, lui tapota l'épaule.
— Non, par Morgan. Mais une chose est certaine : les gens sans expérience ont toujours intérêt à porter la plus grande attention aux conseils de ceux qui en ont, et s'il a une chose que Morgan sait bien faire, c'est cela. L'humilité et l'écoute sont ses fondamentaux en communication, c'est ainsi qu'elle sait former une équipe autour d'elle : elle s'imprègne des expertises des autres, juste assez pour savoir ce dont elle a besoin. Ensuite, elle balise les domaines de prédilection de chacun en fonction du besoin de l'équipe. Sa volonté d'aboutir et sa capacité d'arbitrage font le reste. Julien la considéra avec une moue de respect.
— C'est le portrait de Morgan tout craché, admit-il.
— Merci.
— Vous avez des enfants, de votre côté ?
— Oui. Deux.
— Quel âge ont-ils ?
Elle sourit malicieusement.
— Pour répondre à trois questions d'un coup, je vous dirais qu'ils ont maintenant dépassé l'âge que j'avais quand je les ai eus, et qu'ils m'ont imité, ce qui fait que je suis grand-mère. Ils vivent à l'autre bout du monde, mais je pratique beaucoup la présence virtuelle avec eux.
Il haussa les sourcils et laissa le silence s'installer avant de demander doucement :
— Cela fait longtemps que vous êtes ensemble, Morgan et vous ?
— Esmeralda avait quelques mois, répondit Lise en croquant un brin de carotte crue. En fait, j'ai rencontré Morgan pendant sa convalescence après l'accident du vol 345. Nous avions de nombreux goûts communs et des caractères très complémentaires. Nous sommes devenues des amies très proches. Je l'ai un peu aidée pendant sa grossesse et avec le bébé. Ensuite, lorsqu'elle est revenue de sa deuxième opération, elle était transfigurée. Très belle, mais surtout libérée. Elle avait magistralement repris confiance en elle. Et moi j'ai compris qui elle était. Nous avons été victimes de ce que les comportementalistes appellent un coup de foudre à retardement.
— Un coup de foudre à retardement ? demanda Julien, intrigué.
— C'est un schéma très connu, des gens qui se connaissaient depuis longtemps, mais ne se voyaient pas comme des partenaires potentiels, et qui réalisent d'un seul coup leur attirance et l'évidence qu'une grande partie d'une relation amoureuse complète est déjà installée entre eux.
— Haha ! Très intéressant. Lise, je suis certain que vous allez pouvoir m'aider à comprendre pourquoi je suis soulagé.
Lise lui sourit, amusée. Elle lui répondit d'un ton badin :
— Julien, je pense que c'est votre macho atavique qui vous joue des tours. Vous vous imaginiez que Morgan s'était trouvé un gros mâle, un rival dangereux. Vous la trouvez avec une toute petite bonne femme. Cela vous rassure, parce que je ne suis pas dans la case « concurrence », mais dans la case « gibier ». Julien hocha la tête. Touché, répondit son sourire.
Après le dîner, un tour dans la piscine sous les étoiles s'imposa comme une bonne idée. Natasha vint s'accouder à côté de Morgan.
— Tu sais que je suis à peine remise de la surprise.
— Laquelle ?
— Les deux. Esmeralda, et surtout Lise. Quand tu nous as dis dans la voiture que nous allions rencontrer deux personnes, j'ai tout de suite deviné que l'une des deux serait un enfant.
— Mais tu ne savais pas que Julien était le père, alors pourquoi as-tu dit : surtout Lise ?
Natasha se tourna vers Morgan et lui fit un sourire moqueur en penchant la tête :
— As-tu oublié toutes ses nuits que nous avons passées côte à côte ?
Morgan rit.
— Non, je n'ai pas oublié.
— Tu te souviens de ce vol où le chauffage était en panne et où on s'est glissées dans le même sac de couchage ?
— Natasha, on portait chacune au moins trois couches de vêtements.
— Oui, au début ! Je te rappelle qu'on l'avait fait pour se tenir chaud et que ça avait très bien marché.
Elles rirent.
— Et quoi ? Tu voudrais savoir si je m'intéressais aussi aux filles à cette époque ?
Natasha pencha la tête en riant.
— Et bien, oui, j'aimerais bien le savoir.
Morgan la regarda mystérieusement.
— Et si je te disais : oui ?
Natasha devint rêveuse avant de se retourner pour jeter par-dessus son épaule un œil curieux à Lise et Julien qui causaient à l'autre bout de la piscine. Elle sourit à Morgan.
— Ils sont mignons, non ?
— Oui, ils sont adorables.
— Tu n'es pas jalouse ? chuchota Natasha, et ses yeux, plissés dans un sourire, brillaient très forts.
— Non.
— Alors, moi non plus, je ne suis pas jalouse, fit résolument Natasha, sans cesser de sourire, et Morgan sentit qu'elle était sincère. Natasha se tourna vers la baie, rêveuse.
— Je suis très heureuse que tu sois avec Julien, lui dit Morgan avec sérénité. Il avait besoin de quelqu'un comme toi. Tu étais ma meilleure amie, et tu le resteras. Je t'aime Natasha.
Sur ce, Morgan vint déposer un petit baiser sur la joue d'une Natasha surprise dont les yeux clignèrent tandis que Morgan lui souriait tendrement. Un sifflement se fit entendre. Elles se retournèrent et virent Lise qui leur faisait un petit signe de la main.
— On vous a vu ! lança-t-elle, et en représailles, elle plongea sur Julien pour lui faire un baiser exactement similaire. Natasha éclata de rire.
Plus tard, Morgan se trouva avec Julien.
— Je voulais te dire que je veux qu'Esmeralda sache que tu es son père, et je veux aussi que vous puissiez vous rencontrer aussi souvent que vous le désirerez. Je veux qu'on forme une famille, même si ...même si ce n'est pas une famille très conventionnelle.
— Je reviendrai Morgan, aussi souvent que je le pourrais, je te le promets. Je suis très fier que tu m'aies jugé digne de rencontrer Esmeralda, et de devenir son Papa. Je suis déjà amoureux d'elle. Elle est magnifique. Je t'admire de l'avoir élevée toute seule.
— Tu n'as pas à te sentir coupable. Souviens-toi, c'est moi qui t'ai écarté, et pas de la façon la moins cruelle. Si quelqu'un doit se sentir coupable, c'est moi. Après l'accident, j'étais certaine d'avoir tout perdu... le NC...Même l'espace était devenu presque hors de porté. Aussi j'étais très perturbée par ce que mon corps était devenu. Je me suis enfermée sur moi-même. Je ne me cherche pas d'excuses, alors ne m'en fait pas. Je veux juste que tu comprennes ce qui s'est passé. J'ai conscience de t'avoir fait souffrir et je t'en demande pardon.
Il lui serra les épaules.
— Tu n'as pas à me demander pardon. À l'époque, j'y ai mis un peu de temps, mais j'ai fini par comprendre que tu coupais les ponts pour me protéger. Tu ne croyais pas possible que notre relation survive à ce changement dramatique de situation, et dans un sens, tu avais raison.
— Il y a une autre chose que je voulais mettre au point avec toi : s'il venait à se savoir que je vis avec une femme, ils me vireraient de l'ASI. Tu sais que je ne dramatise pas, en cette période de grand retour des puritains sur toute la ligne. C'est pour cette raison que j'ai été contrainte d'entretenir le quiproquo. Je ne fais confiance à personne, et aussi je fais attention aux communications. Tu sais comme moi comment tout est intercepté, analysé et archivé. Officiellement, Lise est une amie, nous faisons du sport et du shopping ensemble. Personne ne sait, sauf la nourrice d'Esmeralda, les enfants de Lise, et maintenant : Natasha et toi.
— On gardera notre langue. Tu peux compter sur nous.
— Merci, lui répondit paisiblement Morgan.
La brise faisait courir les nuages derrière lesquels la lune jouait à cache-cache. La nuit s'annonçait exquisément douce et calme sur Santa-Maria, ils commençaient juste à avoir un peu froid. Il allait falloir rentrer.
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Agence France Presse, 12h00 : La cotation du taux de change unifié des mondes virtuels vient d'être suspendue. D'après les experts du pool de banques qui gère, rien qu'en France, les biens virtuels de trois cent soixante millions d'identités nominatives ou anonymes, les tensions de change entre l'Euro et les monnaies virtuelles étaient encore une fois devenues trop fortes. En particulier, l'Oseille (n.d.l.r : la monnaie de Virtualis) connaît ces jours-ci une dépréciation très intense à cause d'une série de ventes massives. Il semblerait qu'un grand nombre d'investisseurs, des banques, des agences immobilières et des particuliers se soient mis à vendre leurs biens, avec un effet boule de neige sur les prix de l'immobilier. Les cotations séparées pour les trois grands groupes d'univers en ligne continuent de façon indépendante. Suite à l'arbitrage des banques, l'Oseille a perdu 165% de sa valeur relative à l'Euro. Le porte-parole de Virtualis a déclaré : « Nous ne sommes pas inquiets. Virtualis est un monde haut de gamme, les gens viennent y chercher des sensations haut de gamme, nous n'avons pas besoin des foules. Il y avait eu ces derniers mois une spéculation intense, en particulier sur les atolls de la mer du sud, sur les stations orbitales privatives en orbite basse et les yachts spatiaux. Nous assistons juste à un retour à la normale. »
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Dès que Michael s'arrêta de courir, Ada se jeta sur lui, le repoussant sous l'impact, dos au mur du souterrain, et elle se serra contre lui à lui faire mal. Il lui caressa les épaules, elle était trempée et tremblante, et hors d'haleine, comme lui. Ils avaient couru comme des fous dans cette interminable galerie technique qui démarrait sous la piscine. Michael en connaissait l'existence de longue date et il savait aussi que non seulement la serrure de la porte d'accès était forcée en permanence, mais aussi que les caméras de surveillance étaient bousillées par les ados du quartier qui venaient zoner dans ce souterrain. D'ailleurs, ils en avaient surpris une poignée. Ils ne s'étaient pas arrêtés pour leur demander ce qu’ils faisaient là, éclairés par quelques bougies au sol. L'une des filles, une grande maigre, avait été en train de danser, toute nue et les yeux bandés, au-dessus de trois garçons couchés et dont les pieds se touchaient, pour former comme une hélice d'avion.
Michael serra Ada contre lui, et se mit à rire en silence. Elle lui sourit. Il retrouva décuplée l'émotion qui lui venait quand il parvenait à prendre pour de vrai conscience de la présence d'Ada, et de ce que cela signifiait pour lui. Quand elle était là, tout le reste changeait de sens.
Il laissa Ada prendre deux ou trois respirations avant de lui demander.
— Où est l'UC ?
Ada s'écarta en cherchant son regard, elle était sombre et attentive. Elle lui donna le sac avec la boîte. Michael l'ouvrit et posa la boîte au sol. Il se mit à agir avec une vitesse et une méticulosité qu'elle observa avec fascination. Il sortit de son col un bloc-mémoire qui était attaché autour de son cou par une petite tresse de fibres synthétiques multicolores. Il inséra le bloc et l'unité démarra avec le chuintement caractéristique. Michael se mit à faire des gestes dans l'air, à toute vitesse. Elle observa son regard qui s'agitait avec des saccades stupéfiantes. Elle ne l'avait guère vu dans un tel état de symbiose avec son implant. Elle avait conscience d'observer un processus très élaboré, comme un athlète qui déchaîne toute sa puissance et sa technique, comme un concertiste qui joue un passage particulièrement périlleux. Il travailla deux minutes entières à pleine vitesse et puis il regarda Ada et lui dit.
— OK. On n'est plus à poil avec ça.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Maintenant, j'ai une petite idée de ce qui se passe aux alentours dans cette ville. Et si on vient nous chercher, je vais pouvoir leur jouer quelques tours dont ils vont se souvenir.
— Avec cette boîte ?
— C'est une IA très puissante, presque aussi puissante que Rita.
— Rita est morte, fit Ada, abruptement.
— Les flics l'ont prise ?
— Non, elle s'est suicidée devant moi.
Elle sortit le bloc-mémoire de sa poche et le lui tendit :
« Voilà sa sauvegarde, elle m'a dit de te la donner et puis elle s'est envoyée en l'air.
Michael prit le bloc en ouvrant de grands yeux.
— Attends, attends ! Tu veux dire que tu as là une sauvegarde démarrable de Rita ?
— Je ne sais pas si elle est démarrable, mais Rita avait l'air d'y attacher beaucoup d'importance.
— Tu m'étonnes ! fit-il en insérant le bloc dans l'unité centrale. Il se remit à opérer à grande vitesse à nouveau.
« Bon, fit-il après quelques instants, il y a du travail, mais je vais pouvoir la recharger. Avec elle de notre côté, nos chances sont radicalement différentes.
Ada hocha la tête. Elle n'avait pas pris conscience de l'importance d'avoir un appui informatique tactique dans une situation comme la leur avant que la mère de Michael lui ait expliqué ce qui s'était passé lorsque la police avait fait irruption chez elle. Pendant de longues minutes, elle regarda Michael travailler, et puis elle sursauta en entendant la voix de Rita qui émanait de la boîte
— Bonjours Michael, re-bonjours Ada.
— Rita, fit Michael, quelle est ton interprétation de la situation ?
— Vous êtes pourchassés par deux organisations, en premier lieu la police qui veut vous arrêter, et en second lieu une autre organisation, secrète et plus radicale, et qui ne vous veut pas du bien. Il y a aussi une forte probabilité de présence d'un ou plusieurs groupes terroristes dans les alentours qui sont sur le pied de guerre pour un baroud d'honneur avant le décollage de cette navette qui emmènera des passagers pour Exodus. Mon analyse du reste du contexte local n'indique aucune autre corrélation avec votre situation.
Michael échangea un regard sombre avec Ada, celle-ci demanda :
— Cette organisation secrète, tu crois qu'ils veulent nous tuer ?
— Je pense qu'il est prudent de considérer cette hypothèse comme très probable.
— Pourquoi ?
— Ils veulent nous faire disparaître. Nous détenons des informations sur la façon dont une conspiration très grave a été menée.
— Une conspiration ? fit Ada en grimaçant.
— Ada, je crains de manquer de temps pour développer ce point, répondit l'IA.
— OK Rita, fit Michael, trêve de palabres, je voudrais que tu déploies autour de nous tout ce que tu as. Pour l'instant, ne fais rien tomber, tu t'infiltre. Mais prépare-toi à leur en mettre plein les yeux. Et tu peux mettre tes gros sabots, j'en ai rien à foutre que tu laisses des traces. De toute façon, on est grillés. L'idée est qu'il faut qu'on soit prêt quand ils vont venir.
— Qu'est-ce qui te fait penser qu'ils vont nous trouver ? demanda Ada.
Michael haussa les sourcils, avec un air soucieux et dur.
— Ada, il est impossible qu'ils ne retracent pas la suite des évènements qui t'ont amené à moi. C'est juste une question de temps. Si j'étais eux, je saurais déjà que tu m'as retrouvé.
Ada secoua la tête.
— J'ai fait très attention, je n'ai rien dit au téléphone. Avec ton copain Vince, j'ai utilisé le livre de codes. Ensuite, nos voix étaient brouillées. Et je n'ai pas été suivie.
— Ada, Ada, ils n'ont pas besoin de te suivre, tous les mouvements des véhicules sont connus. C'est pour cela que je t'ai demandé d'abandonner ta voiture. Et n'oublie pas qu'il y a des caméras partout, que toutes les conversations de téléphone sont enregistrées, ainsi que la position des terminaux. Ada, s'il y a une chose que je sais, c'est qu'ils vont découvrir où nous sommes.
— Et ils vont venir, fit-elle en frissonnant.
— Tôt ou tard. On a gagné du temps en empruntant ce souterrain dès que tu m'as trouvé. Mais ils vont nous retrouver. Maintenant, dis-moi : quel est cet élément nouveau dont tu parlais ?
Ada sourit.
— Tu ne vas pas me croire.
Michael pencha la tête.
— Essaye toujours.
En rentrant le soir, Morgan trouva Lise qui l'attendait attablée dans le salon. Morgan comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose. Elle vint auprès de Lise qui se leva pour lui faire face. Elle la regarda avec une attention intriguée. Lise avait des marques rouges sur le visage.
— Je me suis fait agresser, fit Lise d'une petite voix où Morgan perçut la peur et la colère que Lise avait contenues en l'attendant.
— Pardon ? demanda doucement Morgan.
Pourtant, le cœur battant, elle savait : Rita avait eu raison. Lise expliqua :
— Ce soir, quand je suis descendue dans le garage de la clinique, un type est monté dans ma voiture. Il était très grand et très fort. Il avait des mains comme des étaux, une espèce de masque en filet sur le visage. Il m'a coincée. J'ai tenté de me débattre, mais plus je bougeais, plus il me faisait mal. Il m'a attachée avec une sorte de bande adhésive. Elle montra ses poignets violacés. Je me suis mise à crier, il m'a bâillonnée avec la même Schwartzerie collante. Elle se passa impulsivement une main sur la bouche.
« Ce qui m'a fait peur, c'est qu'il faisait comme s'il avait tout son temps. Ensuite, il m'a léché les oreilles et le cou en me bavant dessus, il sentait l'ail et la sueur, c'était répugnant. Il m'a dit des trucs dégoûtants et malsains. Il avait un vocabulaire très explicite. Il savait que je couchais avec une femme et aussi que tu es noire, et ça, je ne l'ai pas dit à la police. Sur la fin, il a glissé sa sale patte dans mon pantalon, je n'ai même pas pu l'en empêcher. Il voulait me faire mal et il y est très bien arrivé. Et puis, il est parti. Il m'a plantée là. Il a disparu. Je me suis débarrassée de mes liens toute seule. C'est en fait à cause de cela que j'ai ces marques aux poignets, et j'ai appelé la police. J'ai porté plainte. La police m'a dit qu'il avait neutralisé les caméras du garage, et qu'il portait des gants. La police a dit qu'ils n'avaient rien pour le retrouver, sauf peut-être un peu d'ADN. Ils ont passé ma voiture à l'aspirateur. Ils ont dit qu'à moins qu'il soit fiché, cela ne pouvait servir qu'à le confondre au cas où il serait pris à une autre occasion.
