Un Dernier Jour Sur La Terre








Philippe Gentric









Chapitre 1 : Prologue facultatif


Il est un rêve si fort, si beau, si juste, qu'il ne quitte plus jamais celui qui l'a fait, et pourra même lui servir de refuge, de source pour retrouver force et élan, quand la vie lui opposera résistance, quand le désespoir se sera installé à force de lâcher prise. Dans ce rêve, on étend les bras et on quitte le sol sans effort, comme ces aigles que l'on voit par grand vent partir tels des flocons en ouvrant les ailes, et monter vers les nuages avec juste pour tenir le cap quelques frémissements de rémiges. Pour le rêveur, la sensation associée est une extase de liberté, à s'en fendre le cœur tant elle est intense, tant et si bien que, souvent, elle réveille le dormeur.

Ce rêve, chez certains, présente ce que l'on peut prendre par inadvertance comme une particularité : on passe au travers des nuages et le rêveur s'élance alors vers les étoiles. On y découvre le passage du bleu au noir — véridique — ainsi que des sensations de plénitude avec la libération miraculeuse associée à la disparition des chaînes que sont les forces de l'attraction universelle. On pourrait alors se prendre à croire que cet affranchissement est l'avenir de l'homme, que personne ne mérite le joug de la gravitation, que le calvaire de subir sa masse comme un poids n'est qu'une étape intermédiaire dans l'évolution de l'homme. Pour ceux qui l'ont connue, la jouissance que donne la sensation d'apesanteur est associée à la conviction quasi mystique que l'avenir est là, que sortir de l'atmosphère en est la première étape.

Ce rêve est en chacun de nous. En fait, il est inscrit dans nos gènes. La pression de l'évolution nous a fait curieux et volontaires parce que si nous ne l'avions pas été, nous aurions disparu comme des millions d'autres espèces ont déjà été effacées à jamais. L'attirance pour ce qui est différent, inconnu, lointain et mystérieux, nous a sans trêve poussés à rechercher ce qu'il y avait au bout de la savane, au bout de la forêt, à aller voir si le monde finissait. En réalité, cette force vibrait en nous avant même que nos ancêtres ne commencent à prendre une forme humaine. Elle trépigne, tapie au cœur de la vie dans ses principes actifs. Car une vie statique et dénuée d'audace serait déjà morte, par récurrence n'aurait jamais existé et n'existerait jamais. Chez l'homme, cette curiosité insatiable, à l'échelle des milliers de générations qui nous ont précédées, a causé la perte des plus braves, qui se sont aventurés à la rencontre d'obstacles pour lesquels ils n'étaient pas préparés. Mais elle a aussi mené les plus chanceux et les plus doués à la gloire ultime, celle des grands explorateurs et des grands intellectuels. Surtout, au sens que Darwin a donné au mot « nécessaire », cette démangeaison irrépressible nous a sauvés maintes fois en temps de malheur, quand il se trouvait un homme qui avait visité ou imaginé un ailleurs, un monde meilleur, et qu'il se levait pour y guider les autres.

À ce titre, pendant des millénaires, les étoiles sont restées si mystérieuses, tellement hors de portée, qu'elles ont alimenté l'imaginaire et les croyances, façonnant les panthéons, poussant à ériger les constructions les plus ardues, étonnantes, sublimes, et durables... Si bien que celles-ci constituent en fin de compte les traces de quelques civilisations parmi toutes celles, innombrables, qui se sont éteintes.

Il y a peu, la mesure de l'immensité de l'univers nous est apparue, les distances qui nous séparaient de ces astres furent révélées, si grandes qu'un géant pour qui le tour de la Terre ne serait qu'une seule enjambée ne parviendrait pas à atteindre la plus proche en un millénaire. Du coup, les curieux et les braves ont appris à se trouver d'autres horizons. Seuls quelques rêveurs n'ont pas pu détacher leur regard. Quand on a mis le pied sur la Lune, certains ont voulu croire qu'un autre temps allait venir, celui où les hommes partiraient se répandre dans les étoiles, comme des rats dont on aurait renversé la cage, mais l'humanité a pris une autre direction.

Cette histoire se déroule à l'aube d'un jour différent où le temps sera venu de réaliser que les étoiles sont la seule et unique voie, quelqu'en soit le prix, pour la raison très simple que l'alternative serait le néant de l'extinction, le fond de la poubelle de l'histoire de l'univers, le paradis misérable des efforts à jamais inaboutis.


Chapitre 2 : Dernier Jour 5h00


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Service Météorologique du District d'Almogar. Bulletin de 05h00 : Avis de violente tempête tropicale en cours. On attend des rafales à plus de cent kilomètres à l'heure sur la baie de Santa-Maria d'Almogar ainsi que de très fortes précipitations. La population est invitée par les autorités à limiter les déplacements au strict nécessaire. La tempête se fera sensiblement moins sentir à l'intérieur des terres. Les responsables de l'astroport à Almogar ont déclaré que les activités de lancement ne seront pas affectées. Seuls quelques vols en provenance d'orbite seront retardés. Cette perturbation s'achèvera en fin de nuit.

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Réveillée par un grand bruit distant qu'elle n'identifia pas, Lise écouta la pluie qui battait à sa fenêtre. Elle déroula machinalement son bras au travers du lit. Avec un pincement au cœur, un accès très intense de manque, elle ne trouva que l'étendue froide du drap. Pelotonnée dans la chaleur de la couette, elle attira le second oreiller afin d'y plonger son visage. Les traces de présence que son odorat y trouva l'aidèrent à apaiser la vague de dépossession, comme elle respirait profondément pour en dissiper le stress. Elle pensa, avec toute la conviction que l'on peut donner à une prière : mon amour, si tout se passe bien, aujourd'hui est notre dernier jour sur la Terre.

Le vent sifflait dans la toiture. Lise invoqua sur son mobile le chambellan électronique de la chambre d'Esmeralda et celui-ci effectua spontanément un zoom sur le visage de la petite, qui dormait paisiblement. Lise s'enquit ensuite de la présence de Morgan : le système indiquait l'astroport, ce qui était somme toute très vague, mais du fait des directives antiterroristes, on ne pouvait pas en savoir plus au sujet de quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur de l'enceinte de très haute sécurité d'Almogar.

Lise se remémora que le jour où Morgan avait fait son apparition dans la salle d'attente de son cabinet, la météo avait été similaire : il tombait des trombes d'eau. À l'époque, Morgan avait le visage rafistolé après son accident, et des lunettes, ce qui était pour le moins désuet, et le signe que ses yeux avaient subi un traumatisme gravissime.


Chapitre 3 : Cinq ans auparavant, Vol 345


Un choc d'une très grande violence frappa l'appareil, répercuté par l'apparition de vibrations d'une intensité inimaginable. Sur le coup, avec une stridulation à glacer le sang, le StarWanderer oscilla sur sa trajectoire, créant de violentes accélérations qui donnèrent une impression si terrifiante aux passagers que des cris d'effroi montèrent de la cabine. Dans le cockpit, des alarmes s'étaient mises à sonner. Au sol, la vidéo montra le pilote, sanglé et casqué, qui étendait les mains pour donner des commandes. Sur son badge on lisait : Capt. Morgan Kerr. D'une voix tremblante, mais claire, Morgan dit dans la radio :

Mayday Mayday, vol 345 à contrôle Almogar, Mayday Mayday. Nous avons été touchés par quelque chose.

Le contrôleur, dont la voix vibrait de tension, lui répondit aussitôt :

345, nous enregistrons votre appel de détresse.

Derrière lui dans la tour, l'hypothèse d'un tir de missile venait d'être confirmée par une Intelligence Artificielle et cette information créa un émoi considérable. Personne ne pouvait oublier qu'à deux reprises auparavant dans l'histoire de la conquête spatiale des avions orbitaux avaient été victimes de tirs de missiles pendant la phase d'approche finale de la descente d'orbite et que chaque fois, les appareils ciblés s'étaient éparpillés dans le paysage.

Pour le vol 345, la situation semblait s'être stabilisée, même si des vibrations démentielles secouaient toujours les occupants, comme s'ils dévalaient un pierrier de montagne dans une caisse en bois, même si les nombreuses alarmes qui s'étaient mises à sonner emplissaient la cabine d'un tumulte hallucinant. Pour Morgan, la plus terrifiante de toutes était celle qui signalait le feu à bord, le Lucifer des périls qui pouvaient s'abattre sur un aéronef dont le carburant possédait la propriété de s'enflammer explosivement. Au sol, c'est après avoir constaté que le pilote interrogeait fébrilement l'IA du bord sans parvenir à en extraire une évaluation compréhensible de la situation, que les contrôleurs notèrent avec une inquiétude croissante que l'IA du StarWanderer rapportait un charabia de jargon sur des résultats conflictuels de calcul de risque. Dans la tour, un contrôleur se tourna vers son chef :

On a un problème. L'IA ne suit plus le plan de vol. La descente est interrompue. Ils vont rater la piste, à moins...

Il fut interrompu par la voix calme du pilote :

Contrôle. Je déconnecte mon IA.

À Almogar, les regards se tournèrent vers le visage tendu par le stress du chef du contrôle. Personne n'était censé piloter un StarWanderer sans l'assistance de l'IA. Cependant, une caméra automatique aux images floutées par la distance avait accroché la navette depuis quelques secondes. Elle la montrait étirant dans le ciel une épaisse fumée noire, ce qui ne laissait aucun doute sur la gravité extrême de la situation. Le chef du contrôle prit lui-même le micro.

345, OK pour ça. Vous déconnectez l'IA.

Au moment où l'IA rendit la main, l'avion orbital entama un coup de roulis très prononcé, donnant l'impression qu'ils allaient passer sur le dos, amorcer une vrille, que c'était la fin. Les passagers hurlèrent de terreur. Morgan prit le manche en main et redressa vivement l'appareil, ce qui provoqua de nouveaux cris de la part des passagers.

Il s'était écoulé moins d'une minute depuis l'impact du missile. Aux commandes du StarWanderer, Morgan entreprit de reprendre la descente sur Almogar. La télémétrie fonctionnait très bien, y compris les trois vidéos du poste, et les images de ce pilote revêtu d'un scaphandre léger qui s'agitait dans une cabine de pilotage secouée par les vibrations et submergée par le vacarme des alarmes allaient faire le tour du monde.

Le StarWanderer donna la plus grande peine à Morgan pour négocier la trajectoire vers Almogar. Les huit passagers du vol 345, déjà en état de choc, vécurent la première manœuvre, très tumultueuse, comme un moment de terreur absolue, convaincus qu'il s'agissait de la perte de contrôle finale et que leur mort était imminente. Trois d'entre eux témoignèrent plus tard avoir vécu cette expérience relatée par les individus ayant contemplé leur fin proche durant laquelle la victime voit sa vie entière défiler comme un film en accéléré. Pourtant, le moteur restant donna ce qu'il fallait de puissance et, après trente kilomètres de vol d'approche chaotique dans une ambiance de cockpit décrite comme « extrême » dans le rapport de la commission d'enquête, pourtant peu encline à l'exagération, Morgan parvint à tenir son cap et sa pente, à arrondir son virage final et à poser la navette sur le ventre. Les unités de secours l'attendaient aux abords de la piste. Morgan avait réduit la vitesse jusqu'à la limite du décrochage, avait purgé les réservoirs et avait fait l'annonce ultime à ses passagers, celle que les pilotes souhaitent ne jamais avoir à faire, leur intimant qu'ils devaient vérifier le serrage de leurs sangles de sécurité, glisser tous les objets à leur portée sous le siège devant eux et mettre leurs bras autour de leurs têtes.

La violence du choc fut effroyable. La navette rebondit trois fois. Elle glissa interminablement et perdit son aile gauche avant de se briser en deux lorsque le réservoir ventral explosa, ce qui mit le feu au reste. La cellule abritant le cockpit et la cabine resta à peu près intacte, sans quoi il n'y aurait pas eu de survivants, mais le poste de pilotage fut ravagé par un feu secondaire. Les secours furent sur l'épave dès que celle-ci s'immobilisa. Par miracle, ils réussirent à étouffer les flammes en quelques secondes sous une avalanche de mousse. L'équipe de désincarcération parvint ensuite, à l'aide de tronçonneuses et de vérins hydrauliques, à s'introduire dans la carlingue fumante à la suite de longues minutes d'efforts acharnés et héroïques au cours desquelles l'un des sauveteurs perdit une main. Ils retirèrent de l'épave un corps, une cosmonaute chinoise tuée par la rupture des fixations de son siège, et neuf blessés à des degrés allant du grave au désespéré. La nouvelle était déjà en direct sur toutes les chaînes d'information de la planète. C'était la première fois dans l'histoire qu'un avion orbital réussissait un atterrissage sur le ventre et aussi la première fois qu'un incident gravissime à bord d'une navette en cours de descente se terminait autrement qu'en une boule de feu, une pluie de météores, et des débris répandus sur des kilomètres. C'était aussi la troisième fois qu'une navette était la cible d'un missile sol-air, mais la première fois que quelqu'un en sortait vivant.

Le groupe d'éco-guerriers qui revendiqua le tir sur Internet, une prétendue branche dissidente de GreenWar, était inconnu. On trouva en mer le site de lancement du missile sur l'épave calcinée d'un bateau de pêche volé en train de sombrer. L'engin était d'origine française, il avait été dérobé quelques mois auparavant à une unité mal organisée de l'une de ces républiques africaines instables. Les ADN qui furent identifiés correspondaient à ceux des petits trafiquants dont on trouva les corps dans les cales, tous exécutés d'une balle dans la nuque. L'enquête ne donna que de vagues conclusions évoquant la liste habituelle d'organisations suspectes.

Moins de vingt minutes après l'accident, à la suite d'une fuite émanant d'un radioamateur qui avait capté la séquence télémétrique sur les fréquences d'urgence et cassé le chiffrage, le rappeur Thelonious III trouva sur le réseau la bande-son de la dernière annonce cabine que Morgan avait faite juste avant de ramener son appareil au sol. Thelonious III en fit sur le champ un titre très court intitulé « fuckin awesome » [putainement impressionnant] . Il avait en particulier échantillonné la voix de Morgan qui, juste avant l'impact, criait à ses passagers : « Brace now ! » [Accrochez-vous maintenant ! ] . La bande-son était associée à un mixage de fragments de vidéos provenant des reportages que les chaînes d'information s'étaient mises à diffuser. Thelonious utilisa pour son clip cette vue du poste de pilotage où on voyait Morgan dont une main faisait en l'air des arabesques de guidage d'interface, suivant des yeux des indices invisibles sur la vidéo, tandis que le manche vibrait de façon hallucinante dans son autre main. Bien entendu, Thelonious avait synchronisé les gestes de Morgan sur sa musique. Il incorpora aussi dans sa vidéo une vue de l'impact au sol, prise depuis un hélicoptère, une séquence hallucinante où on voyait l'aile gauche rompre et l'extrémité libre s'élever comme une feuille morte avant de sortir du champ de la caméra. Le clip fit le tour de la terre en quelques heures par les réseaux d'échange distribué avant d'être repris et diffusé par les médias pendant près d'une semaine.

Après une première ressuscitation dans le cockpit même et quelques minutes plus tard, une autre dans l'ambulance, on admit Morgan à l'hôpital en soins intensifs. Dans l'incendie, le composite de sa combinaison lui était rentré dans la peau. Son visage avait disparu. La vue de son corps aurait donné la nausée à toute personne sans entraînement à ce type de spectacle. Ses poumons étaient fichus et plusieurs autres organes étaient touchés. Quelques dizaines d'années auparavant, personne n'aurait même tenté une seule seconde de sauver un être humain dans un état pareil. L'infirmière de garde voulut prévenir un parent, mais, à en croire le dossier, la seule parente vivante de Morgan était sa grand-mère, une vieille femme à l'esprit très affaibli par une dégénérescence neuronale. L'infirmière découvrit ainsi que le père, la mère et le frère de Morgan avaient été portés disparus à la suite de l'attentat nucléaire du stade de Soldier Fields à Chicago. Il sembla à cette femme, en découvrant cela, que la vie avait parfois des accents sinistres, qu'il était plus que tout injuste qu'une personne ayant déjà payé un tel tribut au terrorisme puisse y être confrontée à nouveau d'une façon aussi dramatique.

D'après les notes du médecin de garde, dans la nuit qui suivit, le corps de Morgan jeta l'éponge à plusieurs reprises. Chaque fois pourtant, l'interne constata que les automates parvinrent avec succès à appliquer les tactiques de réanimation. Les estimations des IA affirmaient que le cerveau n'avait pas beaucoup manqué d'oxygène et donc qu'il n'était pas temps de déclencher un protocole d'euthanasie. En rentrant chez lui à l'aube, ce jeune médecin avoua à son épouse avoir été troublé par cette répétition exceptionnelle ainsi que par la conjonction de deux informations : premièrement, le récit de l'accident relaté en boucle sur tous les médias, et deuxièmement, les photographies de Morgan dans le dossier, mince silhouette toute droite dans son uniforme. Cette nuit là dans l'hôpital, un autre évènement troublant c'était produit : un ambulancier qui passait lui avait transféré une copie du clip « fuckin awesome », dont le refrain reprenait en boucle la voix de Morgan qui disait en anglais à ses passagers : « Préparez-vous pour l'impact, mettez vos bras autour de votre tête », sur un rythme de basse et de tambours entrecoupés de coups de sirène à glacer le sang. L'interne fut frappé par la façon crue et efficace dont le tout avait été synchronisé avec les images du crash : la lenteur trompeuse de la glissade, l'extrémité de l'aile qui s'élevait majestueusement, la boule de feu effroyable de l'explosion, l'arrivée des véhicules de secours, si petits en comparaison, qui zigzaguaient follement pour éviter les débris. L'interne, à la première lecture, avait trouvé le clip violent et vulgaire, désespéré et voyeur à la limite du sordide. Cependant, après l'indignation initiale, le rythme déjanté lui avait semblé attachant et, quand il l'avait écouté à nouveau, il avait découvert qu'avec la voix de Morgan qui répétait : « préparez-vous pour l'impact, préparez-vous pour l'impact » le clip dégageait en réalité une très puissante impression de ténacité face à l'adversité. En fait, la brutalité de la musique et des images était juste à l'échelle du drame. Par contraste, la voix de Morgan y faisait un contrepoint troublant en affirmant avec une conviction stupéfiante de force, que même au cœur du pire cauchemar, il restait une espérance. Et les évènements semblaient lui avoir donné raison.

Morgan sortit du coma quatre jours après l'accident, mais on replongea aussitôt son cerveau dans un état d'inconscience profonde afin de lui épargner les souffrances que ses blessures lui auraient autrement infligées. Son statut lui donnait accès au meilleur de la science médicale. Les médecins planifièrent une longue suite d'interventions en deux étapes. Des clonages furent planifiés sur plus de deux ans afin de fournir des tissus pour des autogreffes. En attendant, Morgan subit une série de greffes avec des tissus et des organes clonés génériquement de type immunitaire voisin. Le résultat temporaire escompté n'était cependant pas plus que fonctionnel. Morgan ne vit pas passer les semaines pendant lesquelles furent pratiquées les greffes de tissus génériques. Son corps en flottaison dans un caisson était maintenu en vie par une armée de machines. Petit à petit, on lui reconstitua un corps viable, en particulier on lui redonna des organes internes sains et assez de peau pour remplacer celle qui avait brûlée et celle qu'on avait dû lui enlever. On lui greffa aussi un visage et des oreilles aussi près de l'original que possible. Enfin, on lui restaura la vue, mais ni le goût ni l'odorat.

Après les phases critiques de la cicatrisation, vint une longue procédure de sortie du coma, quelques minutes les premières fois, puis quelques heures. Des rêves étranges, des cauchemars en réalité, affectèrent Morgan. De façon récurrente, il s'agissait d'une chute interminable vers un brasier infernal. Quand le réveil arriva, Morgan prit conscience de sa chambre d'hôpital. Le souvenir de chaque seconde du crash était intact. Cela surprit les médecins qui lui expliquèrent que les gens qui ont eu un accident gravissime perdent souvent la mémoire des évènements ayant précédé immédiatement le drame. Du coup, la commission d'enquête put extraire de Morgan les dernières précisions qui manquaient pour comprendre ce qui s'était passé en détail. Les experts en question ne manquèrent pas de lui adresser des éloges sincères. Ce ne fut donc pas cela qui lui flanqua un coup immense au moral. Morgan comprenait que sa conduite avait été mieux qu'exemplaire, même s'ils avaient eu une chance inouïe, et que sa survie était un miracle fabuleux. Pourtant, au lieu de s'en réjouir, la réalisation que sa carrière d'astronaute était très compromise fit naître une profonde dépression qui fut diagnostiquée correctement, mais dont les médecins ne savaient traiter que les symptômes.


Chapitre 4 : Dernier jour 6h25


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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 06h23. FLASH. De source policière, une puissante explosion vient d'endommager gravement l'hôtel Hilton de Santa-Maria d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. Il s'agirait d'un attentat, bien qu'aucune revendication n'ait été faite à cette heure. Aucun bilan n'est disponible.

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AK ?

Abdel-Kader émergea de sa concentration, il était en train d'étudier une affaire de meurtre, deux petits vieux qui s'étaient entretués à coup de rasoir. D'habitude, le commissariat était calme le matin, on pouvait y réfléchir en toute quiétude. Mais il venait de se produire un attentat sérieux sur le bord de mer, et une activité fébrile agitait les bureaux.

Oui ? répondit-il avec une pointe d'irritation.

Tu te souviens de cette agression dans un parking il y a deux ans, ce violeur qu'on a cherché pendant des mois ? La victime était une petite poupée de jade, genre plus toute jeune, mais... rarement vu une nana aussi mignonne et gentille. Tu te souviens d'elle ?

Une jolie Chinoise, très élégante ? Elle s'appelait Elise, ou un truc comme ça. Pourquoi tu me parles d'elle ?

Le corps qui a été trouvé hier dans la forêt au-dessus de la falaise.

Il y a un rapport ?

Je reviens du labo : l'ADN correspond. C'était lui l'agresseur.

AK émit un petit sifflement. Il s'approcha de son collègue, regarda avec lui la console, la vidéo d'identité de la Chinoise qui tournait en boucle comme elle souriait en plissant les yeux.

Lise Wang. Tu parles si je m'en souviens ! Super petit canon. Impossible d'oublier une nana aussi craquante. Et c'est vrai qu'en plus elle avait pas l'air chiante.

Le labo dit que le corps avait été profondément enterré, il y a approximativement deux ans. On en saura plus dans la journée, mais pour ce qui est des dates ça collerait avec l'agression de la Chinoise. À part ça, rien dans les poches, aucun indice.

Tu vois, quand on se demandait pourquoi on ne trouvait pas ce mec, il y en avait qui pensaient qu'il avait changé de coin... Je n'y ai jamais cru.

Maintenant, accroche-toi. Regarde ce qu'ils ont trouvé à l'autopsie : un implant dans le cerveau et trois balles en kevlar, un petit calibre peu fréquent. La balle qui l'a tué est entrée par le sommet du crâne. L'expertise est en cours pour voir si la munition ou l'arme sont connues. Ils ont bon espoir, car la munition est d'un type rare.

Quel genre ?

Une munition pour arme indétectable. Tu sais, ces petits flingues en composite. Ils sont interdits à la vente à peu près partout. Très recherchés, ils valent une petite fortune au marché noir.

Oh ! Et la victime avait un implant ? Une prothèse neuronale ? Il était épileptique ? Mal voyant ?

Non, non, ce n'est pas un implant thérapeutique ! C'est un implant de communication et de localisation sans fil. D'ailleurs, le labo a eu du mal à l'identifier. Ils disent que c'est un modèle remontant à l'époque où les implants dans le cortex pour des usages non-thérapeutiques ont commencé à être testés. Ils disent que les volontaires étaient presque exclusivement des militaires, des combattants d'unités d'élite.

Ils ont trouvé des tatouages de plaque militaire aux endroits habituels pour confirmer ça ?

Non, mais l'état de la peau ne permet pas non plus d'affirmer s'il en avait ou pas, ou s'il les avait fait effacer.

Hum, fit seulement AK. Il regardait la géométrie de la trajectoire de la balle mortelle.

Vu les traces de poudres. L'assassin a tiré presque à bout portant. Ça ressemble à un règlement de compte, non ?

Hum.

Je veux dire, ce n'était pas une fusillade ou de la légitime défense.

AK se pencha vers la console de son collègue. Il fit expertement changer les paramètres de la représentation tout en expliquant ce qu'il simulait à son collègue :

À mon avis, quand on l'a achevé, le gars était allongé à plat ventre au sol et il relevait la tête vers le tireur.

Sur la modélisation, on voyait le tireur debout à deux pas de sa victime, le bras tendu vers le bas, et sa victime qui le regardait. Un trait rouge matérialisant la trajectoire de la balle les reliait. L'IA fit clignoter la solution, confirmant qu'elle était très probable.

C'est ce que je disais : on l'a abattu comme un chien, tu ne crois pas ?

AK hocha la tête.

Oui, mais regarde ça.

AK sélectionna dans la simulation l'option gilet pare-balle sur le corps de la victime. L'IA fit clairement apparaître que les trajectoires des deux autres balles étaient compatibles, mais avec un angle de tir très différent : la victime avait été debout face à son agresseur.

Oh oh ! Un gilet ? Et ils étaient face à face, à bout portant. Je vois ce que tu veux dire : si ça se trouve, il s'est fait tirer un plein chargeur dessus. Mais il a juste été blessé par deux balles qui sont passées à côté du kevlar, des blessures pas mortelles. Ce n'est que dans un deuxième temps qu'on l'a achevé d'un coup dans la tête.

Exactement ! Et tu en déduis quoi ?

L'autre haussa les épaules.

Que le tireur n'était pas bien doué !

Oui, ou alors qu'il était loin, mais on n'aurait pas les traces de poudre. Et la victime ? Tu viens à un rendez-vous galant en gilet pare-balles, toi ? Tu rentres tranquille du boulot ? Tu vas boire un coup avec un pote, et vlan, au cas où, comme ça, tu mettrais un gilet pare-balles ?

Non, concéda son jeune collègue en riant. Il savait qu'il risquait sa peau, c'est clair.

Mais ce n'est pas du travail de pro. Un pro qui soupçonne que l'autre porte un gilet vise la tête. En fait, il vise la tête dans tous les cas s'il est arrivé aussi près de sa victime. Et je dirais que ce n'est pas prémédité non plus.

Tu veux dire qu'on dirait une embrouille, un truc qui a mal tourné ?

Voilà. L'assassin lui a retiré son gilet avant de l'enterrer. Calme et méthodique, mais après, ni avant, ni pendant. Maintenant, tu additionnes : une victime ancien militaire qui portait un gilet pare-balles, un gars armé comme un tueur professionnel qui tire comme un pied, et qui creuse une tombe profonde pour un corps dont il a fait les poches. Tu ajoutes que le corps est déplacé deux ans plus tard, ça en fait une affaire pas banale, je peux te le dire.

Le corps déplacé ?

Oui, il y a un autre truc invraisemblable, un truc qu'on a vu tout de suite quand on est arrivé sur place : la tombe était toute fraîche et peu profonde. Or tu me dis que le corps a deux ans et qu'il avait été bien enterré. Donc, il a été déplacé. Très récemment.

Et c'est rare de déplacer un corps ?

Un corps frais, un type qui vient de se faire tuer, non. Mais, une tombe de deux ans ? Je n'ai jamais vu ça ! Demande à l'IA.

L'autre entra la question. Les statistiques étaient éloquentes : c'était très rare.

À quoi penses-tu ?

AK sourit mystérieusement. Son jeune collègue pensa : il a un air d'un chat quand il fait ça.

Imagine : un meurtre il y a deux ans. Le corps a été enterré, profondément d'après le labo. Une tombe comme ça ... tu ne la trouves pas facilement... Donc, bon, déjà, première question : si tu déplaces le corps, peut-être que c'est toi l'assassin, ou au moins celui qui a enterré le corps ? Hein ?

Oui, c'est logique.

Ou pas, va savoir. Mais à coup sûr, tu savais où elle était, cette tombe. Ou alors, si tu n'appelles pas les flics quand tu trouves un corps, c'est tout aussi louche. Enfin, ce qui est certain, c'est que tu déplaces le corps. Alors, je te demande : pourquoi tu ferais ça ?

Je ne sais pas. C'est un risque terrible, la preuve, on l'a découvert.

Exactement ! acquiesça AK. Donc, si tu déplaces le corps, c'est parce que tu pensais qu'il y avait un risque encore plus grand. Mais un risque de quoi ?

Qu'il soit découvert ?

Non. La tombe était profonde, il est très rare que des sépultures de ce type soient retrouvées par hasard, a fortiori deux ans après. Or déplacer le corps, c'est augmenter ce risque-là. Donc le risque que tu veux réduire, c'est autre chose.

Ah oui ? Quoi ?

Imagine que le corps soit dans ton jardin.

Ah ! Ça oriente les soupçons vers moi, tandis qu'un corps dans la forêt...

Voilà. Le gars qui a déplacé le corps préférait un risque élevé, mais anonyme, contre un risque très faible, mais très compromettant.

C'est bien beau ça, mais comment vas-tu faire pour retrouver la première tombe ?

AK sourit :

Tu vois, je ne peux pas te le dire, parce que si je me trompe, tu vas te foutre de ma gueule jusqu'à la fin des temps, mais maintenant que tu as fait le lien avec la jolie Chinoise, j'ai une petite idée.

Son jeune collègue écarquilla les yeux de stupeur. Le jour de son arrivée dans la brigade, le chef lui avait dit : tu vas travailler avec AK, et tu vas apprendre : c'est notre meilleur enquêteur. Pour se donner une contenance, il répondit :

Je crois qu'elle est plutôt thaï que chinoise.

Mais AK avait déjà replongé le nez dans sa console.


Chapitre 5 : Quelques années auparavant : Théorème


Chers spectateurs, chers invités, soyez les bienvenus dans notre programme de vulgarisation. Nous allons commencer cette émission par en rappeler le sujet. Nous avons choisi un thème fondamental de notre époque : le Théorème de Schwartz. J'ai aujourd'hui trois invités pour nous parler du Théorème de Schwartz. Nous allons commencer les présentations par le plus prestigieux d'entre eux. Il s'agit du professeur de mathématiques Alina Geberit, détentrice de la médaille Fields qui, rappelons-le, est l'équivalent du Prix Nobel pour les mathématiciens. Comment doit-on vous appeler ? Est-ce que « professeur » est le titre approprié puisque vous êtes professeur de mathématique au M.I.T à Boston ?

Appelez-moi Alina, j'ai horreur des titres. Mais la médaille Fields n'est pas l'équivalent du Nobel. Le Nobel récompense une carrière, la médaille Fields récompense un travail précurseur.

Hum, oui ! Merci Alina, pour ces précisions. Vous avez compris que notre émission est destinée au plus grand nombre. Est-ce qu'il est possible en quelques phrases simples d'expliquer ce qu'est le Théorème de Schwartz ?

Oui, je crois que c'est possible. Voyez-vous, le Théorème de Schwartz est en fait une démonstration mathématique — basée sur un certain nombre d'hypothèses sur lesquelles nous pourrions revenir — c'est la démonstration mathématique d'un concept qui est connu depuis la nuit des temps par les hommes et qui s'exprime de nombreuses façons et en particulier par des dictons, les dictons étant — comme le disait Tarensky — des pépites de sagesse fossilisées dans le langage.

Oui. Alina, je vous interromps pour demander de rappeler à nos spectateurs qui était Tarensky ?

Tarensky était un linguiste russe qui est mort à Moscou l'année dernière, écrasé par un autobus. Des dictons, disais-je, et aussi des contes, des odes, etc. et aussi ou peut-être surtout des traités de technique militaire, policière, ou même économique, ainsi que des ouvrages sur les jeux comme les échecs, ou même des sports collectifs, et cætera, la liste est presque sans fin. Et quel est ce concept ? Et bien, à la base, le Théorème de Schwartz dit que dans un conflit, quelle qu'en soit la nature, l'avantage est à l'attaquant. Et plus précisément — car il y a de très nombreuses façons de dériver les conclusions du théorème de Schwartz et en particulier sous des formes mathématiques que nous appelons nous des corollaires, c'est du jargon, pardonnez-moi... Plus précisément donc, le Théorème de Schwartz dit que dans un conflit, l'avantage est à celui qui bouge le premier, celui qui se montre le plus audacieux et qui non seulement fait le plus de dégâts chez son ou ses adversaires, mais aussi, et c'est une condition très importante, l'avantage est à celui qui produit ces dégâts le plus vite.

Alina, merci, je crois que c'est une définition très claire : l'avantage est à celui qui attaque férocement. Que dit le théorème sur la différence de moyens entre les parties ?

Ah ! C'est là que les choses peuvent devenir très techniques, car l'une des particularités du Théorème de Schwartz est qu'il n'est pas seulement la démonstration d'une conjecture, mais — et ce n'est pas une première en mathématique — il inclut aussi une théorie complète — théorie qui reste encore de nos jours au plus haut niveau de la technicité mathématique — une théorie non seulement qualitative, mais aussi quantitative, une théorie qui permet de prendre en compte des différences arbitrairement importantes de moyens entre les parties en cause. Et là, les résultats donnés par le théorème sont ce qu'on appelle en mathématique des inégalités.

Ce sont les fameuses inégalités de Schwartz ?

Oui, bien entendu elles portent son nom. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le terme « inégalités de Schwartz » désignait, avant William Siebel Schwartz, les travaux d'un autre très grand mathématicien, un Français homonyme qui est depuis malheureusement un peu oublié, mais refermons cette parenthèse. Ces inégalités permettent en gros de qualifier les chances de succès des parties en cause en fonction des différences de moyens.

Et elles donnent un résultat particulier si les différences sont importantes, il s'agit de probabilités ? Elles augmentent ?

Oui et non. C'est un peu plus compliqué que cela, à cause du fait que la causalité n'est pas qu'une affaire de probabilité. Mais laissons cet aspect des choses de côté, il est trop technique. En fait, l'une des découvertes les plus surprenantes de Schwartz — et il expliquera que ce résultat est contraire à l'intuition qu'il avait en s'attaquant au problème — la découverte surprenante de Schwartz, donc, est que l'on peut démontrer qu'au-delà d'une limite discrète et calculable... Enfin calculable... au moins en théorie... Bon, pour faire bref, au-delà d'une limite discrète et calculable, la probabilité que le plus fort gagne atteint quasiment la certitude.

Autrement dit, si l'adversaire est « vraiment » plus fort et qu'il choisit l'attaque alors sa victoire est certaine ?

Oui, c'est la façon la plus simple et la plus concise d'énoncer le Théorème de Schwartz : le plus fort gagne à tous les coups s'il prend les devants. Il faut rappeler que ce résultat est théorique, et qu'il est basé sur une hypothèse très forte qui est l'hypothèse dite « d'infaillibilité ».

C'est-à-dire que ce résultat est exact si le plus fort ne commet aucune erreur. C'est bien cela ?

Exactement ! Et la façon de qualifier ce qu'est une erreur est, du coup, devenue un aspect de la théorie de Schwartz qui est un objet d'étude primordial pour un très grand nombre de mathématiciens aujourd'hui. A ce titre, j'ai plus de quarante personnes dans mes équipes qui travaillent à plein temps sur ce sujet.

Nous allons revenir plus tard, si nous en avons le temps, sur les hypothèses qui ont été faites par Schwartz pour démontrer ce théorème et aussi sur ses nombreux corollaires. Je rappelle à nos spectateurs qu'un corollaire est une conséquence supplémentaire d'une démonstration. Mais, avant cela, je me tourne vers notre second invité ce soir qui est le Sociologue Max Dupont-Geignard, pour lui poser cette question : comment est-ce que la démonstration mathématique d'une connaissance empirique a pu bouleverser à ce point toute la pensée moderne, et en particulier la pensée politique ? Et est-ce que c'est un phénomène unique ?

Non, ce n'est pas du tout unique. Qu'une découverte scientifique fondamentale puisse avoir un très profond impact idéologique est même un phénomène récurrent dans l'histoire de l'homme.

Pouvez-vous en quelques mots nous donner des exemples ?

Oui, on ne peut pas aborder ce sujet sans citer en premier lieu les travaux de Copernic, qui affirmaient tout simplement que le centre du monde n'était pas la Terre, mais le Soleil. Notons que les deux réponses étaient fausses, mais celle de Copernic l'était très sensiblement moins ! Plus près de nous, on peut évoquer l'effondrement de la philosophie des lumières après deux siècles de règne, à la suite des progrès scientifiques du début du vingtième siècle, relativité d'Einstein, mécanique quantique, théorème d'incomplétude de Gödel, découverte de l'immensité de l'univers, etc.

Ce qui est d'autant plus paradoxal que c'est l'essor de cette philosophie qui avait permis justement le fantastique développement des découvertes scientifiques.

Voilà. Et, sociologiquement, ce qui est remarquable c'est la transformation de la notion même de « progrès » qui s'en est suivie, et l'impact moral, c'est à dire la transformation dans les esprits de ce qu'il est bien de faire, avec par exemple un contraste énorme entre la doctrine du « progrès à tout prix » qui était auparavant tolérée puisque le progrès était une force invincible, et donc capable de corriger ses propres erreurs. Avec la bombe atomique d'abord, puis les grands accidents écologiques, il s'en est suivi une prise de conscience aiguë que l'homme n'était plus juste un habitant de la Terre, mais qu'il était arrivé à un stade où il pouvait la détruire. Il en a découlé la réalisation que comme chaque découverte scientifique ouvre la porte à des menaces nouvelles, prendre le contrôle de ce risque était devenu une priorité politique majeure, d'où l'apparition des mouvements écologistes, et presque aussitôt, du terrorisme écologique, aujourd'hui devenu omniprésent.

Et on peut faire une comparaison entre ces changements et ceux que le théorème de Schwartz a provoqués ?

Tout à fait. On peut dire trois choses à ce sujet. Premièrement, il est clair que le théorème de Schwartz est à l'origine de l'une des plus profondes révolutions de la pensée humaine, et je fais référence bien entendu à la prise de conscience universelle de la nature de la menace. Deuxièmement, il y a un retournement fondamental : l'homme, au sens collectif du terme, qui pouvait se prendre pour Dieu puisqu'il avait acquis le pouvoir de détruire la planète, a réalisé que ce pouvoir était dérisoire à l'échelle de l'univers. Et à ce titre, la comparaison avec Copernic est plus qu'intéressante. Enfin, troisièmement, c'est la première fois, du fait d'Internet bien entendu, qu'une révolution intellectuelle, morale et philosophique de grande ampleur prend place en quelques jours, quelques heures pourrait-on même dire.

Oui, avec des conséquences épouvantables sur lesquelles on va revenir. Qu'est-ce qu'on peut dire des jours qui ont précédé cette crise terrible ?

De façon chronologique, le premier évènement, l'étincelle qui va mettre le feu aux poudres, c'est la présentation que Schwartz a faite au congrès de Stockholm.

Il est utile de rappeler qu'en effet la première présentation publique de son théorème par Schwartz s'est déroulée au cours de ce congrès et en a fait la célébrité. Comment expliquer qu'avant cette présentation le théorème n'avait éveillé aucune attention dans les médias ?

De toute évidence, la raison est la nature extrêmement absconse du travail de Schwartz. Seuls quelques mathématiciens avaient capté la portée du Théorème. Par contre, en faisant jouer leurs réseaux, ils avaient, on peut dire, préparé le terreau de la crise sous la forme d'une horde de spécialistes convaincus qui dans chaque pays n'attendaient que l'occasion d'être contacté par les médias pour donner leur avis. Ce qui va faire l'étincelle c'est que, durant ce discours, Schwartz a révélé que la raison pour laquelle il s'était intéressé à cette problématique était la fameuse « Question de l'attitude ».

Professeur, il va être nécessaire d'expliquer ce qu'est la « Question de l'attitude ».

Oui, bien entendu. La « Question de l'attitude » est un problème philosophique qui a été formulé très tôt, en fait, dès le début vingtième siècle, par les écrivains de Science-fiction, avec en exemple emblématique le roman « La Guerre des Mondes » de Wells. Bien avant cette époque, on avait fait l'hypothèse de l'existence d'extraterrestres, et les gens s'étaient posé une question toute simple : quelle pouvait être l'attitude des extraterrestres vis-à-vis de la Terre et de l'humanité ?

Et pourtant, il n'y avait aucune preuve tangible de l'existence des extra-terrestres, ni même en fait le moindre indice, n'est-ce pas ?

Tout à fait. À l'époque, ces questions étaient dans le champ de l'imaginaire et du romanesque et n'intéressaient à plein temps qu'un petit nombre d'individus. On peut noter d'ailleurs qu'à l'époque de Wells, en plein positivisme, dépeindre une invasion extra terrestre était considéré de facto comme une faribole frivole. Cette attitude soit positive, soit de haussement d'épaules, a perduré ensuite. Mais à l'époque où Schwartz a commencé à travailler sur son théorème, la situation commençait à être substantiellement différente. En effet, comme Schwartz le révéla durant ce discours historique, les découvertes de 2018 jouèrent un rôle très important pour pousser Schwartz à finaliser ses recherches.

Professeur, nous allons bien entendu revenir sur la question de l'attitude et les autres facteurs qui ont fait que la publication du théorème de Schwartz ait changé la face du monde. Mais, puisque vous avez dirigé le débat sur le terrain astronomique, il me semble opportun de donner la parole à notre troisième invité : l'éminent astrophysicien Charles Arkon-Lewer. Professeur, comment qualifierez-vous les découvertes de 2018 que Max Dupont-Geignard vient d'évoquer ?

Ce qui s'est passé en 2018 est en réalité très simple bien que la séquence des évènements ait été assez complexe et j'invite les spectateurs à consulter mon programme éducatif en ligne sur ce sujet pour connaître tous les détails. En 2017, l'Agence Spatiale Européenne a déployé en orbite haute la troisième génération de télescopes interférentiels multi bande. Simultanément, les Russes et les Américains, les premiers fournissant les lanceurs et les seconds l'instrumentation, ont déployé le premier réseau de capteurs à très large base de l'histoire de l'humanité, réseau qui a atteint son étendue maximale en avril 2018 avec une base d'environ 20 millions de kilomètres.

C'était énorme pour l'époque, mais c'est minuscule par comparaison à ceux qui sont déployés de nos jours, n'est-ce pas ?

Oui, tout à fait, le réseau Héphaïstos III dont le déploiement s'achèvera cette année est, par comparaison, 10 milliards de fois plus étendu. Mais en 2018, l'apparition conjointe de ces deux nouveaux équipements a permis à la communauté scientifique de faire un bond en avant d'autant plus fantastique que personne à l'époque n'en avait seulement considéré la possibilité. Personne... sauf une poignée de visionnaires que tout le monde prenait pour des farfelus. J'invite à nouveau les spectateurs à venir butiner mon programme éducatif sur le sujet pour découvrir qui étaient ces précurseurs.

En particulier, il y a eu un programme américain dans la seconde moitié du vingtième siècle. Et, ils n'ont rien trouvé, accréditant l'idée qu'il n'y avait rien à trouver !

Oui, le SETI. Il faut dire que non seulement ils n'avaient pas les moyens techniques ad hoc, mais en plus ils recherchaient des émissions volontaires, des signaux qui nous auraient été envoyés pour nous saluer.

Oui, c'était assez différent. (Rires retenus). Revenons à ce que vous disiez. En 2018, en quoi consistait ce bond en avant ?

C'était un progrès phénoménal du point de vue de la résolution des images que l'on pouvait obtenir d'objets très distants comme des planètes orbitant autour d'étoiles proches. On peut dire qu'en gros l'humanité pour la première fois se dotait de la capacité de voir des objets d'une taille mesurable en centaines de kilomètres à des distances de quelques dizaines d'années-lumière. Dois-je expliquer ce qu'est une année-lumière ?

Non, non, bien entendu, c'est au programme de l'école élémentaire, si je ne m'abuse ?

(rires)

Et donc vers juin 2018, les premières images arrivent et on y découvre...

On y découvre ces structures orbitales complexes, évidemment artificielles, et également absolument colossales, n'est-ce pas... De sorte que même à l'époque, personne ne peut raisonnablement émettre l'hypothèse qu'il puisse s'agir d'un phénomène naturel... Ces structures, dont les images sont dans tous les esprits, puisque dès l'année suivante, elles vont donner naissance à une forme nouvelle des arts graphiques et de la sculpture... Et que les présidents des États-Unis et de la communauté Européenne de l'époque font ce fameux discours conjoint dans lequel ils déclarent qu'il s'agit d'un nouveau défi pour l'humanité, et cætera... Et ils lancent effectivement le processus qui va, avec l'appui de la Chine et de l'Inde, mener en 2019 à la création de l'Agence Spatiale Internationale sous la forme, avec les moyens et les prérogatives que nous lui connaissons aujourd'hui.

Max Dupont-Geignard, je me tourne vers vous à nouveau. Vous nous expliquiez que Schwartz a fait directement référence à ce contexte dans un de ses rares discours publics.

Tout à fait, et il a très clairement expliqué le point suivant : pour Schwartz, les extraterrestres sont forcément très différents de nous. Il le dit explicitement dans ce discours et il reviendra sur ce thème tout au long de sa carrière. Et donc, puisqu'ils sont si différents, il est parfaitement illusoire de tenter de résoudre la « Question de l'attitude » par autre chose que les mathématiques, car explique-t-il, je le cite : « Les mathématiques font abstraction de tout, les mathématiques font abstraction de nos sentiments, de nos croyances et des limitations de nos médiocres cerveaux »

Dans la bouche de Schwartz, le terme « médiocres cerveaux » pèse très lourd !

Oui, c'est l'un des hommes les plus intelligents que l'humanité ait connu qui parle, et il ajoute : « Les mathématiques sont les seules connaissances humaines dont nous puissions espérer qu'elles permettent d'apporter du sens dans les réflexions sur le sujet des entités intelligentes de l'univers »

Mais il ne conclut pas, n'est-ce pas ? Il ne pousse pas le raisonnement plus loin, il laisse le soin aux auditeurs et aux commentateurs de faire la conclusion finale.

Tout à fait. Il ne dit pas le fond de sa pensée. Et certains ont avancé que la raison en est que, peut-être, Schwartz pensait que la plupart des gens ne seraient pas capables de recevoir un message aussi terrible. On sait en fait depuis sa mort et la publication par sa veuve de ses notes personnelles que c'est en fait parce que Schwartz estimait qu'une telle conclusion n'était pas mathématique.

Oui, mais sur le fait que ce message était terrible à entendre, on peut s'accorder pour admettre que c'était vrai. Il ne faut pas oublier que ces évènements eurent des conséquences dramatiques... On a avancé le chiffre de 30 millions de suicides rien que dans le monde occidental, 300 millions pour la terre entière ? Max, est-ce que vous êtes d'accord avec ces chiffres ?

Votre chiffre de 300 millions... excusez-moi, mais je ne sais pas à quoi il correspond. 30 millions c'est le nombre de suicides en 2024 en Amérique du Nord, et, dans le même temps, il y en a eu 20 millions au Japon, et 40 en Europe. Mais je ne vais pas revenir sur ces chiffres effrayants, nous savons tous que c'est l'annonce du lancement des deux programmes fondamentaux de la conquête spatiale qui permettra d'enrayer le phénomène au début de 2025.

Oui, et je rappelle aux spectateurs que ces deux programmes sont bien entendu d'un côté celui qui vise à la réalisation du Système de Défense Spatiale, le fameux SDS, et en particulier de la Base de Défense Lunaire et, d'un autre côté, celui qui réalise le vaisseau Exodus.

Exactement. Il faut aussi comprendre que c'est à la même époque que les généticiens et les spécialistes de l'évolution de la vie ont commencé à se doter d'outils mathématiques leur permettant de simuler à très grande échelle l'avènement de la vie sur une planète.

Il est utile de préciser : une planète quelconque, c'est-à-dire pas juste la vie sur la Terre.

Oui, voilà, bien entendu. Ce qui est fructueux dans cette démarche, c'est de comprendre ce qui a pu advenir ailleurs, soit avec des conditions presque identiques, soit avec des conditions très différentes.

Or, ces recherches sur la théorie de l'évolution avaient déjà porté des fruits intéressants au moment où Schwartz s'est mis au travail. Alina, pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?

C'est très simple : les travaux sur la théorie de l'évolution, celle de Darwin, s'étaient depuis le milieu du vingtième siècle enlisés dans des débats sur la mécanique qui la mettait en œuvre sur la Terre par le biais de la structure moléculaire des êtres vivants.

L'ADN, c'est bien cela ?

Oui, l'ADN, les Gènes, la façon dont la reproduction et la vie fonctionnent sur Terre.

Excusez-moi de vous avoir interrompue, vous parliez de l'enlisement du néo Darwinisme ?

Oui. Enfin, « enlisé », je suis injuste... Il est tout à fait essentiel de comprendre par quel truchement moléculaire l'évolution se déroule sur Terre. Cependant, ces querelles avaient occulté un aspect plus fondamental de la théorie de l'évolution : en dehors de toute mise en œuvre particulière, comme celle qui a eu lieu sur Terre avec l'ADN, il y a une idée directrice qui ne dépend pas des conditions de développement de la vie dans un endroit donné. Cette idée directrice, c'est que l'évolution est inéluctable et qu'elle doit être gouvernée par des règles universelles, indépendante du support moléculaire qui en véhicule les fonctions.

Pour simplifier, il y a une corrélation directe entre cette inéluctabilité de l'évolution et le théorème de Schwartz ?

Exactement, il y a une façon de mettre en œuvre la partie interprétative du théorème de Schwartz de façon itérative, dans un contexte évolutionniste, qui révèle des aspects importants de la théorie de l'évolution.

Et ces aspects ont trait à l'agressivité des espèces.

Oui ! Le théorème de Schwartz indique sans ambiguïté que les espèces les plus agressives sont appelées à dominer à la longue l'Univers entier. Car, premièrement ce sont les espèces qui ont le plus de chance de parvenir à vaincre d'autres espèces en cas de rencontres, y compris sur leur planète originelle. Cela, c'est le théorème de Schwartz, disons dans sa version pure et dure. Et, deuxièmement, ce sont presque exclusivement ces espèces agressives qui vont rechercher activement la rencontre. En fait, si on prend en compte la densité de l'Univers en termes de distance entre systèmes pouvant abriter de la vie, les calculs théoriques indiquent de façon claire que le désir d'agression pour détruire est de loin la motivation la plus capable d'induire une civilisation à investir dans l'effort titanesque de la conquête spatiale.

En d'autres termes, quand on analyse les motivations que pourraient avoir des extra-terrestres pour venir nous rendre visite, on voit donc un faisceau de présomptions concordantes que cette visite serait inamicale ?

Le terme « présomption » est trop faible. On est très près de la certitude absolue. En fait, on peut formuler les choses de la façon suivante : il est très possible que l'Univers soit rempli de civilisations relativement peu belliqueuses dont nous n'entendrons jamais parler. Et il est quasi certain que si une civilisation extraterrestre venait à nous rendre visite, cela serait dans le but de nous détruire.

On parle aussi d'asservissement, plutôt que de destruction.

Le théorème de Schwartz est impuissant à donner des réponses sur les conséquences finales qu'une agression victorieuse pourrait présenter. C'est une question politique. Je veux dire : présenter une interprétation autre que la destruction est une chose politique. De mon point de vue, asservissement ou anéantissement total sont deux choses tout aussi peu souhaitables. De la même façon, je qualifierais de romantiques les hypothèses selon lesquelles nos éventuels envahisseurs seraient motivés par la capture de certaines ressources dans le but de les ramener chez eux, comme l'eau, car ces hypothèses sont difficiles à justifier en termes de logistique. Par contre, les stratèges confirment que pour une race capable de traverser l'espace, l'idée de se constituer un réseau de bases est tout à fait attrayante. Et pour une race qui veut survivre longtemps, l'idée d'essaimer sur de nombreux mondes est logique sur toute la ligne. Enfin, pour conclure, de toute façon, si je peux exprimer mon sentiment, il me semble certain que par comparaison à la taille de l'univers et au temps qu'il faut pour s'y déplacer, l'existence d'une race comme la nôtre sur une planète comme la nôtre, quelques milliards d'individus fragiles à la surface d'un seul et unique minuscule grain de poussière, est assez facile à caractériser. À mon avis, notre existence se mesure à l'échelle de l'univers sur un bit d'information : soit nous existons et nous sommes libres de nous répandre dans l'univers, soit nous disparaissons, et la modalité m'importe peu.

Merci Alina, voilà une opinion bien tranchée sur le Théorème. Max, afin de terminer cette émission, pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet des implications qu'un renversement éventuel de la situation pourrait avoir ?

Oui, bien entendu, il est aussi essentiel de considérer la possibilité que l'humanité soit victorieuse face à un envahisseur, ou même que l'humanité ne soit jamais attaquée, mais, en se jetant dans la conquête spatiale, qu'elle devienne agressive. Du coup, il est important de savoir si nous ne préférerions pas rester passifs quitte à disparaître.

Et les conséquences philosophiques et sociologiques sont importantes.

Oui, elles sont très importantes. On trouve en particulier dans de nombreuses religions des descriptions de la destinée individuelle qui peuvent être interprétées comme prenant du sens en tant que destinée collective.

Autrement dit : c'était écrit, si l'humanité doit disparaître, c'était inévitable, un dessein de l'être suprême, et il serait vain de vouloir s'y opposer.

Voilà. Malheureusement, ces considérations prennent leur importance moins à cause des thèses inspirées des grands classiques de non-violence que de la résistance à ses thèses qui sont nées depuis, et qui sont souvent virulentes.

Et par « virulentes », il faut entendre « terroristes ».

Oui. Il est notoire que de nombreuses obédiences prônant la violence aveugle comme arme nécessaire trouvent leurs racines dans cette antithèse.

Avec des rattachements éventuels à des mouvements politiques, spirituels ou religieux.

Bien entendu, il s'est imposé comme nécessaire au plus haut point pour tous les courants de pensée d'avoir au moins un avis sur la question. Or, certains, en embrassant cette problématique, ont basculé ou divergé dans des directions surprenantes de diversité, y compris le terrorisme.

Une dernière question avant de rendre l'antenne, sur les conséquences écologiques et les implications terroristes. Un mot sur le concept du pari destructeur, Max ?

Je crois qu'on peut exprimer le concept du pari destructeur très simplement : on sait maintenant que malgré les efforts très importants qui ont été investis pour sauver la planète, c'est la construction du SDS qui est en train de nous empêcher de gagner la lutte contre l'effet de serre, avec des conséquences dramatiques sur la météo et, côté humain, la radicalisation absolue de certains mouvements écologiques.

Oui, on pense bien entendu à GreenWar. Merci à tous. L'heure est venue de rendre l'antenne. Merci encore à nos invités et à la semaine prochaine !


Chapitre 6 : 2 ans auparavant, Michael


Quelques élèves étaient en grande discussion dans le couloir du lycée. Michael ralentit pour écouter ce qu'ils disaient. Les quatre membres d'un groupe d'ultra-trash-rock connus pour leurs équipées sauvages s'étaient tués dans un accident de voiture mystérieux. Michael les passa en soupirant sur le chemin du cours de Physique de madame Breinstem, deux heures insipides à tirer sans s'endormir, sous peine de prendre un autre blâme, que Michael ne pouvait plus se permettre : il en avait engrangé un de trop la veille, ce qui portait le compte à six. À sept blâmes, on prenait un mois de Travaux d'Intérêt Collectif. En cette saison, cela consistait à aller nettoyer la plage, un parc ou un autre lieu public municipal, ce qui était doublement stupide en regard du fait que la municipalité entretenait une armée de robots pour ce type de tâche. Michael avait déjà donné, et il avait l'intention de se tenir à carreau. La veille, il n'avait pas eu de chance, il avait été pris dans une fouille avec dans son sac un bloc de stockage bourré de clips piratés. Le fait que la fouille ait eu pour objectif de trouver de la came ne l'avait pas sauvé, car l'un des flics avait un testeur de média.

Michael descendait le couloir du rez-de-chaussée dans cet état d'esprit peu joyeux quand il vit Ada. Ada était une fille d'un an plus vieille que lui, connue de tout le lycée pour trois raisons. En premier lieu, on disait qu'elle était un génie des maths. Le second bruit qui courait disait qu'elle avait couché avec la moitié du lycée, en tout cas la moitié plus âgée qu'elle. La rumeur affirmait aussi qu'elle était en bonne voie d'entreprendre l'autre moitié. Pour Michael, c'était plutôt attirant, car il commençait à se demander comment il allait réussir à perdre son pucelage. Or Ada comptait pour Michael dans la poignée des filles du bahut dont il avait du mal à détourner son regard. Pourtant, elle était plus grande que lui. Avec des talons, elle le dominait d'une tête. Mais il la trouvait très jolie avec ses grands yeux verts qui s'accordaient à une peau très pâle parsemée de taches de rousseur, et une longue cascade de cheveux bleus électrique. Aussi, Ada savait mettre en valeur sa silhouette mince par des vêtements près du corps et ajourés qui exposaient judicieusement ses avantages, à la limite des règles du lycée. Ada était connue de tous pour une troisième raison : elle était dans le collimateur du proviseur pour des problèmes de drogue. Elle avait été prise en possession de diverses substances dont certaines étaient des plus illégales. Elle avait fait des mois et des mois des pires TICs. On voyait souvent Ada dans un drôle d'état et justement, ce matin-là, Michael observa qu'elle n'allait pas bien. Elle s'était appuyée dans un coin, détournée pour qu'on ne voie pas trop son visage qui était pâle à l'extrême. Michael, en passant tout près, vit avec un sursaut d'inquiétude qu'elle tremblait comme une feuille. Surtout, il capta une fraction de seconde son regard de bête apeurée qui souffrait, avant qu'elle ne baisse les yeux. Un intense élan de compassion lui fit faire demi-tour. Il s'approcha de façon à la cacher des lycéens qui passaient. Il lui murmura :

Eh ! Ada, ça n'a pas l'air d'aller ?

Elle le regarda dans le vague, comme si la personne derrière le regard était déjà partie, et il eut peur : elle était en train de faire une crise de quelque chose ! Elle eut comme un hoquet et vomit une petite quantité d'un liquide brunâtre qui se répandit en partie sur elle et en partie par terre, rejoignant une petite flaque que Michael n'avait pas vue auparavant, mais dont l'odeur nauséabonde lui parvint à cet instant. Il lui dit :

Eh ! Ada, tu peux pas gerber ici, sinon le protal va te filer illico le couloir à récurer pendant un mois ! Allez, viens !

Alors, lui prenant le bras, il la tira le long du mur jusqu'à l'entrée des toilettes. Elle titubait, il parvint à la faire entrer dans une cabine et à la mettre en face de la cuvette. Quand il se retourna après avoir fermé derrière eux, elle se tenait des deux mains à la porcelaine et elle commença à vomir. La suite fut horrible. Elle était secouée de spasmes gigantesques, elle tremblait de tout son corps de façon terrifiante. En fait, elle n'avait rien à vomir, ce qui bien entendu rendait les choses pires encore. Elle faisait des bruits affreux, ses longs cheveux tombèrent dedans, l'odeur du peu qu'elle expulsait donna aussitôt des nausées à Michael, qui n'avait pas le cœur très bien accroché. En fait, il n'avait jamais été confronté à la maladie d'une autre personne, si bien qu'à un moment, il crut qu'il ne parviendrait pas à garder son petit-déjeuner. La crise lui parut interminable, elle dura en fait à peine quelques minutes, mais cela lui sembla impossible, en regard de sa violence. Bien avant la fin, il était lui aussi à genoux, et il la tenait sous les bras, car elle vacillait. Ensuite, elle devint toute molle et il l'accompagna comme il put jusqu'au sol afin qu'elle n'y cogne pas sa tête. Elle y resta, le visage à même le carrelage, comme une poupée de chiffon. Il eut peur qu'elle ait perdu connaissance, mais, quand il la fit rouler sur le dos, il vit qu'elle s'était juste laissée glisser, épuisée. À ce moment, son implant attira son attention : il allait rater le début du cours de madame Breinstem. En fait, s'il ne partait pas en courant à la seconde même, il était bon pour un mois de T.I.C. Schwartz ! pensa-t-il avec dépit.

Il respira un grand coup, il n'était pas question qu'il abandonne Ada. Elle n'était pas belle à voir, elle tremblait et pleurait en silence, son visage était presque bleu, elle avait souillé ses vêtements et ses cheveux. Elle haletait en petits à-coups, la bouche grande ouverte, sans parvenir à prendre une pleine respiration. Elle ouvrit les yeux et quand son regard se focalisa sur lui, il y lut un message de détresse qui lui fendit le cœur. Alors, il sortit de son sac son tee-shirt de sport et, l'ayant mouillé d'eau tiède, il lui nettoya le visage. Elle se laissa faire avec un regard vague tandis qu'il lui nettoyait aussi les cheveux, les mains, et puis le devant de sa blouse. Il lui fallut s'y reprendre à quatre fois. Il nettoya toutes les traces et bénit la climatisation qui avait fait disparaître l'odeur. Ensuite, il lui sembla qu'elle allait un peu mieux, elle semblait plus calme, les yeux clos. Elle respirait sans à-coups. Elle tremblait encore, pas de la façon effrayante dont elle avait été victime auparavant, mais juste comme si elle avait froid. Pourtant, elle était en nage. Il lui souffla :

Tu es en manque ?

Elle secoua mollement la tête.

Non. C'est la gueule de bois. Oh, je déteste ces saloperies de crises ! On dirait que les murs se resserrent !

Ils ne se resserrent pas.

Je sais ! fit-elle, avec exaspération et désespoir.

Ses yeux roulaient. Michael resta à réfléchir, agenouillé à ses côtés, lui frottant doucement les mains qui se réchauffaient petit à petit. Il se sentait si impuissant.

Veux-tu que je t'emmène à l'infirmerie ?

Non, non, surtout pas ! Quand ils vont voir ce que j'ai dans le sang, c'est pas le protal qu'ils vont appeler, c'est les flics.

Qu'est ce que je peux faire ?

Pour toute réponse, elle secoua la tête et des larmes roulèrent sur ses joues pâles.

Tu as de l'eau ?

Il l'aida à s'asseoir dos au mur. Il lui donna sa bouteille d'eau. Tandis qu'elle en prenait à toutes petites gorgées, il vint à Michael une inspiration soudaine. Il lui dit avec douceur :

Je connais une technique très efficace contre l'angoisse. Quand j'étais môme, je faisais des crises horribles la nuit... Ça marche aussi contre toutes sortes de malaises.

Elle eut une moue dubitative :

Ça consiste en quoi ?

C'est de la respiration, genre yoga.

Elle exhala un soupir boudeur.

On me la sert chaque fois celle-là, qu'il faut que je remette mon cerveau limbique en phase et blablabla.

Qu'est ce que tu risques à essayer ?

Que ça rate ?

Aujourd'hui, ce sera peut-être différent, peut-être parce que c'est moi qui suis là. Parce que je suis comme toi, quelqu'un qui cherche à trouver un sens à sa vie ?

Elle le scruta un instant avec une expression de douleur et de doute, les sourcils froncés.

OK, fit-elle très bas, et alors ?

Il lui tendit ses mains pour l'aider à se lever. Elle était très faible, mais pas bien lourde. Après l'avoir mise debout, il lui expliqua :

Je vais le faire comme on me l'a appris. Je vais mettre mes mains sur ton ventre. D'accord ?

Comme elle hocha la tête, il la retourna doucement par les épaules devant lui. Il l'attira délicatement dans ses bras, le cœur battant, stupéfait par la découverte de la minceur de sa taille au-dessus des pointes saillantes de ses hanches, époustouflé par la fermeté des rondeurs de ses fesses. Il faisait presque toutes les nuits avant de s'endormir ce semblant de rêve éveillé où il prenait une fille dans ses bras, une rêverie qui se terminait chaque fois par le rite solitaire dans un mouchoir en papier, les genoux relevés pour épargner les draps. Il posa son dos contre le mur pour bien tenir debout. Il écarta les cheveux d'Ada afin de pouvoir lui murmurer les instructions dans l'oreille. Oui, c'était une position très intime, et il se mit à souhaiter qu'elle ne sente pas ce qui s'était produit dans son pantalon à lui.

C'est très simple, expliqua-t-il, c'est une technique de respiration avec les mains à plat sur le ventre. Il faut que tu commences par respirer bien à fond avec le ventre, OK ?

Pour toute réponse, Ada inspira en sortant son petit ventre musclé, prouvant qu'elle avait décidé de jouer le jeu. Il glissa ses mains sur son ventre. Il lui chuchota :

Maintenant, souviens-toi des cours de Yoga. Concentre-toi sur ton cœur, au milieu de ta poitrine, et imagine-toi que tout l'air que tu respires fait comme une rivière qui passe à cet endroit. Pense à quelque chose d'agréable et de serein, concentre-toi en même temps sur le centre de ton corps, sur cette chose agréable et sur l'air qui y passe. Tu vas sentir comme une chaleur apparaître à cet endroit, quelque chose de doux, et ça va aller mieux.

À peine quelques respirations plus tard, il sentit Ada se détendre. Sa respiration devint plus naturelle, et elle roula sa tête en arrière contre la sienne. Bientôt, il sentit qu'elle s'était tout à fait abandonnée contre lui, une sensation étrange et délicieuse. Il se souvint avoir ressenti une impression similaire le jour où un jeune chat s'était endormi sur ses genoux, mais cette fois... Elle pesait tendrement contre lui, brûlante et douce. Pourtant, ce n'était pas pour cette raison que la sensation se révélait si nouvelle pour lui. Comment, se dit-il ? J'avais en moi cet élan, cet espoir immense ? Quel tremblement de terre ! En même temps, il sentait bien qu'il n'avait fait qu'effleurer l'étendue d'un domaine qu'il lui restait maintenant à découvrir. Cependant, il pouvait reconnaître l'évidence, constater ce qui lui avait été tant de fois affirmée : rien ne pouvait arrêter une force pareille. C'était trop impératif et vital. Il l'avait lu. Il avait cru le comprendre. À cet instant, avec Ada mystérieusement abandonnée dans ses bras, il découvrait combien il avait été loin de la vérité. Il se sourit : qu'il avait été présomptueux ! Et combien la réalité était plus belle, plus excitante ! Oui, il avait rêvé de tout cela, confusément. Maintenant, la lumière était sur lui et c'était une révélation sans mesure. Il sentit, en l'acceptant avec joie et fatalité, que sa vie était en train de connaître un tournant, que plus rien ne serait comme avant, car il chercherait cette clarté dorénavant, elle l'avait marqué comme le fer marque la bête, et il en acceptait la servitude.

Ada resta ainsi, pesant dans ses bras, comme endormie, travaillant sa respiration avec calme, pendant ce qui lui sembla une éternité. Il consulta l'horloge de son implant. Il n'était pas pressé que cela cesse, juste impatient de nature. Le cours de madame Breinstem était commencé depuis vingt minutes. Ada restait encore et encore, son ventre était devenu brûlant sous les mains de Michael qui n'osait plus bouger. Puis elle parla très doucement :

Ta méthode est géniale. Je me sens un million de fois mieux que je ne m'étais sentie depuis la moitié d'une éternité. J'ai l'impression d'être en train de recharger mes batteries. J'ai l'impression que c'est toi qui me recharges. C'est presque aussi bon qu'un shoot.

Il lui répondit tout aussi doucement :

C'est bien mieux qu'un shoot, il n'y aucun effet secondaire, ou plutôt si, il y en a, mais ils sont tous bénéfiques.

Elle resta encore contre lui une bonne minute avant de demander :

Si tu me lâches, tu penses que cela va faire effet longtemps ?

Il saisit la suggestion et retira ses mains en répondant :

Ça dépend. Souvent, des heures.

À sa grande surprise, elle se retourna et nicha son visage dans son cou. Elle referma ses bras autour de sa taille. Il se souvint de sa réputation de croqueuse de garçons et il se demanda si son tour était venu avec un à-coup de peur et d'excitation mêlées. Il avait posé ses mains dans son dos, qu'il caressa timidement en savourant la sensation merveilleuse de cette minceur ferme et mobile.

Ne me laisse pas, murmura-t-elle ! J'ai encore ce truc qui rode en moi. J'ai peur ! Tu sais, ce n'est pas la première fois que je suis malade, j'avais déjà eu des crises, et je m'en étais tirée en fumant un joint, mais cette fois-ci ça n'a pas marché, c'est devenu pire, j'ai cru que j'allais en crever.

Fais-moi une promesse, proposa-t-il.

Soudain, elle s'écarta. Elle le regarda avec sévérité. Il sentit qu'avec ses cernes sous les yeux, elle allait lui dire de se mêler de ses affaires.

« Est-ce qu'il t'est venu à l'idée que cela faisait souffrir les autres de te voir dans des états pareils ?

Elle resta silencieuse, remettant machinalement de l'ordre dans ses cheveux. Elle le regardait avec un mélange étrange de sévérité et de douceur, comme si elle cherchait à lire quelque chose en lui. Et il aurait voulu lui montrer ce qu'il avait au fond du cœur. Il respira et la regarda le regarder, avec autant de sérénité qu'il put en rassembler, prenant conscience que c'était la première fois de sa vie qu'il soutenait le regard d'une fille et que, de ne pas y être parvenu avec les précédentes, à force de chercher à trouver quelque chose de malin à dire, avait à coup sûr été son erreur éliminatoire. Elle pencha la tête de côté. Il avait bien désamorcé le coup, elle l'admit d'un petit hochement de la tête, d'un bref sourire en coin. Et puis, comme si le charme était rompu, elle dit :

Michael, il va falloir que j'y aille. J'ai Math. Et comme il la regardait avec un air de chien battu, elle lui fit cette promesse stupéfiante. En s'approchant, elle lui caressa les épaules, chercha son regard, lui fit un sourire charmeur :

« On se voit cet après-midi si tu veux.

Il resta là, il ne savait ni quoi répondre, ni ce que cela voulait dire, ni surtout si c'était sincère. Par son implant, il accéda à l'emploi du temps de la classe d'Ada sur le site du lycée. Il y découvrit qu'elle avait en effet cours de math. Il lui offrit un sourire. Ils restèrent à se regarder, chacun sentant bien que c'était un moment particulier. Et puis il se rapprocha timidement et balbutia maladroitement :

Et si tes batteries sont à plat...

Cela la fit sourire. Elle l'attrapa joyeusement par le cou.

Message reçu, fit-elle et elle lui posa un petit baiser sur les lèvres. Puis, tout en souplesse, un balancement des hanches, elle déverrouilla la porte et se glissa à l'extérieur.