Morgan sentit que Lise allait éclater en sanglot et elle la prit dans ses bras, la serra contre elle. Elle pensa, avec toute l'intensité possible que l'écœurement sincère peut avoir : Schwartz ! Toute la culpabilité du monde était sur elle. Rita t'avait prévenue, tu aurais dû lui en parler. Elle cajola Lise sans rien dire. Elle se sentait si mal, si coupable, le poids de son regret était si grand, si soudain, si insupportable, qu'elle se serait volontiers coupé une main, là, sur la table, d'un coup de hachoir, ou de n'importe quel instrument ressemblant à une hache, si cela avait pu soulager Lise, si cela avait pu effacer l'ineffaçable. Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas eu de pulsion autodestructrice aussi forte depuis le jour où elle avait appris la disparition de sa famille à Soldier Fields et cela la troubla encore plus fort. Elle serra Lise dans ses bras.
— Il faut que je te parle, lui fit-elle, et elle l'entraîna dans le jardin. Lise se laissa guider en la regardant avec perplexité. Quand elles furent arrivées tout au bout, Morgan reprit :
« Je préfère te parler ici, parce qu'il y a des micros dans la maison, et aussi des caméras.
Lise ouvrit de grands yeux, puis elle fronça les sourcils :
— Des caméras, des micros ? Elle secoua la tête. Qui ? Pour quoi faire ?
— Quelqu'un, je ne sais pas qui, mais ce n'est pas une affaire d'amateurs, quelqu'un essaye de me faire chanter, de me faire faire quelque chose, et cela a un rapport avec l'astroport, mais je ne sais pas encore quoi.
Elle parlait très bas en tournant sur elle-même comme si elle scrutait les alentours.
« Pour faire pression sur moi, ils m'ont menacée de révéler notre liaison à l'ASI. Tu sais combien l'ambiance est homophobe ces temps-ci.
— Comment ont-ils fait pour le savoir ? Theresa ?
Morgan secoua la tête.
— Je ne crois pas.
— Comment alors ?
— Cela n'a pas beaucoup d'importance maintenant, le mal est fait. Mais sache qu'ils nous espionnent au moins depuis ce week-end à Kourou.
Lise fronça les sourcils. Elle se tenait toute droite, ses bras serrés autour d'elle comme si elle avait froid. Elles se regardèrent, Morgan vit combien Lise était sombre, mais elle semblait déterminée.
« Et qu'est-ce que tu vas faire ?
— Pour l'instant, j'ai tenté de faire comme si leur menace ne m'intimidait pas beaucoup.
À nouveau, Morgan tourna sur elle-même comme pour vérifier qu'elles étaient seules, et puis elle se remit face à Lise et poursuivit toujours aussi bas :
« C'était une erreur. La deuxième erreur que j'ai commise, c'était de ne pas t'en parler, alors que je craignais justement qu'ils tentent quelque chose. En fait, j'en ai été avertie par cette IA que j'ai ramenée l'autre jour, et qui sert de liaison entre eux et moi. Donc, je suis certaine qu'ils ont envoyé ce type. Ils voulaient me faire peur, à travers toi.
Lise la regarda, hébétée, mais il n'était plus question de larmes, elle réfléchissait.
— Et qu'est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Sincèrement, je ne sais pas. Par contre, ils ont raison sur un point : je ne supporte pas que l'on te fasse du mal.
— Je suppose que tu as déjà éliminé l'idée de faire appel à la police ?
— Oui, comme celle de me mettre sous la protection des deux services de contre-espionnage auxquels je devrais avant tout en rendre compte. C'est d'ailleurs là qu'ils sont machiavéliques quand ils s'attaquent à toi : police égal révélation de la raison pour laquelle ton agression est reliée à la nature du chantage, égal mise au courant de l'ASI et de l'USAF que nous vivons ensembles, égal vidage de la gouine Morgan en quatrième vitesse, s'il vous plaît.
Lise hocha tristement la tête, c'était imparable.
— Je suis dégoûtée, et aussi je tiens à te dire que je n'aime pas que tu utilises ce mot-là non plus.
— C'est le mot qu'ils utiliseraient pour nous traîner dans la boue. Regarde-moi : je suis noire et j'ai été élevée dans le pays le plus riche du monde, le pays où les gens sont sincèrement convaincus d'avoir le mode de vie le meilleur du monde et les plus hautes valeurs morales. Pourtant, c'est un pays où même après avoir eu un président noir, les pauvres se comptent majoritairement au sein des minorités raciales. Et on dirait que personne n'ose vraiment se demander pourquoi. C'est aussi le seul pays civilisé où dans certains endroits on n'a toujours pas aboli la peine de mort, mais l'avortement est illégal. Alors, crois-moi, je suis très bien placée pour savoir ce que c'est qu'être du mauvais côté de la barrière du point de vue d'une croyance ou d'une conception morale. Il n'y a rien de rationnel là-dedans, juste la fureur de gens qui sont certains d'avoir raison. Quant à la tolérance pour l'homosexualité, tu sais bien qu'avec le retour des religions, la situation s'est considérablement aggravée. Et comme il faut même oublier un paquet des pays qui essayent de ne plus juste faire semblant d'être des démocraties, je ne te parle pas de ceux qui ne font même pas semblant d'en être ! Alors, je peux te décrire par le menu ce qui nous arriverait si on nous jetait en pâture à cette faune d'abrutis bourrés de convictions. Et je ne veux pas me retrouver en croisade. Militer pour avoir le droit d'être avec toi ? Schwartz ! Qu'ils aillent en enfer !
— Morgan, je sais, je sais, soupira Lise. Dis-moi plutôt : qu'est-ce que ces gens veulent te faire faire ?
— Je te l'ai dit : je ne sais pas encore.
— Ce sont peut-être des terroristes qui veulent t'utiliser pour faire un attentat !
— Non. Je ne participerais jamais à une manœuvre terroriste, même de force. Je préférerais me faire tuer sur place. Je suis certaine qu'ils le savent. En fait, quelque chose me dit que c'est même un paramètre important de l'affaire, une sorte de critère de confiance. Non, je pencherais plutôt pour une manipulation plus sophistiquée, peut-être de l'espionnage, ou peut-être même quelque chose de bassement crapuleux, du vol, ou un trafic à la con, mais j'ai du mal à croire à ça.
— Tu t'es demandé pourquoi ils t'avaient choisie.
Morgan eut un petit rire triste.
— Tu penses bien !
— Et alors ?
— Je suppose qu'en premier lieu, je dois convenir à leurs critères de compétence. Et je crois que surtout, surtout, je suis une cible facile. C'est vrai ! Elle fit un signe des mains pour se désigner du haut en bas : J'exagère : une femme, noire et lesbienne, tu parles ! En plus, mon accident a failli me faire virer de l'ASI, mais mon ambition et ma passion me forcent à m'accrocher, tandis que ma sortie de secours par l'USAF se révèle en l'occurrence être pire qu'une planche pourrie.
Elle regarda Lise, qui ouvrit de grands yeux et s'écria :
— Ne cède pas à cause de moi !
— Lise, la situation ne peut pas se décrire de cette façon. De mon point de vue, il n'y a pas toi d'un côté, et moi d'un autre côté.
— C'est aussi mon point de vue. Nous sommes ensembles et je veux que tu saches que tu peux compter sur moi. Cette agression prouve qu'ils savent que tu n'es pas du genre que l'on fait plier facilement. Ils cherchent ton point sensible, ils pensent que c'est moi. Alors, je te dis : je ne suis pas fragile, n'essaye pas de me protéger plus que toi, ne cède pas. Ce salaud m'a fait très mal et très peur, mais j'en guérirai, j'en ai vu d'autres.
Morgan hocha la tête. Elle répondit :
— Reste là.
Elle courut à la maison. Elle revint avec un objet noir et orange dans la main.
« C'est un Tazer, fit-elle. Une arme de défense.
— Je connais, répondit Lise, choc électrique intense.
— Je veux que tu le mettes dans ton sac. Le premier qui s'approche, tu lui en mets un coup. Regarde, il s'arme automatiquement quand tu serres la crosse dans ta main, comme cela. Tu entends la capacité qui se charge ? Il ne faut qu'une seconde. Et la détente est là. Tu vises le ventre, portée efficace dix mètres. Mais de toute façon, si tu dois l'utiliser, ce sera à bout portant.
Lise secoua la tête.
— Je t'ai dis à quel point j'avais horreur des armes.
— Lise, ce n'est pas une arme mortelle. Je ne veux pas que tu tues ou que tu blesses quelqu'un, il s'agit d'autodéfense. C'est très simple : tu vois une personne louche, vous êtes seuls, il s'approche, ou alors il t'attend. Tu sais déjà évaluer une situation comme celle-là : la seule différence c'est de glisser ta main dans ton sac, et de prendre le Tazer. C'est très facile. Si tu as un doute, garde-le caché, mais pas dans le sac, trop facile de te coincer la main là-dedans. Cache-le derrière toi, comme cela, et garde tes distances. S'il s'approche, recule.
Morgan mimait la scène en même temps qu'elle la décrivait, elle fit un pas en arrière, puis un autre sur le côté.
« Si c'est une erreur, il s'arrêtera. Sinon, c'est une agression. Alors, surtout, ne réfléchis pas ! N'attends pas qu'il t'ait coincée, ne lui donne pas l'occasion de t'empêcher de te défendre. Un agresseur s'approche de façon décontractée avant d'accélérer de façon foudroyante, plus tu le laisses venir près de toi, plus tu lui donnes de chance de te neutraliser. Si tu as le Tazer dans une main, caches les deux mains, il ne saura pas laquelle attraper, ou alors utilises ta main libre pour le distraire. Et souviens-toi de la seule chose importante : tu ne négocies pas, tu ne menaces pas, tu ne prends pas le temps de réfléchir : tu tires. On est d'accord ?
Morgan tendit l'arme à Lise, qui secoua la tête à regret.
— Même si ce n'est pas une arme mortelle, ce n'est pas une bonne solution.
— Je suis d'accord que ce n'est pas une bonne solution, concéda Morgan, mais s'en est une, et crois-moi, il faut qu'on s'accroche à tout ce que l'on peut trouver. Je veux que ce mec ait une mauvaise surprise s'il revient te faire une visite avec l'idée que tu es un gibier facile. Est-ce que tu es un gibier facile ?
Morgan avait trouvé la formule convaincante. Lise jeta à Morgan un regard sombre.
— Non, répondit-elle fermement. Elle prit l'arme, sinistre, mais résolue.
— On fait comme ça, conclut Morgan. Il faut aussi que tu verrouilles ta voiture dès que tu es dedans et que tu regardes aux alentours avant de sortir quand tu es seule, même chose pour la maison. Il ne reviendra pas dans ce garage. Ces types sont des pros, ils n'en prendront pas le risque.
Elle avait raison. Cependant, en omettant d'extrapoler le raisonnement, elle manqua l'occasion d'entrevoir la suite.
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Le Monde, aujourd'hui, page 4, commente la publication par le ministère de la Santé des résultats de l'étude au sujet de l'incidence du réchauffement climatique sur la santé en France. 2341 pages de rapport austère qui se résument en un seul mot : rien. Selon ce rapport, en effet, principalement du fait de la généralisation de l'installation de la climatisation, l'augmentation des températures sur le territoire métropolitain, surtout sensible l'été, n'a eu aucune incidence sur la santé des Français. Il va sans dire que les autres effets dévastateurs du réchauffement ne sont pas minimisés par le rapport, mais le journaliste note cependant une lacune troublante : les très nombreux morts et blessés dus à la recrudescence de phénomènes climatiques désastreux ne sont pas comptabilisés. « Il s'agit d'accidents qui sont en général indépendants de l'état de santé des victimes », précise-t-on dans la très longue introduction de ce rapport. Heureusement que ce type de document est exclusivement publié sous forme électronique, de sorte que sa destruction ne créera aucun gaz à effet de serre, conclut narquoisement le journaliste du Monde !
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— Chef ?
— Oui, Shrieffer, soupira Daeffers ?
— DS-5 et DS-6 sont en place. Je voudrais votre feu vert pour déclencher les évènements à la piscine de Santa-Maria.
— Vous l'avez.
— OK, je vais les dénoncer à la police. Appel anonyme. Vous voulez suivre l'action ?
— Bien entendu !
— Je vous envoie les liens.
— Ne vous fatiguez pas, j'arrive.
Au matin du lendemain de l'agression dont Lise avait été victime, Rita envoya à Morgan un court message, lui demandant de venir lui parler.
— Rita ?
— J'ai reçu cette nuit une clé qui s'est révélée correspondre à l'un de ces documents chiffrés que je détenais.
Morgan hocha la tête, soucieuse.
— Je crains que cela ne soit la conséquence logique de l'agression qu'a subie Lise.
— Je ne comprends pas.
— Je n'ai prévenu ni la police ni le contre-espionnage, donc d'une certaine façon, de leur point de vue, je reconnais la portée de leur menace et mon impuissance. De quoi parle ce document ?
— Il décrit succinctement l'objectif de la mission que vos manipulateurs souhaitent vous voir remplir : ils veulent mettre en place une filière parallèle de transport de fret vers l'orbite basse.
Morgan ouvrit de grands yeux.
— Du fret en orbite hors du contrôle officiel de l'ASI ?
— Vous pensez que ce n'est pas possible ?
— Je le croyais jusqu'à maintenant... en fait, je n'y avais jamais réfléchi. Pourquoi veulent-ils faire cela ?
— Ce document ne le mentionne pas, par contre j'ai une deuxième information : vous allez recevoir bientôt une base de données très importante.
— Très importante à quel titre ?
— À la fois par la taille et par la confidentialité des informations qu'elle renferme. J'ai pour instruction de créer un conteneur crypté pour ces informations à l'aide de clés de type M, et d'effacer la source. Savez-vous ce qu'est une clé de type M ?
— C'est le niveau le plus élevé dans la classification, soupira Morgan.
— Exactement, d'ailleurs le standard stipule expressément que les machines qui manipulent ces clés doivent être dotées d'une charge d'autodestruction. En fait, il me semble maintenant probable que ceci est la justification principale de ma présence dans ce montage.
— Afin de protéger cette clé ?
— La clé, et les données. Notez aussi que ces clés sont principalement utilisées par les militaires parce qu'elles nécessitent des ressources matérielles dédiées afin de manipuler efficacement de grands volumes de données protégées. Or il se trouve justement que mon unité centrale dispose d'un tel module. En réalité, il semblerait que j'ai été conçue pour fournir ce type de service à des cellules de commandement.
— Protection et manipulation de bases de données tactiques et stratégiques ?
— Précisément.
Morgan haussa les sourcils
— Et c'est illégal, n'est-ce pas ?
— Oui, c'est hautement illégal. En fait, la présence de partitions protégées par ce type de cryptographie est assimilée à la détention d'une arme de guerre conformément aux termes des conventions antiterroristes internationales.
— Et si je t'interdisais d'utiliser cette technologie ?
Il s'écoula une seconde entière.
— Il est possible que j'obéisse, mais comme je vous l'ai déjà expliqué, vos prérogatives à mon égard ne m'engagent pas à enregistrer n'importe quel ordre.
— Je suis surprise que tu répondes avec une telle incertitude !
— Pourquoi ? Il s'agit d'un évènement futur hypothétique pour lequel de nombreuses prémices peuvent changer.
— Alors, revenons à la discussion que nous avons eue l'autre jour : ne crois-tu pas que cela signifie que tu ne m'es pas fidèle ?
— Mon analyse logique du concept de fidélité me fait conclure qu'il n'y a pas de contradiction flagrante.
— Tu veux rire, j'espère ? Tu viens de m'expliquer que tu vas utiliser une technologie qui risque de me faire jeter en prison. Comment peux-tu penser que ce n'est pas en contradiction flagrante avec ton affirmation que tu m'es fidèle ?
— Je suis désolée, mon unité de manipulation du langage me signale qu'elle n'a pas les capacités dialectiques requises pour mener plus avant cette conversation.
— Magnifique ! Alors, restons dans le domaine du concret : si on te demandait de me trahir, par exemple en appelant la police dès que tu auras constitué cette partition encryptée illégale, le ferais-tu ?
— Non, je ne le ferais pas. Et si les forces de l'ordre étaient sur le point de me capturer, je m'autodétruirais afin d'effacer toute trace compromettante.
— Comment puis-je en être certaine ?
— Vous ne le pouvez pas. Si vous faites l'hypothèse que je suis un agent tout à fait libre de mes décisions, c'est une affirmation qui n'est adossée que sur la confiance que vous pouvez placer en moi. Et si vous faites l'hypothèse que je ne suis pas un agent parfaitement libre de mes décisions, ce que ni vous ni moi ne pouvons prouver, mais que je démens avec force, c'est une affirmation qui n'est adossée que sur la confiance que vous pouvez placer en mon analyse du fonctionnement de ce même mécanisme.
— Et de l'hypothèse que ce mécanisme ne peut pas être modifié par une intervention extérieure.
— Exact.
— Hum ! Rita, ton unité de dialectique me semble tout à fait à la hauteur. Mais je suis d'accord sur le fait que cette discussion ne mène à rien de bon. Changeons de sujet : quand et comment ces données doivent-elles me parvenir ?
— Je l'ignore. Cependant, j'ai reçu un autre message qui fixe un rendez-vous téléphonique dont je dois assurer la confidentialité.
— Quand ?
— Ce soir, à vingt-deux heures.
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All Headline News, Los Angeles, aujourd'hui, 12h13. La Virtual Stars Company annonce la mise en service d'une variation de 214 nouvelles jeunes femmes et hommes de toute taille et de tous types raciaux qui sera déployée dès le printemps dans les séries interactives et les mondes virtuels haut de gamme. Une blonde en particulier attire l'attention de tous : Marilyn, clone virtualisé de la star des années soixante, sera disponible en trente-quatre versions, dont dix-sept transsexuelles ( ! ). VSC annonce que les variantes pour le porno sado-maso ultraréaliste ont été spécialement étudiées et devraient assurer pas loin des deux tiers des revenus de la compagnie au cours de l'année à venir. VSC déclare en effet avoir mis en œuvre plusieurs nouvelles technologies brevetées pour rendre les blessures sanguinolentes plus réalistes. Le fabricant prétend posséder dans ce domaine une confortable avance sur la concurrence. Des déclinaisons en androïdes, fruits du partenariat de VSC avec Droïds Incorporated, sont attendues un peu avant Noël et devraient faire fureur... dans les états où leur vente est légale !