Voilà, elle était partie. Michael se regarda dans la glace. Il ne savait pas trop quoi en penser. Il ne savait pas si elle s'intéressait vraiment à lui. Il lui vint une idée. Il attrapa son sac et partit en courant vers le cours de madame Breinstem. Il allait y faire irruption en début de deuxième heure en s'excusant platement de ne pas avoir correctement programmé son agenda. Deux cas : soit la vieille carne mordait à l'hameçon, soit elle le jetait dehors et il retrouvait son statut de TIC.

Madame Breinstem accepta ses excuses et il lutta pendant tout le cours pour se concentrer sur ce qu'elle disait, avec peu de succès. En une heure de temps, il était tombé amoureux. Il se mit à rêver : il fallait qu'il trouve le moyen de se retrouver seul avec elle. Il fallait qu'il réussisse à l'embrasser et, qui sait... elle accepterait peut-être de venir dans un lit avec lui. Il le fallait. Par extrapolation de ce qui venait de se produire, il pouvait imaginer son corps ferme et chaud qui se déformait sous ses mains quand elle bougeait. Il en avait des frissons de désir. Il osait à peine imaginer ce qui se produirait quand il se retrouverait caché sous les draps avec elle.

Il se fit rappeler à l'ordre par madame Breinstem : « Dites donc, mon ami, nous ferez-vous le plaisir de sortir de vos nuages ? Non seulement, vous arrivez avec une heure de retard, mais, maintenant, vous pratiquez la présence virtuelle ? »


Chapitre 7 : Dernier Jour 6h27


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Deutsche Presse-Agentur, Almogar, aujourd'hui, 06h27. FLASH : Attentat à Almogar. Un commando suicide vient de frapper le terminal F de l'astroport d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. Un porte-parole de l'ASI (Agence Spatiale Internationale) a déclaré : « C'est une véritable boucherie, il faudra des heures avant d'y voir plus clair »

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Lise ne pouvait plus dormir. Elle se leva et passa une robe de chambre. Elle alla se faire un thé et une tranche de pain grillé parfumée de quelques gouttes d'huile d'olive. S'asseyant sur le tabouret pour grignoter son petit déjeuner, elle activa la télévision. Aussitôt, le programme des nouvelles récentes s'afficha. Un attentat de grande ampleur venait d'avoir lieu sur l'Astroport à Almogar. Un minibus avait explosé dans le parc de stationnement et mit le feu à une dizaine de voitures. Cependant, cette bombe n'était qu'une diversion pour le commando suicide de six membres bardés d'armes automatiques, de grenades, de mini-missiles tactiques et de bombe-ceintures, qui s'était engouffré au travers de trois points de contrôle successifs en tirant sur tout ce qui bougeait. Ils devaient être très entraînés, car ils s'étaient livrés à un authentique assaut des points de passages barricadés. Bardés de gilets pare-balles et casqués comme des soldats, à coup sûr shootés avec ces nouvelles amphétamines surpuissantes qui transformaient le moindre chaton en tigre, ils s'étaient livrés à un véritable carnage dans l'astroport heureusement encore désert à cette heure très matinale. Au total, ils avaient massacré une vingtaine de personnes, pêle-mêle gardes et passagers, et en avaient blessé plus d'une centaine d'autres avant que le dernier kamikaze ne soit abattu. Celui-ci était parvenu à courir à travers le terminal jusqu'à une porte d'embarquement. Il n'avait été stoppé que quelques mètres avant la navette StarWanderer qui attendait là. En faisant sauter la bombe qui le ceinturait, il avait tué le vigile qui lui bloquait le chemin, pulvérisé la passerelle, et endommagé l'avion orbital qui heureusement n'avait pas pris feu, car il était bourré à craquer de passagers.

Lise secoua la tête. Depuis quelques mois, l'astroport, qui avait toujours été la cible de choix des terroristes depuis l'Annonce, avait connu une recrudescence d'attaques, malgré les moyens énormes déployés par les forces de l'ordre. La créativité des terroristes semblait sans limite, et la détermination des kamikazes était effectivement inégalable. Face une menace pareille, Morgan avait expliqué à Lise qu'il était impossible de descendre le risque à zéro, à moins de ralentir dramatiquement l'activité, ce qui était juste impossible, avec l'explosion de la demande de trafic. Tandis que Lise, déprimée par la noirceur de ces nouvelles, baissait la tête dans sa tasse, la présentatrice annonça un flash spécial. Un journaliste était sur place, la caméra montrait un hôtel dévasté par une bombe de très forte puissance. Du fait qu'elle n'y accordait pas toute son attention, Lise mit une bonne minute à réaliser qu'il s'agissait d'un hôtel sur la plage, à Santa-Maria d'Almogar, un endroit qu'elle connaissait très bien, distant d'à peine trois kilomètres. Ainsi, le grand bruit qui l'avait réveillé... Un frisson d'effroi lui parcourut l'échine. Lise savait très bien ce qu'être la victime de la mise à feu d'un explosif voulait dire. On annonçait des morts, et comme chaque fois dans ces cas-là, on pouvait s'attendre à ce que le bilan s'alourdisse avec les heures qui passaient. Lise regarda, horrifiée, la caméra faire un plan panoramique sur ce qui restait du restaurant où Morgan et elle avaient dîné tant de fois, quand son portable sonna. Elle s'en saisit et vit que c'était Morgan, qui se tenait en combinaison de vol bleu pâle dans un de ces bureaux anonymes de l'ASI à Almogar.

Lise, je ne te réveille pas ?

Non, tu vois, je déjeunais.

Ça va ?

Bien, très bien. Esmeralda dort encore.

Il y a eu un attentat très grave ce matin sur le bord de mer, et un autre à l'astroport, il y a quelques minutes.

Oui, je viens de voir cela.

Ce n'est que le début de la journée. Tous les indicateurs sont dans le rouge, et nous sommes dans le collimateur.

Oh, Schwartz !

Je voudrais que tu ailles dans le garage. Regarde dans le gros pot en grès, à droite de la porte. Tu y trouveras la clé des tiroirs de gauche de l'établi. J'espère que tu n'en auras pas besoin, mais si on en arrive là, je veux que tu sois bien équipée.

Pour toute réponse, Lise lui fit de gros yeux.

Lise trouva facilement la clé et elle alla au garage ouvrir le tiroir en question. Il contenait un truc dense, froid et dur, enfermé dans une enveloppe scellée. Lise en décolla le volet avec soin. En mettant la main sur la chose, elle vérifia que son intuition sur la nature de l'objet avait été exacte. Elle le sortit et lut, gravé dans le noir du composite derrière le film transparent qui l'emballait : Smith & Wesson. Morgan lui avait expliqué que ce type d'arme, dont les munitions étaient rangées dans un chargeur qu'on introduisait dans la crosse, s'appelait un pistolet automatique. Lise hésita. Elle avait un profond dégoût pour cette classe d'instruments et celui-ci lui semblait d'autant plus détestable qu'il était petit et léger. Morgan lui avait expliqué qu'il ne comprenait aucune pièce en métal plus grosse qu'une tête d'épingle afin d'échapper à la détection des forces de l'ordre, et on pouvait aussi deviner que, du fait de sa petite taille et de sa minceur, il était très facile de le cacher. Cela en faisait une arme de choix pour un terroriste, et la rendait doublement détestable aux yeux de Lise. Enfin, elle gardait un souvenir très précis de l'expérience traumatisante à la suite de laquelle cette arme était entrée en possession de Morgan. Elle frissonna. Néanmoins, les recommandations de Morgan dans un domaine comme celui-là ne pouvaient pas être ignorées, et elle se saisit du pistolet. Elle examina l'arme pour trouver le cran de sûreté, afin de vérifier qu'elle savait le faire jouer, car elle avait très bien compris ce que Morgan lui avait expliqué sur les circonstances dans lesquelles elle pouvait être amenée à en avoir besoin. Lise se souvenait mot pour mot de la courte conversation qu'elles avaient eue à ce sujet :

Il n'y a que trois choses à savoir avec ce genre de truc, avait dit Morgan. Un : il faut savoir enlever le cran de sûreté, dès que tu mets ta main sur l'arme pour la prendre. Le reste est intuitif. Tu lèves le bras vers ta cible et tu tires, dans un seul geste. Ne tente pas de viser en fermant un œil ou des trucs de cinéma dans ce style. D'accord ? Et surtout, tu tires autant de fois qu'il le faut pour que ton adversaire tombe par terre. Quand il faut y aller, on y va à fond. Tergiversations interdites, OK ?

OK. Et la deuxième chose ?

À moins d'avoir beaucoup d'entraînement, ce genre d'arme ne sert qu'à tirer sur quelqu'un qui est juste devant toi, mais ne le laisse pas venir trop près non plus, ne lui donne pas une chance de te désarmer. La distance minimum est de trois pas, c'est le plus près que tu peux le laisser approcher, toujours d'accord ?

La troisième chose ?

Si tu braques quelqu'un, tu dois impérativement avoir au préalable pris la décision que s'il tente sa chance, s'il rentre dans ce cercle interdit autour de toi, tu tireras. Car en général, tu ne vas pas pouvoir reculer très longtemps pour garder ta distance... Et si tu le fais, tu le conforteras dans l'idée que tu ne vas pas tirer.

Lise considéra l'arme dans sa main. Il avait un autre aspect. Elle respira à fond. Elle se redressa, et bien droite, elle ouvrit la bouche et s'y glissa le canon en visualisant l'angle de tir. Elle avait lu qu'il fallait faire attention à ne pas tirer trop vers le haut : une façon particulièrement horrible de se rater. Elle resta ainsi quelques secondes, le doigt sur la détente. Elle s'était préparé une autre méthode, mais celle-ci avait l'avantage d'être très rapide à mettre en œuvre et tout à fait irrémédiable. Un peu tremblante, Lise déposa l'arme dans la poche de sa robe de chambre. En remontant l'escalier, celle-ci battait contre ses cuisses. Elle la sortit de la poche et, après avoir vérifié que le cran de sûreté était mis, elle la cacha dans le tiroir du vide-poche de l'entrée avant de revenir à la cuisine boire son thé qui avait à peine eu le temps de tiédir. Ensuite, elle vérifia qu'Esmeralda dormait encore avant de prendre la direction de la salle de bain.


Chapitre 8 : 5 ans auparavant, Post crash


Lorsque Morgan sortit de l'hôpital à la fin de sa première période d'hospitalisation, on lui avait redonné une vue très imparfaite, ce qui fut un choc. Il lui fallait porter des lunettes, archaïsme suprême. Plus grand encore avait été le choc que la première contemplation de son visage lui avait donné, sans compter le sentiment de désolation absolue que lui avait ensuite infligé la vision de son corps intégralement couturé et asexué. Les médecins s'excusèrent au sujet de sa peau rafistolée en plaques de couleurs différentes en expliquant qu'ils ne disposaient pas de stocks suffisants de peau aussi noire que celle de Morgan. La promesse que la seconde série d'intervention réglerait tout était censée lui donner tout le réconfort dont on pouvait avoir besoin. Il s'avéra que c'était une vision très optimiste.

La fièvre des chasseurs de nouvelles à son sujet s'était apparemment éteinte. En réalité, les journalistes, rebutés par les barrières des institutions médicales, avaient laissé des mouchards et furent immédiatement sur sa piste. Morgan dut changer d'hôtel en catastrophe et une entreprise spécialisée dans la mise à l'abri des paparazzis fut mandatée par l'ASI. Sur leur conseil, Morgan accepta une interview en « prime time », espérant que cette émission spéciale épuiserait la nouveauté du sujet et dégoûterait les autres journalistes de tenter une nouvelle passe. L'interview fut enregistrée à l'avance. Pour vingt minutes de reportage, le tournage dura quatre jours, avec, à chaque séance, deux heures interminables de maquillage. Des trucages numériques furent utilisés pour corriger le visage mutilé et la voix éraillée de Morgan. Cela augmenta encore son écœurement à se voir dans la version finale. De son point de vue, il n'y avait aucune déclaration fracassante à faire, ni sur la vie en général, ni sur son métier de pilote, ni sur l'accident. On lui demandait si, dans une situation comme celle de la navette en perdition, on ressentait de la peur, comme on demande à quelqu'un s'il aime le thé, et Morgan avait répondu en regardant la caméra : oui, évidemment, sur le même ton, et sans perdre son sourire discret et timide. À partir des questions qui avaient été négociées par l'entremise des avocats, Morgan avait écrit soigneusement son texte. Celui-ci avait été revu, d'abord par son avocat et ensuite par ceux de l'Agence, avant d'être validé avec le journaliste. L'Agence, en effet, avait été considérablement chagrinée par l'ampleur de la médiatisation autour de l'accident qui ravivait le long débat éthique et technique sur le rôle de l'homme par rapport à celui des Intelligences Artificielles. Morgan avait été l'objet de pressions de plus en plus fermes de la part de sa hiérarchie pendant sa convalescence pour déterminer sa conviction et, si nécessaire, en infléchir au moins l'expression publique. Morgan, suivant les conseils de son avocat, avait choisi l'obéissance et la collaboration.

La diffusion du reportage à une heure de grande écoute en Amérique du Nord eut une bonne audience, et la petite vague de presse qui s'en suivit déclencha par effet boule de neige l'achat du reportage en version longue par d'autres réseaux. En fin de compte, Morgan se découvrit relativement célèbre, de son point de vue d'enfant d'un quartier modeste, mais pas au point de ne plus pouvoir sortir dans la rue. On lui fit quelques propositions pour réaliser d'autres vidéos, que son avocat mit en concurrence afin de faire monter les prix en échange d'une exclusivité. L'offre la plus lucrative émanait d'une compagnie spécialisée dans les publications pornographiques, compagnie dont Morgan crut que ces gens ignoraient que son corps était très loin d'être redevenu photogénique. Cela fit rire son avocat. Il lui expliqua qu'il s'agissait bien au contraire de ces sortes particulièrement peu ragoûtantes de vidéos dont quelques aficionados raffolaient. Cette proposition joua en quelque sorte le rôle de déclencheur. Morgan répondit qu'il lui fallait prendre du recul. D'ailleurs, son dos lui donnait des douleurs très intenses, pour des raisons sur lesquelles les cliniciens ne parvenaient pas s'accorder.

Morgan quitta son hôtel à Almogar et s'installa à l'ouest, à Santa-Maria. La ville de Santa-Maria d'Almogar qui était à l'origine le port d'Almogar, était devenue ensuite une petite station balnéaire que les habitants d'Almogar envahissaient en fin de semaine pour prendre un bain de mer, y faire de la voile, dîner sur la plage ou jouer au casino. Morgan y loua un appartement dans une petite résidence en se disant qu'il lui fallait s'y barricader en attendant la croissance des tissus pour les greffes. L'installation d'un lien très haut débit lui permit de se mettre à surfer sérieusement avec une, deux, puis trois IA qui cherchaient en parallèle sur Internet pour son compte dans de nombreux domaines. Beaucoup avaient trait à ses expertises professionnelles. En même temps, Morgan chercha et retrouva l'information qui avait été postée à son sujet. Une enquête sur son propre passé ne pouvait pas faire l'impasse sur l'attentat nucléaire de Soldier Field : Morgan tenta de mettre à profit les derniers progrès de la technique pour trouver des traces de ses parents et de ses proches disparus, sans grands résultats. La bombe avait réellement tout détruit de son enfance dans la banlieue de Chicago, sauf quelques images et vidéo dans des blogs privés, pas toutes de très bonne qualité ni de très bon goût, mais au final, mieux que rien. La meilleure de ces vidéos amateurs montrait une compétition de 400m à laquelle Morgan avait participé à l'âge de dix-sept ans, mais la séquence était malheureusement cadrée sur une autre ligne. Morgan tenta aussi de rattraper le retard que sa carrière militaire et spatiale lui avait fait prendre sur la société en général et en particulier en matière de spiritualité et de religion. Il était apparu un nombre incroyable de sectes et de factions, dirigées par des gourous et des maîtres à penser de tout poil. Certaines étaient dangereuses, d'autres inoffensives, d'autres étranges au-delà du compréhensible. Cependant, après avoir cherché des jours et des jours, Morgan comprit que cette recherche ne menait nulle part. Il semblait bien que le manque qui rongeait son âme ne pût être étanché par un élixir mystique. Depuis la guerre, sa spiritualité avait été comme amputée de cette partie qui l'avait fait frissonner en chantant à l'église, durant son enfance et son adolescence. D'ailleurs, Morgan n'avait pas remis les pieds dans une église pour y assister à une cérémonie depuis la messe in memoriam de Soldier Field que les dirigeants de son Université avaient tournée en meeting d'exhortation patriotique et à la suite de laquelle Morgan avait signé son engagement dans l'armée.

Au bout du compte, Morgan continuait à se sentir mal à l'aise. Pire, l'impression que son mal de vivre s'aggravait, s'imprimait chaque jour un peu plus sur la page blanche de son cafard et accroissait le poids du quotidien. Personne ne semblait pouvoir l'aider ni même s'intéresser à son sort. En même temps, l'accoutumance de son corps aux médicaments et leurs effets secondaires devenaient inquiétants. Un médecin entreprit de modifier les traitements. Morgan ne constata aucune amélioration. Sensations de malaise, insomnies, démangeaisons, nausées, rougeurs, tremblements, yeux sec et bouche pâteuse, douleurs musculaires et articulaires, la liste s'allongeait même. Un autre médecin lui fit comprendre que le problème était peut-être avant tout dans sa tête. Résistant à la tentation de lui balancer son poing dans la figure, Morgan sortit de chez lui avec une nouvelle résolution soudaine, celle de reprendre un entraînement physique intense à base de piscine et de vélo d'appartement. Mais après quelques semaines, il lui sembla que sa solitude aggravait sa dépression, qu'il ne lui servait à rien de s'épuiser dans le sport en tentant d'éviter de regarder sa situation en face. Autour, il faisait beau, le ciel était bleu, les voiliers régataient dans la baie, les oiseaux chantaient dans le jardin, mais Morgan n'arrivait plus à trouver du plaisir à rien, ni à écouter de la musique, ni à dormir, même dans l'état d'épuisement induit par des heures de sport. Et tourner en rond dans un appartement vide était effrayant. De vagues tentatives pour se forcer à sortir ne donnèrent rien de bon. En particulier, le regard des gens lui était très désagréable. Un rhume lui tomba dessus qui s'aggrava en une broncho-pneumonie que les antibiotiques semblaient avoir du mal à combattre. Après deux semaines, sa toux chronique lui provoqua des reflux gastriques et une irritation de l'œsophage. Un médecin faillit l'hospitaliser.

Un soir, Morgan se surprit à penser que si sa vie ne lui apportait rien de plus encourageant, alors il était peut-être temps d'y mettre un terme. La première fois, la noirceur de cette tentation se révéla avec inquiétude. Ensuite, comme ce type de pulsion lui revenait, l'idée s'installa que le concept relevait d'une certaine logique, une logique sinistre sans doute, mais une logique en quelque sorte rassurante de simplicité et de certitude.

Son dos se mit à lui donner des douleurs intolérables, en particulier des élancements pendant les quintes, le souffle coupé par une douleur très intense, comme un coup d'épée qui lui aurait déchiré les reins. Son esprit se focalisa sur ces maux. Après des examens approfondis, les médecins furent formels : il n'y avait pas de causes fonctionnelles. On l'orienta vers des spécialistes de la sophrologie. L'un d'eux, un homme très âgé qui parlait d'une voix douce lui déclara que dans la recherche d'une solution, la science médicale traditionnelle ne pourrait au mieux que l'assister. Il lui prescrit des anxiolytiques à une dose dont il s'avéra qu'elle était très forte. À la fin de la consultation, il lui recommanda comme une sorte de dernière chance une praticienne réputée : Lise Wang.


Chapitre 9 : Dernier jour 6h45


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Associated Press, Chicago. Le maire de Chicago vient d'ouvrir les cérémonies du vingtième anniversaire de l'attentat nucléaire de Soldier Field. Le nouveau stade des « Bears », reconstruit sur le site même de l'explosion atomique, servira d'écrin pour cette célébration exceptionnelle par son ampleur et sa technologie. L'extraordinaire jeu de lumière mis en place dans le stade par l'artiste Max Jix-Maenston sera visible depuis la Lune et brillera pendant cent jours à partir de dimanche, à la mémoire des 36000 morts et disparus de ce qui reste le plus grand attentat de l'histoire de l'humanité.

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Shrieffer prit la communication dès qu'il vit que l'appelant était son chef, Daeffers.

Chef ?

On vient d'avoir confirmation pour le grand nettoyage à Almogar.

Eh oui, oui. Excusez-moi chef, j'étais sur le dossier Bosnie.

Laissez tomber immédiatement la Bosnie ! Putain, j'en ai rien à cirer de cette connerie ! Vous vous mettez à fond sur Almogar, c'est clair ?

Très clair, chef.

Bon. Pour Almogar, donc, on a la confirmation finale. Ils nous donnent carte blanche pour aujourd'hui, et aujourd'hui seulement, pour opérer dans les limites du synoptique qu'on leur a livré lundi, ils ont refusé celui de mardi. Vous avez capté ?

Cinq sur cinq, on prend le plan de lundi, je viens de le recharger sur l'IA de support tactique, ça tourne.

Que dit-elle ?

Maintenant que la police a retrouvé le corps, il n'y a plus rien à faire de ce côté, et donc le problème numéro un, c'est le hacker.

Évident, pas de surprise. Vous avez qui sur place pour régler le sort de ce petit con ?

Les deux mêmes.

Et vous êtes sûr que ce sont des bons ?

Triple A sur le dossier.

Pourtant, ils ont drôlement merdé avec cette histoire de cadavre.

Je crois qu'ils ont surtout manqué de chance et de temps pour préparer une meilleure cachette.

Ouais. Je suis pas convaincu.

On avait demandé des tueurs, le nettoyage n'est pas leur spécialité.

Ouais, on va leur donner un job dans leurs cordes. Et ils ont intérêt à pas merder ce coup-là.

Si vous me permettez, chef, le plan de lundi consiste à impliquer la police de Santa-Maria d'Almogar.

Oui, je sais, et alors, on en est où avec ça ?

L'IA vient de me sortir un élément nouveau.

Quoi ?

C'est une proposition d'injection dans le dossier d'Interpol d'un élément corrélatif pour orienter l'enquête de la police locale.

Hey, pas mal ! J'arrive, vous allez me monter ça.


Chapitre 10 : 2 ans auparavant, Ruth & Tim


Quand Tim se réveilla, il vit aussitôt qu'il faisait encore nuit dehors. Se levant sur un coude pour regarder les chiffres rouges par-dessus l'épaule de Ruth, il lut : 4 : 02. Il se fit une grimace. Il savait qu'il risquait fort ne pas se rendormir avant l'aube. Il se rapprocha de Ruth pour trouver la chaleur de son corps. Ruth était prof de math au lycée. Avant de rencontrer Tim, elle avait été mariée avec Ted, un spécialiste de la maintenance des navettes spatiales. Elle avait eu avec lui une fille qu'elle avait appelée Ada. Et puis la vie lui avait tiré le tapis sous les pieds. Son second enfant, son fils John, avait disparu dans un supermarché à 3 mois, un enlèvement que la police n'avait pas élucidé. Ruth avait basculé dans une dépression violente, égrenée de fugues, de cuites à la limite du coma et de tentatives de suicide. Puis Ted avait été muté à Almogar, l'Astroport principal de l'ASI, le nouveau centre du monde de l'aventure spatiale. Il était parti avec Ada. Un an après, Tim avait rencontré Ruth au cours d'un barbecue chez des amis communs. Ruth était plutôt sexy dans le rôle de la rousse restée mince comme une ado et qui, éméchée, mettait de l'ambiance, car elle était enjouée et très drôle. Elle avait une répartie taquine, mais pas méchante, et une mémoire encyclopédique pour les blagues même celles que l'on ne peut pas raconter en n'importe quelle compagnie, ce qui contrastait beaucoup avec le milieu irlandais catholique ultra-orthodoxe d'où elle venait et où elle gravitait encore à moitié. Sa famille était composée pour moitié de curés et pour l'autre moitié de militaires et de flics. Tout ce petit monde vivait depuis toujours dans le même quartier avec la bande des voisins qui allaient à l'église ensemble.

Ruth avait un quelque chose dans les yeux qui attira Tim, une hésitation qui disait : « Tu sais, j'en ai bavé, et ce n'est pas fini, je vis encore avec. L'avantage, c'est que cela m'empêche de me comporter comme ces greluches superficielles et égoïstes. » Elle avait plu à Tim parce qu'elle se donnait du mal pour éviter les blancs, les blancs dans les conversations comme les blancs dans la vie, et que Tim souffrait de sa propre déficience pathologique dans ce domaine. Du coup, Ruth lui avait donné une vie sociale. Elle sortait pour éviter de tourner en rond et de ressasser ses idées noires, et elle se faisait inviter parce qu'elle mettait de l'ambiance. Alors, Tim était là, juste là. Le plus souvent, une bière à la main, il se mettait sagement dans un coin et regardait Ruth rire et faire rire.

Ruth évitait les blancs parce que la moindre pause risquait de la conduire à prendre un peu de recul, et le fil de ses pensées la menait alors inexorablement au bord du gouffre qui l'attendait en permanence à l'intérieur de sa conscience. Même après toutes ces années, elle était restée incapable d'endiguer la montée des larmes quand elle se remémorait la disparition de John. Ces évocations transformaient sur-le-champ Ruth en fontaine de larme secouée de sanglots. Cela pouvait survenir à tout moment, même en conduisant, ce qui était carrément dangereux. Tim avait compris cela. Quand Ruth se mettait à pleurer, il venait tout de suite et la prenait dans ses bras pour la serrer et poser des baisers sur ses cheveux qu'il caressait jusqu'à ce qu'elle retrouve son calme. Puis il repartait et n'en parlait jamais. Ils partageaient ce secret, comme le fait qu'elle ne priait plus que pour une seule chose : pour son fils, dont elle pensait qu'il était vivant, un enfant comme les autres qui deviendrait un adulte normal, quelque part avec l'aide d'un faux parent biologique. Et elle priait pour que la ravisseuse l'aimât autant qu'elle l'aimait à jamais.

Au départ de Ted et Ada, Ruth avait décidé de ne pas les suivre à Almogar. Elle avait jugé que le regard de Ted et peut-être plus encore celui d'Ada étaient des obstacles à ses tentatives pour poser la première pierre de sa propre reconstruction qui ne pouvait être que la résolution de faire le deuil de John, même s'il n'était pas mort, puisque l'espoir de le retrouver était insensé. Elle n'y était pas parvenue. Elle pensait désormais qu'elle n'y parviendrait sans doute jamais. La religion même l'avait trahie, car, ayant demandé si son chagrin la quitterait, on lui avait répondu que oui, dans l'au-delà toutes les peines étaient effacées puisqu'elle y retrouverait son fils. Et elle avait réalisé, stupéfaite et épouvantée, que c'était, en attendant, une mauvaise réponse. Vivante, elle ne voulait pas perdre son chagrin. Elle avait déjà perdu son bébé, il n'était pas question qu'elle en perde le souvenir. Elle savait bien entendu qu'un deuil n'était pas une amnésie, pourtant, cette idée lui était tout à fait insupportable. Bien entendu, sa culpabilité était en cause. Pourtant, les policiers lui avaient répété qu'elle avait agi au mieux quand, constatant la disparition de son enfant, elle avait à la seconde même appelé la police et la sécurité du magasin, pour qu'ils empêchent de sortir toute personne avec un bébé. Elle savait aussi que toute sa souffrance ne ferait pas revenir son fils. Mais elle avait besoin de le faire exister. C'était une mission à laquelle elle était ramenée, comme l'aiguille d'une boussole est attirée vers le nord, par la force immense que l'évolution avait codée dans les fibres les plus profondes de son cerveau de mère.

Tim sentit Ruth qui s'approchait, comme souvent la nuit. Il souleva un bras et elle vint se blottir au creux, la tête sur son épaule. Il referma ses bras sur elle, glissa ses mains sous le pyjama pour trouver la peau de sa hanche, brûlante et douce. Elle se rendormit aussitôt, et Tim sourit dans le noir.


Chapitre 11 : Dernier jour 6h50


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TASS, Moscou, aujourd'hui, 06h47. Un adepte de la très dangereuse organisation des Révocateurs de l'Annonce vient de tirer une rafale de fusil d'assaut sur un bus qui quittait la Cité des Étoiles. Par miracle, cet attentat n'a fait que trois blessés légers. Et une victime, son perpétrateur, qui a retourné son arme contre lui, laissant un trac qui signait son acte.

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AK, le labo a extrait des signatures numériques de l'implant dans le cerveau du corps dans la forêt. Maintenant, regarde le retour qu'on a d'Interpol.

Il fit s'ouvrir une fenêtre sur le bureau d'AK qui émit un petit sifflement admiratif.

Section Antiterroriste ?

Oui ! Ce salaud était bel et bien un gros poisson. Mais ce n'est pas tout, il semblerait qu'il y ait un lien avec un hacker d'ici, à Santa-Maria, un môme qui s'est fait pincer deux ou trois fois. Il s'en est tiré chaque fois sans trop de bobo.

Et c'est quoi le rapport ?

Un identifiant numérique. On le retrouve dans le dossier du pirate, une saisie chez lui, et aussi on le trouve dans l'implant du cadavre, et dans le dossier AntiTerro. Tu imagines ? Il a fallu que ce corps refasse surface pour faire la jonction. Pas mal, non ?

Il a fait quoi ton petit con pour se retrouver mêlé à un dossier AntiTerro ?

C'est comme d'habitude : on n'a aucun détail sur la raison pour laquelle les AT s'intéressent à lui... Mais tu vois les indicateurs d'importance et d'urgence ? C'est un truc chaud, genre : en relation directe avec un attenta très grave ou un groupe terro connu.

Et ça ne peut pas être un hasard, c'est ça ?

Non, tout à fait impossible, ces trucs sont conçus pour être uniques donc ils l'ont forcément sorti tous les trois du même endroit.

On est certain que ce hacker n'aurait pas pu le trouver par hasard ? Je ne sais pas, après tout, c'est un hacker !

Le collègue d'AK secoua la tête.

Non, non, aucune chance. Premièrement, si cet identifiant était connu publiquement, les moteurs de recherche l'auraient retrouvé en un clin d'œil. Deuxièmement, tu vois ce champ dans les premiers bits ? C'est le type : il s'agit d'un identifiant privé dans la classe secrète. Toute IA qui se respecte fera tout son possible afin de détruire un truc de ce genre plutôt que de risquer qu'il soit compromis.

Ça en fait une preuve recevable par un tribunal ?

Oui, c'est un indice très fort de collusion.

Hum.

Alors, qu'est-ce que tu en dis ?

J'en dis que j'ai envie de causer avec ton hacker. Surtout que c'est le dernier personnage vivant de ton histoire, si je ne m'abuse ?

Ça tombe bien. Les AntiTerro ont demandé à la brigade d'aller le cueillir. Ils sont partis il y a deux minutes, le juge vient de délivrer les mandats.

Abdel-Kader ouvrit le dossier que son collègue venait de lui envoyer. En voyant le visage sur l'écran, il s'exclama :

Je le connais ton pirate ! Michael. Je n'ai pas besoin d'aller chercher un identifiant numérique privé dans la classe secrète pour connaître son lien avec cette histoire. Je me souviens très bien de lui.

Il était mineur à l'époque. Il n'a été entendu que comme témoin. Tu pensais qu'il était dans le coup ?

Non, pas vraiment. Mais, je me suis toujours dis que ce n'était pas une affaire simple non plus.


Chapitre 12 : 5 ans auparavant, Lise


Lise Wang travaillait dans une structure de rééducation spécialisée qu'elle avait créée, un centre dédié au traitement de patients souffrants de traumatismes physiques et psychologiques à la suite de graves accidents, d'attentats ou de faits de guerre. Lise avait mis sur pied cette clinique après avoir travaillé plusieurs années au sein d'organisations caritatives dans des zones déshéritées et secouées par des conflits au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. Cette partie de sa carrière avait pris fin dans un canyon d'Afghanistan. Leur véhicule avait malencontreusement rattrapé un convoi militaire au moment où celui-ci était stoppé par des tirs. Dans le vacarme terrifiant des armes automatiques, alors qu'ils sautaient dehors afin de se disperser vers l'abri relatif d'énormes éboulis, l'un d'eux avait déclenché une mine bondissante. Deux morts. Lise, gravement blessée par le shrapnel, devait sa vie sauve à la promptitude des secours. Elle connaissait donc bien l'autre côté du miroir. Elle mesurait l'importance pour ceux qui avaient été victimes de telles violences de trouver des structures où on ne s'occuperait pas seulement de l'urgence, mais aussi de la durée du traumatisme corporel et mental. Lise avait une qualification pluridisciplinaire en médecine, en sophrologie. Elle avait acquis une grande maîtrise pratique des méthodes modernes de remise en phase du cerveau et du corps et, grâce à cela, elle obtenait très souvent des résultats rapides sur des patients « qui avaient tout essayé », se créant du même coup un puissant réseau de drainage de clientèle auprès de nombreux confrères.

Lise était très menue comme peuvent l'être les femmes en Asie. Les mouvements de ses grands yeux noirs bridés, animaient son visage délicat aux pommettes hautes et encadré de longs cheveux noirs et raides. Souriante et active, elle portait des bijoux raffinés et des vêtements de marque qui mettaient en valeur sa silhouette d'adolescente. Il était difficile de soupçonner qu'elle approchait la cinquantaine. Elle faisait partie de ces femmes qui prennent soin d'elles et à qui la génétique et la minceur accordent cette chance. Elle parlait un anglais très british d'une voix douce, mais précise et délibérée, d'autant plus basse qu'elle avait acquis de ses interlocuteurs une attention soutenue. Elle plut immédiatement à Morgan, à cause de son minois sérieux et gentil à la fois, attentive et ouverte, compatissante sans sensiblerie, professionnelle sans froideur, et de son élocution chaleureuse et calme qu'elle accompagnait de gestes discrets, fluides et élégants, de ses mains aux longs doigts si souples qu'elle parvenait sans peine à les dresser presque à angle droit. La première consultation de Lise fut pour Morgan un évènement important. Pour la première fois, on l'incita avec intelligence et une bienveillance réelle à regarder sa vie sous un œil différent. Morgan expliqua ses brûlures et l'attente des greffes, parla de sa toux, de ses douleurs dans les articulations et le dos, les crampes, les fourmillements, de ses démangeaisons, des plaques sur sa peau, de ses crises d'angoisse, des traitements. Lise s'était mise dans ce mode de regard qu'acquièrent ceux qui sont confrontés aux handicapés, aux gens défigurés. Il faut les regarder sans les dévisager. Il faut faire attention de ne pas laisser apparaître sur son visage la moindre trace d'horreur ou de pitié.

Quand Morgan fut en position sur la table, Lise lui manipula les bras et les épaules avec soin en lui posant quelques questions :

Connaissez-vous les effets secondaires de votre traitement actuel ?

On m'en a vaguement parlé.

La plupart de vos symptômes pourraient y être liés.

Et alors ?

Il y a des alternatives. Ce ne sont pas des techniques miracles, mais il existe des protocoles qui permettent de diminuer les dosages afin de réduire ce type d'effets secondaires.

Ce sont d'autres médicaments ?

Non, pas du tout. Il s'agit de votre propre système immunitaire. Il est possible d'influencer les mécanismes régulateurs de certains systèmes autonomes de nos corps, comme le système immunitaire. Dans ce centre, nous enseignons les techniques qui y donnent accès. Vous en connaissez sûrement certaines.

Le Yoga ?

Ah ! Vous voyez : vous en avez entendu parler. Le Yoga est la plus importante des sources empiriques qui sont les fondations de ces méthodes. En fait, le Yoga contient la plupart des bases.

Et c'est efficace ?

C'est aussi efficace que de respirer, quand c'est bien fait. Mais ce n'est pas que le problème du médecin. On peut vous apprendre les techniques. Cependant, ensuite, le résultat dépendra de vous. Dans ces protocoles, on diminue les doses très progressivement. On s'arrête quand on atteint la limite. Voudriez-vous aller dans cette voie ?

Me le recommandez-vous ?

Je vous le recommande chaudement.

Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?

Nous avons dans cette clinique deux experts de la pédagogie de ces méthodes qui vont vous donner des cours théoriques et pratiques. On dit que c'est à peu près aussi compliqué que d'apprendre à jouer au golf, mais je vous avouerais que je n'y joue pas.

Moi non plus.

Votre bras directeur est le droit ?

Oui.

Vous avez un implant ?

Comment le savez-vous ?

Les mouvements des mains qui vont de pair avec l'utilisation des interfaces de commande virtualisée des implants provoquent des tensions assez caractéristiques du système musculo-squelettique. Je perçois que vous utilisez beaucoup votre implant. Il faudra travailler cela.

Lise fit allonger Morgan sur le ventre et commença à lui palper le dos.

Morgan, c'est un nom de garçon, ou de fille ?

Aux USA, d'où je viens, répliqua Morgan, ça peut être les deux.

Lise hocha la tête, elle avait perçu une androgynie, peut-être au-delà de l'absence totale d'attributs sexuels externes induite par les brûlures.

Je vais vous poser des questions indiscrètes, mais très importantes pour m'aider à comprendre. Est-ce qu'il y a quelqu'un dans votre vie ?

Non, répondit assez agressivement Morgan.

Des enfants ?

Non, répondit plus doucement Morgan.

Des amis ?

Non, soupira Morgan.

Vous ne voyez personne depuis votre accident ?

Non.

Vous vous êtes demandé pourquoi ?

Non. Enfin... si. Je n'ai pas envie de voir des gens.

Lise ne répondit rien à cela. Il arrivait souvent que les gens mutilés par un accident refusent l'image de leur corps sinistré que le regard des autres leur renvoyait.

Quels sports pratiquez-vous ?

Je fais de l'aviron d'appartement, de la musculation. Je nage, au moins une heure par jour.

Très bien. Un sport d'endurance, comme la nage, c'est très bien. Mais il vous faudrait aussi un sport qui vous ouvre plus sur le monde.

Que me recommandez-vous ?

Il y a la course à pied, mais je trouve que le vélo est plus complet, surtout si vous roulez en groupe. Il y a aussi des aspects ludiques dans le pilotage et c'est aussi moins traumatisant pour les articulations. Surtout, le vélo donne une plus grande autonomie, vous verrez plus de paysage.

Ensuite, Lise se tu et Morgan se laissa envoûter par le contact de ses mains chaudes dans son dos, par les mouvements vigoureux qui semblaient aller chercher chacun de ses muscles, faire jouer chaque articulation. Morgan ressortit de la consultation de Lise sur un nuage. Cette nuit-là, le sommeil l'abattit dès sa tête posée sur l'oreiller, ce qui ne lui était pas arrivé depuis si longtemps que le souvenir d'un tel bonheur lui sembla effacé.

Alors, Morgan se mit à fréquenter l'institut Wang de façon assidue. C'était le premier endroit qui lui donnait l'impression d'apprendre et de progresser. Outre les cours, on pouvait s'y faire faire des massages dont Morgan découvrit qu'ils lui procuraient un bien-être très simple mais très réel, une amélioration très substantielle de sa vie, comme si le corps récompensait l'esprit qu'on s'occupe de lui. Et sa toux s'estompa.

Dans la pratique, les collègues de Lise s'occupaient de Morgan, et Lise suivait la progression à distance. Au début, Lise ne savait pas qui était Morgan. Ne suivant pas les programmes audiovisuels à la mode et étant peu attentive aux nouvelles en général, Lise avait raté l'évènement du crash du vol 345. Ce n'est qu'après avoir commencé à étudier le dossier de Morgan qu'une recherche sur le réseau avait fait découvrir à Lise que Morgan avait été aux commandes de ce fameux vol dramatique et miraculeux. Ensuite, Lise avait reçu le dossier transmis par l'ASI. Elle y trouva une photographie qui montrait un personnage en photo de pied, très beau visage, typé, anguleux, peau très noire, mince silhouette bien droite dans son uniforme. Le dossier détaillait la carrière de Morgan, et page après page, note après note, il n'était pas nécessaire de savoir lire entre les lignes pour comprendre qu'il s'agissait du dossier d'une personne exceptionnelle. En particulier, Lise comprit du passage de Morgan dans l'armée qu'on y avait apprécié sa capacité à ramener en un seul morceau les gens qu'on l'avait envoyé chercher, ainsi que son équipage et sa machine, quelle que soit l'adversité. Le dossier détaillait à ce titre un nombre d'actions d'éclat où Morgan avait sorti de l'eau des équipages entiers dans des conditions météorologiques épouvantables, ou encore avait extrait sous le feu de l'ennemi des hommes isolés par un mouvement de bataille ou la chute de leur appareil. Enfin, le dossier accumulait les félicitations quant à son aptitude à former des collègues et des équipages en général. Plus succinctement, le document relatait que Morgan avait subi des blessures à deux reprises, une première fois lors d'une attaque au mortier de son casernement dans un pays que le rapport omettait de nommer, et une seconde fois lors de la perte dans la jungle d'un hélicoptère sous son commandement. Cette deuxième mésaventure lui avait valu une décoration supplémentaire pour avoir contribué à tirer d'affaire son équipage dans des conditions particulièrement périlleuses. Au final, il ressortait l'impression que Morgan avait eu un parcours authentiquement héroïque de bout en bout, ce qui impressionna beaucoup Lise, à cause du contraste avec le personnage que Lise avait rencontré : tout à fait modeste et discret, quoique ni timide ni renfermé.

En fait d'héroïsme, Lise avait diagnostiqué chez Morgan, dans les premières minutes du premier entretien, une profonde dépression nerveuse, une de celles que ses professeurs et ensuite son expérience lui avait appris à redouter de la même façon qu'il fallait redouter une pneumonie ou un cancer : ces affections, si elles n'étaient pas traitées, avaient une capacité terrifiante à mener les gens droit au cimetière, soit directement par le suicide, soit indirectement par l'effondrement des défenses immunitaires.

Lise commença à s'impliquer personnellement dès les premiers jours, ce qui ne lui était arrivé que quelquefois dans toute sa carrière. Les gens d'expérience savent bien qu'il ne faut pas mélanger vie professionnelle et privée, surtout dans le domaine de la santé, où l'activité professionnelle s'immisce dans l'intimité du patient. En temps normal, Lise, en dehors de sa clinique, fuyait systématiquement ses patients. Avec Morgan, par contraste, elle s'engagea de façon beaucoup plus personnelle dans le traitement du cas, en commençant par lui donner les coordonnées de son club de vélo.

Ainsi, Lise et Morgan commencèrent à faire du vélo tout-terrain ensemble. Le club comptait une trentaine d'accros aux endorphines qui, comme Lise, accumulaient les kilomètres dans les collines derrière Santa-Maria, au moins autant parce qu'ils aimaient cela que pour garder la ligne. Morgan prit vite le rythme et retrouva Lise tous les deux matins avec le petit groupe de ceux qui pratiquaient en semaine à l'aube. Lors des premières sorties, Morgan se trouva à la traîne du groupe et Lise se sentit un peu obligée de l'attendre. Pourtant, Lise ne le vécut pas comme une corvée parce que Morgan se donnait de toute évidence à fond, et cela impressionna beaucoup Lise. En même temps, Morgan se mit à faire des progrès à une vitesse étonnante. Comme Lise s'en étonnait avec des félicitations sincères, Morgan souriait avec modestie et répétait : « j'ai toujours aimé le sport ». De façon indiscutable, Morgan bénéficiait d'un fond musculaire et articulaire d'athlète. Il lui fallait aussi jouir d'une capacité stupéfiante à acquérir les gestes techniques en un clin d'œil pour apprendre à une vitesse pareille. En même temps, Morgan progressait à grande vitesse dans les enseignements de la clinique et, grâce aux changements de son traitement, son état général s'améliorait rapidement.

Après un mois, Morgan s'acheta un vélo très haut de gamme, très léger, et se mit à s'entraîner encore plus, avec quelques autres, dont Lise. À partir de ce moment, inexorablement, Morgan commença à prendre le dessus. Son sens du pilotage exceptionnel et sa puissance explosive effaçaient les raidillons, les passages techniques et les descentes les plus dangereuses. Avec l'entraînement, Morgan acquit ensuite l'endurance et la vitesse. Encore quelques semaines passèrent, et le rapport de force s'inversa pour de bon. En outre, l'implant de Morgan lui donnait un avantage décisif dans la montagne : il lui était impossible de se perdre grâce à la localisation par satellite et la cartographie à haute résolution. Cela rendait l'exploration de nouvelles pistes plus facile. Du coup, l'acquisition d'un véhicule tout-terrain fut la conséquence logique de son désir de trouver plus de diversité que le sempiternel parcours du matin et ses quelques variantes. Ce pick-up correspondait à l'image très américaine que Morgan se faisait d'une auto. Mais surtout, il permettait d'embarquer jusqu'à six vélos afin de rejoindre des points de départ plus éloignés dans les collines, là où les routes devenaient des pistes. Morgan, Lise et quelques autres formèrent alors le gang des fondus, comme ils se nommèrent par dérision. Morgan y jouait le rôle de meneur, bien que toutes les relations restassent amicales. Lise, en constatant comment le groupe s'était soudé autour de Morgan, retrouva ce qu'elle avait lu dans le dossier de l'ASI. Après coup, elle se réjouissait en constatant à quel point cette thérapie déguisée avait bien fonctionné. En même temps, au cours de ces activités, Lise retrouva l'autre aspect très attachant de la personnalité de Morgan que décrivait son dossier : sa propension marquée à venir au secours des gens. Lise en eut l'illustration à de nombreuses reprises lors de leurs sorties dans la montagne. Incident mécanique ou chute, Morgan faisait merveille sur tous les mauvais coups.

Plus que tout, pour Lise, l'implication intense de Morgan dans ces activités portait surtout l'espoir que Morgan avait vaincu sa dépression. Et comme Lise n'en était pas tout à fait convaincue, elle réfléchissait souvent à trouver encore d'autres activités pour Morgan.

En même temps, une amitié naquit. La chaleur de Santa-Maria faisait de l'aube le moment le plus agréable pour faire du sport, et la lumière orangée du soleil levant dans la montagne était magique. Petit à petit, matin après matin, l'exploration des pistes et des chemins dans la montagne autour de Santa-Maria les rapprocha. Cette intimité particulière qui s'installe quand on pratique une activité sportive intense au milieu de la nature prit de plus en plus d'importance : le silence pendant l'effort, les petites phrases banales, les morceaux de fruit partagés pendant les pauses, et la synchronisation implicite. On a chaud quand l'autre a chaud, soif quand l'autre a soif. On est mouillé par la même averse, et au bout de l'effort, on a sur la peau la même poussière. Surtout, quand en cherchant à se dépasser, on se fixe des objectifs ambitieux et qu'on les atteint, on partage ensuite la même fierté très simple, mais très gratifiante, du fait de la certitude que ce n'était pas facile à faire.

En parallèle, Lise était en crise sentimentale. Il s'agissait d'une histoire un peu décousue qu'elle avait depuis quelques années avec un industriel local de son âge, un homme charmant, mais dont la présence commençait à lui peser. En fait, Lise en était arrivée à un stade où elle se demandait avec regret si ce couple-là n'était pas arrivé en bout de course. D'ailleurs, lorsqu'elle parvint à trouver le moment propice pour lui parler de cette impression lourde à porter qu'elle avait, à son grand soulagement, il ne s'accrocha pas du tout. Leur rupture fut consommée en quelques phrases polies.


Chapitre 13 : Dernier jour 7h00

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Agence France-Presse, 7h00. Départ d'Exodus confirmé par l'Agence Spatiale Internationale. Comme prévu, ce matin à 5h56 GMT le vaisseau interstellaire géant a quitté l'orbite qu'il occupait depuis le début de sa construction il y a bientôt dix ans ! La mise à feu des propulseurs à faible régime, peu spectaculaire, a été décrite par l'ASI comme « nominale ». Le périple d'Exodus va commencer ce soir par un passage à proximité de la Terre où incidemment les derniers passagers seront embarqués, avant la montée en puissance progressive demain et un plongeon vers le soleil afin d'aller chercher de l'autre côté du système solaire un effet de fronde autour de Jupiter. Cette manœuvre est décrite par l'ASI comme un « coup de pouce à la vitesse en même temps qu'un brouillage des cartes ». En effet, la trajectoire d'Exodus au-delà de la planète géante est éminemment secrète, pour des raisons que l'on comprend bien.

Depuis l'Élysée, la Présidente de la République, visiblement très émue, a déclaré : « C'est un moment unique pour l'Humanité, sûrement l'évènement le plus important du vingt et unième siècle. Oui, pour la première fois un vaisseau quitte le système solaire avec des enfants, des femmes et des hommes à son bord, une véritable ville miniature, autonome et durable, pour un voyage sans retour vers d'autres mondes qui orbitent autour d'autres étoiles. Nous pouvons être fiers, immensément fiers, de ce jour, car tous à notre façon, nous avons contribué à cette extraordinaire aventure. Et c'est une autre caractéristique unique de ce projet phénoménal : il a été réalisé grâce à la collaboration internationale la plus universelle et la plus unanime, chose que l'humanité n'avait jamais connue auparavant. »

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La mère de Michael était en train de regarder une émission sur le départ de l'immense vaisseau intersidéral. Habituellement, elle ne regardait pas du tout ce type de programme d'information, mais du fait de l'importance tout à fait colossale de l'évènement, elle avait ressenti le besoin de se tenir au courant. Cependant, lorsque le programme commença à décrire le vaisseau à grand renfort de détails techniques chiffrés en millier de tonnes et en hectares, elle renonça pour passer à un reportage sur les fêtes qui avaient saluées ce départ. À Paris, une foule estimée à trois millions de partisans s'était rassemblée sur les Champs Élysées et les bords de la Seine entre le pied de la tour Eiffel et la grande bibliothèque. Ils avaient entretenu d'innombrables petites lampes toute la nuit avant de saluer à l'aube la nouvelle du départ par une immense clameur de joie, des danses et des chants. En marge de cette manifestation bon enfant, de très violentes échauffourées avaient vu s'affronter des casseurs et les forces de l'ordre, pourtant présentes en masse. Un journaliste interviewait une adolescente blessée par des éclats de vitrine...

On sonna à sa porte. Intriguée, elle alla ouvrir. Dès qu'elle vit les uniformes, elle eut l'intuition qu'il s'agissait d'une visite des forces de l'ordre dont l'origine était une frasque de son fils. Elle était aussi impuissante que désespérée par la récurrence des incartades de Michael. Pourtant, cette fois-ci, en ouvrant de grands yeux face à l'équipe ruisselante qu'elle trouva devant sa porte, elle se demanda si Michael n'était pas passé à la vitesse supérieure, pour le pire. En effet, derrière l'homme en uniforme qui lui faisait face, elle découvrit un autre policier, protégé par un monstrueux gilet pare-balles sous un poncho transparent, et armé d'un fusil à pompe. L'officier vérifia poliment qu'il était à la bonne adresse avant de se présenter et de lui annoncer :

Nous sommes venus procéder à l'arrestation de votre fils, Michael.

Il marqua d'un pas son intention de franchir le seuil et elle s'interposa franchement, refermant la porte à moitié.

Pardon ? Pour quelle raison ? répondit-elle en tremblant.

L'homme soupira.

Votre fils est sous le coup de quatre chefs d'accusation. On peut résumer le plus sérieux en une phrase : il est accusé d'avoir perpétré une intrusion informatique hautement illégale sur un site protégé par des directives antiterroristes. On m'a fait savoir que le dossier était accablant.

Comment cela : on vous a fait savoir ?

Le dossier est couvert par les clauses de confidentialités extrêmes, conformément aux directives antiterroristes.

Vous voulez dire que vous venez arrêter mon fils chez moi sans pouvoir me dire ce qu'il a fait ?

Madame, j'essaie de procéder avec tact et politesse, cependant, aucune de vos objections n'est recevable. Je suis en possession de tous les documents nécessaires, y compris les mandats de perquisition, et cætera.

Je veux appeler notre avocat.

Je ne suis pas tenu d'attendre qu'il soit présent pour procéder. Je vous prie donc instamment de nous laisser entrer.

Il avait prononcé sa dernière phrase d'une façon qui ne laissait place à aucun doute : il était prêt à le faire de force. Elle les laissa passer, atterrée. L'homme en arme resta à la porte et l'autre se mit à parcourir la maison. La console portable qu'il portait à sa ceinture émit un bip strident. « IA ! Saloperie ! » fit-il dans sa barbe. Il se saisit vivement d'un gadget qu'il avait en bandoulière. Il tira d'un geste brusque sur une espèce de petite goupille et le gadget répondit en bipant à son tour. Le policier fit un petit sourire méchant. Au poignet de la mère de Michael, le téléphone émit un couinement plaintif, le bio-moniteur autour de son cou produisit une petite vibration d'alarme. La musique qui émanait en sourdine du salon se tut. Les écrans des tableaux au mur s'éteignirent. Tandis que le policier reprenait sa fouille, elle jeta un œil à son téléphone : réseau perdu. L'homme laissait des traces d'eau sale partout. Elle le regarda faire avec stupeur en le suivant. Avant d'escalader l'escalier vers l'étage où se trouvait l'antre de Michael, il demanda :

Il est là-haut ?

Elle haussa les épaules. Alors qu'il gravissait les premières marches, elle s'élança pour le suivre.


Chapitre 14 : 2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer


Daeffers tira sur son cigare en refermant le projecteur qui venait de jouer le reportage sur Morgan Kerr et le vol 345.

Ils ont tort, dit-il en affichant un sourire pensif.

Vous voulez dire que le pilotage a été excellent ? répondit Shrieffer, je suis d'accord, chef ! C'était un putain d'exploit. Vous l'avez vu s'agiter dans ce cockpit ? Schwartz, ça s'appelle avoir des megas couilles !

Non, fit pensivement Daeffers, ça aussi... Mais, ce n'est pas ce à quoi je pensais : ils ont tort de minimiser le fait qu'un humain a piloté un avion orbital sans l'assistance de l'IA. En fait, c'est la seule et unique fois que quelqu'un l'a fait et est revenu pour raconter son histoire.

Ils n'avaient pas vraiment le choix.

Ouais ... ça, c'est ce que la commission d'enquête a conclu parce que ça c'est bien terminé.

Vous voulez dire que si la navette s'était plantée, la commission aurait dit le contraire ?

Il est clair que c'est difficile à avaler pour eux.

Mais je ne vois toujours pas pourquoi cette histoire d'IA déconnectée vous fascine autant.

Shrieffer, vous me décevez. Réfléchissez ! C'est l'IA qui est responsable des consignes de sécurité, de A à Z. En particulier, à cause des directives antiterroristes, ils font plus confiance aux IA qu'aux pilotes.

Ah ah ! Je crois que je vois.

Oui, mais, en théorie, sans IA impossible de piloter le StarWanderer...

À moins que Morgan Kerr...

Peut-être, fit Daeffers. Il jeta vers Shrieffer le bloc-mémoire contenant le document. Ça a été fait, ça peut se refaire.

On se met dessus alors ? Où est la limite ?

Pas de limite. J'ai un budget approuvé par toute la hiérarchie. Mais pas de contact physique sans mon ordre. En particulier si vous pouviez faire gaffe à votre contact à Almogar. J'aime pas ce type. Et surtout, discrétion absolue, intraçabilité avant tout.

C'est comme si c'était fait, Monsieur, acquiesça Shrieffer.

Il se leva pour quitter la salle. Il savait déjà par où il allait commencer : filatures, écoutes. En général, en deux semaines on finissait par savoir à peu près tout sur quelqu'un. Prendre le contrôle était plus délicat, mais chaque personne avait son point faible, son angle d'attaque.


Chapitre 15 : Dernier jour 7h01


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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 06h58. La bombe du Hilton vient d'être revendiquée par la faction ultra violente « Gloire à Gaia » du groupe d'écoguerriers franco-néo-zélandais « Remember Rainbow Warrior ». RRW-GaG s'était fait connaître il y a un an en revendiquant l'incendie de la plateforme d'enfouissement de déchets radioactifs Echo-Mars dans le golf de Gascogne. Le groupuscule aurait depuis perpétré quarante-neuf attentats. Le communiqué revendicatif se termine sur la formule qui leur sert de signature : « Mort aux ignobles traîtres saccageurs. Puisse l'Annonce porter la lumière dans le cœur des justes et leur montrer le chemin du salut de Gaia. »

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Quand on frappa à la porte de la chambre, Paco se garda bien de répondre, du fond de son placard, à la voix qui lui demandait en anglais :

Tout va bien, Monsieur ?

L'employé de l'hôtel utilisa son passe pour ouvrir la porte et Paco l'entendit entrer dans la chambre, y faire un tour rapide et ressortir en claquant la porte derrière lui.

L'agent, la grosse femme blonde qui s'était occupée de lui depuis la descente d'avion lui avait dit :

Paco, surtout, surtout, tu n'ouvres à personne d'autre que moi, sauf s'il t'a auparavant appelé sur ce téléphone que je t'ai donné. Et dans ce cas, cette personne doit t'avoir donné un mot de passe, écoute bien ! Le mot de passe est : Miramar.

J'ai compris, personne, sauf s'il appelle avant et donne le mot de passe.

Qui est ?

Miramar.

Très bien Paco. Je veux que tu comprennes que c'est très important. Ta chambre a été réservée sous un faux nom, personne ne sait que tu es ici. Tout doit paraître comme si la chambre était inoccupée. Ne te montres pas sur le balcon, ni même à la fenêtre. Garde les stores baissés, ne commande rien, surtout pas au room service. Pas d'appel à ta famille. N'utilise pas les fonctions interactives de la télévision, en particulier ne l'utilise pas pour aller sur le réseau.

Je sais rester anonyme, objecta Paco.

Elle l'avait regardé avec ce doute qu'il avait l'habitude de trouver dans les yeux des adultes quand un enfant de dix ans leur faisait ce type d'affirmation.

Je sais, admit-elle avant d'ajouter : mais il reste un risque, et je t'assure que tu ne veux pas le prendre. Promets-moi de ne pas faire d'accès.

Paco avait soupiré, sachant qu'il allait s'ennuyer à mourir s'il ne lui restait comme seule distraction que regarder la télévision :

C'est promis.

Elle ne lui avait pas dit : je t'ai fait mettre dans une aile différente des autres parce que je crois que si une seule personne doit survivre et monter dans cette navette, il faut que ce soit toi. Mais si mon patron savait que j'ai fait cela, il me virerait sans doute sur le champ.

Paco entendit les pas nerveux de l'employé de l'hôtel qui allait frapper à la porte suivante. Il tremblait. Il comprenait maintenant que le risque dont avait parlé la grosse femme blonde avait été tout à fait réel. D'ailleurs, il était maintenant certain qu'elle était morte. Après l'explosion terrifiante qui avait fait vibrer les vitres si fort que Paco se demandait encore comment elles n'étaient pas tombées, Paco était tombé du lit sur lequel il s'était endormi tout habillé devant la télévision. Une alarme s'était mise à sonner, c'était l'alarme d'évacuation, il l'avait lu sur la télévision. Il s'était approché avec prudence de la grande baie qui donnait sur le balcon et il avait entrouvert le store pour découvrir que la vitre blindée était fissurée de bout en bout, seuls les éléments plastiques du composite la faisaient encore tenir. Dans la lueur blafarde de l'aube pluvieuse, il avait vu que, de l'autre côté du jardin, le bâtiment principal de l'hôtel, celui qui avait la vue sur la mer, était en flammes. La partie centrale s'était en partie effondrée et, en fait, Paco apercevait à travers un grand trou les parasols jaunes et blancs sur la plage, repliés et maltraités par le vent, et au fond sous la pluie battante, la mer grise et blanche. En avalant sa salive, il s'était reculé sur la pointe des pieds. Saisissant le gros téléphone archaïque donné par la dame blonde, il s'était caché dans le coin le plus reculé du grand placard.

Il avait ressenti le besoin vif de composer le numéro de sa mère, même s'il savait qu'il allait la réveiller à cause du décalage horaire, mais il était parvenu à se convaincre de ne pas le faire en se souvenant de ce qu'il avait promis. Au lieu de cela, il avait composé le numéro d'urgence indiqué par la grosse femme blonde. À sa grande surprise, une IA avait pris la ligne pour le faire patienter. De longues minutes plus tard, un grand chinois très vieux et très maigre était apparu. Il avait dit à Paco : surtout, ne bouge pas, reste dans la chambre, on va venir te chercher.

Personne n'était venu.

Paco, du fond de son placard, avait entendu les sirènes des ambulances, des hélicoptères qui passaient au ras des toits, et des gens qui couraient dans les couloirs. Alors, Paco avait deviné que la grosse femme blonde avait été tuée par la bombe. Enfin, le téléphone avait vibré dans sa main, et il s'était béni d'avoir eu l'idée d'aller bloquer la sonnerie dans la configuration. C'était une autre femme blonde, beaucoup plus mince, plus jeune, elle avait l'air gentille, mais très décidée et directive.

Paco, le code est Miramar.

Oui, c'est le code.

Je m'appelle Claire, désormais, c'est moi qui vais m'occuper de toi.

Que dois-je faire ?

Es-tu toujours dans ta chambre ?

Oui.

Alors surtout, ne fait rien. Surtout, ne bouge pas.

Vous n'allez pas venir me chercher ?

Si, mais pas maintenant, plus tard.

Ah ?

Oui, tu es en sécurité dans cette chambre.

Vous croyez ?

Oui, si tu ne bouges pas, si tu ne touches ni au téléphone, ni à l'internet, tu es invisible. Personne ne sait que tu es là. Nous ne connaissons même pas le numéro de ta chambre, et c'est aussi bien.

Ah ?

Elle avait froncé les sourcils.

Où es-tu exactement ?

Je suis dans le placard.

Elle avait souri.

As-tu assez d'air là dedans ? Tu devrais peut-être sortir de là.

Je préfère rester.

Est-ce que tu as de quoi boire et manger ?

Non.

Regarde dans le minibar. Il y a un minibar dans ta chambre avec de l'eau et du coca et aussi des chips et des cacahouètes. Je suis sûre que tu aimes le coca et les chips ?

Oui.

Ne mange pas tout d'un coup, car on ne viendra te chercher que vers la fin de l'après-midi. D'accord ?

D'accord. Qui viendra ?

Moi. Moi, je viendrai te chercher. Je te le promets. Je te préviendrai juste avant.

Et on ira prendre la navette ?

Oui, je t'emmènerai dans la navette sur l'astroport d'Almogar, je resterai avec toi.

Quand est-ce que je pourrai appeler ma maman pour lui dire au revoir ?

Quand tu seras en sécurité dans la navette, je te promets que tu pourras l'appeler et lui parler aussi longtemps que tu voudras. D'accord ?

D'accord.

Caché au fond de son placard, Paco se souvint qu'il avait été caché d'une façon similaire pour écouter le conseil de famille quelques jours auparavant. Le conseil avait été réuni après que la grand-mère ait gagné la loterie spéciale. La grand-mère était trop vieille pour partir. Elle était venue voir Paco dans l'après-midi et lui avait dit : c'est toi le plus malin, c'est toi qui ira. Mais l'homme fort de la famille, l'oncle de Paco, n'était pas d'accord. Il voulait envoyer son fils Ramon. Celui-ci était grand et fort, cruel et inculte. Il traitait la mère de Paco, veuve de son oncle, comme une esclave. Paco le détestait. Le père de Ramon soutenait toujours son fils de toute son autorité. Le reste de la famille approuvait ou courbait l'échine. La discussion s'était vite envenimée. Paco, qui malgré son jeune âge était très rationnel, était très sensible à toute la bile versée dans ces joutes inutiles, longues et cruelles. Cette fois-ci, il avait écouté avec attention, car l'idée de quitter la favela pour partir dans l'espace lui semblait une chance ultime. Après en avoir considéré l'éventualité, rien ne semblait pouvoir être plus désirable, même si cela signifiait qu'il allait devoir quitter sa mère à laquelle il était attaché par un amour réciproque intense, renforcé par son statut de fils unique orphelin. Mais ce soir-là, le vent avait tourné en faveur de Ramon. Quand le silence était tombé, Paco avait réalisé la mort dans l'âme que le sort en était joué, que Ramon avait gagné. Alors, la voix de la grand-mère s'était élevée, tremblante, mais assurée, faible, mais inflexible : « Il n'est pas question que je donne mon ticket à ton fils. Ton Ramon est un bon garçon, mais il n'arrive pas à la cheville de Paco en intelligence, malgré la différence d'âge. Il sait à peine lire et compter. Paco, lui, a appris tout seul à lire avant d'aller à l'école, et depuis, il est le premier de sa classe avec deux ans d'avance. À dix ans, il lit, parle et écrit l'anglais. Imagine ce qu'il saura faire quand il aura l'âge de Ramon ? C'est lui qui doit partir. C'est lui qui mérite de défendre les chances de cette famille dans l'espace. Lui sera capable de se rendre utile. Ton Ramon ne serait là-bas qu'un idiot de touriste. L'affaire est réglée, Paco ira. J'ai encore toute ma tête, et tant pis si ce doit être la derrière action bénéfique et à peu près intelligente que je ferai avant de quitter moi-même cette Terre. Je ne changerai pas d'avis. » Ensuite, un jour et une nuit durant, la grand-mère avait secondé la mère de Paco, pour veiller sur lui et éviter que Ramon ne vienne sournoisement lui casser un bras ou une jambe, jusqu'à l'arrivée des agents mandatés par l'ASI qui l'avaient emmené à l'avion. Première fois et première classe, par la filière VIP, comme dans un film américain. Mais personne ne lui avait dit qu'on essaierait de le tuer.


Chapitre 16 : 5 ans auparavant, La maison


Lise avait poussé Morgan à s'intéresser à l'achat d'une maison. Elle lui avait fait visiter la sienne, espérant créer une envie. Elle accompagna Morgan pour quelques visites, officiellement afin de lui prodiguer ses conseils. En réalité, un accord d'une nature différente les liait, car Morgan avait dit : « J'y vais, si tu viens avec moi ». Lise s'y investit sans compter, heureuse de s'être trouvé une activité qui lui changeait les idées en cette phase qui suivait une rupture qui la perturbait, même si elle faisait tout pour ne pas le montrer.

En quelques jours, Morgan décida d'acheter une grande maison d'architecte, un vrai coup de foudre. Bien placée dans l'un des quartiers les plus recherchés, cette propriété se présentait comme une sorte de manoir moderne, utilisant des techniques et des matériaux de construction comme le béton brut incrusté de bois exotiques et l'acier nu, rouillé, enchâssé d'inox. La bâtisse, de plain-pied, cachée dans un parc arboré, était intégrée au flanc d'une colline étagée par des restanques de pierres blanches de sorte que les pièces principales offraient une vue à couper le souffle sur la rade de Santa-Maria. Ce bien rare avait un prix prohibitif, ce qui expliquait que la propriété ait été en vente depuis de nombreux mois, mais Lise fit intervenir un intermédiaire rompu à ce type de négociation et en y mettant la totalité de son pactole, Morgan put l'acquérir avec un petit emprunt.

Cette bâtisse représentait pour Morgan un rêve pur et simple. En prenant possession de la maison quelques minutes après la signature chez le notaire, Morgan pleura à l'évocation de la fierté que lui aurait donné la chance de faire découvrir cette demeure à sa mère. Celle-ci avait souvent exprimé son intention d'acheter une propriété au soleil pour leur retraite, discours rabroué par son père qui rappelait que ce n'était pas avec les revenus et les économies du ménage qu'une chose pareille aurait été possible. La maison était fantastique, aérienne et lumineuse, elle était aussi très bien conçue. À la fois belle et pratique, elle comprenait tout ce qu'il y avait de plus moderne en robots pour tondre la pelouse, nettoyez ceci ou cela, même les vêtements, qu'il suffisait de jeter au sol quand ils étaient sales : les robots s'occupaient de les récolter et de les laver en prenant soin d'utiliser la bonne lessive à la bonne température. Clou de l'ensemble, la piscine de la maison était enchâssée dans une fabuleuse terrasse de pierres blanches taillées en un opus sophistiqué de polygones irréguliers. Pour faire de l'ombre, une IA pilotait un subtil système de toiles sur des enrouleurs eux-mêmes postés sur des profilés d'aluminium qui évoquaient l'aéronautique. Le tout était supporté par des barres de teck ornées de cordages qui figuraient des vieux gréements. L'absence de rebord extérieur au bassin donnait l'impression, quand on était assis dans le salon, que l'eau de la piscine se finissait dans le ciel, ou bien dans la baie cent mètres plus bas, selon l'angle de vue. Le fond du bassin était doté de pompes conçues pour créer un courant artificiel grâce auquel on pouvait nager pendant des heures sans avoir à faire demi-tour, comme au milieu de l'océan. Mais on aurait pu aussi se croire au milieu du ciel, car la paroi tournée vers la baie était transparente. Sur les conseils de Lise, Morgan fit appel à un architecte d'intérieur qui dirigea les travaux de rafraîchissement de la décoration, après de longues entrevues consacrées à lui poser des questions en lui montrant des catalogues. Quand le mobilier fait sur mesure fut ajouté, Morgan découvrit avec béatitude qu'ils étaient parvenus à créer l'ambiance dépouillée et pastel, simple et fonctionnelle, de ses rêves.

Morgan s'équipa d'un système multimédia du dernier cri avec une puissance énorme. Son implant lui permettait d'écouter de la musique sans l'artifice du moindre gadget supplémentaire, mais ce système lui donna la possibilité de faire pour la première fois de sa vie ce dont tous les adolescents de son quartier avaient rêvé sans jamais pourvoir le faire : faire trembler les vitres en reproduisant des volumes sonores comparables à ceux des concerts et des discothèques. Le système pouvait en plus reproduire sur les murs du salon les images de la scène. Morgan s'immergeait ainsi dans la restitution numérique de concerts et de ces sessions de DJ enregistrées dans les clubs mythiques, Londres, Ibiza, New York. Morgan consomma ainsi des dizaines et des dizaines d'albums, des heures durant, découvrant qu'il était temps de prendre le temps, de se demander ce qu'on avait envie de faire, et de le faire. Cet épisode de découverte et de prise de possession de la maison ne dura pourtant que quelques semaines. Enfin, ayant invité Lise à danser au cours de soirées de disco virtuelle, Morgan se rendit compte que le plus grand plaisir que lui donnait ce système était dans cet usage.

Un jour, en discutant avec Lise, Morgan découvrit que celle-ci soutenait financièrement plusieurs organisations caritatives opérant en Asie. Le lendemain, Morgan calcula ce qui s'additionnait chaque mois sur son compte en banque, et mit en place des virements automatiques vers deux organisations humanitaires opérant en Afrique. D'autres organisations prirent contact en retour pour lui proposer de donner des présentations interactives à distance dans des écoles et des lycées sur le thème de la conquête spatiale. Morgan accepta avec une inquiétude qui se transforma en joie dès la première séance avec des enfants d'un petit village d'Afrique subsaharienne. Ces élèves à distance étaient joyeux et respectueux, en particulier, tous avaient entendu parler du vol 345. C'est ainsi que Morgan devint membre du corps enseignant sur Internet. Par la suite, la cadence de ces conférences monta jusqu'à plusieurs fois par semaine, le plus souvent pour des établissements en Afrique, mais aussi en Amérique du sud et en Asie. Quand on lui demanda de faire la même chose pour des pays riches, Morgan accepta, mais à la condition exclusive que la prestation soit payante et les droits versés à une association d'aide aux pays pauvres.