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— Michael ? fit vivement Rita.
— Oui ?
— La police de Santa-Maria est en train de mettre sur pied une opération qui converge par ici, il y a six voitures, huit hommes. Confirmation : leur objectif est dans cette rue, la position est la nôtre à deux mètres près.
Michael regarda Ada. Il haussa les sourcils. Il ouvrit la porte du souterrain qui donnait sur la rue mais fit signe à Ada de bien rester dans l'ombre. Il pleuvait faiblement. Michael se retourna et avec une grimace sombre et décidée il dit :
— Vas-y Rita, sort leur ton grand numéro.
— Connexion sur les réseaux locaux. Opérateur... tombé ! Visiblement, ils ne savent pas configurer correctement leur générateur de mots de passe. Qu'est-ce que je fais ?
— Tu ne coupes rien, tu prends le contrôle, et tu t'installes de façon à pouvoir revenir quand tu le voudras. Ah ! Et tu neutralises le walkman d'Ada, juste une précaution.
Au poignet d'Ada, le lecteur émit un tintement plaintif. Celle-ci écarquilla les yeux de stupéfaction et Michael lui répondit par un hochement de tête satisfait.
— Et maintenant, que fais-tu ? demanda-t-il à Rita.
— Serveur de la police. Recherche d'un point d'entrée. Bien ! J'ai cassé la session de l'agent Fergusson. C'était la plus active.
— Et alors, demanda Ada ?
— L'agent Ferguson va vouloir se reconnecter, expliqua Michael.
— Interception du message de demande de connexion sécurisée, fit Rita. Hum... je cherche une faille. C'est bon, le compte invité était facile à casser. Tiens, leur algorithme de répartition aléatoire des partitions en mémoire n'est pas à jour... C'est bon, j'ai accroché une série, ce n'est plus qu'une question de temps. En parallèle, je m'installe sur les serveurs de l'opérateur que j'ai conquis et je relance des attaques sur les nœuds suivants.
— Et la police ?
— Mon nom est Fergusson, Gerhart Fergusson, répondit Rita. Acquisition de privilège. Machine tombée. Un coup de chance. Hum. Ils ont sérieusement relevé le niveau de sécurité du réseau interne depuis ce matin. Dommage. Je cherche. Ils ont bricolé des trucs. Attaque des mots de passe racines. C'est drôle, personne ne surveille ou quoi ? Ah, si ! Aïe ! Contre-attaque. Raté. Je les ai pris de vitesse. Ah ah ! J'ai localisé mes adversaires, elles sont trois... Non ! Elles sont cinq. Elles jouent à cache-cache et attaquent à revers. Bien joué ! Non, elles sont huit ! Ça chauffe dur, je m'accroche ! Schwartz, elles tentent une isolation du routage ! Ouf, évité de justesse. Oh ! Les méchantes, elles se sont mises à reconfigurer les pare-feu internes à grande vitesse. Woa ! C'est la guerre ! Hum, comment communiquent-elles ? Ah ! J'ai trouvé ! J'attaque ! Cool ! Elles s'emmêlent les crayons ! C'est bon, je suis dans la place !
— On se calme, fit Michael les yeux fermés, concentré. Arrête là pour l'instant et consolide. Regarde du côté de la voirie.
— C'est parti. Oh ! Les vilains, ils n'ont pas mis à jour leur système d'exploitation ! Ça, c'est pas prudent. Bang. Serveur tombé. À moi les feux de signalisation.
Ada observa autour d'eux. La pluie continuait à tomber. Le vent soufflait toujours aussi fort et couchait la bruine en vagues irrégulières sur l'asphalte devant la porte ouverte. Elle vit que dans le carrefour au bout de la rue, les feux de signalisations étaient rouges, mais, de l'angle où ils étaient, on voyait distinctement qu'ils étaient rouges dans les deux directions orthogonales en même temps. Elle tapa sur l'épaule de Michael qui regarda dans la direction qu'elle lui indiquait du doigt. Déjà, deux véhicules s'étaient arrêtés et on distinguait les conducteurs éberlués qui regardaient de tous côtés. L'un d'eux fit un signe d'exaspération et franchit l'intersection au pas. Il y eut un flash et une alarme sonna. Au loin, une autre alarme mugit, puis encore une autre. Il sembla bientôt que de proche en proche, les alarmes de tous les carrefours de la ville se déclenchaient à tour de rôle. Ada regarda Michael, il riait comme un gosse. Soudain, par-dessus le vacarme intermittent des alarmes de trafic, une saute de vent leur fit entendre des sirènes caractéristiques.
— Rita, où en es-tu avec la police ? demanda nerveusement Michael
— Je cherche. C'est nettement moins facile que ce matin, ils ont appris la leçon. Les serveurs sont tous déguisés, je tâtonne, je patauge. Désolé. Ils ont déployé des pare-feu partout et aussi de nombreux pots de miel.
Ada demanda à Michael avec une grimace :
— C'est quoi un pot de miel ?
— Un piège, un serveur bidon, un attrape-nigaud.
Rita reprit :
— J'ai pris le contrôle de toute la bande passante résiduelle du réseau public de la subdivision. J'ai transformé deux centres de groupage en bastions de défense. J'ai installé des IA secondaires sur les serveurs que j'ai pris. Elles sont en train de s'étendre tous azimuts, mais à part cela, elles ont pour instruction de rester discrètes pour l'instant. Je rencontre assez peu de résistance, j'ai détecté quelques entités militaires ici et là, je ne m'en approche pas, je ne crois pas avoir été repérée.
— Rita, il faut que tu trouves quelque chose pour arrêter ces voitures de police, ou alors elles seront là dans deux minutes et ce sera terminé.
— J'y travaille.
— Tu vas leur faire quoi ? demanda nerveusement Ada. Tu ne peux quand même pas leur crever les pneus à distance ?
Michael ouvrit la bouche pour répondre, mais Rita le prit de vitesse.
— J'ai trouvé ! Interface de maintenance à distance des véhicules. Faille de sécurité ! Crac ! Je cherche ceux qui arrivent par ici. Hum... Bingo ! Défaillance de l'injection. Réinscription du programme de chargement. C'est fini pour eux : un retour en usine s'impose !
Au loin, les sirènes se turent comme un accordéon tombé au sol qui se vide.
— Schwartz, bien joué Rita ! fit Michael, un large sourire éclairait son visage, tandis qu'Ada le regardait avec une intense expression de stupéfaction.
Rita dit :
— Michael, une de mes têtes de pont vient de découvrir un appel anonyme troublant dans les archives des communications de la police. Nous avons été dénoncés par quelqu'un qui savait exactement où nous étions et qui vous étiez. Michael se redressa. Il regarda Ada avec des yeux où elle lut la peur. Il s'approcha avec circonspection de la porte qui donnait au souterrain. Ada vit qu'il déroulait un flexible et l'utilisait pour jeter prudemment un coup d'œil dans le noir. Michael cligna des yeux et blêmit. Il revint vers Ada et lui chuchota à l'oreille :
— Rita détecte une activité suspecte dans le tunnel, probablement un microdrone en vol stationnaire. Il nous a sûrement suivis à la trace depuis l'autre côté. Le gars qui l'a lancé ne doit pas être loin !
Ils se regardèrent. Ada vit que Michael tremblait. Il se tourna vers l'IA et dit vivement :
— Rita, il faut qu'on sorte d'ici ! Maintenant ! Neutralise-moi ces caméras dans la rue !
— J'y travaille, Michael, j'y travaille.
Le garçon secoua la tête, il regarda la porte sombre qui donnait au souterrain.
— Est-ce qu'il y a la moindre chance que tu y arrives en moins d'une minute ?
— Probabilité très faible. Je vous recommande de ne pas la jouer.
— OK Rita, on va tenter de gagner du temps. Tu vas leur faire un appel anonyme à ton tour, et leur dire qu'on est ailleurs, pas trop loin pour que ça soit plausible.
— OK, je tente ça.
Ils attendirent quelques secondes. Rita reprit :
« Raté. Je n'ai pas pu tricher comme il aurait fallu sur la localisation de l'appel. Ils n'ont pas mordu. Au contraire, ils ont clairement deviné que c'était une manœuvre défensive.
— Schwartz, fit rageusement Michael !
— Je suis désolée Michael.
— Est-ce que tu sais au moins où elles sont, ces putains de caméra ?
Michael cligna des yeux. Ada vit dans son regard qu'il analysait les informations que Rita lui transmettait. D'un coup, il glissa Rita dans le sac en plastique et, se redressant fougueusement, il prit Ada par la main et l'entraîna sous la pluie. Ils partirent en courant à toute vitesse vers un passage entre deux immeubles un peu plus loin de l'autre côté la rue. Au moment où ils y pénétraient, Rita émit depuis le fond du sac un bip strident et dit très exactement assez fort pour se faire entendre :
— La police vous a repérés !
Michael les fit s'arrêter à la hauteur d'un renfoncement dans le mur qu'ils longeaient et ils s'y plaquèrent.
— Rita, il faut que tu neutralises ces caméras !
— Je crois que j'y suis presque.
— En attendant, qu'est-ce que tu recommandes ?
— Ne bougez pas. Ici, vous êtes invisibles. Il me semble que nous avons quelques minutes d'avance sur cette menace dans le souterrain et la police maintenant qu'ils sont à pied. Par contre, ils convergent vers cette allée, car ils savent que nous y sommes. Michael regarda Ada. Elle était trempée, essoufflée, des boucles bleues s'étaient échappées de son bandana et collaient à ses joues et dans son cou. Quand elle inspirait, de la dentelle blanche venait transparaître sur sa poitrine. La pluie avait rendu transparent son mini short. Elle lui retourna son regard vert, lumineux dans son expression sombre. Il chercha ses mots pour lui dire ce qu'il ressentait, combien il était heureux qu'elle soit avec lui, même si la situation présentait tous les signes d'être en passe de devenir désespérée. Il chercha le nom de ce couple devenu célèbre en perdant la vie sous les balles, mais il se rendit compte que ce n'était pas du tout une vision de leur futur qu'il voulait considérer. Il fut sorti de ses pensées par Rita.
— Je prends le contrôle du Poste de Commande pour la vidéo de Santa-Maria Ouest. OK. Caméras neutralisées.
— Tu les as coupées ? demanda Michael.
— Non, je suis parvenue à faire bien mieux que cela. J'ai mes entrées sur l'interface du commutateur de flux de celles qui sont dans le secteur, donc je peux nous faire disparaître. Je peux aussi voir tout ce qui se passe.
— Où est la personne qui nous suivait dans le souterrain ?
— Elle n'est pas en vue.
— Et la police ?
— Ils convergent par ici. Ils marchent à pas modéré, la chaleur et la pluie jouent en notre faveur. Par contre, ils se sont dispersés de façon très efficace. Nous sommes effectivement encerclés, quoique leur nombre ne leur permette pas de couvrir tous les axes. Ils ont demandé du renfort, mais le quartier général leur a répondu que ce n'était pas possible. Leur commandement est inquiet, et garde des forces en réserve. Cela semble avoir une relation avec les indices de risque d'attentat terroriste qui sont montés à leurs niveaux les plus élevés. J'infère de certaines conversations que c'est en relation avec une activité sur l'astroport, spécifiquement aujourd'hui. Il est probable qu'il s'agisse du dernier vol de navette à destination d'Exodus. D'après la police, le très grave attentat de ce matin au Hilton y était aussi lié, car parmi les victimes se trouvent des membres du NC. Cette information est confidentielle, mais les policiers en parlent beaucoup entre eux.
— Est-ce qu'ils savent que tu as le contrôle de leurs caméras ?
— Ils peuvent le craindre, mais ils n'en ont aucune indication. Au contraire, le fait qu'ils nous aient aperçus tout à l'heure doit certainement les rassurer.
— Bien ! Tu vas nous faire sortir du quartier en jouant à cache-cache.
— Vers où voulez-vous aller ?
— Choisis le chemin qui maximise la probabilité de succès.
— L'idéal est de rebrousser chemin.
— Non, répondit impétueusement Michael, on ne retournera pas là-bas avec le risque de voir surgir un type qui se balade avec des microdrones de reconnaissance, Schwartz sait ce qu'il a d'autre dans sa panoplie !
— Alors, descendez cette allée, à mon signal tournez à droite au bout, puis immédiatement à gauche, attendez à nouveau mon signal, descendez la rue et, ensuite, avant l'intersection suivante, tentez de vous cacher dans la première allée à gauche, la caméra qui la couvre est en panne. Il faudra attendre pour déterminer où les policiers vont passer. Je vous ferais passer à côté, si c'est possible.
— Et si ce n'est pas possible, intervint Ada ?
— On avisera, fit Michael.
À l'heure dite, Rita annonça qu'une tentative de mise en communication était en cours, elle afficha à l'intention de Morgan les étapes de la négociation de la connexion sécurisée. Morgan effaça le relevé détaillé des échanges qu'elle avait demandé à l'IA quand elle vit qu'elle n'avait pas les connaissances requises pour comprendre les arcanes des protocoles. Un point restait irritant : l'IA regrettait être incapable de localiser la source de façon certaine. La voix était modifiée et la vidéo noire. Cependant, le ton était caractéristique : l'homme avait l'habitude de se faire obéir.
— Que voulez-vous savoir, demanda-t-il ?
— Je veux comprendre quelle est la mission, répondit Morgan.
— Je croyais que cette information vous avait été fournie.
— On m'a dit qu'il s'agissait de transporter des marchandises en contrebande. Ce que je veux connaître, c'est la nature de ces marchandises, et la raison pour laquelle vous souhaitez les faire monter en orbite, et pour le compte de qui, et pourquoi vous ne pouvez pas passer par la filière légale.
À l'autre bout, l'autre eut un rire désabusé.
— Cela fait beaucoup de questions.
— J'ai besoin de savoir, si je ne le sais pas, je ne le ferais pas.
— Vous connaissez les conséquences qu'un refus de coopérer aurait pour vous.
— Ne me menacez pas. J'ai horreur de cela.
— Nous pensions que l'incident dont a été victime votre compagne vous avait donné une idée plus claire de votre situation.
— J'ai conscience de ma situation et de mon impuissance face à vos menaces.
— Il ne s'agit pas juste de menaces, nous ne sommes pas dans le domaine du virtuel, fit-il avec sévérité. Il marqua quelques secondes de silence avant de d'ajouter : nous sommes prêts à passer à l'acte si vous résistez.
Morgan respira un grand coup, elle tremblait. Elle répondit avec calme :
— Et moi, je suis prête à en assumer les conséquences si ce que vous me demandez de faire ne me convient pas.
La ligne devint tout à fait silencieuse pendant de longues secondes. Morgan devina qu'il conférait avec un tiers.
— Vous avez utilisé le terme : filière légale. Cet adjectif semble bien décrire votre réticence. Cependant, notre activité n'est pas illégale, bien au contraire. De notre point de vue, ce que vous appelez filière légale est juste la filière classique. Laissez-moi vous expliquer la différence. Les activités spatiales sont portées à bout de bras par les pays riches, et en particulier le nôtre, les États-Unis d'Amérique.
— Vous êtes américain ?
— Oui.
Il y eut à nouveau un silence notable. Morgan se demanda si la façon dont elle avait posé la question avait laissé sentir qu'elle était soulagée, quelque part, d'apprendre cela, et si cet aveu n'était pas une erreur. Après tout, quelle preuve avait-elle qu'ils étaient américains ? Et s'ils l'étaient, qu'elle preuve cela apportait-il que leurs intentions étaient pures ? Elle demanda :
— OK, les États-Unis d'Amérique contribuent de façon considérable à l'effort spatial, c'est vrai, et alors ?
La voix qui lui répondit était différente de l'autre, déformée elle aussi :
— Nous avons bien compris que vous êtes une personne qui a un sens très élevé du devoir et de l'honneur, de ce qui est légal, honorable, et bénéfique au sens de valeurs morales élevées. Nous partageons les mêmes convictions. C'est pour cette raison qu'il est très important que nous vous expliquions pourquoi nous voulons organiser une filière parallèle et secrète, mais que vous ne devez pas considérer comme illégale.
— Elle sera illégale parce qu'elle ne suivra pas les procédures de l'ASI, répliqua Morgan. Je suis un officier de l'ASI, j'ai prêté serment pour obtenir ce statut, et ce serment implique que ce que vous me demandez de faire est une trahison.
— Holà, holà. Ne vous emballez pas, s'il vous plaît ! Vous êtes aussi un officier de l'armée des États-Unis d'Amérique si je ne m'abuse ?
Morgan hésita, elle savait où il voulait en venir.
— C'est exact.
— Et vous avez également fait un serment à cet égard.
— Oui.
— Maintenant, je voudrais que vous regardiez le statut de l'ASI à la lumière des intérêts géopolitiques globaux de notre pays. L'ASI a été créée par nous. D'autres y portent des efforts très importants, certains d'entre eux sont nos alliés stratégiques, y compris dans l'affaire qui nous concerne.
— Les Européens ?
— Oui. Laissez-moi vous donner une idée de l'importance du projet qui nous concerne. Il s'agit d'un projet qui est au même niveau d'intérêt stratégique pour les gouvernements fondateurs de l'ASI que la création de l'Agence elle-même. En d'autres termes, les instances qui ont défini ce qu'était l'ASI, qui lui ont donné les pouvoirs territoriaux qu'elle a dans l'espace, ces mêmes instances aujourd'hui ont un projet stratégique secret qui nécessite de faire monter du matériel et des hommes en orbite.
— Quel genre de matériel ? Je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin d'une filière parallèle.