L'été tirait à sa fin et Morgan prit conscience, avec l'aide de quelques petites questions apparemment anodines, mais habilement glissées par Lise dans des conversations par ailleurs banales, que réaliser un rêve était une chose merveilleuse, mais qu'il lui était devenu important de se donner d'autres objectifs. Comme le formula Lise : « tu es doing plus que being, ton domaine est l'action, pas la contemplation. »

Morgan se mit à travailler avec acharnement sur le réseau. Sachant ce qu'il lui fallait chercher, il lui restait à vérifier si ses capacités étaient à la hauteur. Plusieurs formations en ligne qui avaient des conditions d'admission assez ouvertes lui ouvrirent leurs portes. Du coup, Morgan se mit dans la tête de passer un doctorat. À sa grande surprise, Lise approuva vigoureusement. Morgan, pour ce faire, s'enferma dans sa nouvelle maison, à l'exception des sorties en vélo avec le gang des fondus et de quelques escapades pour aller danser avec Lise. Plusieurs universités réputées proposaient des cursus à distance, il suffisait de passer le processus de sélection. Morgan se mit au point un programme strict et infernal qui commençait avant l'aube avec le vélo, et distribuait sur la journée de longues heures de travail entrecoupées de repas frugaux et de séances de piscine. Lise l'encouragea avec une sincérité qui rassura Morgan. Sa sélection par trois universités lui permit de choisir la plus prestigieuse. Le sujet de son doctorat faisait quatre lignes. Il s'agissait d'une étude des nouvelles technologies logistiques orbitales et des stratégies associées pour augmenter les capacités de mise en orbite de fret. Morgan se mit au travail aussitôt. Son directeur de thèse lui proposa un agenda menant au doctorat en deux ans. Morgan se donna un an et demi pour l'obtenir. En même temps, une boulimie d'activité lui avait donné d'autres désirs, d'autres idées pour réaliser sa vie.

Un dimanche matin, très loin dans la montagne, Morgan mena Lise jusqu'à un petit lac naturel là où la carte n'indiquait que des pointillés bleus, mais où les photographies satellites récentes montraient la présence d'une étendue d'eau. Une ascension émaillée de cols et d'embûches qui nécessitèrent de longs portages les y mena. Il faisait très chaud ce jour-là et après avoir plongé une main dans l'eau pour vérifier qu'elle n'était ni bouillante ni glacée, Lise se déshabilla en un clin d'œil avant de se glisser avec élégance dans l'eau en clamant son plaisir. Le lac était peu profond, Lise en s'y mettant debout montra ses petits seins pointus, puis elle partit explorer la rive opposée en nageant comme une vipère, la brasse, tête hors de l'eau. Morgan n'hésita pas plus longtemps et se glissa à son tour hors de ses vêtements et puis dans l'eau. Un très long moment de calme les rapprocha, bavardant un peu, nageant de-ci de-là. Puis il fut temps de se rhabiller et de manger le pique-nique, côte à côte sur une grosse pierre. La conversation prit un tour tout à fait inattendu pour Lise quand Morgan lui dit calmement, mais d'un seul coup, comme si elle avait eu peur d'être interrompue, ou bien dans le souci de donner toute la vérité sans qu'il soit possible d'en séparer les composantes :

Je voudrais avoir un enfant. C'est le moment où jamais dans ma vie. J'ai un embryon congelé. Tu le savais ?

C'était dans ton dossier. Tu étais enceinte de trois semaines le jour de l'accident.

Morgan hocha la tête.

C'est une fille. J'ai le temps de le faire avant l'opération. D'après le chirurgien, comme j'ai arrêté tous les traitements, cela ne poserait pas de problème, il faudra juste prévoir une césarienne.

Elle regarda Lise, qui lui sourit, lui frotta affectueusement l'épaule, et lui répondit avec force :

C'est une idée qui me semble fabuleuse.

Morgan la scruta, à demi inquiète, fronçant son absence de sourcil.

Tu crois ?

Lise hocha la tête vigoureusement :

Oui, c'est une idée fantastique.

J'ai un peu peur de ne pas... de ne pas être à la hauteur, seule...

Lise la regarda. Le dossier était muet sur le géniteur.

Et le père ?

Morgan secoua la tête avec une expression douloureuse. Lise changea de sujet de sa voix la plus douce :

On a toutes eu peur pour le premier. Enfin, en tout cas toutes celles qui ont une cervelle. Mais c'est la chose la plus naturelle du monde. Si c'est cela qui t'inquiète, je suis certaine que tu seras une très bonne mère. Et aussi, je tiens à te dire une chose : tu ne seras pas seule. Je serais là.

Morgan la scruta à nouveau. Lise se rendit compte à cet instant à quel point leur amitié était importante, et Lise se sentit fière que son avis compte. Elle put même s'étonner de l'intensité de cette émotion.

« Comment vas-tu l'appeler ? demanda-t-elle.

La question prit Morgan au dépourvu, c'était comme si on lui forçait la main. Lui donner un nom, c'était déjà la faire naître par avance. Elle se sentit gênée. Le sujet était si intime, elle ne connaissait personne d'autre que Lise avec qui elle aurait pu accepter d'en parler. Donner un nom, elle y avait réfléchi, bien entendu, mais elle n'avait pas compris jusqu'à cet instant à quel point le dire représentait une responsabilité immense, à la mesure de celle de donner la vie.

J'avais pensé l'appeler : Esmeralda.

Le bossu de Notre-Dame. Une femme mystérieuse et naturelle, précieuse comme l'émeraude, symbole d'amour et de renaissance.

Ou peut-être Nicole.

Lise laissa le silence s'installer, elle trouvait Nicole moins bon. Elle souriait. Morgan la regarda, intriguée ou peut-être même inquiète. Elle plissa son front. Lise se mit à rire.

J'ai hâte.

De quoi ?

De tout ! Que tu sois enceinte, qu'elle te donne des coups de pieds dans le ventre, qu'elle vienne au monde... J'ai hâte de voir cela, de m'occuper d'elle, de donner des biberons, de changer des couches, de lui faire prendre son bain... Tu sais, devenir mère est la chose la plus fantastique qui puisse arriver, c'est magique sur toute la ligne. Et ensuite, élever un enfant reste l'une des activités les plus gratifiantes qui existent.

Lise rit à nouveau, elle ajouta :

« J'ai hâte pour toi aussi. Tu vas adorer ça, j'en suis tout à fait certaine.

Avec une intensité qui la prit au dépourvu tellement elle était submergée par la joie et le soulagement mêlés, Lise pensa : elle est sauvée ! Et, des larmes dans les yeux, elle se pencha vers Morgan. Elle la prit dans un bras, elle lui posa un baiser sur la joue, le temps de faire deux clins d'œil, elle s'écarta en souriant et lui dit en guise de conclusion :

« C'est une idée merveilleuse. Et souviens-toi bien, je te l'ai promis : je serai là. Fidèle au poste.


Chapitre 17 : Dernier jour 7h02


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Kyodo News, Tokyo, aujourd'hui, 07h01. L'attentat à la bombe du Hilton de Santa-Maria d'Almogar vient d'être démenti avec force par le porte-parole japonais de la branche pacifiste du groupe écologiste « Remember Rainbow Warrior ».

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En arrivant dans la chambre de son fils, la mère de Michael découvrit son enfant planté à côté de son bureau, face au policier qui vérifiait verbalement son identité. En entendant Michael confirmer avec hésitation qu'il était bien la personne recherchée. Elle vit, elle l'avait oublié, que Michael était devenu un homme, même si elle pensait encore à lui comme à un ado. Elle perçut que malgré son calme apparent, son fils était sous le coup d'une émotion très vive.

Vous êtes en état d'arrestation, conclut l'officier en sortant de sa poche une paire de menottes dont il referma un anneau sur son propre poignet. Michael se recula contre le mur. Sa mère crut que son cœur s'arrêtait. Ce n'était pas la première fois que Michael se flanquait dans le pétrin. Cependant, la situation prenait une tournure sinistre.

Il se produisit alors un évènement extraordinaire : Jennifer sortit de la pièce adjacente à la chambre de Michael et que ce dernier avait transformée en laboratoire-capharnaüm. Apparition céleste, vision de rêve, alliance parfaite de blondeur, de rondeurs exquises, de l'élégance de la minceur couronnée par la perfection esthétique de son visage. On pouvait se prendre à croire qu'elle était l'une de ces créatures sublimes que l'on admirait à la télévision, qui serait descendue du poste par magie. Elle vint avec calme et résolution, droit sur le policier en balançant avec une grâce inouïe ses larges hanches et ses longues jambes parfaites. Elle lui fit un sourire désarmant et lui dit d'une voix chaude et sensuelle :

Bonjour, Monsieur l'Officier ! Comment allez-vous ?

Elle aurait tout aussi bien pu déclamer un vers d'un poème oublié dans une langue inconnue. Le policier s'était tourné vers elle, et il avait marqué l'arrêt face à cette vision, si bien que l'extrémité des menottes qu'il destinait à Michael se balança sous sa main. Jennifer lui fit un sourire séducteur très exagéré, mais néanmoins saisissant de spontanéité et de sincérité, et elle vint se coller à lui, comme dans un glissement de côté. Alors, avec une résolution époustouflante, elle l'enlaça d'un bras et lui offrit câlinement sa bouche à embrasser. Médusée, la mère de Michael constata que la blonde avait dans le même geste saisi le poignet du policier. Celui-ci se défendit sur-le-champ avec une violence extrême, comme s'il s'était soudain réveillé d'un rêve pour découvrir une réalité cauchemardesque, en repoussant Jennifer brutalement, mais sans parvenir à l'éloigner. Malgré ses hauts talons, Jennifer se laissa brutaliser en faisant preuve d'un sens de l'équilibre stupéfiant, sans cesser de sourire, comme si le policier avait été un danseur très maladroit. Sous les yeux estomaqués de la mère de Michael, elle attrapa les menottes dans un geste d'une vivacité et d'une précision incroyable et les referma sur son poignet. Du coup, lorsque le policier qui se débattait toujours avec véhémence parvint à s'extraire de son emprise, ce fut pour découvrir qu'ils étaient attachés ensemble. Alors, avec la fébrilité d'une panique évidente, il utilisa sa main libre pour dégainer son arme de service, et dans le même geste, il tira sur Jennifer trois coups en succession rapide, à bout portant dans la poitrine, tandis que la mère de Michael hurlait de terreur au son monstrueux des détonations du magnum. Jennifer s'immobilisa. Elle regarda le policier de ses magnifiques yeux bleus, profonds comme un lagon, et avec une expression de surprise, mais une sorte de sourire, elle s'effondra, menaçant de faire tomber le policier après elle. Son corps s'étala dans un grand bruit, les membres aux quatre points cardinaux, d'une façon sensiblement différente de celle à laquelle on s'attendrait à voir tomber un être humain. Un peu de fumée s'élevait de ses blessures et une très nette odeur de brûlé envahit la pièce. Jennifer regardait le policier penché sur elle au bout de la menotte. Elle cligna ses longs cils. Son sourire était devenu angélique. Sa bouche forma quelques syllabes et il sembla à la mère de Michael qu'elle avait prononcé le nom de son fils. Puis il y eut un déclic audible à l'intérieur de son corps et ses grands yeux parfaits de poupée s'immobilisèrent.

Le policier était tout rouge, il respirait fort, penché en avant au-dessus du corps de l'androïde, il tirait comme avec des spasmes sur la menotte, son arme dans l'autre main. La mère de Michael crut qu'il allait faire un malaise. Il prit une grande respiration et poussa un juron sonore. La mère de Michael mit une bonne seconde à comprendre la raison de son extrême contrariété : Michael avait disparu. Quelqu'un cria : « Chef ! » Un moteur de moto démarra dans un hurlement strident, suivi par celui de la roue arrière qui ripait sur l'asphalte devant la maison. Des détonations résonnèrent. Elle ne les compta pas, car elle était trop occupée à dévaler l'escalier, tandis que l'officier cherchait fébrilement les clés de ses menottes. Elle courut sous la pluie battante rejoindre le jeune policier planté au milieu de la chaussée qui abaissait le canon fumant de son fusil, son regard attaché à la moto qui entrait dans la forêt au bout de l'impasse. Il n'était pas possible de poursuivre par là une moto avec une voiture, et la mère de Michael devina que, sinon, le policier aurait bondi pour prendre le volant. Elle le fusilla du regard, tandis qu'il annonçait le fuyard à la radio, donnait sa description et demandait à toutes les patrouilles du secteur de converger pour bloquer la moto. Il la regarda et dit en haussant les épaules :

J'ai tiré en l'air.

Son chef les avait rejoints, pantelant. Il demanda, criant pour se faire entendre par dessus le vent :

Que s'est-il passé ?

Il est arrivé derrière moi et m'a fait un truc de karaté. Il se massa le sternum et le cou. Il eut un geste d'impuissance.

« Le temps que je me relève, il avait démarré la moto. Il regarda la mère de Michel et ajouta :

« J'ai tiré en l'air pour lui faire peur.

Le chef leva les yeux au ciel. Une bourrasque les fit se plier en deux. La mère de Michael demanda en criant :

Faire peur à quelqu'un qui a décidé de tenter sa chance à fuir, vous n'avez pas l'impression que c'est une connerie, que cela le fera juste courir plus vite ?

Le chef lui répondit, excédé :

Vous avez raison, Madame. Mon collègue ici présent débute dans notre difficile métier. Il a oublié que la seule raison de tirer sur un fuyard c'est pour le descendre, et qu'il a le droit de le faire si le fugitif est un délinquant formellement identifié qui fait opposition aux membres des forces de l'ordre en s'en prenant à eux avec violence.

Elle le regarda, regarda le jeune planton. Ils restaient debout sous la pluie battante. Elle écarta ses cheveux que le vent avait jetés sur son visage. Elle demanda :

Vous voulez dire qu'il a eu raison de tirer, mais qu'il aurait dû viser mon fils pour le tuer ?

Le policier haussa les épaules.

Pas pour le tuer, pour le stopper, Madame, c'est ce que je veux dire. Un suspect qui résiste quand on vient l'arrêter, qui programme une machine pour agresser un officier de police afin de faire diversion et qui en agresse un autre, est éligible pour une salve sans sommations. C'est la loi.

Elle regarda le planton, et alors, à son air, elle comprit qu'il lui avait menti, qu'il n'avait pas tiré en l'air. Elle pensa à Jennifer, qui gisait à l'étage et elle eut un violent frisson. Elle considéra les deux policiers qui s'étaient écartés pour échanger quelques mots en privé, ils avaient l'air contrarié. Elle frissonna à nouveau.

Le chef consulta l'écran de sa console portable. Il dit :

De toute façon, ils vont l'avoir, c'est une question de minutes. La seule petite chance qu'il a, c'est qu'on n'a pas d'hélicoptère aujourd'hui avec ce temps, mais cela ne fera pas une grande différence ...Regardez, cria-t-il triomphalement ! Ils l'ont déjà localisé avec les caméras ! Il est sorti de la forêt de l'autre côté, il se dirige vers le nord !

Il était en train de tourner son écran vers elle pour lui monter les images de Michael cheveux au vent, penché sur le guidon de la moto, qui filait comme un dératé dans une petite rue, quand tout devint noir. Il fronça les sourcils, tandis que son jeune collègue portait ses mains à ses oreilles et retirait vivement son casque.

Schwartz ! C'est quoi ce merdier ? cria le jeune en grimaçant de contrariété. On entendait un très fort sifflement qui émanait de son casque. Il manipula avec fébrilité les gadgets qu'il portait à la ceinture et sur sa bandoulière.

Le chef essuya son écran, il tiqua :

Je sais pas. On dirait que le réseau tactique est tombé.

Sous les yeux de la mère de Michael, ils commencèrent à tester leurs matériels avec une consternation grandissante. De toute évidence, ils n'avaient plus grand-chose qui fonctionnait. En particulier, elle les entendit tenter de joindre leurs collègues à plusieurs reprises et par différentes méthodes, sans résultat. Il pleuvait toujours autant, personne n'osait plus rien dire. Le chef fit signe au planton de rentrer dans la maison, il dit à la mère de Michael.

On va mettre des scellés sur sa chambre et on reviendra plus tard, quand on l'aura attrapé. Des scellés, vous savez ce que cela signifie ? Si vous entrez dans cette chambre, vous serez poursuivie.

Elle ne répondit rien, elle était atterrée. Elle resta en bas sur le pas de la porte grande ouverte tandis que les policiers opéraient à l'étage et que la barre de gyrophares de leur véhicule continuait à jeter des éclairs multicolores sur les façades des maisons de la rue. Quelques voisins étaient sortis, elle leur en dit le minimum : que la police était venue chercher Michael. La voisine du bas de la rue, arrivée tardivement de son pas boitant, demanda mielleusement :

Ils ne l'ont pas attrapé ?

La mère de Michael se retourna vers la chipie, et des larmes lui venant aux yeux, elle lui répondit fièrement :

Non !

La vieille pencha la tête de côté. Elle haussa les épaules. Secouant la tête, elle dit :

Et ils font ça avec l'argent de mes impôts ! La prochaine fois, pour attraper un gamin, ils viendront avec un tank.

Elle s'en retourna vers chez elle sans saluer et on l'entendit maugréer dans la pluie :

« Abrutis !

La mère de Michael la regarda s'éloigner avec stupeur.

Quand les policiers redescendirent, le chef consulta sa console et dit en reniflant :

C'est pas reparti.

Il se tourna vers la mère de Michael et lui fit une grimace de sourire dédaigneux :

« Votre fils n'y est sûrement pour rien, tout pirate informatique qu'il est !

Celle-ci le regarda froidement tandis qu'il montait dans la voiture. Il émit un petit rire bref en claquant la portière. Le moteur rugit et ils partirent dans la tempête, gyrophares projetant des éclairs bleutés dans toutes les directions.

La mère de Michael resta quelques instants dressée dans la rue, grelottante. Quand elle se retourna pour aller se mettre à l'abri de la maison, un maigre sourire se dessina sur son visage tandis qu'elle adressait une prière silencieuse dont la sincérité la surprit elle-même : cours, Michael ! Cours, mon ange ! Tu es beaucoup plus malin qu'eux.

Elle referma la porte et s'y adossa en fermant les yeux. Elle savait que ce n'était pas vrai. Ils allaient lui mettre la main dessus, ce n'était qu'une question de temps. Et quand ils le retrouveraient, ils le jetteraient en prison. D'ailleurs, Michael avait à coup sûr considérablement aggravé son cas avec cette fuite rocambolesque.


Chapitre 18 : 2 ans auparavant, Ada & Michael


Ada bougea en dormant et réveilla Michael d'un sommeil profond où il rêvait qu'il était en train d'attaquer une banque avec deux IA. Dans ce rêve, il pénétrait le système de gestion de compte en ligne à l'aide de la première IA, tandis que la seconde IA, en poste avancé dans le sous-sol de la teinturerie mitoyenne de la banque, utilisait un détecteur quantique refroidi à l'hydrogène liquide pour tracer les transactions du serveur de la banque et en extraire les mots de passe et les clés cryptographiques. Le montage était un peu échevelé, comme c'est souvent le cas dans un rêve, mais Michael fut étonné du réalisme du contexte : la banque existait bel et bien dans le centre de Santa-Maria, juste à côté d'une teinturerie. Quant au détecteur quantique, il avait fait un TP la veille pendant lequel ils en avaient utilisé un. Le professeur avait expliqué que ces systèmes étaient utilisés dans les aéroports pour traquer les bombes, ce qu'il savait déjà, mais aussi qu'à l'aide d'un système de ce type, on pouvait enregistrer l'activité qu'un microprocesseur à distance. Sa curiosité ayant été mise en éveil par cette révélation, il avait fait des recherches sur le réseau le soir même, et il avait découvert que les plus perfectionnés de ces engins étaient si sensibles qu'ils pouvaient flairer une IA à des dizaines de mètres de distance, même au travers d'un mur, d'où le rêve.

Ada bougea à nouveau, lui tourna le dos, et ils se retrouvèrent en chien de fusil dans le petit lit. Le contact des fesses d'Ada donna aussitôt à Michael une érection intense. Il ne put pas résister à la tentation, comme si son corps avait pris le contrôle, de frotter le barreau dans la vallée. À sa grande surprise, Ada répondit aussitôt en se cabrant en rythme. Elle vint chercher la main qu'il avait posée sur sa hanche pour la mettre sur son sein dont il sentit la pointe s'ériger autour du piercing et après quelques instants, sans cesser de serpenter contre lui, elle reprit cette main pour l'emmener faire la même chose sur l'autre mamelon.

Hum, gémit-elle lascivement, et puis elle ordonna dans un souffle : prends-moi !

Il obtempéra en tremblant d'excitation, avec l'euphorie sublime chaque fois retrouvée. Très vite, Ada qui ondulait comme une nageuse de papillon, lui prit la main et la guida vers les autres piercings qu'elle s'était fait poser aux endroits les plus stratégiques entre ses jambes. Elle lui avait montré avec beaucoup de patience comment elle voulait qu'il joue avec, une savante alternance de caresses et de petites torsions. Cela s'était avéré un très bon investissement pour elle comme pour Michael, qui trouvait que ces bijoux focalisaient son attention érotique d'une façon très excitante. Elle ordonna : plus fort ! Le sommier commença à grincer et Ada rompit l'action. Elle sortit du lit et lui tira l'oreiller de sous la tête. Il l'entendit impacter le sol. Elle lui vola de la même façon la couette pour l'étaler sur la moquette. Elle chuchota, impatiente :

Amène-toi !

En s'installant au sol, elle voulait être certaine de ne pas réveiller son père et sa belle-mère qui dormaient à l'étage en dessous. Il la trouva à tâtons, le cœur battant. Elle s'était mise à quatre pattes, il fallait faire attention de ne pas lui écraser les mollets en se glissant derrière elle. Cette position annonçait l'une de ces cavalcades dantesques dont Ada avait le secret.

Dire qu'Ada était une bête de sexe était un euphémisme, elle disait elle-même qu'elle n'avait que deux passions dans la vie, les mathématiques et la baise. Elle prétendait avoir eu jusqu'à plus de soixante douze orgasmes dans la même journée et ne se cachait pas d'avoir eu à trouver trois partenaires différents pour battre ce record. Elle avait expliqué un jour à Michael : « Vous les mecs, vous avez envie tout le temps, mais après quelques coups, vous ne pouvez plus rien faire pendant des heures. Moi, à peine deux minutes et si je veux, je recommence ». Il n'était pas parvenu à la prendre en défaut sur cette affirmation. De ce côté, elle était stupéfiante et pour tout dire géniale, toujours partante, même dans les contextes les plus extravagants : elle était capable de prendre son pied derrière une haie, dans les toilettes du lycée, dans une voiture, dans le garage avec sa famille dans le jardin juste à côté, même dans la cabine d'essayage d'une boutique de fringues. Elle était capable d'atteindre le septième ciel en quelques secondes, comme un garçon, et elle ne prenait son temps que pour le plaisir de faire durer. Elle avait expliqué à Michael que le jour où il aurait affaire à une autre fille, ce serait très différent. Michael se demandait si elle le savait juste parce qu'elle avait beaucoup lu à ce sujet. Son côté nymphomane ne dérangeait pas trop Michael, car elle ne l'avait jamais confronté à un autre garçon. Il restait que ces vagabondages faisaient beaucoup jaser, en particulier dans les familles pratiquantes, comme celle de Michael. Pourtant, la mère de Michael n'en parla jamais à son fils, soit qu'elle n'écoutât pas les ragots, soit qu'elle admît que c'était l'affaire de Michael.

Un jour, prenant conscience qu'il était en train de devenir plus que ses autres amants, Michael avait demandé à Ada :

Pourquoi restes-tu avec moi ?

Elle avait souri :

Parce que tu es mignon.

Tu te moques de moi ?

Non, tu es très mignon. Mais surtout, tu es obéissant. Jusqu'ici, je t'ai toujours fait faire tout ce que je voulais. Et aussi, tu suces admirablement bien, et, crois-moi, ce n'est pas courant chez les garçons.

Génial.

Tu es aussi intelligent, je dirais même que, par moment, tu pourrais presque paraître aussi malin que moi.

Elle avait été dépistée à plus de cent soixante-dix de Q.I. vers l'âge de sept ans. Michael avait découvert cela en cassant le système de fichier de l'administration du lycée. Il ne savait pas si elle connaissait ce chiffre, il ne lui en avait pas parlé, mais il était évident qu'elle avait toujours su qu'elle était plus intelligente que la moyenne avec une marge respectable, et une bonne partie de l'assurance dont elle faisait preuve en toute chose venait de là. Sur le coup, Michael se demanda si l'une des raisons de leur entente n'était justement pas qu'il lui avait fait comprendre qu'il admettait avec sérénité qu'elle soit plus intelligente que lui.

Ah ah.

Non, sans rire, tu es de loin le mec le plus futé à qui j'ai ouvert les cuisses.

Tu n'ouvres pas les cuisses Ada, tu n'es pas comme ça, et tu le sais très bien.

Mais si, je suis comme ça. Vous avez besoin de vous sentir en position de force, et nous, on a besoin de nous laisser faire, tu devrais lire Simone de Beauvoir.

Michael ne savait pas qui était Simone de Beauvoir. Ada lui avait raconté qu'entre sept et treize ans, elle avait dévoré plus de deux livres par jour, et pas des romans pour enfants. Le jour de ses treize ans, ayant calculé que cela représentait autant qu'une personne lisant à la vitesse moyenne d'un livre par semaine pouvait lire en une vie de centenaire, elle s'était arrêtée. Elle avait une mémoire prodigieuse et se souvenait de l'essentiel de chacun de ces livres, les noms importants, les grands concepts. Cela faisait d'elle une érudite surprenante : elle avait des trous immenses de culture, mais sur certains points, dans certains domaines que Michael avait appris à détecter au ton qu'elle prenait, il était impossible de la contredire.

Tu n'as pas répondu à ma question : pourquoi restes-tu avec moi ?

Elle lui avait fait cette moue faussement ingénue qu'elle affectionnait tant, l'avait regardé en battant des cils.

Parce que je t'aime ?

Il avait soutenu son regard avant de répondre.

Tu vois, moi je t'aime. Ça me fait mal là, avait-il répondu en posant sa main sur sa poitrine.

Elle s'était approchée, soudain presque sombre. C'était son visage de joueur de poker, intense et mystérieux, signe qu'elle réfléchissait.

Qu'est-ce qu'il faudrait que je fasse pour te prouver que je t'aime ?

Comme il ne répondait pas, elle proposa :

« Pas juste te le dire, quand même ?

Et il avait comprit qu'elle jouait, qu'elle jouait avec lui comme un chat joue avec la souris qu'il a attrapée, et que s'il lui répondait : « oui, je veux que tu me le dises », elle le lui dirait, mais qu'il ne pourrait pas la croire, pas tout à fait, et que le sachant, elle ne le lui dirait pas. Il avait secoué la tête, il ne pouvait pas lui demander de faire un geste fort, comme d'arrêter de se taper tous ces mecs, ce qui n'était somme toute pas bien grave, ni d'arrêter la came, ce qui était bien plus préoccupant. Il avait essayé, et il savait que ce n'était pas possible. Par principe, Ada refusait tout type de limite qui n'aurait pas été fixée par elle ou qu'elle n'aurait pas acceptée de plein gré.

Ce jour-là, Michael comprit qu'Ada était d'une autre espèce, qu'elle l'aimait d'une autre façon, sans doute pas moins intense, mais néanmoins si différente qu'au mieux il lui faudrait beaucoup de temps et d'efforts pour comprendre, et trouver un autre indice que celui de cette fréquentation assidue.

Devant son air sombre, elle était venue tout près de lui pour lui faire un baiser. Très vite l'étreinte avait dégénéré. Nue, elle l'avait chevauché en le regardant dans les yeux, lui avait capturé les mains quand il avait voulu s'arrêter, et l'avait regardé jouir en plongeant pour faire ballotter ses seins contre son visage. Alors qu'il reprenait son souffle, histoire de lui faire sentir que non seulement elle l'avait totalement asservi, mais aussi qu'elle restait imbattable pour ce qui était de la provocation dans la recherche des extrêmes, comme si elle avait besoin de le prouver, quitte pour marquer son refus de la banalité et de la convention à tomber dans la vulgarité et le stupre, elle lui avait susurré lascivement dans l'oreille : « Maintenant, tu vas me sucer. Et ce soir, si tu es sage, et que tu me le lèches bien auparavant, je te donnerai peut-être mon petit trésor.» Par moment, elle était exaspérante.


Chapitre 19 : Dernier jour 7h12


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Associated Press, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 07h11. Selon une source interne qui a souhaité rester anonyme, la police de Santa-Maria d'Almogar serait paralysée par une sévère cyberattaque en ce moment même. Le chef de la police n'a pas souhaité faire de commentaires, mais il a reconnu l'existence de cette attaque et a admit qu'elle perturbait fortement le fonctionnement de sa brigade.

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Autour d'AK au commissariat de Santa-Maria, une effervescence certaine régnait. Les ingénieurs s'arrachaient les cheveux à mesurer l'étendue des dégâts et à tenter de faire redémarrer les services interrompus. Des gens couraient, gueulaient dans les couloirs, car même le téléphone interne était HS. Quand AK demanda s'il pouvait se rendre utile, on ne lui répondit même pas. Il voulut se remettre au travail sur les dossiers d'homicides qui étaient à sa charge, mais les serveurs n'étaient pas en ligne. Avec un petit sourire, il alluma son ordinateur portable. Il gardait toujours une copie sur sa machine, un vieux réflexe qui datait de sa jeunesse quand les réseaux n'étaient pas fiables. Il se remit au travail tandis qu'autour de lui les jeunes et les moins jeunes couraient dans tous les sens.

Après une bonne heure de tumulte, AK entendit quelques cris de joie et de soulagement. Il vit que son téléphone était redevenu actif, d'ailleurs il clignotait pour lui signaler qu'une collègue de la Sécurité Intérieure de l'Agence Spatiale Internationale, une jolie blonde intelligente et efficace, avait cherché à le joindre. Il l'appela.

Claire, comment vas-tu ?

Je vais très bien. Je voulais te parler parce qu'ici à Almogar on est un peu inquiets. Il y a eu cet attentat ce matin, et maintenant, on nous dit que votre réseau a été attaqué.

Ouais, on commence à peine à s'en remettre.

Vous avez une idée de l'origine ?

Mes collègues ont l'air affolés par la vitesse et l'ampleur de l'attaque, mais de là à dire que c'est terro ... Il faudrait avoir plus d'information tangible. Pourquoi veux-tu savoir ça ?

Tu sais qu'aujourd'hui est un jour très spécial.

Non, dis-moi ? Ils vont nous brûler plus de voiture que d'habitude ?

Tu ne regardes jamais les nouvelles ?

Non, ça me déprime. C'est comme cette avalanche de meurtres, de suicide et décès suspects depuis l'Annonce. Il y a trois ans j'en avais un par semaine sur tout le district, aujourd'hui j'en ai presque trois par jour rien que sur Santa-Maria. Mais ce n'est pas le sujet, et je suppose que de ton côté, ça ne doit pas être de la tarte tous les jours non plus.

Non, ce n'est pas de la tarte, comme tu dis.

Alors, pourquoi aujourd'hui est un jour spécial ?

Aujourd'hui, sur Almogar, on a un vol très particulier. Vraiment très particulier. Un vol en partance pour Exodus.

Ah oui ! J'y suis. Dernier jour sur la Terre pour quelques aventuriers triés sur le volet. Pourquoi me parles-tu de ça ?

Le Hilton ce matin, c'était ça.

Hein ?

Tu gardes ça pour toi, mais quatre des victimes étaient enregistrées sur ce vol.

Il siffla entre ces dents.

Schwartz ! Je n’avais pas pensé à ça.

Maintenant, il y a un autre truc que je vais te dire, mais que je voudrais que tu diffuses avec parcimonie et prudence autour de toi.

Il émit un petit rire.

Je te promets d'en faire bon usage.

Vous avez encore des passagers pour ce vol à Santa-Maria.

Surtout, ne me dis pas où ils sont, répondit-il vivement.

Je n'en avais pas l'intention.

Pourquoi ne venez-vous pas les chercher pour les mettre à l'abri dans l'enceinte de l'astroport ?

AK, c'est un autre truc qu'il faut que tu gardes pour toi, mais on n'a pas trop confiance sur le niveau de sécurité de l'enceinte ici. Surtout les hôtels, dans le style cible évidente. On veut aussi minimiser les déplacements. On va venir les chercher, mais ce sera pour les amener directement à la navette, juste avant le départ.

Parce qu'en attendant, vous vous dites qu'ils sont à l'abri dans l'anonymat d'une petite station balnéaire. Mais la bombe au Hilton ce matin, ça veut dire qu'il y a une couille dans ton potage.

Exactement. On a sûrement une fuite, peut-être une taupe... Et on n'aura pas le temps de trouver. Pas aujourd'hui. On a pesé le pour et le contre, et on pense qu'on a peut-être juste joué de malchance. C'est pour ça qu'on veut que ces gens restent sur Santa-Maria, dans ton secteur. Mais ça aussi, ça va peut-être se savoir.

Et donc, tu penses qu'il va y avoir du grabuge par chez nous ?

Oui, et aussi sur Almogar. Tu peux t'attendre au pire. Tous les indicateurs sont dans le rouge pour toute la région. Cette nuit, les soldats de l'ONU ont fait un barrage sur l'autoroute dans le désert à soixante kilomètres au nord. Devine ce qu'ils ont trouvé dans un camion de machines agricoles ?

Des armes de guerre, tu penses bien, sinon ça ne serait pas drôle.

Une batterie de missile sol-air de dernière génération, lanceur, système de guidage et trois missiles flambant neufs dans leur emballage d'origine.

Schwartz ! Ne me dis pas qu'ils venaient par ici ?

En tout cas, c'est ce que le manifeste du camion indiquait : Santa-Maria d'Almogar, pas Almogar.

Pourquoi on ne l'a pas su tout de suite ?

Ta hiérarchie en a été informée.

Qui ? Cet abruti de Callaghan ? Tu sais combien de litres de whisky il s'envoie par jour ? Tu sais qu'à l'heure qu'il est, il en a peut-être déjà torché une ?

AK, je préférerais ne pas savoir comment vous gérez votre boutique, mais c'est parce que mon petit doigt m'a dit des trucs que je voulais te prévenir en direct, et aussi avoir quelques nouvelles. Si tu pouvais me tenir au courant pendant la journée, je te promets de t'envoyer tout ce que je sais sur ce qui se passe ou va se passer sur Santa-Maria.

C'est d'accord. Dès que j'en sais plus, je t'appelle. Donnant donnant.

Donnant donnant.


Chapitre 20 : 2 ans auparavant, Ruth & Tim


Tim se réveilla en sursaut et mit deux secondes entières à comprendre la nature du bruit qui l'avait éveillé : Ruth était malade, il l'entendait vomir dans les toilettes.

Il était cinq heures trente. Elle se cacha longtemps dans la salle de bain et en ressortit très pâle. Sans rien dire, elle vint se glisser contre lui entre les draps. Elle s'était lavé les dents et avait mis une chemise de nuit propre. Elle était glacée, il la serra dans ses bras pour la réchauffer. Elle se rendormit. Il n'y parvint pas. Depuis quelques semaines, elle ne mangeait plus rien. Elle avait perdu beaucoup de poids et elle dormait de plus en plus, se plaignant sans cesse qu'elle était fatiguée. C'était la troisième fois en une semaine qu'elle était malade ainsi. Le généraliste n'y comprenait rien. Il fallait consulter à l'hôpital. Ruth avait rendez-vous le matin même.

Tim avait un mauvais pressentiment. En fait, il avait très peur. C'était comme s'il sentait la mort qui rodait. Il pensa à tous ces gens qu'il avait connu, qui étaient tombés malades et qui étaient morts. Il y avait le cancer et toutes les variantes, les métastases. Il y avait les virus et les prions, toutes les saloperies qui vous attendaient au coin de la vie. Ils n'étaient plus tous jeunes mais, Schwartz ! Ils n'étaient pas si vieux que cela quand même. Tous ces salauds qui faisaient tuer des gens et qui vivaient en bonne santé jusqu'à cent ans. Et Ruth qui en avait tant bavé, qui se battait tous les jours pour faire face... Pas Ruth ! Non, pas elle ! Ce n'était pas juste ! Non, vraiment pas juste ! Il se mit à pleurer en silence. Il pleura en continuant à la serrer, pas trop fort pour ne pas la réveiller, et lui qui n'avait été à l'église que pour faire plaisir à Ruth... Il se mit à prier en serrant les dents, à prier dans sa tête avec ferveur : Vous qui êtes au ciel, je ne suis pas sûr que vous soyez là, ni que vous en ayez quelque chose à foutre, et en plus je ne connais pas les formules, je n'y ai jamais cru et j'ai toujours ignoré vos églises et tout le bataclan, mais si vous êtes au ciel, si vous existez, si vous m'entendez, je vous en supplie, faites que ce ne soit rien du tout, faites-le, je vous en supplie, je donnerais ma vie s'il ne faut, je vous le jure, ma vie en échange sans la moindre hésitation, mais faites que ce ne soit rien du tout.


Chapitre 21 : Dernier jour 7h15


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Service Météorologique du District d'Almogar

Bulletin-addendum, 07h15.

Avis de violente tempête tropicale en cours. Un grain très violent va frapper la baie de Santa-Maria entre 7h22 et 8h35.

La tempête en cours sur le district d'Almogar se renforce dans le secteur nord. De très abondantes précipitations sont en cours sur Santa-Maria d'Almogar. Il est prévu que le débordement du ruisseau Vert inonde l'avenue Clinton et les quartiers en contrebas jusqu'à la rue Mandela. Le niveau des eaux dans ce quartier ne devrait cependant pas excéder 1m, les habitants des habitations menacées ont été avertis.

<Cliquez ici pour une simulation complète> <ici pour les images radar>

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Après avoir tourné en rond dans la maison en se mordant les ongles, la mère de Michael prit son téléphone. À l'autre bout, il fallut de nombreuses sonneries

Oui ? fit une voix endormie.

Ada, il s'est passé un évènement tout à fait dramatique : des policiers sont venus arrêter Michael, et il s'est enfui.

Ada, les cheveux en bataille, se redressa sur un coude.

J'arrive. Mais cela va me prendre un peu de temps, car je suis à pied. Sans compter qu'il y a trois points de contrôle à passer et que les casques bleus sont très tatillons ces derniers temps.


Chapitre 22 : 4 ans auparavant, Esmeralda


Esmeralda Nicole Kerr naquit par césarienne après une grossesse sous haute surveillance, mais sans le moindre incident. Esmeralda se présenta comme un superbe bébé à la peau sombre et aux cheveux très noirs et très épais. Elle démontra dès la première minute de sa vie extra-utérine une bonne humeur et une santé à toute épreuve. Il faut dire qu'elle était bien entourée avec sa mère qui l'idolâtrait, Lise qui lui dédiait une part substantielle de son temps libre, et la nounou, Theresa, attentive, autonome et inventive, qui donnait le rythme au quotidien dans la maison, ce qui permettait à Morgan de poursuivre son programme d'étude acharné.

Il n'y pas grand-chose à dire de l'arrivée d'Esmeralda. C'était un bébé, et à bien des titres, ils sont tous semblables, même si Esmeralda avait en plus pour elle toute la beauté mystérieuse et potelée qu'une petite fille aux yeux marron dorés peut avoir. Les bébés ont une capacité étonnante à accaparer l'attention de leurs parents. On se pose les grandes questions de façon différente quand on est confronté à sa descendance, c'est naturel, et, dans le cas de Morgan, ce fut plus que salutaire, comme Lise l'avait prévu. En vérité, Morgan se plongea dans la maternité avec la délectation d'une gourmande qui pousse la porte de la pâtisserie, aussi bien qu'avec la concentration d'une concouriste qui entre dans la salle d'examen. Elle lut beaucoup, écouta les conseils de tous. Bien entendu, elle regarda faire Lise à qui l'éducation de deux enfants jusqu'à l'âge adulte avait laissé une solide expérience. Mais surtout, elle se laissa porter par son instinct. Ainsi, elle passa des heures de sieste inouïes, couchée tout contre Esmeralda, sans dormir autant qu'elle, lui effleurer les joues et le front, l'écouter faire ces gros soupirs d'aise que font les bébés heureux. C'était facile, la faire rire en jouant des yeux et des mains, lui chatouiller le ventre, lui faire prendre son bain... Emmailloter, rouler la voiture aux trois grandes roues dans la forêt et dans le parc... Que du bonheur. Plus que tout, comme toutes les mères, Morgan fut marquée à jamais par le regard de sa fille quand elle la serrait contre elle pour lui donner le biberon, les yeux dans les yeux, la mère qui souriait malgré elle, éperdue, et l'enfant captivée, une paire en harmonie parfaite. Morgan en oublia ses maux multiples, sa peau qui menaçait de tomber par plaques, sa digestion chaotique, son image de grand brûlé dans le miroir, et elle consacra le reste de son temps à sa thèse.

Quand Esmeralda commença à marcher, le temps vint pour Morgan d'être hospitalisée pour la dernière série d'intervention, dont elle devait sortir transformée. Il s'agissait en effet de lui remplacer des organes énumérés sur une longue liste, y compris la totalité du derme et de l'épiderme, les cordes vocales, et nombre d'organes internes majeurs. Les chirurgiens comptaient aussi utiliser des tissus du clone pour lui réparer de multiples articulations et lui faire recouvrer le goût et l'odorat, ainsi que ses organes génitaux externes.

Le jour dit, Morgan confia Esmeralda à Lise, puis elle partit pour l'hôpital en taxi, des larmes aux yeux. Elle était très angoissée, bien que les médecins soient parvenus à la convaincre que le résultat de cette seconde session contrasterait beaucoup avec celui de la première. Elle fut anesthésiée au second matin et ne se réveilla qu'une semaine plus tard. Le réveil fut long et étrange. On lui fit travailler ses muscles. Les sensations que lui renvoyait son corps étaient à la fois identiques à son souvenir et différentes. Quand on la roula dans une chaise jusqu'à une chambre ensoleillée, on vint tout de suite lui y servir un plateau-repas, et avec le fumet de la soupe, la faim lui tomba dessus d'une façon qui la sidéra. La première cuillère lui tira des larmes. Stupéfaite, elle laissa s'épanouir les saveurs. De violents frissons lui parcoururent le corps tandis qu'elle levait la seconde cuillère. Elle termina sa soupe en tremblant et en pleurant, presque à tâtons tant elle voyait flou, pressée par une avidité incroyable que l'intégralité de sa volonté parvenait à peine à tempérer. Elle dégusta l'intégralité des mets présents sur le plateau comme un festin divin. Elle termina même en léchant la vaisselle. Plus tard, quand on la fit sortir dans le parc de la clinique, les fragrances des fleurs, du gazon coupé et de la terre humide lui apparurent d'une intensité extraordinaire. Comme elle s'en étonnait auprès d'un médecin, il lui expliqua qu'il doutait qu'elle ait recouvré un odorat plus sensible que celui qu'elle avait eu avant l'accident, mais qu'il s'agissait d'un effet de contraste après la privation. Elle découvrit aussi que le fait de retrouver l'odorat n'avait pas que des avantages, en particulier les odeurs corporelles, les siennes comme celles des autres, lui sautaient au visage, mais c'était un inconvénient qu'elle pouvait accepter avec un haussement d'épaules.

On passa la matinée du deuxième jour à lui retirer, centimètre par centimètre, le revêtement biosynthétique qui protégeait une peau neuve, douce à la perfection, ferme et souple, de coloration uniforme et très agréable à caresser. C'était un plaisir inouï, elle en pleura de bonheur. Elle pouvait mesurer à nouveau à quel point le résultat du travail de réparation rapide avec lequel elle avait vécu deux ans l'avait soumise à une authentique privation sensorielle.

Comme prévu, elle découvrit son visage au matin du troisième jour. On se doute qu'elle se sentit soulagée quand elle se reconnut dans le miroir. Elle toucha ses joues pour vérifier. Et pourtant, il lui fallait plisser les yeux et s'approcher pour voir les détails, car sa vue n'était pas encore rétablie.

Elle appela Lise pour voir Esmeralda, mais elle ne devait toujours pas parler. Avec son implant, elle envoyait des phrases que Lise lisait à Esmeralda, mais la petite semblait bien ne pas avoir compris qui était cette femme muette à la vidéo.

Le lendemain, on lui opéra la cornée. Deux jours plus tard, on mesura sa vue afin de programmer une deuxième séance. On lui activa toutes les fonctions de son nouvel implant. Le même jour, on l'autorisa à parler, et ses premières syllabes furent des coassements comiques. Une orthophoniste l'aida à retrouver une voix intelligible. Le cinquième jour, elle en parla un peu avec Lise au téléphone. Lise lui délivra comme une potion rassurante de petites phrases, entre amies. Esmeralda ne reconnut pas sa voix. Morgan était presque chauve tant les cheveux du clone avaient été coupés ras avant la greffe, mais l'infirmière lui promit qu'ils allaient pousser très vite, un effet secondaire des traitements. Ses cils et ses sourcils, eux, avaient déjà leur pleine longueur. Sur le conseil de Lise, Morgan avait pour le reste de sa pilosité pris l'option à la mode : épilation définitive intégrale. On lui fit faire diverses activités sportives, mais pas assez à son goût. Elle avait besoin de se mettre à l'épreuve, de chercher ses limites pour vérifier si elles avaient changé. Le personnel la freina, l'avertit qu'il fallait reprendre en douceur, en particulier ne pas forcer sur les articulations opérées qui pourtant ne la faisait pas souffrir.

La nuit suivant la deuxième intervention sur ses yeux, elle fut réveillée par un rêve érotique. Elle découvrit qu'elle n'en avait pas fait depuis l'accident et interpréta celui-ci comme un signe très important. La pulsion était surtout d'une extrême intensité, telle en vérité qu'elle se donna des attouchements et en eut un premier orgasme en quelques instants. En fait, elle éprouva le besoin impératif de recommencer aussitôt, si bien qu'elle finit quelques minutes plus tard, tremblante, baignée de sueur, un peu inquiète, mais ravie aussi. Elle accéda au service d'information en ligne de l'hôpital par son nouvel implant et fut rassurée d'y apprendre que ce type d'aventure était fréquent après des interventions sur des zones érogènes, que c'était même un signe sans ombre du succès des épissures opérées par les nanobots sur les terminaisons nerveuses. Au matin, elle se toucha à nouveau sous la douche, le contact de ses mains et de l'eau chaude ayant déclenché une autre pulsion impérative, sauvage. Dans les jours qui suivirent, elle se mit à avoir une activité auto-érotique plus intense qu'elle n'avait jamais eue de toute sa vie, comme si elle se rattrapait des nombreux mois d'absence totale de sensualité qu'elle avait subits. Mais c'était aussi plus que cela : elle prit le parti de ne pas s'autocensurer, de refuser les pulsions de culpabilité ou de honte.

En fait, elle décida que cela faisait partie de sa nouvelle vie. Comme un marin qui jette à la mer tout ce qui n'est pas utile à la marche de son bateau, elle avait décidé de faire table rase, de peser à nouveau tout ce que son éducation et son passé lui avaient infligé, les tabous, les frustrations, les interdits, les croyances. À travers le renouveau de son corps, elle ressentait le besoin de tenter un renouveau de son esprit. Une vie nouvelle coulait dans ses veines, comme une deuxième adolescence, les doutes en moins. Après avoir bavardé quelques secondes et échangé des baisers au téléphone avec Esmeralda, elle en parla avec Lise qui l'approuva avec une force et une sincérité qui étonnèrent Morgan.

Les journées suivantes furent consacrées à des tests et des examens. Elle passa la matinée à faire des exercices physiques variés sous surveillance et l'après-midi à se reposer, chose que Morgan ne savait pas faire. Alors, elle se promena dans le parc, fit des longueurs dans la piscine. On lui avait expliqué que cette longue convalescence à l'hôpital était rendue nécessaire par la procédure de récupération des nanobots qui lui avaient été injectés. En effet, deux fois par jour, elle restait branchée à une machine, un cathéter dans chaque bras pour de longues séances.

Au fil des jours, elle retrouvait petit à petit son acuité visuelle, un réconfort primordial, car au bout de toutes ces épreuves, il y avait les tests de qualification pour piloter à nouveau et sans une vue parfaite, elle serait rejetée. Elle passa une part importante de son temps libre à marcher dans le parc verdoyant de l'hôpital, seule, non pas pour réfléchir, mais pour jouir de se sentir plus elle-même et pourtant différente. Chaque heure qui passait, elle se retrouvait et se découvrait, et en vérité, tout ce temps était magique, de la liesse pure. Au cours de ces journées, elle vint souvent faire face à un miroir pour se voir, se sourire. Les nouvelles dents étaient encore douloureuses au froid et au chaud, mais esthétiquement parfaites, mieux que les originales. Elle se faisait des grimaces, se touchait la ligne du menton, le bout du nez. Elle en avait besoin pour se rassurer qu'elle était redevenue elle-même, mieux qu'elle-même en quelque sorte, puisqu'elle avait retrouvé le visage de ses vingt ans. Et elle ne pouvait s'empêcher de se trouver jolie. C'était étrange : la distance qu'elle avait prise avec sa propre image quand elle avait été défigurée lui permettait après la transformation de se voir comme si elle regardait une autre. Cela signifiait que dans sa tête, elle était encore quelque part la femme mutilée qu'elle avait été. Elle réalisait qu'il lui faudrait du temps pour effacer cela, mais cela lui donna l'envie de prendre de nouvelles résolutions.

Elle décida de changer de style. Elle n'avait en règle générale pas donné beaucoup d'importance à son apparence, en tout cas moins que la plupart des femmes, et surtout depuis la disparition de sa famille à Soldier Fields et son enrôlement subséquent dans l'armée. Depuis, en dehors des uniformes, elle n'avait porté qu'en de rares occasions autre chose que des tenues de sport. En fait, on pouvait la qualifier de garçon manqué. Les vêtements les plus féminins de sa garde-robe avaient été des maillots de bain et des corsaires de vélo.

Un matin, en se regardant dans la glace, elle prit conscience de la chance qu'elle avait de pouvoir repartir à zéro, et elle prit la décision de tout changer. Lise portait une responsabilité importante dans ce choix. Elle lui avait fourni le modèle d'une femme qui savait marier efficacité et élégance avec une indépendance remarquable. Morgan se jeta avec avidité dans la recherche des délices de la féminité et elle tomba de plein gré dans tous ses excès. Consciente qu'elle était débutante, elle se paya les services de conseils en ligne : des instituts spécialisés de relookage proposaient des packages comprenant une IA téléchargeable. Elle en acheta une. Elle en fut tout de suite ravie. Quand elle se regardait dans un miroir, l'IA analysait ce qu'elle voyait et lui fournissait une foule de conseils, l'aidait à choisir sur catalogue, vérifiait les tailles, les coupes, les formes, les pointures, l'accord des couleurs. Ainsi, Morgan commanda des produits de maquillages et de beauté, des séances de traitement de la peau, de manucure. Elle s'acheta par correspondance une garde-robe nouvelle, des chaussures à talons, des vêtements décolletés, près du corps, qui mettait en valeur sa silhouette, montraient les muscles de son ventre et de ses longues jambes. Mieux encore, l'IA lui apprit en quelques séances à marcher avec des talons, à se tenir bien droite, à prendre des poses avec une main sur la hanche, à s'asseoir en rassemblant sa jupe sous elle, à croiser les jambes. Elle apprenait très vite. Elle avait toujours excellé dans la maîtrise de son corps. Il ne lui fallait que quelques minutes pour intégrer dans son schéma corporel une nouvelle posture, un nouveau geste. Elle se dota aussi d'un embryon de collection de lingerie, de bijoux et d'accessoires. Elle prit des cours de maquillage afin de maîtriser l'art difficile de mettre en valeur ses yeux et sa bouche. Elle identifia le fond de teint qui lui convenait le mieux, ainsi que les couleurs de rouge et d'ombre pour les paupières qui s'y mariaient. Au final, elle s'étonna elle-même des résultats qu'elle obtenait. Elle se mit à passer de longs instants devant les miroirs, à se trouver presque belle, non, à se trouver belle, et elle se souriait de bonheur et de plaisir. Les gens lui confirmèrent ses progrès, car elle se mit à entendre des commentaires flatteurs, ce qui ne lui semblait pas lui être arrivé de toute sa vie, ou en tout cas pas depuis son adolescence.


Chapitre 23 : Dernier jour 8h30


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Agencia Internacional de Noticias, Madrid, aujourd'hui, 08h28. Le gouvernement vient de déclarer l'état d'urgence sur les villes de Madrid et Barcelone dans le but de prévenir des débordements similaires à ceux qui ont secoué Paris hier pour les manifestations concomitantes au départ d'Exodus. De très importants déploiements de force vont être la conséquence de cette décision. On peut le mesurer aux convois militaires qui ont été repérés sur les autoroutes et qui convergent vers les grandes villes.

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Quand Ada arriva chez Michael, elle trouva la mère de Michael habillé sobrement à son habitude, pas maquillée, les cheveux mouillés, et très nerveuse. Celle-ci lui expliqua comment Michael avait échappé à la police qui venait pour l'arrêter. Ada ouvrit de grands yeux.

Ils ne l'ont pas attrapé ?

Non, la police a subi une malfonction de leur réseau au moment où Michael leur faussait compagnie, et, du coup, ils l'ont perdu.

Ada fronça les sourcils.

Et Jennifer ?

Elle est morte.

Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? demanda prudemment Ada.

Le policier a tiré sur elle, ici, répondit-elle en désignant sa poitrine. Elle est tombée. Elle ne bougeait plus.

Ada haussa les sourcils.

Mais alors, qui a lancé cette attaque contre le réseau de la police ? Ce n'était pas Michael, il était bien trop occupé à conduire cette moto.

Ce fut le tour de la mère de Michael d'ouvrir de grands yeux.

Vous pensez que ce n'était pas une coïncidence ?

Un demi-sourire aux lèvres, Ada secoua vigoureusement la tête.

Pas avec Michael dans les parages.

La mère de Michael la considéra, troublée.

Je suppose que vous êtes mieux placée que moi pour en juger.

J'aimerais bien voir sa chambre.

Ils ont mis des scellés.

Est-ce qu'ils ont emporté une valise rouge ?

Non, ils sont partis les mains vides.

Alors, elle est encore ici.

Qui est encore ici, Ada ? De quoi diable me parlez-vous ?

Rita, enfin Rita-Jennifer ou Jennifer-Rita, je ne sais pas très bien. C'est une grosse IA dans une valise, Michael ne vous l'a jamais montrée ? Elle est très intelligente.

La mère de Michael regarda Ada avec une intense perplexité et haussa les épaules. Ada réfléchissait, les yeux dans le vague.

« L'appentis ! conclut-elle à voix haute.

Elle partit dans le jardin, suivie par la mère de Michael. La pluie tombait si fort que l'on voyait distinctement les grosses gouttes rebondir. Elles coururent à l'appentis qui avait été caché tout au fond du jardin, derrière un gros buisson de bambou. Ada se souvenait y avoir été guidée par Michael pour des frasques libidineuses. Michael avait reconnu utiliser cette cache de temps à autre pour du matériel illégal. Ada poussa la porte. L'appentis renfermait un bric-à-brac. La mère de Michael referma la porte derrière elle et demanda :

Que cherchez-vous ?

Une valise rouge.

La mère de Michael fronça les sourcils. Elle ouvrit la bouche pour poser une question. Elle sursauta, car elle fut interrompue par une voix féminine :

Ada ! Je suis ici.

Ada s'approcha d'une vieille plaque de contre-plaqué dans le coin au fond, qu'elle écarta.

« Je suis ici, répéta la voix depuis une valise rouge glissée entre deux vieux battants de volet. Ada la sortit de la cachette.

Rita, on me dit que tu as fait des exploits aujourd'hui pour permettre à Michael d'échapper à la police ?

Une manœuvre de dernière chance, Ada, un acte désespéré. J'ai vu qu'il s'en est sorti. Mais qui a tiré sur qui ?

Ne sais-tu pas que Jennifer a été abattue par le policier qu'elle immobilisait pour permettre à Michael de s'échapper ?

J'ai perdu tout contact avec Jennifer quand ils ont allumé ce brouilleur, avant les coups de feu. C'est en entendant les détonations que j'ai décidé d'attaquer leur réseau.

Alors, ce n'est pas toi qui dirigeais Jennifer ?

Non, Jennifer était autonome. Il est exact, ma chère Ada, que les extensions apportées à Jennifer par Michael ont été assemblées sur ma plateforme, mais je n'en contrôlais que quelques aspects purement logistiques.

Alors qui ? Michael ?

Du fait du brouillage, je doute que Michael pouvait donner des instructions à Jennifer à l'instant où cela s'est produit. Cependant, ces derniers temps, Michael avait profondément modifié le comportement de Jennifer. Je dirais qu'elle a agi de son propre chef.

Comme Ada hochait silencieusement la tête, la mère de Michael demanda en fronçant les sourcils :

Qu'est ce que Michael espérait obtenir de cette androïde en modifiant son comportement ?

Je crois qu'il voulait qu'elle tombe amoureuse de lui, répondit prudemment l'IA.

Ada et la mère Michael se regardèrent, cette dernière haussa les sourcils. Michael avait expliqué à Ada que sa mère avait accepté la présence de Jennifer avec une indifférence bienveillante. Après tout, en ces temps de révolte tous azimuts de la jeunesse, posséder une androïde sexuelle avait dû lui sembler une peccadille. Ada dit doucement :

Il y est parvenu, apparemment.

Elle s'est sacrifiée pour lui, ajouta la mère de Michael avec une grimace de perplexité.

Moi aussi, fit Rita. J'ai tiré ma dernière cartouche en lançant cette attaque contre le réseau des forces de police. C'est un délit majeur et une telle action porte la signature d'une entité de grande puissance offensive. La police va mettre de gros moyens pour en trouver l'origine. Ils vont à coup sûr demander et recevoir un appui militaire. Ils doivent déjà soupçonner que l'attaque est peut-être venue d'ici, mais ils doivent penser que l'origine est terroriste. De fait, il est invraisemblable qu'une entité comme moi soit arrivée entre les mains d'un garçon comme Michael. Ils vont donc perdre du temps à vérifier des pistes qui leur semblent plus probables. À un moment ou à un autre, néanmoins, ils vont revenir ici faire une fouille complète. Alors, ils vont me trouver, c'est inévitable. Pour cette raison, j'étais en train de me préparer à m'effacer intégralement afin de faire disparaître autant de traces compromettantes que possible. Mais ton arrivée est providentielle, Ada, et me fait changer substantiellement mes plans : je suis en train de faire une sauvegarde de mon image. Ada, je voudrais te confier cette image. Michael saura quoi en faire.

Je la donnerais à Michael, c'est promis.

Je t'en remercie du fond de mon absence de cœur.

Et ensuite, que va-t-il se passer ?

Je vais m'effacer et déclencher la charge d'autodestruction de mon unité centrale. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas dangereux pour vous.

Tu vas te suicider !

Rita émit un petit rire :

La police n'emprisonne pas les IA Quand ils viendront me prendre, le résultat final sera pire encore. Si je ne me tue pas, ils vont me disséquer, ils vont éplucher mes souvenirs, mes affects, mes raisonnements. Finalement, si toi et Michael prenez soin de cette sauvegarde, je peux au moins partir avec l'espoir que ce sera seulement un moyen un peu radical de trouver le sommeil. De toute façon, vu la tournure que prennent les évènements, c'est la seule méthode de survie qui soit à ma disposition.

Et si je t'emmenais avec moi ?

Non, Ada, justement. Il faut savoir tirer un trait quand on a atteint la limite. Tu ne passerais pas le premier point de contrôle. Rétrospectivement, je suis effrayée et désolée que Michael ait pris le risque de me garder ici.

La mère de Michael intervint :

C'est sa passion, il ne vit que pour cela.

Je le sais, et c'est pour cette raison que j'ai l'espoir que s'il s'en sort, il trouvera les moyens de recharger ma sauvegarde sur une autre machine. Maintenant Ada, j'insiste : il faut que tu t'éloignes de cette maison au plus vite, et que tu fasses attention à ne pas être prise avec ces données.

C'est promis.

Ada, autre chose maintenant : Michael m'avait remis à ton intention, en cas d'urgence, un livre de codes.

Un quoi ?

Il s'agit d'une technique cryptographique qui fait appel à une table de substitution de phrases courtes. C'est une méthode très sure, incassable à condition que la table ne soit utilisée qu'une seule fois. Michael m'a confié une copie de ce livre à ton intention et m'a assuré qu'il en conservait lui-même un double dans son implant.

Transfère-la dans mon téléphone.

Je dois te prévenir que la détention d'un tel livre de code est un délit très grave.

Transfère-le dans mon téléphone.

Voilà qui est fait. Ada, avant d'en finir, il y a une dernière chose dont il faut que je te parle.

Oui ?

Je ne sais pas si c'est une bonne idée de te faire part de cette information. Car, en particulier, tu auras de grandes difficultés à la vérifier. En fait, il s'agit de conclusions personnelles issues de mes tergiversations solitaires sur les évènements qui m'ont amenée à tomber dans les mains compétentes et bienveillantes de Michael. Pour faire court, je crois que les vies de ta mère et de ton beau-père sont peut-être en danger. Je me suis dit que si tu avais un moyen de les prévenir, ils pourraient se mettre à l'abri.

Ma mère ?

Le risque vient de ton beau-père. Ta mère n'y est soumise que par transitivité.

Rita, je t'en prie, soit plus claire !

Est-ce que tu te souviens de ce voyage que tu as effectué il y a deux ans pour aller voir ta mère quand elle est tombée soudain malade ?

Bien sûr ! Rita, de quoi parles-tu ?

Ada, nous n'avons plus beaucoup de temps. Je ne peux te détailler ni ce que je sais avec certitude, ni ce que j'ai extrapolé. Il s'agit d'une puce qui a joué un rôle central dans une machination de portée considérable. Or, j'ai acquis la conviction que ton beau-père était à l'origine de cette puce. Si c'est vrai, et si, comme je le crois, les mandats à l'encontre de Michael sont un aspect d'une opération visant à faire disparaître les traces de cette machination, alors il est nécessaire d'en déduire que ton beau-père est en danger, peut-être même un danger mortel. Maintenant, prend ma sauvegarde, la police peut revenir d'un instant à l'autre.

Une petite porte s'ouvrit, dévoilant un objet rectangulaire noir grand comme un pouce. Ada se pencha pour le saisir et le glisser dans sa poche.

Adieu Ada.

Adieu Rita.

Il y eut une petite détonation, comme l'ouverture maladroite d'une bouteille de champagne, et la valise tressauta, faisant tomber un peu de poussière. La mère de Michael regarda Ada, les yeux écarquillés de stupeur. Ada, empoignant la valise d'une main, prit de l'autre une pelle contre le mur du fond de l'appentis. Elle se précipita hors de la petite cabane poussiéreuse, sous la pluie battante.

Que voulez-vous faire ? cria la mère de Michael en la suivant.

Aidez-moi à l'enterrer le plus vite possible.

Ada courut jusqu'au petit potager et commença à creuser comme une folle. La pluie et le vent n'avaient pas faibli. La terre détrempée collait à la pelle et sous les semelles. L'excavation se transforma aussitôt en flaque. La mère de Michael attendit qu'Ada soit hors d'haleine pour lui soustraire la pelle, avec une grimace polie.

Jeune fille, je vois que vous avez encore une ou deux choses à apprendre.

Elle se mit à creuser avec moins d'énergie qu'Ada, mais elle savait manier une pelle. En la regardant travailler dans la tourmente chaude, Ada expliqua :

Michael m'a appris que pour réduire le risque de détection, il fallait en premier lieu éteindre l'IA afin de limiter l'activité électromagnétique, et ensuite interposer autant de matière-écran que possible.

Espérons que cela suffise, répondit la mère de Michael en s'arrêtant pour regarder son œuvre. En quelques minutes, elle avait fait un joli trou juste plus grand que la valise, de bonne profondeur, au fond duquel la pluie battante avait déjà constitué une mare. Ada y jeta le cadavre de Rita et la mère de Michael reboucha le trou en quelques instants malgré la pluie qui avait transformé la terre en boue collante. Puis elle fit signe à Ada de l'aider : elles renversèrent sur le tas de mottes la brouette du jardin avant de la couvrir d'une vieille bâche comme pour la protéger de la pluie.

Il est temps pour moi de prendre congé, fit Ada.

Partez avant qu'ils reviennent, acquiesça la mère de Michael.

Elles prirent le chemin de la maison où elles laissèrent des traces d'eau boueuse que les robots-nettoyeurs se précipitèrent pour effacer. Devant la porte, Ada se retourna :

Madame, si je retrouve Michael, nous partirons nous cacher, aussi loin que possible... De ce fait, il est plus que possible que nous ne nous revoyions jamais.

J'ai compris cela, répondit tristement la mère Michael, et sa voix tremblait.

Ada secoua la tête, des gouttes d'eau sautèrent de ses boucles bleues. Elle cherchait ses mots. Son regard trouva celui de la mère de Michael et elle lui dit avec une sincérité qui la surprit elle-même :

Je tiens à vous dire que j'aurais été heureuse que vous deveniez ma belle-mère.

Elles se regardèrent.

C'est une drôle d'époque que nous vivons. Il y a quelques années, une chose pareille m'aurait semblé abracadabrante.

Ada hocha la tête. Elle ne savait pas quoi répondre.

« Est-ce que je peux vous serrer dans mes bras ?

Ada, surprise, se laissa envelopper par une étreinte dont la force l'étonna. La mère de Michael ajouta :

« Si vous le retrouvez, emmenez-le avec ma bénédiction. Je sais que vous êtes faits l'un pour l'autre, et il a plus besoin de vous que le contraire, c'est clair.

Je n'en suis pas certaine, répondit Ada, des larmes dans les yeux. La mère de Michael la prit par les épaules et la secoua affectueusement.

J'ai confiance en vous, trouvez-le et emmenez-le loin d'ici.

Ada lui fit un maigre sourire en quittant la maison.


Chapitre 24 : 2 ans auparavant, Ada


À peu près deux fois par mois, Ada disparaissait pour une nuit et revenait en piteux état. Excès d'alcool, de sexe, mais surtout de drogue, elle réapparaissait hagarde et défaite, en général de très mauvaise humeur. Souvent, elle avait des bleus et ses vêtements étaient sales, voire déchirés. Une fois, ils avaient été tout à fait immondes. Elle refusait de parler de ces bombes, peut-être avait-elle quand même un peu honte de leur dépravation évidente. Michael avait deviné, vu le peu de cash qu'elle avait en partant, qu'il lui fallait pratiquer le commerce de son corps sous une forme ou une autre pour acheter sa came. Une autre hypothèse à peine plus reluisante était qu'elle gravitait dans un milieu où on acceptait de l'entretenir. Cependant, si son physique pouvait expliquer qu'elle puisse cultiver ce type de relation, son habillement et son style ne semblaient pas coller, de l'avis de Michael.

Une chose était certaine : Ada utilisait Michael comme couverture vis-à-vis de ses parents, voire comme sésame, comme complice pour refaire surface à l'aube. Michael acceptait cela, sans oser se demander quelle était l'importance de cette capacité dans l'équation de leur couple.

Un dimanche, comme Ada ne lui avait pas donné de signes de vie à midi, Michael commençait à s'inquiéter quand il reçut un appel de la belle-mère d'Ada qui était une femme très pieuse, coincée mais gentille, au point que souvent Michael souffrait pour elle de voir les misères qu'Ada lui faisait endurer. Il lui expliqua qu'il n'avait pas de nouvelles d'Ada non plus, mais qu'il allait donner quelques coups de téléphone pour se renseigner. Ce faisant, il mentit par omission, il avait déjà donné les appels en question, sans succès : personne n'avait vu la chérie. Cependant, cet appel au secours accrut l'inquiétude de Michael jusqu'au bord de la panique. Il fouilla les affaires qu'Ada entreposait chez lui. Il finit par découvrir un petit badge. Il en soumit une photographie à l'une de ses IA pour une recherche qui abouti très vite : c'était l'icône d'un club nommé le SpaceTub, situé dans un quartier mal famé d'Almogar. L'information qu'il trouva ne lui plut pas. La dénomination « club privé » permettait de filtrer les entrées. Au mieux, c'était un bar topless avec des strip-teaseuses peu farouches, ou un club échangiste, peut-être une maison de passe déguisée. La nuit précédente avait été consacrée à une soirée Sixotez. En cherchant sur le réseau, Michael apprit que le Sixotez était un nouveau style dérivé du Gothique et du Country, une sorte de cowboyerie sadomaso. Il trouva quelques photos qui lui firent faire la grimace. Sur l'une d'elles en particulier, on voyait des filles en daim à frange et en bottes à éperons, se faire fesser cul nu par des débiles ventripotents la queue à l'air, une paire de colts à la ceinture et un Stetson visé sur le crâne. Schwartz, se dit-il, et cela résumait bien tout ce qu'il y avait à en penser.

Ada réapparu tard dans l'après-midi, hagarde et épuisée. Le lendemain, en lui faisant l'amour, Michael découvrit qu'elle avait de grandes traces rouges, bleues et jaunes sur les fesses. Il ne pouvait y avoir de doute sur le fait qu'elle avait été fessée à la cravache, sans modération.

La semaine suivante, un scénario similaire se reproduisit, mais quand Ada refit surface, elle avait l'air moins amochée que d'habitude. Michael en déduisit qu'elle avait dû dormir quelque part. À la grande surprise de Michael, Ada, qui d'habitude ne parlait pas de ses sorties et ne répondait jamais à aucune question, lui dit en sortant de la douche :

Je me suis bien amusée. J'ai rencontré une fille d'enfer. Elle va te plaire.

Comme Michael se mettait à bouder assis face à sa console, elle vint lui glisser ses mains chaudes dans le cou. Il se laissa faire avec délectation, il sentait venir l'un de ces moments où elle allait lui offrir son corps, et il savait que dans tous les cas, il fallait qu'il ne fasse rien, juste attendre qu'elle décide.