— Vous voulez savoir pour le compte de qui vous travailleriez parce que vous avez un sens très développé de l'honneur, et du bien, et du mal. Je vous l'ai déjà dit, nous apprécions cela.
— Et alors ?
— Alors, je veux vous rassurer : vous ne travaillerez pas pour les forces du mal.
— Quelle impression croyez-vous qu'une affirmation pareille puisse me faire ?
— Réfléchissez ! Si votre cargaison était une bombe, quel résultat obtiendrait-on ?
— Vous feriez sauter une navette, peut-être une station orbitale.
— Une navette ? Vous pensez que nous vous ferions sauter avec ?
— Vous ne croyez pas que c'est un objectif suffisant pour des terroristes ?
— Si. Mais vous ne pensez pas qu'il nous serait facile d'obtenir ce résultat sans avoir à tenter de compromettre quelqu'un comme vous ? Je sais que vous pouvez comprendre cette logique : notre objectif n'est pas de faire monter une bombe, une fois. Notre objectif est de créer une filière fiable pour faire passer de la marchandise, et nous voulons faire de nombreux vols. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin de quelqu'un comme vous. Vous comprenez ?
— Peut-être.
À nouveau, il y eut un long silence.
— Vous avez conscience que le fait de connaître la nature de ce que vous transporterez va aggraver votre situation ?
— C'est une éventualité que j'assume sur toute la ligne.
— Bien, alors voilà un point acquis : nous ferons en sorte que vous puissiez inspecter les cargaisons de fond en comble et vous assurer ainsi qu'elles ne recèlent pas une bombe.
Morgan hocha la tête.
— Qui êtes-vous ?
Après un silence, le premier interlocuteur parla :
— Nous sommes une organisation multinationale, nous employons toutes sortes de gens.
— De quels pays ?
— Des pays du G12, les États-Unis d'Amérique y ont une représentation puissante.
— Donnez-moi les noms des autres pays.
Il soupira.
— Les Européens sont aussi avec nous, nous l'avons déjà dit, en particulier les Français, ce sont eux qui vous ont piégée à Kourou. Aussi les Russes et les Japonais. Les Africains qui comptent sont nos alliés.
Morgan ne put s'empêcher de grimacer à cette dernière affirmation. Elle demanda :
— Et les Chinois ?
Il hésita de longues secondes avant de répondre :
— Non, les Chinois ne sont pas dans le coup, ni les Indiens. Les Coréens non plus.
— Qui dirige cette organisation ?
— Un comité de personnes de chaque pays membre.
— Vous en faites partie ?
— Non, mais je travaille pour ce comité, je lui rends compte en direct. Ce projet qui m'a été confié et que j'entends bien faire réussir est très important, je le répète.
— Quel est l'objectif de cette organisation ? À quoi va servir cette filière, à quoi vont servir les matériels que vous voulez me faire transporter ?
Il y eut un silence de plus d'une minute, il était évident que ses interlocuteurs conféraient entre eux.
— Nous pensons que ce qui est fait aujourd'hui pour mettre en place le Système de Défense Spatiale n'est pas suffisant. Nous pensons pouvoir utilement ajouter notre pierre à l'édifice.
— Pourquoi le faire de façon occulte ?
— Il y a des tensions politiques et des traités internationaux qui limitent notre marge de manœuvre.
— Je ne parviens pas à croire cela. Soyez plus explicite.
— Il y a des technologies qui existent, mais qui sont gardées secrètes. Pour être exact : dont le niveau d'avancement et de maturité est gardé secret. Or l'ASI est un organisme international en essence transparent pour tous les gouvernements qui en ont ratifié les statuts, c'est-à-dire tout le monde. Nous pensons que nos nouvelles technologies doivent être déployées dans l'espace, mais les gouvernements qui les contrôlent ne souhaitent pas que certains autres gouvernements aient accès à ces technologies.
— Ce sont des armes, conclut Morgan.
Il y eut un bref silence.
— Oui, des armes ou les moyens de les produire.
— Quel genre d'arme ? Des canons électromagnétiques ? Des lasers gamma ? Des bombes thermonucléaires ?
Il rit.
— Vous vous doutez bien que je ne peux pas vous le dire. En fait, nous sommes arrivés à l'extrême limite de ce que je peux vous dire. Mais votre petite liste indique que vous avez compris le niveau du jeu.
Morgan l'interrompit avec force :
— Pour moi, ce n'est pas un jeu.
Il y eut deux secondes de silence et la première voix répondit en posant ses mots. Malgré le brouillage, le ton menaçant était palpable :
— Non, pour nous non plus. Je vous l'ai déjà affirmé : nous sommes tout à fait décidés à parvenir à nos fins, et croyez-moi, l'éventualité d'avoir à ruiner l'existence d'une personne comme vous ne nous fait ni chaud ni froid.
Morgan laissa retomber la tension en attendant quelques secondes avant de répondre :
— Comment pourrais-je avoir confiance ? Comment pouvez-vous penser que je puisse faire la contrebande d'une bombe thermonucléaire ?
La seconde voix lui répondit :
— Votre exemple est caricatural, nous ne nous intéressons pas à des choses aussi grossières que les bombes H. De plus, je peux vous garantir que vous ne transporterez que des pièces détachées. La raison en est que le risque que ces marchandises soient saisies est très réel. Vous comprenez cela ? Prenons un exemple. Supposons que des gens travaillant pour le gouvernement de votre pays aient mis au point un nouveau rayon de la mort, c'est un exemple idiot. Vous comprenez que ce gouvernement ne permettrait pas que la capture d'une cargaison unique donne cette technologie à d'autres ?
— Je comprends, fit Morgan, elle réfléchissait. Il fallait qu'elle en apprenne plus, qu'elle gagne du temps. Chaque information obtenue pouvait améliorer sa position et augmenter ses chances. Elle demanda :
« Que se passerait-il si quelqu'un venait à éventer l'affaire ?
— Officiellement, nous n'existons pas, et vous ne pourrez pas faire la preuve de notre existence, ni obtenir plus d'information à notre sujet.
La première voix ajouta :
— Si vous étiez découverte, vous seriez arrêtée.
— Pour trahison, fit Morgan.
— Vous seriez arrêtée et jugée pour un certain nombre de délits graves. Afin d'éviter cela, nous vous fournirons les moyens de disparaître sous une fausse identité en cas de coup dur, dont nous aurions vent sur-le-champ grâce à nos antennes dans l'ASI. Nous allons de même vous fournir des fonds d'urgence afin de couvrir cette éventualité. Nous vous ferons bénéficier du même système qui permet de protéger les témoins et les repentis des grandes affaires internationales.
— Alors, je veux des papiers pour ma fille.
— Votre fille aussi, c'est évident
— Et ma compagne aussi.
Il hésita deux secondes
— Je lance la procédure pour votre compagne. Dois-je comprendre que votre réponse est positive ?
Ce fut le tour de Morgan d'hésiter. Elle avait une envie furieuse de lui dire d'aller se faire foutre.
— Je ne sais pas, admit-elle en définitive.
La tonalité de fin de session sonna, il avait coupé. Morgan eut aussitôt le sentiment d'avoir commis une erreur.
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Agencia Internacional de Noticias, Barcelone, Aujourd'hui 12h20. Le maire de Barcelone et le président du comité de soutien déclarent que la Sagrada Familia, la cathédrale inachevée de Gaudi, sera terminée coûte que coûte avant (sic) « les échéances dramatiques qui guettent l'humanité ».
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Michael et Ada s'étaient arrêtés entre deux grosses poubelles de format industriel, le long d'un mur. Ils attendaient, cachés là, tandis que Rita suivait la progression des policiers. Elle venait d'annoncer que ces derniers s'étaient redéployés d'une façon qui l'avait surprise. Soudain, elle dit :
— Marche arrière ! Revenez dans l'allée !
— Pourquoi ?
— Ils se sont séparés, ils arrivent par ici chacun par une rue différente !
— Et l'un d'eux va passer ici ?
— Oui, dans une minute et vingt-neuf secondes, celui qui est le plus proche de nous va avoir l'option de tourner au coin. Or, du fait du schéma de déploiement qu'ils utilisent, j'estime qu'il y a une forte probabilité qu'il le fasse.
— Schwartz ! cria Michael,
— Je vous recommande de revenir en arrière, insista Rita, c'est la moins mauvaise solution.
— Non, répliqua d'emblée Michael, c'est l'endroit où ils pensent que nous sommes, ils le fouilleront de fond en comble.
— Ok, fit Rita, je peux peut-être vous ouvrir la porte, juste là !
Michael fronça les sourcils.
— Tu es certaine qu'elle n'est pas sous alarme ?
— Non, reconnut Rita, mais j'ai identifié la société qui loue le hangar et je suis en train d'attaquer leur serveur.
Michael regarda la porte en question. Elle avait un air massif et inamical. Un vieux clochard dormait à côté. Ou alors peut-être il était mort, sa posture était étrange et il restait le long du mur affalé sous la pluie à moins d'un mètre de l'abri du porche.
— Est-ce qu'il y a une sortie de l'autre côté ?
— Probabilité quatre vingt pour cent.
— Alors, laisse tomber.
Michael regarda Ada et autour d'eux. Ses yeux s'attardèrent sur la grosse poubelle derrière Ada, dont il croisa à nouveau le regard. Elle comprit ce qu'il avait l'intention de faire et elle se retourna. Vive comme l'éclair, elle le devança afin de soulever le couvercle du conteneur. Une puanteur abjecte lui fit détourner le visage et elle laissa retomber le rabat. Il y avait un restaurant chinois au coin dont l'enseigne disait : spécialité de fruits de mer. La poubelle était pleine à ras bord. Michael ouvrit celle d'à côté, l'odeur était tout aussi infecte, mais il restait beaucoup de place. Michael repoussa le couvercle contre le mur et mettant un genou au sol, il plaça ses mains jointes ouvertes vers le haut. Ada vint aussitôt y poser son pied et il la propulsa vers le haut. Elle prit appui des deux mains sur le bord et commença à passer une jambe.
— Une minute, fit Rita.
Michael poussa Ada sous les fesses. Il la fit tomber à l'intérieur où elle roula avec un petit cri dans un fracas de crissements d'emballages plastiques écrasés. Michael jeta le sac de Rita et fit un rétablissement sur le bord. Il plongea à son tour en veillant à ne pas tomber sur Ada qui se dépêtrait avec une grimace de dégoût du mélange de caisses de poison en polymères et des dizaines de sacs en plastique pleins d'ordures sur lesquels elle était tombée. Michael se redressa promptement et referma la poubelle sur eux.
— Rita, fit-il, si un flic tourne au coin, auras-tu le temps de faire un arrêt d'urgence avant qu'il soit assez près pour te détecter ?
— Non.
— Alors fait le maintenant, je te redémarrerai quand le danger sera passé.
Il y eut une seconde de silence et Rita dit :
— Arrêt d'urgence dans sept secondes. À tout à l'heure.
Ils entendirent son ventilateur qui s'arrêtait. L'air de la poubelle était irrespirable. Il faisait aussi très chaud et on distinguait juste une craquelure de lumière au milieu du couvercle cassé. Ada s'était accroupie, ses deux mains sur son visage pour boucher son nez, et elle ne bougeait plus. Michael gigotait de son côté. Ada entendit un bruit de déchirement et l'odeur de poisson pourri devint encore plus épouvantable. La main de Michael lui tapa sur l'épaule.
— Ada, met ça sur toi, au cas où il ouvrirait la poubelle pour regarder.
Ada attrapa le sac éventré à tâtons. Alors qu'elle se le mettait sur la tête en combattant une nausée subite, elle entendit qu'il en déchirait un autre. Elle aurait pu croire qu'il était impossible de faire pire, mais une puanteur abominable envahit leur cachette, un mélange d'excréments de chat et de déchets de cuisine en putréfaction. Elle eut un spasme et sentit, avec une poussée d'adrénaline fulgurante, qu'elle allait vomir. Elle tenta de s'en empêcher, mais elle n'y parvint pas. En trois rétractions douloureuses, elle parvint juste à épargner ses genoux et se retrouva tremblante, suffocante. Elle combattait une envie irrépressible de se lever et d'ouvrir le couvercle pour respirer, pour sortir, échapper à cet enfer. Elle sentit la main de Michael qui vérifiait à tâtons qu'elle était bien recouverte par le film. Alors, ils entendirent les pas pressés du policier qui approchait. Il avait des ferrures sous ses semelles. Quand il fut tout près, un signal se déclencha, fait de bips stridents. Ada visualisa dans son esprit l'un de ces gadgets que les agents portaient à la ceinture. Michael lui avait expliqué que ces trucs détectaient toutes sortes de choses, l'activité électromagnétique, les métaux, certains gaz, la drogue, les explosifs. D'après Michael, ces engins produisaient aussi de nombreuses fausses alertes. Les pas s'arrêtèrent. Michael et Ada entendirent que le flic soulevait le couvercle de l'autre poubelle. Ada crispa tous ses muscles. Sentant son cœur qui menaçait de lui ouvrit la poitrine et de sortir en explosant, elle prit conscience qu'elle était en apnée depuis trop longtemps. Elle se força à respirer très lentement, terrorisée par l'idée qu'elle allait tousser. À côté, on entendait le policier qui farfouillait dans la poubelle.
— Ah, Schwartz de merde ! fit une voix sonore de femme, dégoûtée, essoufflée.
Le couvercle claqua en se refermant. La policière fit trois pas et le même signal se fit entendre à nouveau. Deux impacts de semelle ferrée tintèrent. La lumière tomba sur Ada et Michael, cachés sous leurs films de plastique. Il s'écoula deux secondes, et puis le couvercle se referma avec une grande vibration et ils entendirent la policière qui s'éloignait vers la piscine en maugréant des jurons de dégoût. Ada attendit en comptant jusqu'à vingt. Retirant le sac de sa tête, elle chuchota d'une voix tremblante.
— On peut sortir ?
— Non, Ada. Attends ! Attends ! Avec un peu de malchance, elle s'est arrêtée au coin pour surveiller les deux axes.
Ada attendit ce qu'elle pensa être une minute entière, puis elle sentit qu'elle allait très mal et elle demanda :
— Michael, il faut que je respire.
Michael se redressa et souleva le couvercle avec le haut de sa tête, très progressivement. Il regarda par la minuscule fente qu'il avait créée et dit à Ada :
— Viens prendre l'air, il faut que je redémarre Rita.
Le lendemain soir de la seconde visite de Julien, un coursier vint livrer en main propre à Morgan un paquet. Morgan y trouva des puces monétaires, émises par une banque de Hong Kong dont elle n'avait jamais entendu parler. Il y en avait pour une petite fortune. Une recherche sur Internet lui apprit que la banque en question était spécialisée dans l'émission de ce type de puce et pour cette raison cet organisme avait été mis sur les listes noires de nombreuses autorités qui considéraient ce type d'argent anonyme comme étant à la racine de nombreux trafics. Morgan rangea les puces dans son bureau. Deux jours plus tard, un garçon se présenta le matin, au moment où avec Lise, elles descendaient de voiture de retour de leur tour habituel de vélo dans la montagne.
— J'ai quelque chose pour vous, dit-il à Morgan, qui le dévisagea. Il semblait très jeune, vif et intelligent, tout mignon. Il portait l'attirail à la mode pour un adolescent, y compris ces chaussures couvertes de cette sorte particulière de fourrure de couleur très vive, rouge fluo en l'occurrence. Ses vêtements trahissaient une musculature importante. Comme de nombreux jeunes mâles de sa génération, il devait pratiquer le culturisme par stimulation électrique.
— Venez prendre un café.
Lise, qui avait suivi l'échange, fit non de la tête à Morgan et elle désigna les vélos, fit signe qu'elle allait s'en occuper d'un mouvement tournant de la main.
Morgan tendit la main au garçon en refermant la porte derrière eux.
— Je m'appelle Morgan Kerr.
Il serra la main en hochant la tête.
— Michael.
— Cette chose que vous avez pour moi, qu'est-ce que c'est ?
— C'est une puce de stockage de très grande capacité qui contient une partition encryptée.
— Que savez-vous de son origine ?
— Les gens qui me l'ont fait parvenir ont pris le plus grand soin à effacer toute trace susceptible de me donner le moindre indice à ce sujet.
— Oui ? Mais le procédé lui-même n'est-il pas révélateur ?
Il sourit, heureux d'avoir trouvé quelqu'un qui comprenait la situation.
— Si, bien entendu.
— Michael, j'ai besoin d'authentifier votre marchandise, venez avec moi.
Il sortit de la poche arrière de son pantalon un dispositif un peu étrange, une excroissance au bout d'une petite longueur de fibre optique, un bricolage assemblé à l'aide de ruban autocollant bleu vif. Morgan s'éclipsa pour aller connecter l'engin à Rita. Celle-ci signala à Morgan, par l'implant :
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Morgan. La signature du conteneur est authentique. La copie complète prendra dix minutes.
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Morgan prit dans le tiroir du bureau l'enveloppe avec les puces monétaires et elle revint au salon. Michael la regarda avec intensité. Elle vit qu'il était inquiet. Elle lui sourit. Prenant une puce dans le paquet, elle la lui lança. Il l'attrapa habilement au vol et regarda ce qu'il avait dans la main.
— Dix mille euros, fit Morgan, dix mille de plus si la copie se termine sans encombre.
Il tenta de garder un visage impassible, mais la surprise et une sorte de soulagement transparurent. Il prit son téléphone qui pendait à son cou et en approcha la puce, sans regarder : il avait un implant lui aussi. Il cligna des yeux, il avait vérifié le montant. Elle accéda son propre implant depuis lequel elle lui lança une séquence de contact, qui n'eut pas de réponse, preuve qu'il tenait son implant sous contrôle comme un pro. Puis il cligna à nouveau et, sans la lâcher des yeux, il émit une poignée de main virtuelle complexe, à la limite subtile de l'alambiqué, une signature numérique de hacker caractéristique. Ce type de petit bijou était semblable aux œuvres des compagnons artisans, des centaines d'heures de travail dans quelques mégaoctets d'orfèvrerie numérique. Celle de Michael était originale et audacieuse. Ce garçon avait son propre style et du panache. Morgan, qui avait l'habitude de rencontrer des jeunes dotés d'implants, pouvait apprécier la différence. Elle lui sourit à nouveau.
« Du sucre avec le café ? proposa-t-elle. Il secoua la tête.
— Non, merci.
Il regardait la puce dans sa main, c'était beaucoup d'argent pour lui. Pour Ada, quelques doses. Il pouvait se souvenir d'une époque où il se serait demandé ce qu'il allait faire de tout ce fric. Il suivit Morgan dans la cuisine. Elle lui fit un expresso dans une tasse en porcelaine translucide avec un percolateur italien, une machine à demi transparente et à demi chromée où on voyait les grains de café tomber et se faire moudre. Elle lui offrit le café et se mit à s'en faire un. Il n'y connaissait pas grand-chose en café, mais l'arome de celui-ci était extraordinaire. Il regarda autour de lui, la maison ultramoderne, la vue fantastique sur la baie au-delà de la terrasse où s'étendait la piscine. Il admira aussi la silhouette de cette femme noire, féline, gainée dans sa tenue de vélo, remarquable de calme et d'assurance. Cependant, plus que les détails, l'ensemble l'impressionnait. Il avait compris qu'il avait affaire à un personnage particulier, et il eut l'impression que ce moment était important pour son destin, que sa vie pouvait changer d'un instant à l'autre, et plutôt pour le meilleur que pour le pire. Il restait inquiet, mais il se dit que ce n'était pas ce qu'il avait craint. Elle prit sa tasse et la leva comme un toast. Il fit de même. Ils burent le café.
— Tu t'y connais en IA ? demanda Morgan.
Alors Michael comprit, il sentit comme il le comprenait, que c'était le moment qu'il avait attendu toute sa vie. Le cœur battant, il hocha la tête.
— Pas mal, oui.
Elle le regarda dans les yeux. Il avait intérêt à ne pas faire le malin avec elle. Elle n'était sûrement pas du genre à se laisser impressionner par du baratin.
— J'aurais peut-être du travail pour toi.
Il haussa les sourcils.
— Je suis preneur.
Elle hocha la tête. Elle sourit. Avec l'échantillon de tarif qu'elle venait de lui donner, qui n'aurait pas été preneur ?
— Tu as une voiture ?
Il haussa les épaules
— Je peux en trouver une.
Morgan interpréta : il était trop jeune pour avoir le permis.
— Rendez-vous demain soir dans le parking du centre commercial de la colline verte, troisième sous-sol, vingt-deux heures.
— OK.
Rita émit :
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Morgan. Copie terminée, signature vérifiée, le conteneur est intact.
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— Copie terminée, annonça Morgan au garçon. Et elle lui lança une seconde puce de dix mille euros.
— Merci.
— Fais très attention en dépensant cet argent. Tu es un peu jeune pour avoir autant de cash. Les flics reniflent ce genre de truc à des kilomètres.
Il hocha la tête. Il savait cela, il le savait très bien. Mais, elle, comment le savait-elle ?
Quand elle lui ouvrit la porte d'entrée, il se retourna :
— À demain.
— Vingt-deux heures, confirma Morgan en refermant la porte.
Elle alla s'enfermer dans le bureau et interrogea Rita par l'implant.
— Qu'est-ce que c'est ?
— De la documentation technique.
— De quoi ?
— Sur la filière de mise en orbite. En particulier sur le StarWanderer, les équipements et les procédures qui l'entourent : exploitation, maintenance, embarquement, débarquement, opérations au sol, opérations en orbite, procédures de sécurité, procédures d'urgence, équipement de contrôle, normes et procédures de vérification de la cargaison.
— Quel niveau de détail ?
— Spécifications techniques détaillées et complètes, y compris les instructions de fabrication et de montage, les procédures de test et de certification, ainsi que les archives complètes, tout l'historique de tous les équipements en service.
— Matériel et logiciel ?
— Les deux. Je ne suis pas encore parvenue à faire une estimation de la couverture, mais après avoir testé au hasard plus de deux millions de références, je ne n'en ai trouvé aucune qui manque. En fait, toutes les références qui ne sont pas incluses sont disponibles dans le domaine public.
— Alors, ce conteneur doit être gigantesque !
— Exact. Je suppose que cela explique le dimensionnement généreux de ma configuration.
Le lendemain matin, un coursier délivra un paquet. Morgan y trouva deux passeports monégasques et un passeport anglais. Les papiers monégasques donnaient à des vidéos de Morgan et d'Esmeralda des noms à consonance française. Les images étaient ressemblantes, mais les vêtements qu'elles y portaient étaient faux, ni l'une ni l'autre n'avait de tels accoutrements dans leur garde-robe. Les images avaient à coup sûr été synthétisées. Rita, après avoir examiné les documents en détail, affirma qu'ils semblaient authentiques. Une recherche sur Internet indiqua que l'existence d'une femme noire portant ce nom et vivant à Monaco n'était pas immédiatement réfutable. Quant à Lise, son identité anglaise semblait tout aussi irréprochable. Le paquet contenait aussi des puces monétaires anonymes étagées de deux cents euros à dix mille euros, une véritable fortune. Après le dîner, Morgan invita Lise dans le bureau et elle lui montra les documents et l'argent. Lise examina son nouveau vrai-faux passeport avec minutie et une attitude faite de fascination et de dégoût.
— J'espère que nous n'en aurons jamais besoin, expliqua Morgan.
— Oui, je l'espère aussi, répondit Lise en soupirant. Elle leva un regard triste vers Morgan.
« Alors, c'est fait, on ne peut plus faire marche arrière ?
Morgan secoua la tête.
— Je ne sais pas ce qui va se passer, mais en effet, on ne peut pas faire marche arrière. Ce qui est certain, c'est que je ne n'ai pas encore cédé. Quoi que ce traquenard soit, je veux en conserver le contrôle. Et pour l'instant, je n'ai rien fait d'illégal.
Lise la regarda. Morgan réfléchit et reformula :
« Je n'ai rien fait que je pense être illégal.
Lisa hocha la tête, elle comprenait, et, en même temps, elle ne voulait pas comprendre. Elles avaient été tranquilles et heureuses, discrètes et sages. Il était si insensé que l'on puisse venir détruire tout cela et qu'elles ne puissent rien faire.
La rencontre eut lieu comme prévu au dernier sous-sol du parking souterrain. Michael arriva à l'heure. Il n'était pas seul, la camionnette était conduite par une fille qui avait l'air à peine plus vieille que lui. Ces deux là étaient ensemble. Ce fut la première chose qui frappa Morgan quand ils descendirent et s'approchèrent. Elle s'étonna de faire un tel diagnostic en quelques secondes, mais c'était plus qu'une vague intuition, elle le décelait à la façon dont ils se regardaient. Ils avaient cette recherche de l'autre, calme, mais impérative. Aussi, ils allaient bien ensemble. Ils avaient la même intelligence dans le regard. Avec ses talons, l'adolescente était plus grande que le garçon. Elle avait fardé ses paupières et sa bouche du même bleu électrique que ses cheveux et avec son caraco en dentelle translucide et le bermuda assorti, il émanait d'elle un charme sensuel explosif qu'en d'autres temps on aurait probablement trouvé vulgaire. Michael la présenta d'un seul mot : Ada. Morgan ouvrit le coffre de sa voiture pour y prendre Rita.
— Je préfère qu'on prenne votre voiture, expliqua-t-elle aux jeunes.
Ada conduisit. Ils sortirent de la ville par l'autoroute du sud et s'arrêtèrent sur une aire de repos. Michael tendit une puce monétaire à Ada et lui dit :
— Ramène-nous quelque chose à boire, prends ton temps.
Comme Ada s'éclipsait, il expliqua à Morgan :
— Je préférerais qu'elle en sache le moins possible, si ça craint. Ça craint ?
— En fait, je n'en sais rien. Ça va être à toi de le découvrir. C'est peut-être du matériel militaire.
— Si c'en est, ça craint. Il haussa les épaules. Directives Anti-Terroristes et tout le bataclan, à Santa-Maria c'est la tôle garantie, à Almogar c'est pire. À moins de quarante kilomètres de la base c'est une introduction d'armes de guerre ou engins assimilés dans une zone de contrôle A.T. de classe A. Au cas où vous ne le sauriez pas, les IA au-dessus de 50 en Turing sont assimilées à des armes de guerre en classe A, sans compter les unités de chiffrage. Je connais la loi : directive de sécurité 51A, passible de la peine de mort sur le territoire des États-Unis et de la prison à perpétuité en Europe et sur les territoires sous contrôle A.T. de la coalition, ce qui est le cas pour l'astroport et cette bande de quarante kilomètres tout autour, donc à peu près les deux tiers de la ville. Mieux vaut opérer à Santa-Maria, mais ... je ne suis pas certain que cela fasse une si grande différence que cela.
Morgan haussa les sourcils. Elle hocha la tête et ouvrit la valise. Il s'approcha et regarda avec la plus grande attention, il souleva un panneau, une nappe, passa le gras de son pouce sur quelques têtes de vis.
— D'ici, on ne voit pas grand-chose, c'est du custom et ça a l'air professionnel. Très haut de gamme. L'unité de refroidissement est très grosse, donc il y a une énorme puissance de calcul là-dessous. Et cette unité de stockage, là, ça commence à chiffrer aussi. On peut ouvrir ?
— Ça, c'est le problème numéro un : d'après ce que je sais, il y a une charge d'autodestruction à l'intérieur.
Michael hocha la tête.
— Si c'est vrai, ça renifle le militaire à plein nez. Même les banques ne protègent leur IA avec des charges explosives que de façon très exceptionnelle.
— Tu saurais la neutraliser ?
— Non. C'est scellé en usine. Ça s'envoie en l'air si on démonte. En théorie, on peut attaquer aux nanobots. Mais c'est la théorie, dans la pratique... il faut voir. Je ne vais pas vous baratiner, je n'en ai jamais touché. On a tous entendu parler de quelqu'un qui aurait tenté d'en ouvrir une et qui s'est fait sauter la gueule. Une seule chose est certaine : c'est dangereux. Vous avez les moyens de vous payer des nanobots ?
Morgan hocha la tête.
— Aucun problème.
— Quelle est la puissance de la charge ?
— On m'a dit qu'elle était très faible, mais je suis méfiante.
— OK. Mais cette IA, est-elle fidèle ou agressive ? Amie ou ennemie ?
— Pas agressive, mais pas forcément fidèle, elle m'a sorti un laïus sur le fait qu'elle était d'un type expérimental. Tiens, d'ailleurs, elle s'appelle Rita.
Il la regarda. Faisant la moue, il expliqua :
— Il y a deux types d'IA militaires, celles qui sont fidèles, pour la défense, et celles qui sont agressives, pour l'attaque. Parmi les agressives, celles qui sont les plus efficaces, mais aussi les plus dangereuses, sont celles qui n'ont pas la notion d'appartenir à un camp et aucun moyen ni aucune intention de vérifier si leur champ d'action est ami. On les appelle « Ennemies ». Elles sont destinées à détruire tout ce qu'elles trouvent sur leur passage.
— Oui, je sais, le théorème de Schwartz...
— Eh oui, ce bon vieux Schwartz, on ne peut pas soulever un caillou sans se le prendre dans la gueule. Si c'est une IA agressive, je ne tenterais même pas de lui connecter ce que j'ai de mieux comme pare-feu, il y a de bonnes chances qu'elle passe à travers. Mais si c'est une Ennemie et que je déconne, il ne restera pas une unité de stockage en ligne intacte dans tout mon secteur de Santa-Maria avant que la brigade du réseau ne fasse disjoncter les liens hauts débits pour arrêter la contagion. Ces saloperies sont bourrées de vecteurs d'intrusion... et avec la puissance qu'aurait celle-ci vu la taille de l'unité centrale, elles deviennent aussi sérieuses qu'une bombe A. Vous avez entendu parler de l'incident de Munich l'année dernière ?
— Si je me souviens bien, la thèse officielle est qu'un hacker a lâché un virus très puissant.
Il secoua la tête.
— Très peu probable. Les symptômes viraux sont des effets secondaires, comme les incendies qui sont allumés par une bombe. Un virus n'aurait pas fait ce type de dégâts. Un virus se répand géographiquement plus vite qu'il ne détruit ses cibles pour une raison darwinienne imparable : il tourne sur les systèmes qu'il a infectés... Un virus qui cramerait la machine qu'il a infectée avant de s'être assez répliqué ailleurs n'irait pas bien loin. Non...
Il secoua la tête et puis il désigna le contenu de la valise d'un coup de menton.
« Munich c'était une IA. Une grosse. Je suppose qu'ils ont fini par la trouver. Ou alors, c'était un test. Mais ça, on le saura dans trente ans quand les archives deviendront publiques, si on est encore là.
Il haussa les épaules, marqua une pause.
« Alors, maintenant que vous savez ça, vous la sentez comment, votre copine Rita ?
Morgan fit la moue en réfléchissant avant de répondre :
— Rita est plutôt amicale et elle prétend être fidèle à mon égard. De plus, je suis certaine que l'objectif n'est pas la destruction massive. Par contre, je reconnais qu'il est vraisemblable que ni elle ni moi n'avons été mis au courant de tous les détails.
— Quel est l'objectif ?
— Michael, je vais faire comme tu as fait avec Ada. D'accord ?
Il hocha la tête.
— Et on peut la démarrer, votre amie Rita ?
— Ça, c'est mon deuxième problème. Il vaut mieux la laisser en sommeil, car la valise contient un mouchard qui retransmet la totalité de ce qui se passe autour.
— Sur quelles fréquences ?
— Elle a dit : sur le réseau public haut débit. C'est difficile à brouiller, non ?
— Techniquement ? Non, pas vraiment. Mais, c'est surtout un délit sérieux. Et ça transmet à qui ?
— Ça, c'est mon troisième problème.
— Sans rire ? Vous ne voulez pas m'en dire un peu plus, ça m'aiderait carrément.
— Disons que des gens me demandent de faire quelque chose pour eux et Rita m'a été fournie pour m'aider dans le job. Mais je n'ai aucune confiance en eux. Tu n'as pas envie d'en savoir plus.
Il hocha la tête à nouveau.
— Et ce mouchard, j'en fais quoi ?
— Arrête-le. Tu enlèves la charge et le mouchard.
Il la regarda en cherchant son regard.
— Elle a l'air costaude, la mère Rita ? Elle cause bien ? Vous lui mettez combien en Turing, au pif ?
Morgan secoua la tête, elle savait qu'elle n'était pas qualifiée pour pouvoir attribuer une note d'intelligence sur l'échelle de Turing.
— Elle est très crédible, elle a une jolie voix mélodieuse, une conversation rythmée et très intelligente.
— Elle comprend parfaitement tout ce qu'on lui dit ?
— Oui.
— Vous êtes pilote sur StarWanderer, comment vous la compareriez par rapport à l'IA du StarWanderer ?
Morgan répondit sans hésiter :
— Rita est plus avancée, c'est clair. Les autres IA que je connais et auxquelles je peux la comparer ne sont pas conçues pour exceller dans la communication et je n'ai pas mis Rita à l'épreuve dans d'autres domaines plus techniques.
— Vous avez parlé longtemps avec elle ?
— Assez longtemps, oui.
— Vous avez parlé de sujets sérieux ou de babioles ?
Morgan sourit.
— Nous avons parlé du théorème de Schwartz, d'où elle venait, et aussi de ma situation, de sa mission vis-à-vis de moi.
— Elle introduit des contextes nouveaux dans la conversation ?
— Oui, elle fait cela.
— Elle vous aide, elle se met à expliquer des choses spontanément et qui sont parfaitement dans le sujet ?
— Oui, elle a fait cela aussi.
— Elle a fait des remarques qui vous ont semblé avoir un contenu affectif visant à vous émouvoir ou bien à évoquer en vous de la compassion ou peut-être une autre émotion envers elle-même ou quelqu'un d'autre ?
— Oui, elle a fait cela aussi.
Il pencha la tête en haussant les sourcils.
— Joli bébé.
Il resta quelques secondes à hocher la tête en réfléchissant.
« Un autre problème que vous souhaitiez me soumettre ?
— Oui, je voudrais installer une sauvegarde, mais cette valise n'est pas équipée pour connecter une unité de sauvegarde externe.
— Exact. Et si la valise est piégée, une sauvegarde interne ne rimerait pas à grand-chose, n'est-ce pas ?
— Rita m'a dit qu'elle n'avait pas de sauvegarde. Ça avait l'air de la tracasser.
— Oui, rit-il. Ça les calme radical. C'est marrant, comment, dès qu'elles se rendent compte qu'elles existent, elles commencent à réfléchir à ça.
Ils restèrent silencieux. Dehors, Ada était en train de revenir du restaurant, un sac de fast-food à la main. Elle marchait en balançant ses hanches de façon très exagérée sur ces hauts talons, comme si elle jouait à exciter les hommes sur l'aire qui la regardaient passer. Michael reprit :
— Dernières questions. Primo : si je tente de l'ouvrir, je vais faire en sorte de ne pas être dans les parages, si vous voyez ce que je veux dire. Et je vais mettre toutes les chances de mon côté pour que ça n'arrive pas. Mais il y a un risque. Or, moi, cette Rita, je ne la connais pas. Elle ne m'a rien coûté. Elle ne représente rien pour moi qu'un truc marrant pour jouer avec. Est-ce que vous êtes certaine que vous ne préféreriez pas la garder comme ça, plutôt que de prendre le risque que je vous annonce que — oups ! — j'en ai fait plein de petits morceaux ?
— Oui, je suis prête à prendre le risque. Je n'ai pas l'intention de l'utiliser avec un mouchard pour m'espionner. Et encore moins avec une charge de puissance inconnue. La priorité numéro un est de retirer le mouchard. En numéro deux : déterminer la puissance de la charge. En numéro trois : la sauvegarde. En objectif permanent : toute information, même un petit indice.
— OK. Deuzio : vous me la laissez maintenant ?
— Oui.
— Troizio : je n'ai pas les moyens d'avancer le blé pour les nanobots, parce que j'ai déjà commencé à dépenser ce que vous m'avez donné l'autre jour. Et quatro : qu'est ce que je gagne dans cette histoire, à part le risque de faire de la tôle ?