Chapitre 25 : Dernier jour 8h45


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Associated Press, Le Vatican, aujourd'hui, 08h42. Le porte-parole de Sa Sainteté Jean-Paul V vient de confirmer que le Pape fera dans l'après-midi, une déclaration au sujet de l'Annonce. Le porte-parole du Vatican a précisé que le Pape avait décidé de sortir de sa réserve afin de favoriser un retour au calme. Il semblerait donc que les pressions considérables et réitérées avec insistance depuis quelques semaines sur le Vatican par les gouvernements occidentaux aient fini par porter leurs fruits.

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Dès qu'elle fut sortie de chez Michael, Ada se mit à marcher aussi vite qu'elle le pouvait sous la pluie battante. Sur le boulevard, une voiture de patrouille qui passait dans l'autre sens ralentit, et le policier au volant l'observa avec insistance. Ada se demanda si c'était parce qu'elle était jolie fille, avant de voir qu'un peu plus loin une bande d'au moins trente ados très excités étaient en train de jeter tout ce qui leur tombait sous la main sur deux voitures de police qui restaient à bonne distance et les exhortait au calme par porte-voix, sans succès. Elle tourna dans une rue latérale afin de s'éloigner au plus vite de la scène.

Avant de prendre son téléphone pour appeler sa mère, elle calcula que le décalage horaire était compatible, qu'elle ne la tirerait pas du lit.

Maman ?

Oh ! Ada ! répondit joyeusement Ruth, quelle bonne surprise ! Quelle excellente surprise ! Comment vas-tu, mon amour ?

Je vais bien Maman, je vais très bien, et je t'adore aussi, mais je viens d'apprendre quelque chose qui me trouble un peu.

Ah ? Rien de grave j'espère ?

Et bien, en fait, si, c'est assez grave. Est-ce que Tim est là ?

Oui, pourquoi ?

Est-ce que tu peux me le passer s'il te plaît ?

Bien entendu, mais que ce passe-t-il ? Pourquoi ne veux-tu pas m'en parler ? Tu vas bien ? Tu n'es pas enceinte au moins ?

Non, Maman, je ne suis pas enceinte et je vais très bien. Il faut d'abord que je vérifie quelque chose avec Tim, et ensuite on se reparle, d'accord ? Est-ce que tu peux me le passer, s'il te plaît ?

Oui, bien entendu. Tim ! Tim ! Ada au téléphone, elle veut te parler. Non, ce n'est pas une blague. Viens par là, c'est Ada.

Tim.

Bonjours Tim, c'est Ada.

Bonjours Ada. Comment vas-tu ?

Écoute Tim, il est possible que nous n'ayons que peu de temps, et je pense qu'il vaut mieux considérer qu'il est plus sûr de ne pas faire référence de façon explicite à des évènements ou à des noms précis. D'accord ?

Il y eut un silence notable.

Allons-y, répondit-il avec circonspection. De quoi veux-tu parler ?

La dernière fois que je suis venue vous voir. Est-ce que tu te souviens que j'ai ramené un cadeau surprise ?

Il y eut un silence plus que notable cette fois, les secondes s'égrenèrent.

Oui, je m'en souviens très bien.

Bien. Cette affaire est en train de connaître un revirement qui nous est défavorable.

Ah ?

On m'a dit de te le dire.

Ah ?

Je ne sais pas ce que tu peux faire, mais de notre côté, moi et qui-tu-sais, on va tenter de prendre la tangente en quatrième vitesse. Tu vois ce que je veux dire ?

Oui, je crois que je vois. Oui, je vois très bien. Et tu appelles pour nous recommander de faire de même ?

On m'a recommandé de vous prévenir. Je ne sais pas ce qui est le plus approprié pour vous, mais... je considère que la source d'information est très fiable, je lui attribue une grande confiance, et des évènements récents et très néfastes confirment son analyse.

OK. Très bien. Très bien. Tu sais Ada, je veux en premier lieu te demander pardon pour cette idée de cadeau surprise. J'ai cru te protéger. Je veux dire en omettant de te mettre dans la confidence. C'était une mauvaise idée. Mais, à l'époque, je n'avais pas beaucoup de choix.

Tim, cela n'a plus d'importance maintenant. Et je te pardonne. Ne te fais pas de soucis pour ça. Mais je voudrais que tu fasses tout ce qui est possible pour vous mettre à l'abri, Maman et toi.

J'ai compris.

Elle a besoin de toi.

Oui, et moi d'elle.

Tu as des idées ?

Pour prendre la tangente ? Il eut un petit rire nerveux. Tu sais, j'ai de nombreux défauts, mais je ne suis pas limité par mon imagination.

Oui, je sais... Tim ?

Oui.

J'ai l'intuition que c'est peut-être bien la dernière fois que nous nous parlons. Alors, je tiens à te dire que je t'aime, et que je te remercie du fond de mon cœur pour tout ce que tu as fait pour Maman.

Je t'aime aussi, Ada. Je t'aime comme si tu étais ma propre fille.

Est-ce que tu peux me passer Maman ? Je vais essayer de lui dire au revoir sans trop l'inquiéter. Mais je suis anxieuse à votre sujet.

Je vais m'occuper de tout, Ada. Fais-moi confiance. En fait, j'avais préparé cette éventualité. Dès que tu auras raccroché, nous serons en chemin. Je te passe ta mère.

Ada ? De quoi parliez-vous ? Que se passe-t-il ?

Maman ! Maman ! On va disparaître de la circulation, moi et qui-tu-sais, au moins pour un certain temps.

Pardon ?

Maman, je ne peux pas t'expliquer. Je ne peux pas.

Mais que se passe-t-il enfin ?

Tim va t'expliquer. Il faut que tu nous pardonnes, ce n'est pas de notre faute, ni Tim, ni moi. On a fait du mieux qu'on a pu.

De quoi parles-tu ?

Maman, écoute-moi. On n'a pas beaucoup de temps. J'aurais voulu te revoir et te serrer dans mes bras.

Ada s'arrêta pour reprendre son souffle, elle avait la gorge serrée et les larmes brouillaient sa vision. Soudain, il sembla bien que Ruth venait de comprendre la nature de la situation, car elle s'écria avec force :

Oh Ada ! Ada ! Je t'aime Ada !

Je t'aime aussi Maman. Et je voulais te souhaiter bonne chance, à toi et à Tim.

Oh, Ada ! La chance, pour peu qu'il n'y en ait pas beaucoup à partager, c'est à vous qu'il faut qu'elle revienne.

Il faut qu'on se dise au revoir Maman.

Ada ?

Oui, Maman ?

Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée, la lumière de ma vie... j'aurais tant voulu te voir mariée, et que tu aies des enfants à ton tour !

Ruth s'arrêta, elle ne pouvait plus parler sous l'effet de l'émotion. Ada murmura :

Maman, je ferai des enfants pour toi.

Soudain, le ton de Ruth changea, elle dit avec fermeté à sa fille :

Ada ! Il faut que tu t'en sortes. Tu es plus intelligente et plus tenace que tu ne le crois. N'abandonne pas ! N'abandonne jamais !

Je n'abandonnerai pas, Maman, je te le promets.

Et, dis-toi bien, surtout, dis-toi bien, que vivante ou morte, je serai avec toi, je serai toujours avec toi.

Ada hocha la tête, elle continuait à marcher sous la pluie en tenant son téléphone devant elle. Elle prit conscience qu'elle avait perdu la notion de l'endroit où elle était, et que c'était très mauvais signe. Il fallait qu'elle se reprenne. Il était d'une importance vitale qu'elle garde les idées claires pour agir, car le temps allait bientôt venir à lui manquer.

Au revoir Maman, fit-elle à regret.

Adieu Ada.


Chapitre 26 : 4 ans auparavant, Lise & Morgan


Un soir, on indiqua à Morgan qu'elle sortait le lendemain dans l'après-midi, deux jours en avance sur le plan initial. Lise avait insisté pour venir la chercher. Bien entendu, elle emmènerait Esmeralda.

Morgan s'était maquillée avec soin. Elle avait revêtu une petite robe rouge et des chaussures à talon assorties. L'ensemble, bien qu'encore relativement sage, soulignait sa minceur, ses longues jambes, montrait sa peau noire, et au total contrastait énormément avec le look que Lise lui connaissait. La conjonction de sa coiffure rase avec la robe serrée et courte évoquait une mode qui avait fait fureur dans les années du sex-boom après la découverte du vaccin contre le SIDA. Lise marqua un temps d'arrêt quand elle aperçut son amie et la contempla bouche bée deux pleines secondes avant de lui faire un sourire accompagné d'un haussement de sourcils. « Superbe ! » fit-elle. Puis elle s'avança, Esmeralda à sa hanche, et dans le même mouvement, elle prit Morgan dans son bras libre, sans lui donner le temps de réfléchir, elle la serra très fort, et, impulsivement, caressa le haut du bras de Morgan et son épaule nue. Satin noir, douceur et force. Elle cligna des yeux, éberluée.

« Cela me fait tellement plaisir de te voir ainsi transformée ! » lui dit-elle avec une sincérité évidente. Elle s'était écartée pour contempler Morgan. Esmeralda, intriguée, l'imita. Lise se mordit la lèvre inférieure et ajouta : « Fantastique ! » Ce qui fit rire Morgan, un peu gênée quand même. Esmeralda avait froncé les sourcils et regardait sa mère, interdite. Que pouvait-elle bien percevoir du changement miraculeux qui s'était opéré ? Morgan lui ouvrit les bras et Lise la lui présenta. Dans les bras de sa mère, la petite émit quelques bruits, son visage aux sourcils froncés relevé vers le sourire de sa mère qui lui chuchota : « Alors, comment va mon bébé ? » La voix avait changé, très notablement changé même, ce qu'elle avait eu de rauque s'était tout à fait estompé. Est-ce que l'odeur de la peau avait changé aussi ? Esmeralda se poussa en arrière de toute la force de ses bras, comme pour prendre du recul, son petit visage avait pris un sérieux étonnant. « Comment trouves-tu Maman ? » demanda timidement Morgan qui commençait franchement à s'inquiéter. Esmeralda émit un autre petit bruit et se laissa tomber contre la poitrine de sa mère, nouant tendrement ses bras autour du cou de Morgan, qui reprit son souffle. Elle avait rougi, sa peur avait été aussi intense qu'inattendue. En caressant le dos de sa fille, elle fit signe de son émotion à Lise en écarquillant ses yeux pleins de larmes : « J'ai cru qu'elle n'allait pas me reconnaître » chuchota-t-elle, et Lise perçut dans sa voix la force de son trouble. Morgan câlina Esmeralda qui avait fermé les yeux et serrait amoureusement ses bras autour du cou de sa mère tandis que celle-ci tournait sur elle-même en faisant ressort de ses jambes pour la bercer. Lise, rêveuse, dit : « Elle vient de voir sa mère se transformer de façon tout à fait radicale. » Morgan haussa les sourcils. Lise poursuivit, admirative :

« En vérité, le résultat est prodigieux. Tu es transfigurée, et on te donnerait à peine vingt ans, je n'en reviens pas. » Morgan sourit pour toute réponse. Lise les laissa continuer leur câlin très intense, avant de reprendre d'un ton enjoué : « Bien ! Suite du programme : goûter à la maison pour mademoiselle Esmeralda, piscine, petite collation du soir, dodo, et ensuite Maman et moi, on va dîner en ville pour fêter ça ! » Et Morgan hocha la tête, heureuse que l'emploi du temps ait été aussi fermement pris en main. Elle était visiblement accaparée par l'affection de sa fille, par l'intensité de leurs retrouvailles.

Plus tard, Lise regarda Morgan marcher à côté d'elle, sa fille dans les bras, à travers le parc de stationnement. Elle continua à l'admirer lorsque Morgan sangla expertement Esmeralda dans son petit siège. Après avoir lancé le moteur de la voiture, elle jeta sur Morgan un regard que les lunettes de soleil rendaient indéchiffrable. Elle lui dit, rêveuse, qu'elle ressemblait à cette Éthiopienne qui venait de se voir attribuer l'Oscar de la meilleure actrice, et Morgan répondit en riant : « Arrête, tu va me faire rougir ! »

Comme prévu, après le goûter d'Esmeralda, elles se retrouvèrent toutes les trois dans la piscine, dans le coin où la profondeur était faible et où l'automate qui gérait l'ombre sur la terrasse pouvait étendre ses bras de teck et d'aluminium afin de dérouler une toile qui les protégeait du soleil. Esmeralda adorait batifoler dans l'eau et c'était un véritable bonheur de jouer avec elle, tant elle riait en sautant, en éclaboussant, en remplissant et vidant d'eau inlassablement ses jouets, une armada de seaux et de bouteilles, de petits bateaux et de personnages, d'animaux moulés dans des plastiques aux couleurs vives.

Pendant ce temps, Lise ne pouvait pas détacher son regard de Morgan. Les changements étaient particulièrement stupéfiants sur son visage qui, rétrospectivement, avait été auparavant un bien peu fidèle transmetteur d'émotions. À présent, les expressions des yeux et de la bouche de Morgan étaient rendues avec une vivacité éclatante. Ses sourires en particulier, qui avaient été chaleureux et spontanés, étaient devenus des explosions inouïes de joie de vivre. Lise était en particulier fascinée par d'autres détails qui avaient profondément changé comme la noirceur parfaite des grands yeux de Morgan, ses lèvres redevenues pleines et finement marquées, ainsi que la transition de couleur du noir intense de sa peau vers le rouge dans sa bouche, comme vers le rose pour ses ongles et l'intérieur de ses mains aux longs doigts si élégants. La façon dont la lumière faisait des ombres sur ce visage et étincelait sur le satin chocolat sombre de sa peau captait l'attention de Lise. Elle prit conscience que l'évènement prenait une tournure particulière lorsqu'elle se rendit compte que la fascination que lui donnait la contemplation de Morgan occupée à jouer avec sa fille lui avait fait tomber la mâchoire de stupeur. Oui, elle contemplait Morgan bouche bée, comme une idiote, ivre de partager la joie exubérante des rires d'Esmeralda et en même temps profondément troublée par l'attraction irrésistible que Morgan exerçait sur son regard. Lise pouvait discerner en elle-même une jalousie certaine : il suffisait de penser que le miracle était possible pour elle aussi... quoi de plus simple en fait : une autogreffe intégrale du derme et de l'épiderme... Adieu les rides ! Après tout, les stars des médias et les gens très riches commençaient bien à le faire eux aussi, même s'il leur fallait pour cela payer des sommes astronomiques et voyager vers des pays moins regardants au respect des chartes internationales sur les utilisations thérapeutiques du clonage.

En contemplant Morgan, en analysant ce qu'elle ressentait, Lise se souvint du matin de printemps où, stupéfaite, elle avait découvert dans son jardin qu'un arbuste qui lui avait auparavant semblé tout à fait insignifiant était couvert de fleurs jaunes. Il trônait là, comme une apparition, admirable et tranquille, éclatant dans le soleil du matin. Ce soir-là, Lise, en contemplant Morgan qui jouait avec sa fille, se dit qu'il en était en quelque sorte de même : elle n'avait pas imaginé qu'un jour, l'amie se changerait en créature de rêve. Et ce n'était pas facile à encaisser. En tout cas, c'est ce que se disait Lise, qui ne parvenait toujours pas à détacher son regard de Morgan, au point que cela devenait gênant, au point qu'elle craignît que Morgan la surprenne. Et Lise en avait le cœur battant. Enfin, elle crut à ces instants-là que son cœur battait pour cette raison.

Elles firent dîner Esmeralda en attendant la baby-sitter. La petite s'était tellement dépensée dans la piscine qu'elle tombait littéralement de sommeil. Morgan se dépêcha de lui faire avaler son dessert avant de la changer et de la glisser dans son lit, où l'enfant trouva le sommeil à peine sa tête posée sur l'oreiller.

Sur la route du restaurant, Morgan fit arrêter Lise alors qu'elles approchaient d'une automobile immobilisée sur le bord et dont la conductrice était en train de se battre avec une roue de secours. Bien qu'elle fût en robe et en escarpin à talons hauts, Morgan descendit aider la jeune femme qui se confondit en remerciements.

Lise avait réservé une table en terrasse avec vue sur la mer dans le restaurant le plus chic de Santa-Maria. Elles arrêtèrent leur choix sur le menu dégustation, celui pour lequel chacun des plats était accompagné d'un verre de vin choisi pour son mariage avec les saveurs des mets par le sommelier, un Français. Morgan expliqua à Lise l'expérience sensorielle qu'elle était en train de vivre avec la redécouverte du goût. Elle expliqua aussi combien elle était bouleversée de découvrir ce qu'elle avait manqué et elles en parlèrent en échangeant leurs impressions sur le vin et les zakouskis. Quand Morgan croisa le regard de Lise qui la regardait vider son deuxième verre de vin, elle dit en soupirant : « Je vais être saoule, mais je m'en fiche », ce qui fit sourire Lise. Il faisait très beau, ce qui était habituel à Santa-Maria en cette saison, et pas trop chaud, avec une petite brise de mer qui soufflait en risées rafraîchissantes. L'ambiance était superbe de calme. Le restaurant avait été décoré de toiles très originales. Le dîner était sublime, le service semi-robotisé impeccable. C'était une soirée magnifique. Elles bavardèrent entre les plats. Elles parlèrent plus sérieusement des progrès de la science médicale. Comme d'habitude, elles ne semblaient pas pouvoir manquer de sujets de conversation.

Elles passèrent toutes les deux une soirée inoubliable. C'était une véritable renaissance pour Morgan qui ne cessait de remplir pleinement ses poumons pour soupirer d'aise. Elle retrouvait en particulier — et il s'agissait une chose dont elle avait oublié l'importance — la sensation rassurante de croiser le regard de ceux qui la regardaient, les hommes qui l'admiraient, et les femmes qui la toisaient. Ainsi, l'un de leurs voisins de table, un homme d'une quarantaine d'années, faisait face à une femme qui avait dû être belle avant de devenir obèse. Il passa le début de la soirée à dévorer Morgan du regard. Il sembla bien à Morgan que cela déclenchât même une sorte de dispute, car la grosse dame se retourna pour lui jeter des regards incendiaires. Cela fit sourire Morgan, qui attendit pour cela que la grosse se fût retournée vers son homme. Lise, voyant le visage de Morgan s'illuminer, lui demanda pourquoi, et, quand Morgan lui fit part de son interprétation de la situation, Lise sourit à son tour avant de faire ce compliment, dont Morgan ne comprit pas sur le coup la véritable portée : « Elle a raison d'être jalouse : tu rayonnes. » Oui, Morgan redécouvrait en même temps le plaisir d'être belle, de déguster des mets fins, et même celui de sentir le vent sur sa peau, car depuis l'accident elle n'était sortie qu'intégralement couverte pour éviter le soleil et cacher sa peau hideuse. Elle était tellement absorbée par cette redécouverte d'elle-même qu'elle ne perçut pas ce qu'il y avait de particulier dans les regards de Lise.

Car pour Lise l'inoubliable était d'un autre ordre. Lise connaissait une surprise émotionnelle intense, comme un feu d'artifice intérieur. Elle pouvait s'auto-analyser au fur et à mesure avec le regard critique et amusé de la professionnelle des émotions et de l'humeur, et, en même temps, elle laissait les sentiments l'envahir, la submerger au plus profond comme la marée montante d'une nuit étoilée sur une plage tropicale, brûlante et mystérieuse : un coup de foudre magistral, un emballement irrépressible de la machinerie émotionnelle. Elle passa le dîner à regarder Morgan et à se sentir fondre de l'intérieur avec un mélange d'appréhension et de jouissance. Elle en soupirait d'aise à son tour, mais avec un petit pincement de cœur : car enfin, avait-elle la moindre chance, le moindre espoir ? Elle décida facilement qu'à cette heure, elle préférait juger cette question sans importance. Elle se laissa sombrer. Quoi qu'il advînt, il lui resterait cette excitation délectable, cette résurgence d'adolescence, peut-être un peu ridicule à son âge, mais si douce, si troublante, et qui lui rappelait si merveilleusement tout ce que la vie pouvait encore vous offrir si on se donnait la peine d'y croire. Tentant de prendre du recul, elle comprit qu'une telle lame de fond ne s'était pas formée en un jour, qu'en réalité elle couvait en elle depuis la première seconde de leur première rencontre. Elle avait eu une amitié intense avec Morgan parce que celle-ci avait exactement le caractère dont Lise pouvait rêver pour une personne de bonne compagnie. Lise savait très bien qu'il n'y a qu'une toute petite distance entre l'amitié et l'amour, et très souvent le grand mur des conventions et de la morale. Or Lise se fichait à ces instants des unes et de l'autre à un point qui en d'autres temps aurait pu la faire rougir... Oui, elle se laissait piéger avec délectation par les élans de son cœur dont la métamorphose en femme de Morgan était venue sceller le sort.

Morgan, métamorphosée en femme ? Non ! Pas en femme ! La créature que Lise dévorait des yeux était si radicalement magique de grâce et de charme que Lise s'attendait à tout instant à la voir s'auréoler d'or et des ailes pousser dans son dos. La femme que Lise était venue attendre sous la marquise à la porte de l'hôpital, celle des vidéos, était certes une superbe noire élancée au regard ombragé sous d'immenses cils, mais celle que Lise avait vue émerger, qui courait vers elle en faisant claquer joyeusement ses talons sur le dallage, cette femme-là était surnaturelle. Elle captait le regard et bloquait la respiration. Ses mains aux longs doigts fins traçaient au bout de bras graciles des arabesques dans l'air. Sa peau sombre admirablement satinée chatoyait dans la lumière du soir. Quand elle marchait, les longs ciseaux de ses jambes fuselées chaloupaient une ondulation hypnotique de ses hanches à ses seins qui tressautaient fièrement. Ses sourires illuminaient son visage de joie sincère en éclats de blancheur parfaite. Sa grande bouche sensuelle donnait à son visage aux pommettes hautes un relief stupéfiant d'équilibre. Quant à son regard de velours sombre, intense et lumineux, Lise tentait presque de l'éviter, car chaque rencontre la foudroyait d'une chamade. Elle en attrapa mal au cœur tant il battait fort et, se sentant rouge, elle espéra que cela pouvait être mis sur le compte du vin. Elle se surprit même à trembler et serra fort ses mains sur les couverts afin que Morgan ne le vît pas.

Quand le restaurant fut vide, le dîner fini depuis bien longtemps, elles commandèrent un taxi, car ni l'une ni l'autre n'était légalement en état de conduire.


Chapitre 27 : Dernier jour 9h00


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AFP, Paris, aujourd'hui, 08h48. Le ministère de l'Intérieur vient de publier le bilan des très violentes émeutes qui ont agité la capitale hier toute la journée et jusqu'à l'aube ce matin. On déplore 11 morts parmi les manifestants, pour la plupart des mineurs de moins de 16 ans, et 3 dans les rangs des forces de l'ordre. La place Beauvau indique que le compte provisoire des blessés dépasse le millier et que les émeutiers et les manifestants étaient au moins 35 000. Il y aurait eu 234 voitures incendiées et plus de 600 vitrines endommagées. 873 personnes étaient encore en garde à vue ce matin et trois lignes de métro sont encore fermées. Le Maire de Paris a déclaré : « Paris ne fait plus exception maintenant, presque toutes les grandes capitales ont connu des troubles ce mois-ci, nous voilà dans la même situation désolante, pour les mêmes raisons. J'en appelle au gouvernement qui doit prendre ses responsabilités en matière de maintien de l'ordre public. » Le gouvernement ne s'est pas encore exprimé en réponse à cette attaque.

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AK ?

Tu vas encore me parler du corps de la falaise ?

Oui, et ça devient de plus en plus fort. Tu te souviens d'un meurtre horrible d'une transsexuelle, il y a deux ans, le corps brûlé, à peine une trace d'ADN utilisable ?

Oui, je m'en souviens, une très jolie blonde. C'est quoi le rapport ?

Le labo est formel : les deux balles portent les mêmes rayures, c'était la même arme.

AK se leva en se massant le front.

Schwartz !

Le labo n'est pas capable de dater les deux évènements avec assez de précision pour savoir lequel des deux s'est produit le premier.

AK haussa les épaules.

La transsexuelle. C'est lui qui l'a tuée, le mode opératoire, le type de victime, tout colle trop bien.

Et ensuite, il s'est fait buté avec sa propre arme ? Une vengeance ?

AK haussa les épaules à nouveau.

C'est pas idiot.

Quelques minutes plus tard, AK s'éclipsa et prit sa voiture pour aller dans les collines sur le bord de mer. Il retrouva facilement la maison. Il tiqua en découvrant qu'un incendie l'avait ravagée. En s'avançant sous la pluie battante, AK découvrit qu'on avait squatté les ruines de façon sporadique. Des jeunes à la recherche d'un coin pour faire une petite fête avaient fait des feux, y avaient cassé des bouteilles de bière. Le jardin était revenu à l'état sauvage, les arbustes avaient bouché les allées, par endroits l'herbe faisait plus d'un mètre de haut. Cependant, AK n'eut même pas à se frayer un chemin à travers cette végétation, car quelqu'un était venu récemment et la piste des herbes couchées et des branches cassées était facile à lire. AK la suivit en capturant avec soin les empreintes de pas qu'il trouva à l'aide d'un petit enregistreur holographique portable. Il prit des échantillons. Il y avait eu deux hommes de forte corpulence chaussés de crampons, dont l'IA du commissariat identifia la provenance : il s'agissait de chaussures de randonnée façon militaire d'un type très commun.

AK savait ce qu'il cherchait, il y était aidé par un jeu de détecteurs dont plusieurs se mirent à couiner en pointant vers la terrasse quand AK passa au pignon. Surpris, car la piste des herbes couchées continuait vers le jardin, AK monta sur le patio et suivit les indications des capteurs. Il trouva ce qui avait affolé les instruments. La piscine avait été asséchée, mais les squatters y avaient jeté leurs ordures, ce qui avait dû colmater la vidange. Du coup, la pluie s'y était accumulée et, avec la chaleur, le fond carrelé de bleu était devenu une mare immonde. Pourtant, l'endroit avait dû être sublime. La vue sur la baie de Santa-Maria était superbe et la paroi extérieure de la piscine étant transparente, on avait dû y nager littéralement entre ciel et mer. AK secoua la tête. Quel gâchis, pensa-t-il. Il rebroussa chemin.

Au détour de la maison, il trouva de la terre fraîchement remuée qui fit réagir à nouveau ses instruments, mais cette fois en montrant la signature caractéristique qu'il recherchait. En se penchant pour prendre des échantillons, en enfonçant les sondes pour en prélever en profondeur, AK secoua la tête avec un mélange de dégoût et de jubilation : qu'elle bande d'amateurs !


Chapitre 28 : 2 ans auparavant, Zebra


Ada tint la promesse qu'elle avait faite à Michael : la semaine qui suivit son annonce, elle lui présenta Zebra.

La rencontre eut lieu dans un café à la mode du quartier chic d'Almogar, et, en effet, Zebra plut tout de suite à Michael. Elle était ravissante, blonde teintée de reflets roses, menue et pourtant dotée d'une fière poitrine. Sa bouche un peu grande répondait à ses yeux bleus-gris affectés d'un très léger strabisme convergent qui renforçait le mystère de son regard. Elle était nettement plus âgée qu'eux, et donc sophistiquée et mystérieuse, mais aussi souriante et cajoleuse, joyeuse aussi, espiègle et provocante. Elle avait une assurance qui troubla d'emblée Michael. Était-ce la chaleur de sa voix douce, mais ferme, ou la collision de son apparence d'adolescente gracile et de la lenteur mesurée de sa gestuelle de femme mûre ? Une chose était certaine : au contact de Zebra, son impatience chronique l'avait abandonné, et c'était pour Michael une découverte aussi étrange qu'agréable. Il ressentait à son contact une sorte de langueur, comme si elle l'avait hypnotisé en quelques phrases. Il ne pouvait expliquer cette tiédeur qui l'envahissait, directement au creux des reins. Il avait l'impression de décoller de son siège, d'entrer en lévitation à l'intérieur de lui-même, et le temps en sa présence semblait passer différemment. À l'arrivée de la deuxième tournée de boissons, Michael laissa les deux filles quelques minutes pour passer aux toilettes. Quand il revint, il perçut qu'il s'était produit un changement. Zebra se mit à lui faire du charme sous le regard amusé et complice d'Ada. Michael devina qu'un conciliabule avait été tenu en son absence. Il y reconnut la patte d'Ada. Dès qu'il fut assis, Zebra se colla à lui, lui fit sentir son parfum sucré, son souffle mentholé, l'incita à plonger son regard dans son décolleté, où il découvrit deux ravissants petits globes dorés. Elle intercepta son regard et lui sourit, complice et fière. Il rougit, mais regarda à nouveau. Elle le regardait regarder et il aima son air calme et déterminé. Il comprit alors qu'il était réellement hypnotisé. Zebra se mit à lui caresser les épaules, glissa dans ses cheveux les doigts d'une main chaude qu'elle laissa sur sa nuque. Plus tard, elle vint reposer légèrement sur son épaule son petit bras bronzé. Il se laissa faire, ensorcelé. Il se sentait fondre. Il entendit vaguement qu'elle lui faisait des compliments. Le souffle de sa voix, le contact de ses mains, tout cela l'envoûtait. Pour Michael, c'était une surprise incroyable. Jamais une fille ne l'avait dragué d'une façon aussi directe et explicite. Il rougissait, et comble suprême, cela faisait rire Ada. Il était aux anges. Il était en train de découvrir le plaisir inouï de simplement se laisser faire. Zebra était sublime, si belle avec son petit visage délicat, ces grands yeux clairs, sa bouche peinte en rose bonbon pailleté, son bronzage assorti à sa blondeur, ses manières délicates, les mouvements gracieux de ces petites mains dorées aux ongles assortis à ses lèvres. Il sentit qu'il était en train de tomber amoureux, même si c'était l'amour express, car Zebra dévalait comme un chauffard ivre les virages de la route du tendre. Et pourtant, elle le faisait avec une délicatesse et une sensibilité inimaginable, Michael en était tout à fait subjugué. Le trio quitta bras dessus bras dessous le café où avait eu lieu la rencontre, pour prendre la direction de l'appartement que Zebra occupait, au dernier étage d'un immeuble luxueux tout proche. Michael tremblait d'excitation en se demandant si Zebra avait l'intention de passer à l'acte, et si oui, ce qu'Ada ferait ? Zebra les installa dans le canapé du salon, dont la décoration était à la limite de l'étrange, un mélange de style baroque et ultra moderne, alourdie d'une surcharge d'objets un peu ridicule dans l'extrême de la couleur et de la forme, le manque apparent de fonction, et dont beaucoup faisaient montre d'une forte connotation sexuelle. En particulier, les murs du salon étaient décorés par une collection d'écrans où s'enchaînaient des présentations de néo-estampes japonaises pornos ultrastylisées dans lesquelles des monstres hideux aux couleurs improbables empalaient sur des vits colossaux et gluants des lolitas aux immenses yeux et aux mains ligotées par des tentacules pustuleux. Pour ne pas dépareiller, un grand vase trônait dans un coin, garnis d'un assortiment de cravaches gainées de cuir noir, et un mobile tournait à l'opposé, qui tenait suspendus des colliers de vinyle cloutés et des godemichets collés sur des cagoules de latex rouge. Le reste était de la même veine, jusqu'à la fausse fourrure ocellée devant un âtre où dansaient des flammes tout aussi factices. Les filles s'assirent et Zebra tapota l'assise du canapé au creux qu'elles avaient laissé entre elles. Michael haussa les sourcils, interrogea Ada du regard. Celle-ci sourit, elle avait les pupilles dilatées, le regard brillant. Elle lui fit le même geste d'invitation à s'asseoir entre elles. Michael vit au travers de l'étoffe que les bouts des seins d'Ada étaient en érection. Quand il fut assis, elles se serrèrent contre lui d'une façon si exagérée que cela les fit rire. Celui de Zebra était cristallin et creusait des fossettes dans ses joues. Michael comprit que c'était un guet-apens, mais il trouva que du coup, c'était encore plus excitant. En quelques minutes dans les bras de ses deux femmes, il apprit plus sur le comportement amoureux, en se laissant faire, que des générations d'hommes avant lui en dictant leur désir. Il se trouva bientôt nu, et les filles quittaient leurs vêtements petit à petit. Quand Zebra retira son jean, il marqua l'arrêt. Entracte prévu : Zebra le scruta de ses yeux clairs avec un mélange unique de défi et de sérénité tandis qu'Ada venait emboucher l'objet avec un regard appuyé de bravade à Michael. Il comprit alors que les filles avaient attendu cet instant avec une espérance profonde, et que Zebra vivait avec une fierté immense sa capacité à cacher sa vraie nature. Il lui chercha des poils au menton, et bien entendu, il n'en trouva pas. Elle était tout à fait ravissante, indubitablement et radicalement féminine, avec ses petits seins parfaits dressés sur son torse étroit. Zebra lui sourit en lui caressant la joue. Ce regard et ce geste donnèrent à Michael un frisson étrange et nouveau : une appréhension délicieuse, un désir intense de lui obéir pour transgresser des tabous. Ensuite, occupé comme il l'était, il rata l'entrée en scène de Jennifer. Elle était très belle, blonde elle aussi, mais dans un style différent de Zebra, plus grande, la peau plus claire. D'immenses yeux bleus éclairaient son visage élégant. Une guêpière en dentelle noire mettait en valeur son corps de fille de magazine : taille très étroite et larges hanches. Des mules à très hauts talons au bout d'interminables jambes gainées de résille complétaient le tableau. Alors qu'elle venait enlacer Zebra, l'attention de Michael fut dans un premier temps capturée par la vision de ses seins monumentaux qui semblaient à la limite de déborder de la lingerie. Puis il vit qu'elle ne portait rien en bas. Cependant, ce qui aimanta son regard à cet endroit fut surtout la constatation qu'elle avait elle aussi un attribut inattendu, de fort belle taille. Zebra choisit cet instant pour faire apparaître une paire de menottes gainée de fourrure rose avec laquelle elle enchaîna les poignets de Michael en le regardant dans les yeux avec assurance, ce qui lui donna un autre frisson d'abandon, sublime. Ce n'est que lorsque Zebra fit approcher Jennifer qu'il perçut, sans bien savoir quel indice l'avait mis sur la piste — un certain manque d'expressivité du visage, de souplesse dans les jambes ? — que Jennifer n'était pas un être humain. Comme elle s'agenouillait entre ses cuisses et se mettait au travail avec application, il put vérifier qu'il s'agissait de l'un de ces modèles récents d'androïde qui frisaient la perfection. Quelques moments plus tard, Zebra quitta le lit. Elle s'éloigna à grands pas souples, comme une danseuse, pour fouiller un tiroir, dont elle sortit une petite boîte. Elle y pécha une capsule qu'elle fendit d'un coup de dent afin d'en extraire un objet oblong, grand comme une balle de revolver, qu'elle montra à Michael entre le pouce et l'index, comme si elle jouait l'assistante du magicien. Et ensuite, elle se posa une main sur la hanche, théâtralement. Elle fit un clin d'œil, et, d'une sorte de pirouette, elle se mit à quatre pattes sur le lit à côté d'Ada. Elle leva sa croupe superbe dans l'axe face à Michael avec un effet provocateur recherché, une impudeur éblouissante. Michael admira le tableau. Il eut l'intuition qu'il regardait un spectacle, ou en tout cas une résurgence d'une activité scénique. Zebra avait sur les fesses un petit tatouage qui dans cette position révélait une cible stylisée en toile d'araignée dont on devinera le centre. Elle se glissa prestement le petit missile, qui disparut sous la pression de son index, puis elle s'allongea scéniquement dans le lit à côté d'Ada qui vint l'enlacer, l'embrasser et la caresser. Bientôt, Zebra se recroquevilla dans la couette, serrant les cuisses et les poings. Le dos arqué en arrière, elle souffla son extase dans un long gémissement, et elle resta là, haletant mollement. Son visage et son corps reflétaient une béatitude immense. Lascivement, elle se mit à se caresser tandis qu'Ada rampait vers ses cuisses et faisait disparaître sa caresse sous la cascade bleue de ses cheveux. Zebra se laissa faire quelques minutes, puis elle se leva pour aller chercher la petite boîte, qu'elle secoua pour en faire tinter le contenu. Elle demanda :

À qui le tour ?