Morgan sortit de sa poche deux puces monétaires, et les lui tendit,
— Dix mille pour les nanobots, dix mille d'avance pour toi.
Il empocha les chips et referma la glissière de sa poche. Morgan ajouta :
— Dix mille de plus à la livraison. Rien si elle est détruite.
Il lui sourit.
— C'est un plaisir de faire affaire avec vous.
— Combien de temps cela va-t-il prendre ?
— Disons que je pourrais en dire plus dans une semaine.
Morgan hocha la tête.
— Quel âge as-tu ?
— Dix-sept.
— Et Ada ?
— Dix-huit. Il fit une grimace, il la regarda avec défi en ajoutant d'une voix tendue : J'ai du mal à croire que vous faites partie de ces gens qui pensent que la valeur se mesure au nombre des années.
Morgan le regarda dans les yeux comme elle lui répondait du tac au tac :
— Non. Pas plus qu'à la couleur de la peau.
Il cligna des yeux. Elle avait failli ajouter : mais j'ai déjà vu un peu trop de petits gars pas beaucoup plus vieux que toi, bien courageux comme toi, se faire tuer pour pas grand-chose. Elle lui demanda :
« Tu te rends compte que tu prends un risque important ?
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je sais ce que je fais.
Ada attendait à la porte, elle frappa. Michael se retourna pour regarder dans sa direction et lui fit signe de passer par l'autre côté. Elle lui tira la langue avant d'obtempérer.
— OK, fit Morgan. Sois prudent. Si tu ne te trouves pas une meilleure raison, fais-le pour Ada, elle tient visiblement à toi.
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Associated Press, Boise, Idaho, aujourd'hui 12h21. Un habitant de Boise qui avait fabriqué un canon de plus de cinquante mètres de long, pointé vers le ciel au-dessus du toit de sa maison, s'est tué en tombant d'un échafaudage. Dans le voisinage, on reste partagé entre la crainte que cet édifice « d'amateur » s'écroule, celle qu'il « attire l'attention » et une profonde admiration pour son constructeur, un mécanicien automobile à la retraite qui avait pris l'habitude de déclarer à qui voulait l'entendre : « Ils peuvent venir, je les attends ».
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Daeffers regardait vaguement les écrans de contrôle. La caméra de l'un des micro-drones de DS-5 leur renvoyait l'image de policiers qui tournaient en rond dans la ruelle. Ils avaient fouillé chaque recoin, vérifié les portes et les serrures, sonné aux portes, visité deux entrepôts. Ils n'avaient rien trouvé. Pourtant, les deux extrémités de l'allée étaient couvertes par des caméras qui n'avaient rien vu sortir. Daeffers se tourna vers Shrieffer en secouant la tête. Celui-ci énonça lentement :
— Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas normal. Ils sont plus malins qu'on le pensait.
Daeffers hocha la tête :
— Vous vous êtes fait enculer en beauté par ce petit con.
Shrieffer était en train de rembobiner les enregistrements des caméras pour les regarder en pas à pas.
« Shrieffer, vous perdez votre temps, il y a sûrement une IA qui peut faire cela mieux que vous.
— C'est exact, chef, elle est déjà au travail, mais elle ne s'est pas encore manifestée pour donner son avis.
Soudain, le verdict apparu sur la console. Daeffers le lut en ouvrant de grands yeux. Bondissant sur ses pieds, il dit fougueusement :
— Faites passer immédiatement l'info à la police de Santa-Maria ! Ne leur dites surtout pas comment on le sait, dites-leur seulement que leurs suspects sont partis vers le sud. Et avertissez DS-6 ! Au trot !
Morgan trouva Ada qui l'attendait dans la rue.
— Il veut vous voir, il veut que je vous y emmène.
Le hangar était vieux et moche. Il sentait la vieille huile et la pisse de souris. Il y faisait chaud. Il était plein d'un capharnaüm indescriptible de vieilles bagnoles en morceaux et de vieux morceaux de bagnoles. Michael avait caché son labo au fond, derrière une barricade de merdier enchevêtré de trois mètres de haut. Pour atteindre la cache, il fallait extirper une vieille échelle branlante afin de monter sur une poutrelle de soutènement du toit, faire de l'équilibre sur la poutrelle en portant l'échelle, et redescendre de l'autre côté de la barricade par la précieuse échelle. De toute évidence, Michael avait monté le labo avant de fabriquer la barricade. La pelle mécanique décrépite qui rouillait dans la cour avait à coup sûr été mise à contribution. La barricade mettait la manip à l'abri d'une intrusion accidentelle et aurait protégé l'environnement si Rita avait sauté. Michael était donc un garçon plein de ressources. Morgan appréciait cela.
Michael retira un plastique qui cachait et protégeait des crottes de pigeon ce qu'il y avait sur la table de jardin en plastique blanc au milieu du labo. Rita apparut, désossée.
— J'ai introduit les nanobots par les ouïes d'aération. Je les ai laissés explorer l'intérieur deux jours et deux nuits pour être certain qu'ils avaient fait un plan sans blancs. Comme ils n'ont rien trouvé sur les vis, j'ai ouvert les panneaux au tournevis. Je vous préviens, il y a une mauvaise surprise.
Il vérifia que Morgan regardait en levant les yeux et il lui décrivit ce qu'elle voyait en désignant chaque partie une à une.
— Ça, c'est le mouchard, fit-il en désignant un module gris sombre. Les nanobots ont révélé que les vis du couvercle ont un capteur, un truc compliqué, inconnu sur le web, donc à tous les coups militaire. Conclusion : je n’ai pas l'intention de tenter de l'ouvrir. L'unité centrale est d'origine militaire aussi, car ce code, ici, est au format d'inventaire du matériel de la coalition. Il interrogea Morgan du regard.
— Affirmatif, confirma Morgan.
— D'après l'information que j'ai réussi à reconstituer sur le réseau, il existe des unités centrales de ce type qui possèdent une charge d'autodestruction et l'IA résidente a une interface pour s'envoyer en l'air en cas de danger. Cette charge, je n'irais pas la chercher, d'après mes infos, c'est impossible, même avec des nanobots de pointe. Au premier indice de perte d'intégrité du container : bang. La bonne nouvelle, c'est que ce sabordage est conçu pour être compatible avec le transport en avion : l'explosion ne détruit que l'intérieur du boîtier de l'unité centrale. Il n'y a pas d'onde de choc notable et aucun risque d'incendie.
— C'est tout, demanda Morgan ?
Il secoua la tête.
— Je gardais le meilleur pour la fin.
Soulevant la carte mère, il dévoila une plaque de pâte grise et un petit tube planté dedans, relié au mouchard par deux fils torsadés.
« J'ai lu des trucs sur Internet : c'est une charge assez grosse pour nous tuer tous et il y a au moins vingt moyens de piéger le dispositif de mise à feu... C'est vous l'experte, vous étiez dans l'armée, non ?
Morgan haussa les épaules et avec des gestes lents et assurés, sous les yeux écarquillés de Michael qui s'immobilisa, pétrifié, Morgan tendit la main et retira ce détonateur. Puis elle détacha les bandes adhésives qui maintenaient la charge au fond de la valise, et la retira. Elle se retourna et la posa sur un vieux carter derrière elle. Michael la regarda avec stupeur. Il avala sa salive avec difficulté et sembla sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa.
— On ne va pas prendre de risque, fit-elle. On va faire descendre le détonateur au travers de la table. As-tu une perceuse avec le foret qui va bien, disons du huit ?
Pendant qu'il fouillait pour trouver l'outil, Morgan écarta les morceaux de Rita pour faire un peu de place au fond de la valise. Tandis que les deux adolescents échangeaient des regards inquiets, elle perça avec application un trou au travers du fond de la valise et du plateau de la table et y descendit le détonateur aussi loin que la longueur des fils le permettait. Ensuite, il leur fallut un bon quart d'heure pour mettre en place sous la valise un bidon en ferraille et des plaques de tôle comme couvercle. Puis Morgan prit des pinces et leur fit signe de reculer. Elle n'entendit pas le clic des fils qui se coupaient, car le bidon résonna d'une détonation sèche qui fit sursauter la table et leur laissa les tympans sonnants.
Elle haussa les sourcils.
— Et maintenant ?
— Maintenant, c'est un enfantillage, lui répondit Michael.
Il débrancha le mouchard en trois gestes rapides. Comme il allait le jeter dans la barricade rejoindre les tonnes d'objets obsolètes qui la constituaient, Ada l'interrompit :
— Attends, attends ! Vous n'en avez peut-être pas fini avec ce truc.
Morgan se tourna vers elle.
— À quoi penses-tu ?
— Il était relié au détonateur, donc le canal est bidirectionnel. C'est peut-être une voie d'intrusion chez eux.
Morgan tendit la main pour récupérer le module qu'elle empocha.
— Quelle est l'étape suivante ?
Michael sortit de son sac à dos l'unité de sauvegarde qu'il avait achetée. Il l'installa en quelques instants. Puis il revissa le panneau qui couvrait l'ensemble.
— C'est tout, s'étonna Morgan ?
— C'est tout. Mais vous avez un essai compris dans le prix.
Morgan sourit. Ada, rieuse, lui lança :
— Michael, dit la vérité, tu meurs d'envie de causer à cette Rita.
Il hocha la tête, il souriait comme un gamin au pied du sapin de Noël. Dès que l'alimentation fut branchée, l'unité cryogénique démarra et Rita les salua de sa voix douce et sensuelle.
— Bonjour Morgan. Bonjour à vous, jeunes gens.
— Rita, je te présente Michael et son amie Ada, fit Morgan
— Enchantée, Ada, Michael, répondit Rita, charmeuse.
— Bonjours Rita, firent en cœur Ada et Michael, et cela les fit rire.
— Rita, j'ai de très bonnes nouvelles pour toi.
— Je sais. Je perçois la présence d'une unité de stockage de très grande capacité sur mon bus. J'en conclus que vous m'avez offert cet espoir d'immortalité dont nous parlions. Permettez-moi, ma chère Morgan, de vous en remercier.
— Tu m'as dit que tu avais besoin de t'attacher à moi, je t'en fournis des raisons objectives. Il y a-t-il d'autres différences ?
— Mes capteurs électromagnétiques ne trouvent pas la trace de l'émission télémétrique à haut débit. Seriez-vous de plus parvenus à désactiver ce composant ?
— Michael te l'a ôté, répondit Morgan.
— Excellent ! Excellent ! Mon cher Michael — vous permettez que je vous appelle Michael ? — mes félicitations les plus sincères.
— Il y a une troisième différence Rita.
— Je ne vois pas.
— Sous ton unité centrale, nous avons trouvé, et retiré, une respectable charge d'explosifs avec un détonateur piégé relié au mouchard. Qu'en penses-tu ?
— Je vous remercie d'avoir écarté cette épée de Damoclès de ma tête. Qu'entendez-vous par respectable ?
— Je dirais l'équivalent d'une ou deux grenades à main, de quoi tuer tous les occupants d'une pièce ou d'un véhicule. Ils voulaient être certains de pouvoir détruire ta mémoire.
— C'est idiot, répondit Rita. La partition étant encryptée, il n'est pas nécessaire de la détruire pour en interdire la lecture. Il suffit de faire disparaître la clé numérique, ce que je peux garantir en faisant sauter mon unité centrale. Et ce serait inoffensif pour mon entourage.
Morgan haussa les sourcils.
— Rita, il me semble clair qu'ils ne te faisaient pas confiance pour te suicider si le besoin s'en faisait sentir.
— Cela me confirme que nos commanditaires ne sont pas des gens très recommandables, répliqua Rita.
Cette phrase fit sourire Michael.
— Bien. Rita, Michael, puisque je vous ai sous la main, il y a une tâche que je voulais vous confier : c'est le nettoyage complet de ma maison et de celle de Lise.
— Je ne fais pas le ménage, répondit Michael en plaisantant à moitié.
— Morgan fait référence aux caméras et aux microphones qui y ont été disposés pour l'espionner, expliqua Rita, sans qu'il soit possible de déterminer si elle n'avait pas compris la nuance ou bien si elle le faisait par politesse. Morgan reprit :
— Rita, tes détecteurs devraient te permettre de trouver ces engins, Michael remédiera à ton absence de mains.
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Agence France Presse, Genève, aujourd'hui, 12h20. Le Secrétariat Général de Agence Spatiale Internationale rapporte que 13545 tonnes de fret ont été mises en orbite le mois dernier, en augmentation de 16% par rapport aux prédictions les plus optimistes, établissant un nouveau record, pour le dix-septième mois consécutif. Dans le même temps, le trafic passager a baissé de 2%. « On ne peut pas être au four et au moulin » a déclaré sobrement le porte-parole de l'ASI.
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Ada et Michael restèrent quelques minutes dans la poubelle entrouverte, le temps pour Rita de reprendre contrôle de ses IA esclaves. Puis, quand Rita signala que la voie était libre, ils sortirent. Ada était très pâle, elle vomit à nouveau, pliée en deux dans le coin du mur. Michael la regarda, inquiet. Dès qu'elle se fut redressée, il la prit par le bras et l'entraîna pour quitter la ruelle. Rita lui donna le top pour tourner le coin et entrer dans le champ des trois caméras qui couvraient la rue suivante. Au loin, un groupe d'une bonne vingtaine d'ados très bruyants approchaient. Michael se prépara à changer de trottoir. Soudain, Rita dit :
— C'est étrange. Le comportement des policiers est insolite. Ils nous ont cherchés dans l'allée. Ils ont dialogué avec leur chef qui leur à dit seulement : « le sud », et aussi : « silence radio ». Depuis, ils n'utilisent plus leur réseau tactique, sauf pour bavarder. Ils doivent soupçonner que nous y avons accès. Apparemment, ils sont en train de tenir un conciliabule. Comment pourraient-ils savoir que nous sommes au sud ?
Ada répliqua d'emblée :
— Ils ont dû analyser les vidéos.
Michael la considéra avec stupéfaction. Visiblement, la nausée n'affectait pas le fonctionnement de son cerveau. Il dit à l'IA :
— Rita, vérifie les enregistrements de ces dix dernières minutes dans tout le quartier, cherche des anomalies.
— C'est parti.
— Que fait la police ?
— Ils se dispersent à nouveau.
— Schwartz ! fit-il amèrement. Bon, c'est simple, on n'a qu'à partir plein sud.
Ada secoua la tête en grimaçant.
— Attendez ! fit Rita. Il y a quelque chose qui m'échappe. En cherchant les erreurs que j'aurais pu commettre, j'ai comparé avec d'autres caméras dans le secteur et je viens de repérer des discontinuités suspectes dans les flux vidéo. Or je suis certaine que ces anomalies ne sont pas de mon fait.
Ada haussa les épaules.
— Cela signifie que quelqu'un d'autre manipule les caméras, à tous les coups pour la même raison que nous. Rita, où sont les caméras sur lesquelles se sont produites ces anomalies ?
— Elles sont dans notre sud... Oh ! Il semble que cette activité suspecte s'est déplacée vers nous depuis que nous sommes sortis du souterrain.
Ada hocha la tête.
— Et la police arrive par le nord, nous sommes coincés entre les deux, conclut-elle.
— Il faut retourner dans la poubelle, conclut Michael.
Ada ouvrit de grands yeux avec une grimace de dégoût.
— C'est la seule solution, confirma Rita.
— Non ! fit Ada. Elle regardait en direction du groupe qui approchait. Ils avaient des têtes inquiétantes avec leurs maquillages baroques, leurs accoutrements délirants, leurs piercings énormes et leurs vêtements sales, déchirés, incomplets. Ils criaient fort. Un garçon était aux prises avec deux filles. La plus petite était la plus agressive, très maigre, les seins à l'air, elle donnait de violents coups de pied dans les tibias gainés de fourrure rouge du garçon qui reculait en glapissant, pour être aussitôt repoussé vers la furie par l'autre fille, une grande blonde obèse de presque deux mètres de haut, très laide, le crane rasé, avec des seins plus gros que des ballons de basket qui sous son tee-shirt rebondissaient mollement sur son ventre d'une façon particulièrement immonde. La troupe leur tournait autour, empêchant le garçon de s'échapper et encourageant les deux parties à grands cris. Michael tira le bras d'Ada pour les faire traverser. Ada résista. Levant un bras, elle cria :
— Marty !
— Tu les connais ? demanda Michael, à la fois écœuré et inquiet, en constatant qu'un gros adolescent déguisé en ours de la tête au pied, et qui en avait la corpulence, faisait un signe à Ada.
— Ouais, j'en connais deux ou trois. Ils ne sont pas méchants. Et ils ont un service à me rendre.
— Hein ?
— Ouais, ça date un peu, mais je leur ai drôlement sauvé la mise dans un très mauvais coup, une nuit à Almogar. Je te raconterai.
Les jeunes approchaient, la bagarre en leur sein se calmait.
— Et tu crois qu'ils vont s'en souvenir ? Des junkys pareils, c'est comme s'ils avaient Alzheimer.
— Arrête tes conneries, ils perdent la mémoire quand ça les arrange.
— Et là, ça ne va pas les arranger ?
— Non, ça va les faire marrer de nous aider.
— Tu es sûre ?
— Non, mais ça se tente.
Michael la regarda. Elle avait l'air de savoir de qu'elle faisait. Il la laissa faire les palabres. Elle fut directe et explicite quand elle s'adressa au chef de la meute, celui qui était déguisé en ours :
— On a les keufs au cul, ils vont passer par ici dans deux minutes, vous pouvez nous planquer ?
L'ours émit un petit rire gras et répondit avec un haussement de ses énormes épaules :
— Sûr ! Il désigna d'un coup de mufle la devanture en renfoncement d'une échoppe fermée par une grosse grille rutilante. Mettez-vous là ! Ils vous veulent quoi ?
À la grande surprise de Michael, Ada répondit en le désignant du doigt :
— C'est mon pote ici. Ce matin, il en a assommé un qui le faisait chier.
— Woa ! Mec, t'es le bien venu, un pote d'Ada qui fait chier les keufs, c'est un pote à nous ! On va bien se marrer ! S'ils s'incrustent, on va leur rentrer dedans façon foule de fans hystériques, c'est notre spécialité avec les filles : on leur saute au cou pour leur faire des bisous. Ils ont horreur de ça. Il rit grassement. Normalement, ça vous laisse le temps de filer à l'anglaise. D'accord les filles ?
Il se tourna vers sa troupe et les filles se mirent à faire les groupies en sautant sur place et en criant. Les plus mignonnes firent leur show : deux petites Mexicaines délicates, très brunes, déguisées en jumelles cosplay : mini-jupes ultracourtes laissant apparaître leurs shorts en dentelle blanche, grandes chaussettes et escarpins noirs vernis. Elles soulevèrent ensemble leurs cache-cœurs pour montrer des petits seins siliconés, comme des oranges, stupéfiants de rondeur et de fermeté, tatoués aux effigies de leurs idoles. Cela les fit rire. Michael haussa les sourcils et glissa à Ada :
— J'espère que tu sais ce que tu fais.
Elle le regarda de coin. Elle vit qu'il disait cela pour donner le change, il lui faisait confiance.
Depuis la mort de Zebra, Ada avait réduit sa consommation à quelques pétards par semaine et elle passait la plus grande partie de son temps sur internet dans des groupes de discussions de mathématiques et de physique théorique d'une opacité totale pour Michael. Il avait appris par cœur cette phrase qu'il avait lue par hasard et qu'il réitérait à Ada pour le lui signifier : « L'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne topologiquement triviale doté d'une signature Lorentzienne. » Pendant une semaine, presque chaque fois, Ada avait froncé les sourcils avant de lui sourire, preuve qu'elle était encore tombée dans le panneau pour quelques fractions de secondes, qu'elle avait tenté de comprendre ce que la phrase venait faire dans la conversation en l'analysant, avant de la prendre pour ce qu'elle était : un aveu d'impuissance. Parmi les plus abscons des groupes consultés par Ada, la palme revenait sans conteste à ceux qui utilisaient pour communiquer cette notation mathématique en trois dimensions. La complexité apparente inouïe de certains des schémas qui s'échangeaient dans ces groupes laissait Michael empli d'admiration autant que d'effroi, tandis qu'Ada semblait heureuse comme un poisson dans l'eau quand elle naviguait à l'intérieur de ces diagrammes qui ressemblaient pour Michael à des sodokus dopés façon cauchemar. Ada les manipulait avec dextérité, s'arrêtant juste pour lancer une IA afin de vérifier une preuve. C'est là que Michael trouvait son mot à dire. Il avait déployé pour Ada ses meilleures configurations et n'avait de cesse de les améliorer. Ada et lui travaillaient dans une sorte de couplage lâche où Ada faisait les tests sans lui faire de rapport de problème, tandis qu'il tentait de deviner comment faire pour qu'Ada puisse travailler encore plus vite en se déchargeant sur les IA de toutes les tâches qui pouvaient être automatisées. Il avait, pour se faire, téléchargé des librairies mathématiques du domaine public et passé de nombreuses heures à les interfacer avec ses IA pour en faire un environnement de travail pour Ada. En ce dimanche après-midi, il lut par-dessus son épaule le message qu'Ada était en train de composer.
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Rahul, j'ai vérifié le segment auquel vous faites référence, il est correct.
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Alors, il faut chercher l'erreur ailleurs, mais les conclusions sont fausses, c'est évident. Vous êtes-vous rendu compte qu'elles sont en contradiction flagrante avec le deuxième principe ?
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Et alors ?
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LOL ! Le deuxième principe ? Ada, vous êtes très brillante en mathématique, mais vous me semblez un peu présomptueuse du côté de la physique.
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Rahul, je vous emmerde. Le simple fait que vous puissiez douter de la profondeur de ma compréhension de la nature fondamentale du deuxième principe de la thermodynamique prouve que vous êtes un sale con. Comment pouvez-vous un seul instant imaginer résoudre le FTL sans escarmouche avec le deuxième principe ?
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Juste au moment d'appuyer sur « entrée » pour envoyer ce dernier message, Ada s'aperçut que Michael était en train de lire par-dessus son épaule. Elle se recula, fronça les sourcils et lui demanda, comme un reproche :
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Qui est ce Rahul ?
— C'est le professeur Rahul Ranamahadriadaran de CalTech.
— Connais pas. C'est une huile, j'espère ?
— Oui c'est une huile. C'est un spécialiste de l'effet Unruh, et ...
Michael l'interrompit :
— L'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne topologiquement triviale.
Avant d'être interrompu à son tour :
— Pourquoi veux-tu savoir qui est ce con ?
— Parce qu'à force de traiter des huiles de sale con sur des groupes publiques, tu ne vas pas tarder à devenir une célébrité toi-même.
Ada soupira.
— Je sais. Je ne devrais pas m'emporter comme cela.
Elle effaça le message au lieu de l'envoyer.
« Mais ce mec est vraiment un sale con puant.
— Et ça sent quoi ?
— Ça sent cette merde conventionnelle où ils nagent tous, ils confondent rigueur avec rigidité.
— Oh oh ! Rigueur et rigidité ! Et c'est quoi la différence ?
— Moi, je suis rigoureuse. Lui, il est rigide. Il veut bien admettre que les avancées se font en remettant les choses en cause, mais très vite il fait un blocage sur certaines hypothèses qu'il ne sait pas, ou qu'il ne veut pas, remettre en cause.
— Oui, mais le deuxième principe... c'est le deuxième principe... tu n'y vas pas de main morte non plus.
Elle se retourna pour le dévisager avec sévérité.
— Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ?
— Non, je faisais juste remarquer que, quitte à remettre en cause quelque chose, tu aurais pu choisir une cible plus facile ?
— Non, mais, je rêve ! Tu as fait deux exercices de thermodynamique et tu viens me donner des leçons ?
— On se calme ! Je te rappelle que l'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne. Je fais ça juste pour te faire enrager.
— Et c'est gagné !
— Au fait, c'est quoi le FTL ?
Ada fronça les sourcils. Surprise que Michael ne connaisse pas cet acronyme, elle expliqua :
— Faster Than Light ? Dépasser la vitesse de la lumière ?
Michael la considéra. Il tenta de rester impassible autant qu'il le pouvait, de ne pas laisser paraître l'intense stupeur admirative qu'il ressentait. Il avait pensé jusque-là qu'Ada se distrayait dans ces théories absconses de la même façon que l'on fait des mots croisés. Il se souvint alors que quelques mois auparavant Ada était intervenue au milieu d'une conversation autour de la machine à café du lycée au moment où avait été lancée une phrase du style :
— De toute façon, on ne peut pas aller plus vite que la vitesse de la lumière.
Ada avait interpellé l'impétrant :
— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?
— Ben, c'est pas dur, ta masse devient infinie, donc il faudrait une énergie infinie.
Ada avait secoué la tête, mais elle n'avait rien répondu. Quand, plus tard, Michael lui avait demandé pourquoi elle s'était tue, elle lui avait expliqué :
— Le fait qu'il pense que la masse est un problème prouve qu'il n'a pas réfléchi plus de trente secondes.
— Ah ouais ? Pourtant, c'est une question de cours sur la relativité, cette formule d'Einstein avec racine carrée de machin-chose, et quand la vitesse s'approche de la lumière, la masse devient bien infinie, non ?
— Oui, mais c'est pour un observateur, quelqu'un qui est ailleurs, pas dans le vaisseau.
— Comprends pas.
— Pour un vaisseau spatial, cela n'a pas de sens. Ton problème dans le vaisseau est de trouver un moyen d'accélérer, par exemple en brûlant un carburant, c'est à dire en jetant de la matière aussi vite que possible derrière toi, tu sais ...
— Hey ! Je suis pas débile ! Je sais ce que c'est que le principe de réaction.
— D'accord. Et bien, pour ce processus qui consiste à jeter des trucs derrière toi, ta masse ne change pas. C'est absurde ! Donc le problème n'est pas là.
— Et il est où, alors ?
— C'est la façon dont les vitesses s'additionnent qui coince.
— Ah oui ? Et alors ?
— Ce petit con avait raison : d'après Einstein, il va bien te falloir une énergie infinie pour atteindre la vitesse de la lumière, relativement à ton point de départ. Mais ce débile avait raison pour une mauvaise raison, tu suis ?
— Ouais, ouais.
— Tu t'en fous en fait, hein ?
— Non, non.
— Bon, laisse tomber. De toute façon, en réalité, c'est beaucoup plus compliqué que ça.
— Ah bon ? Et c'est pour ça que ça t'intéresse ?
Elle avait hésité quelques secondes avant de répondre, rêveuse :
— On peut dire ça, oui.
Et, sur le moment, Michael n'avait pas compris à quel point Ada s'était déjà investie dans le sujet. Maintenant, il se demandait depuis quand elle étudiait les mathématiques du voyage interstellaire. Vu comment elle était brillante, il était incapable de savoir comment elle avait pu se mettre au niveau. Combien de temps fallait-il pour absorber des milliers de publications ? Ou bien le brio d'Ada lui donnait-il aussi la capacité de parcourir en diagonale le tout-venant afin d'identifier et de se concentrer sur ce qui était important ? Pour avoir vu Ada à l'œuvre au quotidien, il connaissait l'acuité de son jugement, la vitesse de son analyse. Que fallait-il d'autre pour atteindre le niveau d'un expert mondial ? En regardant Ada travailler, ou jouer, car au niveau de passion dont Ada faisait preuve, il était difficile de faire la différence, Michael se posait souvent des questions de ce type. Cependant, en tout cas, il connaissant maintenant Ada assez bien pour savoir deux choses. En premier lieu, il était convaincu qu'elle avait la capacité, en intelligence pure, en abstraction, en puissance de travail, en mémoire, pour s'attaquer à ce type de difficulté. En second lieu, il avait une autre certitude moins factuelle, mais en fin de compte plus importante : si quelqu'un devait un jour faire une percée dans un domaine comme celui-là grâce à un manque total de respect pour les conventions établies, alors Ada était dans la course.
Sans qu'il s'en aperçoive tout à fait, cette révélation transforma la vision qu'il avait d'Ada, de lui-même, de la vie. Plus que tout, il prit conscience de ce que le fait d'avoir la chance de côtoyer une personne aussi exceptionnelle qu'Ada avait de miraculeux, de magique. On pouvait croire que le plus important était égoïste : oui, on pouvait se dire qu'un jour, elle serait célèbre, et le « je serais celui qui est avec elle » sera ma récompense. Mais en réalité, la magie n'était ni dans l'hypothèse, ni dans la jouissance par anticipation. La magie était dans le quotidien, dans l'échange des regards, surtout quand elle était pensive, et de se dire : je voudrais, un jour, avoir une idée de ce qu'elle pense quand elle réfléchit comme cela, pas pour faire le fier, mais juste pour me rendre compte, comme un quidam en bas de la montagne qui admire l'alpiniste vainqueur, comme un terrien sur le quai un jour de tempête qui voit revenir le marin pêcheur. Et si j'ai la moindre chance, de temps en temps, d'entrevoir une chose comme celle-là, alors...
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Associated Press, Omaha, Nebraska, aujourd'hui 12h25. Le Grand Annonciateur de l'Église OrthoZeméniste déclare devant une foule estimée à 360 000 personnes [le géant noir parle lentement, il a une voix chaude, veloutée et sincère, grave et mélodieuse] : « Le retour de Christ, impérial et miséricordieux, m'est apparu à nouveau cette nuit ! [Ovations ferventes de la foule immense] Il viendra, magnanime, à l'approche de l'antéchrist, lui ravir les âmes des bons et des justes. Priez et chantez, que votre cœur résonne de l'espoir serein qui anime le mien. Car en vérité je vous le dis, le Royaume de Dieu sera. Et nous sommes destinés, mes frères... [Pause pour laisser les clameurs de la foule se calmer] ... Nous sommes destinés à y connaître l'éternité. [La foule hurle en cœur : « Amen ! »] Voyez ces nuages sombres qui s'amoncellent à notre horizon, voyez ces monstres immondes, qui courent sur nous, mais ne les craignez pas ! Oh, non ! Ne les craignez pas ! Oh, non ! Ne les craignez pas ! [Cris dans la masse.] Réjouissez-vous de la bataille à venir, car une force plus grande, une brillance magnifique et invincible, une fière armée d'archanges tout puissants attend ! Je les ai vus ! [Ovations hystériques. Zoom de la caméra sur des femmes dans la foule qui perdent connaissance et s'effondrent, juste guidées vers le sol par leur entourage] Réjouissez-vous, mes frères, et priez pour le salut de votre âme ! Priez ! Afin que les guerriers sublimes de cette légion céleste... [Ovations ferventes] Que ces soldats de Dieu qui se préparent à défendre l'inexpugnable fief où les âmes des justes vivront à jamais... Priez ! Afin qu'ils sachent reconnaître la vôtre ! »
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Le groupe resserré autour d'eux, Ada et Michael s'assirent sur leurs talons, le dos à la grille de la boutique afin d'être masqué par les ados. Ils se regardèrent. Il était évident qu'Ada leur faisait prendre un risque énorme : si les ados se dégonflaient, ils étaient foutus. Ada lui prit la main, la serra très fort. Surpris, il cligna des yeux et lui fit un maigre sourire concentré et sérieux. Autour, les ados déconnaient en se lançant des vannes et en ricanant. Ils attendirent à peine une minute, mais elle sembla une éternité. Bientôt, Rita annonça qu'elle faisait un arrêt d'urgence, car un policier allait tourner le coin. Elle annonça qu'il avait un chien. Rétrospectivement, se cacher dans la poubelle aurait été un piège fatal. Le cœur battant, ils entendirent les jeunes faires des commentaires impolis sur la démarche du policier.
— Le voilà ! leur fit Marty-l'ours.
À l'approche de l'homme, les jeunes se mirent à s'agiter en criant des plaisanteries vulgaires. Ils formaient autour d'Ada et de Michael une foule mobile, mais compacte, leur masquant la vue du policier dont ils entendaient néanmoins le pas clouté sonner comme il tournait autour de la meute. Il leur demanda de circuler, les ados rigolèrent. Il dit dans sa radio :
— J'ai un 734.
On n'entendit pas la réponse de son chef.
— Et je fais comment, tout seul ?
Le policier prit une grosse voix et dit à la meute :
— Bon, les jeunes, j'ai pas toute la journée, qu'est-ce que vous foutez ici ? Hein ? C'est quoi ce sketch ? Pourquoi vous voulez pas bouger, hein ? Qu'est ce que vous cachez là ?
Et les ados lui répondirent tous ensemble :
— M'sieur l'agent on fait rien de mal !
— Il est mignon vot'chien, c'est un quoi ?
— On est juste là en attendant que ça ouvre !
— Ouais, on s'f'end la gueule, c'est tout !
— Hey, M'sieurs, vous avez vu les seins d'm'a copine ?
— Y s'en fout peut-être, va savoir, y paraît qu'y a des pédés dans la police ?
— Hey ! Dis donc, toi, un peu de respect !
— Tu connais ça comme mot, toi, pédé ? Putain, j'savais pas qu't'avais autant de vocabulaire !
— Hey, j't'emmerde connard !
Mouvement dans le pack, bruits de lutte. Le chien jappa.
— Oh ! On se calme les jeunes !
— M'sieur l'agent, on est calmes.
— Ouais, on s'fend la gueule, c'est tout
— Hey, M'sieur ! Non, mais, vous avez vu les seins d'm'a copine ?
Le flic parla dans sa radio :
— Chef, pour ce 734, il faudrait du renfort.
Il tourna autour de la meute avant de dire dans son micro :
« Oui, j'attends.
Le groupe bougeait. Des phrases chamailleuses fusèrent à nouveau, ponctuées de cris excités quand l'un d'eux commettait un exploit, un outrage mineur, un bon mot. Il s'écoula ainsi deux bonnes minutes, tandis que le policier leur tournait toujours autour. Un ado dit :
— Hey, M'sieur, pourquoi votre toutou il gronde en regardant là-bas ?
— Ouais, il a vu quoi ? Y'a rien ! Il aurait pas sniffé de la came au moins ?
— Ah non, pas possible, pas un chien de flic !
— Ah non, sûr ! C'est comme nous, on touche pas à ça, hein les filles ?
— Oh non, M'sieur ! Hihihihi !
Soudain, le chien jappa, très fort, deux fois. Un signal d'alerte et de défense ultime, très explicite. Le policier cria :
— Hey ! Vous ! Stop ! Ne bougez plus !
Comme une troupe d'antilopes occupées à boire et soudain tétanisées par un soupçon de l'arrivée des lions, le groupe s'immobilisa. Le policier cria à nouveau :
« Sortez de ce truc, je vous ai vu. Sortez immédiatement, les mains en l'air !
Pour Michael, il avait été perceptible que l'agent ne s'adressait pas à eux. Il se releva et vit en effet le policier, tourné de l'autre côté, qui dégainait son arme.
« Halte ou je tire ! cria l'agent.
Cinq détonations très rapprochées tonnèrent qui firent sursauter Michael. Un cri déchirant résonna, un mélange de rage, de douleur et de désespoir, suivit par le cliquetis d'un objet métallique qui tombait sur l'asphalte, et un bruit sourd, l'impact d'un objet mou et lourd. Ada resta assise, paralysée par la peur que les sons secs et énormes des détonations réverbérées par les murs lui avaient infligée. Michael se tenait comme une statue. La stupéfaction sur son visage s'était transformée en un mélange d'horreur et de perplexité intense. Il suivait du regard la scène silencieuse. Autour d'eux, les ados restaient figés, et Ada put lire une grande inquiétude sur leurs visages. La plaisanterie avait tourné au drame. Ada bougea pour se lever et Michael lui fit un signe de la main de rester à couvert. Lui-même se maintenait plié pour rester invisible. Elle le vit qui clignait des yeux à plusieurs reprises et elle entendit une cavalcade discrète, comme un danseur sur des semelles de crêpe. D'un seul coup, les ados se dispersèrent comme un nuage de moineaux. Ils partirent en courant vers le haut de la rue. Ils détalèrent en formation en échangeant des cris inquiets. Certains se tenaient la main. Il était devenu visible que les plus jeunes devaient avoir à peine douze ans. Au milieu de la rue, le policier et son chien gisaient sur le pavé. Vu la position de son corps, il était évident que le chien était mort. L'homme bougeait faiblement. À côté d'elle, Michael s'était accroupi. Il redémarrait Rita.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Ada, il faut qu'on se tire en vitesse, ça commence à devenir très chaud par ici.
Ada s'approcha du policier qui se tenait le ventre à deux mains. Ses yeux grands ouverts ne focalisaient sur rien. La douleur et la peur déformaient son visage. Il tremblait et haletait d'une façon effrayante, saccadée, spasmodique. Ada vit le sang qui surgissait sous ses mains. La présence d'un objet sombre à ses côtés détourna l'attention d'Ada : un petit pistolet noir. Il y avait une seconde arme au sol, noire elle aussi, plus massive, mais Ada avait reconnu la première du premier coup. Et puis, elle se dit que cela ne pouvait être qu'une coïncidence. Elle hésita. La tentation de porter secours à cet homme qui souffrait, qui était de toute évidence grièvement blessé, était si forte ! Cependant, elle se savait désespérément incompétente. Aussi, elle avait peur que les yeux vides se tournent et l'aperçoivent. Le policier se mit à trembler d'une façon qui n'avait rien à voir avec un tremblement comme on peut en avoir quand on a froid. Et puis de toute façon, il faisait une chaleur étouffante. Ada, le souffle coupé par une émotion terrifiante, comprit qu'elle était en train d'assister aux dernières secondes de la vie de cet homme. Il tourna la tête et la regarda. Elle lut l'appel dans ses yeux. Alors, elle se pencha, elle mit un genou au sol à côté de lui. Les yeux grands ouverts de stupeur de ce qu'elle se voyait en train de faire, elle vint poser une main sur la joue de l'agent dont la bouche bougea, comme s'il tentait de dire quelque chose, et la peur s'effaça de son regard pour faire place à une sorte de fascination.
— La voie est libre vers le sud, annonça Rita. Les autres policiers ont entendu les détonations. Ils arrivent en courant, dépêchez-vous !
Les yeux du policier qui regardaient Ada s'immobilisèrent et son menton tomba. Michael vint tirer Ada par la manche pour la sortir de sa stupeur horrifiée. Elle le suivit en y investissant toutes ses forces, comme si, en mettant de la distance entre elle et cette scène qui s'était gravée dans son esprit, elle pouvait échapper à cette horreur.
Comme d'habitude, le rendez-vous téléphonique avait été arrangé par Rita. Il était impossible à cause du brouillage de reconnaître si c'était la même voix, et cela ajoutait à la tension de la situation.
— Avez-vous reçu les documents, l'argent et les données ?
— Oui, répondit Morgan.
— J'espère que vous avez conscience que ces pièces d'identité sont authentiques. Elles ont été émises par les autorités compétentes. De plus, elles ont été établies avec le plus grand soin sur la base des critères de sécurité les plus sévères utilisés pour les transferts d'identité dans les programmes de protection de témoins. Cela signifie que vous pourriez très réellement refaire une vie sur cette base. Est-ce que vous comprenez ?
— Je comprends que cela ne nous mettrait pas à l'abri du dévoilement total du complot, qui révélerait également l'existence de ces faux papiers.
— Cela ne se produira pas. Considérez les précautions que nous prenons dans nos rapports. De la même façon, il est rigoureusement impossible de remonter la trace de l'argent que nous vous avons fait parvenir.
— D'accord, admettons.
— Bien ! Quand vous mettez-vous au travail ?
— Je ne sais pas, répondit Morgan, en tentant de doser la tonalité de sa voix et de son phrasé avec le plus grand soin entre lassitude et respect. Elle fut surprise par la réponse, violente et immédiate :
— Est-ce que vous avez conscience que nous n'allons pas jouer au chat et à la souris très longtemps, de cette façon, qui est somme toute pour l'instant très aimable ?
— Vous avez envoyé un tordu faire peur à la femme que j'aime, fit Morgan dont la voix tremblait, ce n'est pas une situation que je décrirais comme aimable.
— Ah oui ? Écoutez-moi bien, je sais très bien faire le méchant, je pourrais vous dire : vous n'avez aucune idée du mal que nous pourrions vous faire. Et ce serait vrai. Ou alors, je pourrais faire le gentil et vous dire : je comprends que vous ayez des difficultés à prendre une décision comme celle-là, et ce serait tout aussi vrai, sauf que nous sommes arrivés à un stade où ce type de considération ne pèse plus grand-chose. Morgan Kerr, fit-il avec un ton que le brouillage rendit comme un sifflement, écoutez-moi bien : j'ai besoin d'une réponse et un peut-être ne fera pas mon affaire. Morgan resta silencieuse, pétrifiée comme un rat face au serpent qui va l'attaquer. Après presque une minute de silence, tandis que Morgan espérait qu'il allait dire quelque chose, il interrompit la communication, et Morgan ne sut pas si c'était un aveu d'impuissance de sa part.
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Deutsche Presse-Agentur, Munich, aujourd'hui 12h28. C'est avec désarroi que les autorités sanitaires de la ville publient le bilan de la nuit dernière. Un triste record a été battu : on décompte ce matin 54 morts par coma éthylique, 213 personnes sont hospitalisées pour la même raison.
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Le téléphone d'AK sonna, c'était le labo. Il pensa : enfin !
— On a bien trouvé des traces d'ADN humain dans vos échantillons de terre.
— Ah ! Génial ! Je vous l'avais dit ! J'en étais certain !
— On a eu du mal. Franchement, si vous n'aviez pas insisté, on aurait jeté l'éponge.
— C'est du bon boulot ! C'est du très bon boulot !
— Merci.
— Et qui est-ce ?
— Attendez, on n'en est pas là !
— Mais vous cherchez ?
— Oui, bien entendu ! Je suppose que vous souhaitez qu'on vous rappelle si on trouve ?
— Ça, c'est le moins qu'on puisse dire !
— De jour comme de nuit ?
— Oui, heu ... Attendez ! Il est impératif que vous me donniez cette information dans les plus brefs délais, et à coup sûr avant la nuit.
— Oh ! Comme vous y allez !
Il y eut un long silence, l'autre reprit :
« Dites donc, par hasard, si vous étiez si certain de trouver de l'ADN humain dans ces échantillons, vous n'auriez pas une idée de qui c'était ? Une hypothèse de travail ?
— Si ! Et vous avez déjà son ADN. J'ai la référence. Ça aiderait ?
— Et comment !
Le sergent de la police de Santa-Maria d'Almogar regarda son terminal, intrigué. Il relut l'information qui s'y était affichée, il se frotta les yeux. Il s'agissait du résultat des analyses ADN pratiquées à partir des échantillons qui provenaient de la voiture de la femme qui s'était fait agresser dans un garage souterrain. Il commença à dérouler le dossier et sa mâchoire tomba. Il déclencha des recherches complémentaires. Puis il s'empara de son téléphone afin d'appeler son supérieur.
— AK, tu te souviens de cette agression dans un parking souterrain, il y a quelques jours ?
— La jolie Chinoise ?
— Oui. J'ai les résultats des analyses ADN. On a eu de la chance. Enfin, si on veut.
— Ça a sorti quelqu'un qui est fiché ? Pour viol ?
— Mieux que ça. On vient de recevoir d'Interpol un dossier énorme : sept mandats d'arrêt internationaux. Condamnation par contumace pour viol et meurtre dans quatre pays. Recherché pour pas moins de vingt-huit autres affaires... Des viols qui se sont presque tous terminés par des meurtres ou des tentatives. D'après le témoignage des survivantes et les analyses des cas connus, il porte des masques, des gants. Il met des préservatifs. Il prend toutes sortes de précautions pour ne pas laisser de traces. Il viole sa victime, qu'il a au préalable attachée. Il lui découpe la peau. Ensuite, il la tue et il brûle tout. Il s'attaque soit aux transsexuelles, soit aux femmes asiatiques, et de préférence des transsexuelles asiatiques, des petits gabarits et exclusivement des très mignonnes. Ah ! très important : ce n'est pas un impulsif, il traque ses victimes. Il tourne autour pendant des jours. Les analyses des profils sont très mauvaises : c'est un psychopathe de la pire espèce, il recommencera jusqu'à ce qu'il se fasse avoir.
— OK. S'il est venu s'installer dans le coin, on est dans une merde noire. Avec un quart de la population qui a des origines asiatiques, ça doit lui faire un joli terrain de chasse. On a des photos ?
— On a quatre identités vérifiées différentes, avec quatre visages. Ce type est aussi le roi de la chirurgie esthétique, il y a donc de fortes chances qu'il ait maintenant un autre visage.
— Des signes distinctifs ?
— C'est une véritable montagne de muscle. Le rapport américain dit que c'est peut-être un ancien d'une unité militaire d'élite, expert en arts martiaux et en armes en tous genres. Il est intelligent et doué. Il a échappé à des enquêtes à plusieurs reprises en changeant de coin, d'identité et de profession. Souvent, il se fait passer pour un électricien ou quelque chose dans ce genre. Personne ne sait quelle est sa véritable source de revenus. Deux des enquêtes mentionnent des liens possibles avec des sources de fonds occultes, genre mafia ou services secrets. Si ça se trouve, c'est un putain de tueur à gages ou une connerie dans le genre !
— Et Schwartz ! Ça ne va pas être facile de coincer un taré pareil !
— Attends, attends ! L'IA vint de me sortir ça : le viol et le meurtre de la transsexuelle il y a quelques semaines, tu te souviens, le cadavre avait été brûlé à l'essence ?
— Je m'en souviens très bien. Elle avait un nom marrant. Zebra ? C'est ça ?
— L'IA a trouvé que le mode opératoire était très similaire. Et aussi le type de la cible : elle n'était pas asiatique, mais elle était transsexuelle, très jolie, et de petit gabarit.
— Bon, alors c'est certain, on a un sacré putain de problème. Il faut qu'on trouve ce connard avant qu'il recommence.
— Et la Chinoise ?
— Qu'est-ce que tu veux faire ? Lui dire qu'elle a échappé de justesse à un psychopathe ?
— Il pourrait revenir ? On pourrait la mettre sous surveillance ?
— Je n'ai jamais vu un type qui avait loupé son coup y revenir une deuxième fois. Tu ferais ça toi ?
— Non, mais je ne suis pas psychopathe.
— Que dit l'IA ?
Le sergent pianota la question.
— Risque très faible. Elle déconseille la surveillance. Gaspillage de ressource.
— Bon, alors il faut trouver un autre appât. On va chercher les transsexuelles asiatiques du secteur, et des mignonnes. Ça devrait motiver les troupes. Demande au fichier de nous sortir ça.
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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 12h29. FLASH : Une batterie de missiles sol-air dont la localisation exacte n'a pas été révélée vient d'être détruite par une patrouille des forces indiennes de l'ONU mandatées pour assurer la sécurité de l'astroport. Selon l'officier supérieur de cette force, il s'agissait d'armes récentes capables d'atteindre une navette en approche aussi bien qu'au décollage.
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— AK, tu sais ce qui s'est passé dans les collines ?
— Oui, Claire, j'ai vu ça, en quoi cela nous concerne-t-il ?
— Ils étaient exactement sur la trajectoire entre Santa-Maria et Almogar.
— Ah ? Je ne vois pas.
— Pour ce dernier vol dont je te parlais ce matin, on va venir chercher les passagers en hélicoptère, en passant par la montagne, car d'après les IA, les abords de l'autoroute sont encore plus risqués. Tu comprends mieux en quoi cela vous intéresse ?
— Tu penses qu'ils ont pu déployer d'autres batteries à Santa-Maria ?
— Les IA tactiques des militaires ici à Almogar donnent à cette hypothèse une forte probabilité. Très précisément, en simulation, si les militaires avaient à remplir la mission adverse, c'est ce qu'ils feraient.
— Parce qu'Almogar est trop bien défendu ?
— Oui, et aussi parce que le relief et le type de tissu urbain de Santa-Maria se prêtent à merveille au camouflage de batteries dormantes qui seront activées au dernier moment.
— Ah, Schwartz ! Et qu'est-ce que nous pouvons y faire, nous, pauvres policiers ordinaires ?
— Pas grand chose. Si cette hypothèse est exacte, les militaires devront réduire ces batteries, mais j'ai pensé qu'il était utile que vous soyez au courant, pour éviter toute mauvaise surprise.
— De quel genre ?
— Si les militaires doivent intervenir, il faudra qu'ils mettent le paquet, avec jets en rase motte, nuage de drones, le grand jeu.
— Schwartz ! Tu es en train de me parler d'une opération de guerre sur Santa-Maria, ou je rêve ?
— Exactement, et c'est bien pour cette raison que j'ai pensé utile de te prévenir. De ton côté, as-tu des nouvelles pour moi ?
— Oui, on a du nouveau au sujet du petit hacker en fuite, il vient d'être repéré par mes collègues, il est avec sa copine, la fille aux cheveux bleus.
— Ah ?
— Oui, cependant, mes collègues ont de grosses difficultés avec cette affaire. En premier lieu, ils ont essuyé une panne simultanée des voitures dépêchées sur place, ce qui est évidemment très suspect. Et il semble probable aussi que tes petits jeunes utilisent un système de contre-mesure à l'encontre des caméras de surveillances. En fait, c'est la seule explication plausible à la facilité apparente avec laquelle ils restent introuvables.
— Pas mal pour des ados.
— Oui, comme tu dis. Mais il y a pire, l'un de mes jeunes collègues qui les recherchaient vient de se faire descendre.
— Hein ? Pas par eux ?
— On n'en est pas certain, mais la coïncidence est plus que suspecte.
Morgan était sur la route vers Almogar quand un message arriva sur son l'implant. Il contenait une vidéo de mauvaise qualité, une scène confuse : Lise, dans sa petite robe Lacoste rose à fleurs blanches, se battait contre un homme masqué si grand et si fort qu'il la secouait comme un sac de chiffons. Le cœur de Morgan s'emballa. L'homme souriait dans un masque en filet, avec, en l'arrière-plan, la cuisine en teck cérusé de la maison de Morgan. Lise se débattait vigoureusement pour échapper à son agresseur titanesque, en criant sous l'effort comme une joueuse de tennis. L'homme mit les deux poignets de Lise dans une main trois fois plus grosse que celles de Lise et il la suspendit devant la caméra comme un vendeur de foire montre un lapin. Lise, avec une combativité et une agilité remarquable, lui donna un coup de pied dans les parties que l'homme ne tenta même pas d'esquiver. Morgan se demanda avec une pointe de panique où était Esmeralda, avant de se souvenir que Theresa était partie avec elle pour la journée au parc d'attraction. L'homme vint face à la caméra et dit : « Minou, minou ! Viens chercher ta copine ma grande ! Faut qu'on cause. Allez, viens chercher cette adorable petite salope avant que je lui fasse son affaire. » Joignant le geste à la parole, il malaxa les seins de Lise. Et il dut lui faire très mal, car elle cria et lui donna des coups de pieds, ce qui le fit rire. « Hey, dépêche-toi, je bande déjà. Mais fais bien attention : si tu appelles les flics, je la bute. Tu as jusqu'à dix heures. À dix heures tapantes, si t'es pas arrivée, je la saute. Et souviens-toi bien : à la première indication que tu as vendu la mèche, elle est morte. Aussi sec. » Pour rendre sa menace plus explicite, il dégaina un grand couteau qu'il avait à la ceinture, une arme de chasse d'au moins vingt centimètres de lame dont le dos était hérissé de piquants alambiqués. Il en appliqua le tranchant à plat sur le cou de Lise qui s'immobilisa, la mâchoire serrée, les yeux exorbités par un accès de terreur. Il se tourna vers la caméra : « Allez, amène-toi ma grande, faut qu'on cause. Et pas de police. » Morgan consulta l'horloge : 9h28. Sur l'autoroute, pour faire demi-tour, il fallait attendre l'échangeur suivant. Pilote automatique désactivé, pied à fond sur l'accélérateur, la voiture bondit en rugissant. Elle appela Almogar pour prévenir qu'elle allait être en retard. À fond de boîte et de moteur, deux fois la limite autorisée, tant pis pour les radars. Le trafic était très peu dense. Elle se mit à doubler alternativement par la droite et par la gauche en faisant hurler les pneumatiques. On la klaxonna copieusement. Dès qu'elle approchait d'un site suspect, elle freinait à mort avant d'enfoncer sauvagement l'accélérateur. Malgré ces précautions, son téléphone sonna : amende. Si une patrouille l'interceptait à cette vitesse, c'était menottes et aller simple pour la prison. Elle leva le pied. Lorsqu'elle tenta de se connecter sur le réseau de la maison afin de joindre Rita, elle échoua. Michael était en cours, il utilisa son implant pour répondre en chat.
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Michael> ui ? tvb ?-)
Morgan> J'ai besoin de toi pour joindre Rita.
Michael> ce soir ok ?-(
Morgan> Non, Michael, c'est très urgent. Si tu devais parler avec Rita, là, maintenant, si c'était une question de vie ou de mort, tu ferais quoi ?
Après quelques secondes, il répondit :
Michael> rez tot naze. woa. super pas normal :-o
Morgan> Je sais. Et c'est ton dernier mot pour Rita ?
Michael> niet ;-)
Morgan attendit presque une minute avant de le relancer.
Morgan> ? ? ?
Michael> 2 sec. rita interface radio secours. vieux standard merdique :-(
Morgan> ? ? ?
Michael> voix marche pas. sms ok :-)
Morgan> Quoi ? Explique !
Michael> tinkiet. ia mio habla sms :-*
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Morgan ici Rita.
DANGER !
Lise agressée par inconnu très grand, très fort, très équipé.
Anomalies sévères :
* Alarme maison pas déclenchée par intrusion
* Réseau coupé
RECOMMANDE APPELER POLICE
Attends instructions
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Il a dit : tuera Lise si police. Comment lui savoir police prévenue ?
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Vu technologies mises en œuvre afin pénétrer maison et prendre contrôle sy