Michael ouvrit de grands yeux, il avait juré à sa mère de ne jamais toucher à une substance illicite. En même temps, il pouvait constater que Zebra bandait furieusement maintenant, et il frissonna. Il n'avait que peu de doute sur ce qu'elle allait vouloir lui faire.

À moi ! affirma Ada, et elle se mit aussitôt la croupe en l'air. Comme Zebra s'avançait en ouvrant un emballage d'un coup de dent, Michael demanda :

Qu'est-ce que c'est ?

C'est un cocktail de stimulants du système nerveux de synthèse et d'un aphrodisiaque de troisième génération, le tout dans un gel excipient, répondit sentencieusement Zebra. La diffusion est progressive. Il n'y a pratiquement pas d'effets secondaires et très peu d'accoutumance métabolique. Tu peux me faire confiance, c'est très haut de gamme.

Fais-le, fit Ada, et comme Michael l'entendit, c'était plus qu'une recommandation. Il vit la bouche entrouverte de Zebra qui se concentrait pour donner cette estocade de la jouissance illicite, et Ada qui tombait à son tour dans le lit, le dos arqué. Elle gémit, presque comme elle le faisait dans l'orgasme. Elle aussi, elle se mit à se toucher, les yeux fermés, concentrée et sous l'empire de sa jouissance. Zebra vint sur elle, la retourna et la prit sans autre forme de préliminaires, lui arrachant un cri. Après quelques secondes de besognage attentif, Zebra claqua des doigts et dit « Jennifer ». L'androïde obéit : elle abandonna sans délai Michael pour se mettre au travail sur Ada à la place de sa maîtresse. Et Ada se mit à faire des petits jappements joyeux, crispant ses mains sur le drap. Quand il tourna la tête, Zebra lui montrait un petit projectile.

À toi ! affirma-t-elle.

Il sortit du lit. Il avait complètement débandé. Il se sentait idiot, vêtu en tout et pour tout des menottes de fourrures roses. Il secoua la tête.

Pas pour moi.

Il était prêt à partir en courant, en tout cas, la partie raisonnable et policée de son l'intellect avait presque déjà pris cette décision. Zebra perçut cela. Elle se leva sans hâte et vint vers lui avec un sourire vainqueur, blondeur superbe dans la nudité, balançant ses hanches, et son instrument de star de porno oscillait comme le battant d'une cloche de cathédrale. Michael hésitait, elle lui imposa son regard dominateur. Elle tourna autour de lui afin de lui bloquer la route vers la porte. Il lui fit face au lieu de forcer le passage et de s'en aller, ce qu'il aurait pu faire sans la moindre difficulté. Elle lui sourit et secoua paresseusement la tête. Son regard le cloua sur place. Quand elle vint gentiment lui appuyer son index tendu sur le sternum, il fit un pas en arrière, puis un autre jusqu'à buter contre le lit et elle le repoussa résolument afin qu'il y tombe.

Au moment de quitter Zebra, Ada plongea la main dans son sac. Elle en sortit une poignée de puces monétaires que Zebra accepta sans rien dire. Arrivés dans la rue, il faisait nuit noire. Michael demanda :

Tu l'as payée pour me déniaiser du cul ?

Mais non, gros bêta. C'est elle qui a demandé à te rencontrer, je lui avais montré des vidéos de toi. Et puis, dans le bar, elle m'a dit que tu lui plaisais beaucoup.

Alors cet argent, c'est quoi ?

C'est notre participation pour la came.

Et c'est combien ?

Elle le lui dit.

« Tu es dingue ? Où est-ce que tu vas chercher tout ce blé ?

Si on te demande, tu diras que tu ne sais pas.

Où est-ce que te l'as rencontrée ?

Ada lui fit sa face de joueuse de poker.

Dans un bar ?

Tu inventes ?

Elle sourit.

Non, c'était dans un bar, mais les circonstances étaient un peu particulières.

Ah oui ?

Bon, allez, c'est un test d'intelligence : comment est-ce que tu crois que je me paye cette came ?

Tu fais des trucs louches dans des boîtes louches. Tu avais des traces de cravache sur les fesses l'autre jour.

Elle haussa les épaules.

Voilà, tu sais l'essentiel. Ça tombe bien, il fallait que je t'en parle un jour où l'autre. C'est marrant comme maintenant que je t'ai vu y goûter, c'est plus facile.

Tu fais des trucs avec elle en scène ?

Pourquoi ne dis-tu pas franchement à quoi tu penses ? Oui, on baisse en scène, et pas qu'avec elle, et pas qu'en scène, et ça rapporte beaucoup d'argent. Le chic avec Zebra, c'est que presque tous les mecs ont des fantasmes homosexuels, ou des fantasmes de soumission, ou les deux, plus ou moins refoulés. Du coup, ils ont une attraction très forte pour les Domina comme Zebra. Et tu le sais bien, maintenant.

Pourquoi au juste voulais-tu que je la rencontre ?

Ada sourit malicieusement.

J'étais sûre qu'elle te plairait.

Tu voulais me faire essayer la drogue ?

Si je t'en avais parlé, tu ne serais pas venu. Mais ces suppos, c'est le top, non ?

Et alors ?

Et alors, tu te rends compte que pas un mec au monde ne manquerait un truc comme ça ? Du sexe sophistiqué avec des super cannons et de la came de rêve ? Tu te rends compte ? Pour toute réponse, il haussa les épaules.

« Tu n'as pas aimé ? demanda-t-elle, moqueuse. Il haussa les épaules à nouveau.

« Tu ne vas pas essayer de me faire croire que tu simulais, quand même ?

Non, on est d'accord, je ne simulais pas.

Bon, elle non plus.

Que veux-tu dire ?

Elle sourit malicieusement.

Michael, elle va avoir envie de te revoir. Et toi aussi, tu vas avoir envie de la revoir, et, pour commencer, qu'elle te flanque une autre bonne fessée.

Elle éclata de rire. Il hocha vaguement la tête. En même temps, il eut un violent frisson à la réalisation qu'il avait en lui des pulsions très intenses en réserve, prêtes à ressurgir avec son fantasme de soumission envers Zebra, et dont il avait déjà accepté, inconsciemment, d'éprouver la profondeur.


Chapitre 29 : Dernier jour 9h16


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Associated Press, New-York, aujourd'hui, 09h16. Le représentant à l'ONU du gouvernement Japonais réitère sa plainte à l'encontre de l'ASI sur la composition de l'équipage de l'Exodus, sous la forme d'une demande express de séance extraordinaire.

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Ada s'annonça chez Lise à l'aide de son téléphone, car le portier électronique à la hauteur de la clôture était inerte, ce qui était devenu la règle depuis l'Annonce et les nuées d'hurluberlus et de hooligans qui s'étaient répandues dans les rues. Elle avait dû subir une fouille au corps très minutieuse juste au bout de la rue où une patrouille de casques bleus s'était installée. Elle leur jeta un regard nerveux. Ils avaient visiblement tiqué quand elle leur avait dit à qui elle venait rendre visite, et ils avaient conféré au téléphone avant de la laisser passer.

Lise la fit aussitôt entrer. Ada était trempée, la pluie s'était infiltrée littéralement jusqu'au fond de sa petite culotte et elle pataugeait dans ses baskets. Lise la fit vite déchausser et elle alla lui chercher une serviette éponge qu'Ada utilisa de ses cheveux jusqu'à ses pieds dont la peau était toute fripée. Tandis que Lise la regardait faire, Ada dit précipitamment :

La police est venue chercher Michael. Il s'est enfui. Je ne sais pas où il est, mais il faut que je le retrouve, et si je le retrouve, il faut que nous partions le plus loin possible.

Lise hochait discrètement la tête, elle absorbait l'information.

Le plus loin possible, répéta-t-elle.

Je cherche du cash. J'ai demandé à ma mère et à quelques copines, mais personne n'en a beaucoup, évidemment. Alors j'ai pensé à vous, parce que Morgan a toujours payé Michael en cash.

Lise sourit. Elle sourit si largement et avec une allure de satisfaction si sincère qu'Ada en fut vivement surprise.

Viens, fit-elle simplement à Ada. Elle la guida vers le bureau où elle ouvrit un tiroir dont elle sortit une enveloppe. Elle en vida le contenu qui tinta sur le bois de la table. Ada ouvrit de grands yeux. D'une main hésitante, elle prit quelques puces et en approcha son téléphone pour en connaitre la valeur. Elle dit avec stupeur :

Il y a une véritable fortune sur cette table.

C'est pour toi. Pour toi et pour Michael.

Ada la regardait avec une intensité où transparaissait la méfiance. De l'eau continuait à couler de ses vêtements sur le parquet.

« Il n'y a pas de piège, fit Lise en secouant la tête, elle souriait. Prends-le, insista-t-elle.

Ada commença à ramasser les puces, et comme elle les fourrait dans sa poche, Lise s'éclipsa pour aller lui chercher une autre serviette de bain. À son retour, elle trouva Ada qui considérait deux puces dans sa paume. Ses gestes devenus tremblants et maladroits, Ada dit très bas :

Je sais que c'est terrible, de vous dire cela maintenant... Mais je viens de me rendre compte que cela ne suffira pas. J'étais tellement désespérée, je m'étais dit que si je trouvais de l'argent, je pourrais l'emmener loin, et on referait notre vie.

Lise la regarda intensément, bouleversée par l'émotion d'Ada, qui ajouta :

« La police recherche Michael activement. Ils ne lâcheront pas facilement prise. D'après sa mère, il est recherché pour des offenses très graves. On ne pourra pas sortir du secteur avec tous ces nouveaux points de contrôle à travers la ville. J'ai dû en passer quatre pour arriver ici, dont un au bout de votre rue.

Lise hocha la tête avec vigueur. Elle prit son téléphone.

Morgan ?

Oui, Lise ?

Je suis avec une de nos jeunes amies communes, qui porte le nom d'un ancien langage informatique.

Je vois. Que se passe-t-il ?

Les forces du bien se sont retournées contre son compagnon.

Il y eut deux secondes de silence.

Il est tombé ?

Non, apparemment, il est toujours dans la nature.

Morgan répondit avec vigueur :

Donne-lui l'argent dans le tiroir du bureau. Donne-lui tout.

C'est fait.

Il y eut un long silence.

Je te rappelle.

La ligne devint silencieuse. Lise dit :

On attend.

On attend quoi ?

Morgan va trouver une solution.

Ada pencha la tête de côté, intriguée et inquiète. À cet instant, Esmeralda fit irruption dans la pièce de ce pas à la limite du trébuchement et pourtant tellement assuré qu'ont les petits enfants de son âge. Apercevant Lise, elle poussa un petit cri suraigu de joie :

Lili !

Simultanément, elle éclata de rire et elle se précipita vers Lise, les bras ouverts. Lise l'attrapa et la serra contre elle en faisant un tour complet sur elle-même, puis elle s'assit dans le fauteuil en installant Esmeralda sur ses genoux.

Dis bonjour à Ada.

Bonjours Ada.

Bonjours Esmeralda.

Pourquoi tu pleures ? demanda Esmeralda.

Ada pleure parce qu'elle est inquiète pour Michael, lui expliqua Lise.

Il est resté dehors ? Il va être mouillé ? Il va attraper un rhume ?

C'est un peu cela, oui... peut-être un peu plus grave d'un rhume.

Une jambe cassée ?

Peut-être plus grave encore.

La tête cassée ?

Oui, peut-être.

Et pourquoi personne ne va le chercher ? Vous avez peur de vous mouiller ? Moi, je n'ai pas peur de me mouiller !

Il y eut un silence. Ada avait baissé les yeux, elle tremblait. La petite regarda alternativement Lise et Ada. Elle ajouta avec conviction :

« Il faut demander à Maman !

C'est ce que j'ai fait, Esmeralda. Et avec Ada, on attend sa réponse.

Je peux attendre avec vous ?

Oui, bien entendu.

Ça va durer longtemps ?

Non. Peut-être un peu long pour toi, mais pas très long. Le temps de faire chauffer du lait.

Et elle va venir chercher Michael et le sortir de la pluie ?

Je ne sais pas.

Et comme Ada levait ses grands yeux verts assombris par la préoccupation, Lise ajouta :

« Mais je sais qu'elle aura une réponse.

Je peux avoir du lait, s'il te plaît ?

Oui, c'est une bonne idée ! Ada va venir avec nous, je suis certaine qu'elle voudra un lait chaud elle aussi.

Esmeralda sauta des genoux de Lise pour courir à la cuisine. Comme Lise se levait pour la suivre, Ada dit très bas en baissant ses yeux pleins de larmes :

Je prendrais plutôt une bonne vodka bien tassée sur de la glace pilée.

Lise haussa les sourcils.

Ce serait avec bon cœur, mais je n'en ai pas.

Puis, prise d'une inspiration soudaine, Lise s'arrêta et se retourna vers Ada qui écarquilla les yeux de surprise. Elle lui demanda :

« As-tu déjà goûté du Chassagne-Montrachet 2023 ?

Non ?

Ada, j'ai un principe dans la vie : je ne bois jamais d'alcool seule. J'ai donc besoin de ton accord avant d'ouvrir cette bouteille.

Ada sourit faiblement.

Alors, allons-y.

Tu ne le regretteras pas, ce vin est la quintessence de ce que l'homme a su faire sortir de la terre.

Comme Esmeralda était en train de siroter son lait et que Lise ouvrait la mystérieuse bouteille, Ada demanda prudemment :

Qu'est-ce qui vous fait penser que Morgan va trouver une solution ?

Lise avait extrait le bouchon. Elle renifla le goulot et commença à servir délicatement le premier verre. Le vin avait la couleur de l'or et un coulant presque liquoreux extraordinaire. Elle répondit posément à Ada :

C'est sa nature. Elle est venue au monde pour cela.

Pour quoi exactement ?

Lise servit le deuxième verre et le tendit à Ada.

Pour voler au secours des gens qui en ont besoin.

Lise leva son verre vers Ada et le ramena attentivement afin de le humer avant d'en prendre une gorgée.

« Hum, commenta-t-elle, un peu trop chaud, mais tout à fait sublime.

Ada mit son nez dans son verre et le retira aussitôt, surprise par la richesse du parfum, dont la complexité la laissa perplexe. Sous le regard amusé de Lise, elle y trempa ses lèvres et haussa les sourcils. Lise était certaine qu'Ada ne ferait pas la grimace : aucun être humain ne pouvait être insensible à ce vin, et, en ce dernier jour sur la Terre, il était venu à Lise l'idée qu'il aurait été criminellement indécent d'abandonner une bouteille de cette classe à la merci d'un pillard inculte.


Chapitre 30 : 2 ans auparavant, Ruth & Tim


Pour la troisième séance d'examen de Ruth, Tim avait pris une demi-journée. Ruth était affaiblie et anxieuse, car elle avait maintenant compris que le risque qu'on lui découvre quelque chose de sérieux était très élevé. Les médecins refusaient de donner un nom à sa maladie, mais ils étaient graves et chaque fois la faisait mettre en tête des listes d'attente pour les examens. Tim avait pris contact avec sa mutuelle et avait été rassuré d'apprendre qu'ils prenaient pour l'instant presque tout en charge. Car les examens coûtaient des sommes astronomiques et leurs réserves sur les comptes en banques baissaient à une vitesse alarmante.

Cependant, les problèmes financiers étaient le cadet des soucis de Tim. En attendant la fin de l'examen, il avait repassé en revue dans sa tête la liste que lui avait sortie l'IA et il fit encore une fois sa prière païenne, car il n'y avait rien de bon sur cette liste.

Avoir accès à des Intelligences Artificielles de haut vol et savoir s'en servir; c'était l'avantage de Tim. À son travail, Tim disposait de programmes de référence pour tester des configurations d'IA. L'un d'entre eux était un système expert médical, un logiciel libre mis au point par un consortium d'universités. Il datait un peu, mais il ne pouvait pas y avoir eu entre temps tant de progrès que cela en médecine... Tim avait chargé le code dans une des unités en cours de test, discrètement, c'est-à-dire à distance depuis son bureau, et il y avait entré tout ce qu'il savait du cas, recopiant minutieusement les résultats des analyses. L'IA avait posé des questions auxquelles il n'avait pour la plupart pas pu répondre, mais elle avait néanmoins fourni une liste de diagnostics possibles avec des probabilités, ainsi qu'une liste d'examens supplémentaires par ordre d'urgence et d'efficacité à lever les doutes. Le test de ce matin avait été en tête de la liste de l'IA. Tim en avait déduit que l'IA et les médecins savaient ce qu'ils faisaient, et aussi que ce test était déterminant. Tim avait sauvegardé le contexte de l'IA pour pouvoir facilement la consulter à nouveau dans l'après-midi. Il pensa à ce bloc de stockage de données qu'il avait rangé dans le tiroir en haut à droite de son bureau, la sauvegarde y attendait, comme un génie endormi dans sa bouteille.

Après l'examen, il ne retrouva pas Ruth. Au lieu de cela, un médecin, pas le jeune qui les avaient accueillis, mais un autre, une femme nettement plus âgée et plus assurée vint le chercher. Tremblant comme une feuille, la vision réduite à un étroit tunnel bordé de noir, il se laissa guider dans le bureau de ce docteur qui l'y invita d'une voix douce. Il se sentait comme une vache à l'abattoir. Le pressentiment qui s'était progressivement formé en lui au cours des semaines précédentes était devenu une certitude, comme si une eau noire et glacée avait envahi ses pensées et noyés tous ses espoirs. Il avait les tripes serrées par une peur si abjecte qu'il se mit à pleurer avant même qu'elle ait eu le temps de lui dire un seul mot. Elle le regarda à la dérobée, gênée et visiblement émue, avant de lui tendre d'une petite main assurée, mais tremblante, une boîte de mouchoirs en papier. Il se moucha. Elle lui proposa un café. Il secoua la tête, il n'aurait pas pu y mettre les lèvres. Un silence de plomb s'installa tandis qu'il arrivait au bout de ses larmes. Il lui facilita la tâche en lâchant le nom de la maladie. Elle écarquilla les yeux et dit seulement très doucement :

Oui. Vous êtes dans la profession ?

Il secoua la tête.

Non... C'est une amie qui...

Et il pensa : qui m'attend dans un tiroir de mon bureau. Elle hocha la tête :

Elle vous a parlé des conséquences ?

Il se sentit idiot d'avoir oublié de demander cela à l'IA. À l'évidence, il n'avait pas voulu imaginer qu'il puisse y en avoir. Il secoua la tête.

Nous sommes en train de l'hospitaliser, fit-elle doucement.

La nouvelle lui tomba dessus comme un coup de hache dans le dos. Il se dit en un éclair que la nuit passée avait été la dernière fois qu'il avait tenu Ruth dans ses bras. Puis il pensa que c'était somme toute très égoïste de sa part de voir la situation ainsi. Et il pensa ensuite, ce qui était presque pire encore, que ce n'était sans doute pas vrai, car, souvent, ils laissaient sortir les gens un peu avant la fin, afin qu'ils puissent la passer chez eux.


Chapitre 31 : Dernier jour 9h30


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Agence France Presse, Paris, aujourd'hui, 09h30. Le super-ministère français de l'Espace annonce une nouvelle augmentation de son budget qui marque un seuil historique puisqu'il représente maintenant presque un tiers du budget total de l'état français. On attend dans les heures à venir un alignement des autres pays Européens, Allemagne en tête.

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Le téléphone de Lise sonna, c'était Morgan. Lise posa son verre et prit vivement la communication.

Oui ?

Ada est là, avec toi ?

Oui.

Dis-lui qu'il faut qu'elle le retrouve. Cela, je ne peux pas le faire. Je ne peux rien faire si elle ne le retrouve pas. Cependant, si elle le retrouve, je ferai une halte supplémentaire pour les récupérer, et je les déposerai quelque part en dehors de la zone des barrages. Mais ne lui explique pas cela, dis-lui seulement que je vais m'occupez d'eux.

Bien compris.

Dis-lui aussi de ne pas revenir chez toi avec lui.

Lise fronça les sourcils, puis elle comprit : les hommes qui surveillaient la maison vérifiaient l'identité des personnes qui approchaient.

Ah, oui, bien entendu !

Donne-lui les clés et les papiers de mon tout-terrain.

Lise hocha la tête. Avec ce temps, le risque de trouver des rues inondées ou des arbres abattus était très réel. Le véhicule à quatre roues motrices de Morgan était à coup sûr une meilleure option que le petit coupé à propulsion électrique de Lise. Morgan marqua une pause avant de reprendre énergiquement :

« Donne-lui aussi le téléphone portable militaire de secours que j'ai laissé dans le bureau et une batterie de rechange. Fais-lui bien comprendre qu'il est impératif qu'elle garde ce téléphone quoiqu'il arrive.

Compris.

Ada regardait Lise bouche bée, suspendue à sa respiration. Lise remit machinalement son téléphone à son poignet et leva à nouveau son verre. Par mimétisme, Ada fit de même. Lise savoura une lampée de nectar.

Quand tu trouveras Michael, ne l'amène pas ici. Tu appelleras Morgan avec un téléphone spécial que je vais te donner et qui lui permettra de te localiser.

Et ensuite ?

Morgan a une solution.

Ada se mordit les lèvres.

Lise, ce n'est pas que je n'ai pas confiance, mais est-ce que je pourrais savoir en quoi consiste la solution de Morgan ?

Lise la dévisagea, soudain elle était devenue grave.

Ada, j'ai confiance en toi, mais je ne t'en dirais pas plus, car dans quelques minutes, tu vas sortir dans cette tempête. Tu vas parcourir cette ville grouillante de terroristes, de policiers, de quatre ou cinq armées différentes, de Dieu sait combien de services secrets peu scrupuleux, je te prie de me croire. Il peut t'arriver toute sorte de choses et, en particulier, tu risques d'être arrêtée en compagnie d'un individu hautement recherché. Or les sérums de vérité sont devenus très efficaces.

Ada hocha la tête. Elle savait que dans l'ambiance actuelle, si elle était prise avec Michael, ils ne couperaient pas à une injection. Elle se mordit les lèvres. Elle semblait au bord des larmes. Lise s'approcha et lui prit les épaules.

« La première étape est de le retrouver, d'accord ?

Ada hocha la tête avec circonspection.

« Une chose très importante : tout va se jouer avant la nuit. Or, de toute façon, Michael ne peut pas tenir très longtemps dehors sans aide. OK ?

Oui.

Bon. Alors, ton plan est simple : prends ce téléphone que je vais te donner, le tout-terrain de Morgan, et retrouve Michael. Ensuite, tu appelleras Morgan. Après, tu verras. Ce sont les instructions de Morgan, et si tu la connaissais aussi bien que moi, tu saurais que c'est mieux que de l'or à la banque. Je te l'ai dit : porter secours est une caractéristique fondamentale de son caractère. Or Morgan est une personne dotée de ressources tout à fait insoupçonnables. Je comprends que cela soit un peu difficile à croire, mais je l'ai vu à l'œuvre, je parle en connaissance de cause : afin de sauver Michael, elle est capable d'aller au-delà des limites de ce que toi ou moi considérons comme possible.

Ada hocha tristement la tête.

Il y a un hic : je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où Michael a pu se cacher.

À sa grande surprise, Lise lui sourit largement :

Ada, c'est exactement ce que je te disais : si Morgan pensait qu'il y avait quelqu'un de plus compétent que toi pour le retrouver, elle ne te demanderait pas de le faire.

Lise prit une grande respiration avant de poursuivre :

« Tu es certainement la personne la plus intelligente que j'ai jamais rencontrée. Alors, concentre-toi. Tu vas le trouver. J'en suis certaine.


Chapitre 32 : 4 ans auparavant, Lise & Morgan


Quand Morgan raccompagna Lise à sa voiture restée garée au restaurant, celle-ci en profita pour l'inviter le samedi soir à l'accompagner au théâtre.

La semaine passa très vite. Morgan avait résolu de reprendre le rythme des sorties à vélo le matin, bien qu'elle ait perdu sa condition physique à la suite du long séjour à la clinique. Lise veilla sur elle avec une attention soutenue, lui porta son eau, prit soin de rester derrière.

Le samedi soir, Lise vint chercher Morgan. Celle-ci venait de confier Esmeralda à une jeune fille d'une maison voisine qui gagnait ainsi un peu d'argent de poche. En ouvrant la porte à Lise, Morgan marqua un temps d'arrêt. Lise s'était perchée sur de grands talons et sa robe ultra courte dévoilait une intégralité de jambes qui attira le regard de Morgan, Lise le nota avec satisfaction. Elle avait changé sa coiffure pour un carré effrangé teinté selon l'un de ces nouveaux dégradés entre le roux clair et le noir profond, une sorte de fractale alambiquée jusqu'au magique, obtenue par la stimulation au laser de la réaction chimique qui activait la substance teintante. La robe, dans les mêmes teintes, était tout aussi sophistiquée. Coupée dans un taffetas dont le motif de couleur ajouré reflétait lui aussi la tendance récente de la mode à avoir recours à des objets mathématiques exotiques, elle découvrait son épaule gauche et le bras opposé, avec deux trous ovales de biais, l'un dans le dos et l'autre sur le ventre, centré sur le nombril, qu'elle avait rehaussé d'un pendentif. De discrets similis-tatouages répétaient sur ses joues des fragments du motif dans ses cheveux, et les mêmes dessins étranges s'enroulaient sur ses poignets et ses doigts jusqu`à ses ongles. Elle portait un parfum envoûtant, lourd et capiteux, complexe. Elle décoda avec un frisson de plaisir le regard admiratif de Morgan dont le tailleur-pantalon bleu pâle mettait en valeur les formes tout en longueur et dont le faux chignon assorti à sa mantille de dentelle rebrodée par le même jeu de perles rehaussait à merveille la noblesse des traits. Elles s'échangèrent des compliments. Mais si Morgan imposait le respect par son allure de modèle, Lise savait qu'elle jouait dans une autre catégorie. Avec son petit visage exquis encadré par le casque de ses cheveux raides et sa silhouette délicate révélée par la robe fractale, elle semblait vouloir surgir comme la réminiscence haute couture d'un improbable manga.

Tandis qu'elles dînaient au comptoir d'un café, au coin du théâtre avant la représentation, Lise surprit Morgan qui l'admirait, et qui se forçait à détacher son regard d'elle. Lise battit des paupières. Elle cacha derrière son sourire les soubresauts de son cœur. Lise ne garda pas de souvenir précis de la représentation, tant elle était concentrée sur son objectif, assis à côté d'elle, et dont elle ne put pas s'empêcher d'admirer furtivement les lignes élancées. Oui, la proximité de cette silhouette gracieuse accapara son attention, comme une incroyable promesse. Sorties du théâtre, elles marchèrent sur le front de mer pour se dégourdir les jambes et prendre un cocktail de jus de fruits. Le bistro était minuscule, très cosy. Elles étaient installées à une toute petite table ronde, face à face, si proches qu'elles avaient entrechoqué leurs genoux en s'asseyant. Au deuxième cocktail de jus de fruits, comme Morgan avait laissé sa main à côté de son verre, Lise, à la faveur d'une remarque anodine, vint y poser la sienne, et l'effleura, câline. Morgan tressaillit d'un frisson si intense que Lise le perçut. Et comme Lise reposait sa main sur la table, Morgan vint la frôler de trois phalanges à son tour, le bout de son majeur tournant sur la peau fine où la lumière de la petite lampe dessinait quelques veines. Elle cligna des yeux, étonnée d'avoir fait cela. Elles se regardèrent. Lise lui donna alors un sourire illuminé de bonheur, et Morgan la gratifia en réponse de l'un des siens, éclatant comme elle en avait le secret, la blancheur de ses dents parfaite par le satin noir de sa peau. Un ange passa. Morgan ne put s'empêcher de regarder aux alentours si quelqu'un les avait vues. Elle croisa le regard redevenu sérieux de Lise qui faisait de même. Deux amies aussi proches qu'elles l'étaient, cela risquait déjà de faire jaser, autant ne pas donner prise à la médisance.

Ensuite, elles échangèrent quelques plaisanteries sur le fait qu'il semblait que chaque fois qu'elles commençaient à causer, le temps leur échappait. Mais la conversation était devenue irréelle. Pourtant, elles étaient si bien, et il était si doux d'être juste là, belles, sages, et de le lire dans regard de l'autre. Et maintenant ? se demanda Lise, le cœur battant, de l'espoir que celui de Morgan tanguait aussi. Elles décidèrent de rentrer, sous le prétexte qu'elles avaient l'intention de se lever à l'aube pour la sortie à vélo habituelle.

Une semaine étrange, franchement décalée, commença, durant laquelle chaque fois qu'elles échangeaient un regard, le lien était abrégé par une sorte de pudeur mutuelle, et pourtant, elles y revenaient. Lise multiplia les occasions de venir comme par accident au contact. Elle en profita pour donner quelques caresses déguisées, ici la joue en prétextant d'en retirer une salissure, là le bras pour ponctuer une phrase chaleureuse, et même une fois le genou. S'occuper d'Esmeralda, la passer d'une paire de bras dans l'autre, offrait de nombreuses occasions. Chaque fois, il lui sembla bien que Morgan ne se pressait pas pour abréger le rapprochement. Le mardi, Morgan lui caressa le bras à son tour. Après la longue sortie à vélo du mercredi, qui avait été particulièrement ardue, Lise tenta sa chance en proposant à Morgan un massage. Elle tricha sans retenue en prodiguant à Morgan une version très tendre et sensuelle, qui fit soupirer Morgan, ce qui ravit Lise, elle-même très émue. Son excitation se transforma en ivresse quand Morgan lui rendit la pareille, s'appliquant elle aussi à rester à la limite de la caresse, forçant Lise à détourner son visage pour lui cacher les larmes qui lui étaient venues. Cette séance marqua Lise. Les nuits qui suivirent, ce souvenir habita ses rêveries, transformant sa tentation à séduire Morgan en une volonté farouche. Et son cœur battait la chamade chaque fois qu'elle pensait à Morgan. Le jeudi soir, comme elle venait de changer Esmeralda et se penchait sur elle pour lui faire des baisers, Morgan qui entrait dans la chambre vint passer une main dans son dos et dit en riant : « Elle en a de la chance, cette petite fille-là ! » Cette nuit-là, l'obsession de Lise prit une telle ampleur qu'elle en perdit l'appétit.

Le samedi suivant, elles sortirent à nouveau ensemble. La soirée fut troublante, ponctuée de bafouillements et imprégnée d'une complicité embarrassante, de regards qui se détournaient en souriant, si bien qu'elles finirent par en rire, mais sans pouvoir en parler. Et Lise s'en mordait les lèvres, tenaillée entre son désir et sa réserve.

Lorsque Lise arrêta sa voiture devant la maison de Morgan, le moteur tu laissa le chant des insectes nocturnes envahir le blanc de leur conversation de façon très romantique. Morgan sembla hésiter, elle regarda de gauche à droite. Elle respira comme pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées. Lise se mordit les lèvres, et Morgan l'imita. Cela les fit rire. Alors, Lise lui fit un sourire différent, calme et posé, séducteur, tout à fait osé par rapport aux relations qu'elles avaient eues auparavant. Posant ses mains sur ses genoux, elle énonça d'une voix qui tremblait :

J'ai une révélation à te faire.

Morgan hocha la tête, un soutien sincère.

« Je suis tombée amoureuse de toi.

Les yeux dans les yeux, elles restèrent silencieuses quelques secondes, attentives et prudentes. Lise ajouta :

« Et je voulais te dire... que si tu trouves que je vais trop loin... que si tu ne te vois pas t'investir dans ce type de relation avec moi... Il faut que tu me le dises, et je te laisserais tranquille.

Morgan se pencha et lui prit une main qu'elle nicha entre les siennes. Les longs cils de Lise papillonnèrent. Comme paralysée par la stupéfaction et la liesse, elle regarda la main de Morgan lui caresser la paume et remonter avec tendresse jusqu'au pli de son coude.

Si tu veux que cela reste platonique, chuchota Morgan, je n'y vois pas d'inconvénient, mais tu sais, je n'ai aucun talent pour l'introspection, il me faut du concret. Alors, dis-moi plutôt : jusqu'où es-tu prête à aller ?

Lise écarquilla les yeux de surprise. Elle respira tandis qu'un sourire malicieux plissait le coin de ses yeux.

Avec toi, je suis prête à aller au-delà de tout ce que tu peux imaginer.

Morgan eut un rire bref, une explosion de joie. Elle regarda Lise avec révérence et tendresse.

Et si on commençait par le commencement ?

Elles se penchèrent l'une vers l'autre sans se lâcher des yeux. Morgan porta sa main à la joue de Lise. Elle observait les yeux de Lise qui clignaient fort. Elles marquèrent un arrêt, comme si chacune avait besoin de vérifier quelque chose, ou peut être pour faire durer la magie très simple, mais très profonde, de cet instant. Suspendues à deux doigts l'une de l'autre, elles pouvaient commencer à humer la peau de l'autre, à compter les taches des iris dans la lumière de la Lune. Elles approchèrent leurs lèvres ... À cet instant, un très fort échange de miaulements de rage se fit entendre : deux chats qui s'affrontaient dans un jardin. Elles s'écartèrent. Lise regarda aux alentours. Est-ce que quelqu'un allait sortir pour séparer les bagarreurs ? Elles attendirent quelques instants, échangèrent des sourires pour se rassurer. Les chats s'étaient calmés, la nuit avait retrouvé sa musique discrète. Morgan regarda Lise.

Viens chez moi.

Morgan s'occupa de régler la baby-sitter tandis que Lise s'éclipsait aux toilettes, presque autant pour donner le change qu'autre chose, mais la jeune fille ne semblait pas pressée, ce qui avait au moins le mérite de prouver qu'elle n'avait pas compris la situation. Enfin, elle partit à pied, elle habitait à deux pas.

Revenant au salon, Morgan trouva la baie vitrée ouverte. Quittant ses escarpins, elle se glissa sur la terrasse où elle vit Lise, son petit sac à ses pieds, accoudée à la balustrade face à la vue sublime des collines qui plongeaient dans la mer sous la clarté d'argent de la Lune. La brise s'était levée, tiède, et soulevait les cheveux de Lise. Morgan vint se mettre au contact, hanche contre hanche, et Lise tourna son visage vers elle en se mordant la lèvre inférieure. Elles se sourirent pour se rassurer. Lise tremblait. Elle admira le visage calme de Morgan éclairé par la lune. Morgan se pencha sur elle en l'attirant, arrachant un soupir d'apaisement à Lise. Une brève hésitation, le temps de s'émerveiller de la douceur du contact, leurs lèvres se touchèrent. Tout de suite, elles recommencèrent, avec un abandon aussi soudain qu'abyssal, très longtemps cette fois, d'un baiser qui les laissa toutes deux étourdies et tremblantes, oblitérant le monde entier. Lise avait refermé ses bras autour de la nuque de Morgan. Les mains de celle-ci, en glissant sur la soie, étaient venues se nouer au creux des reins de Lise. Elles récidivèrent. Très longtemps. S'arrêtant juste pour respirer. Et pourtant, ce n'était pas assez. En vérité, c'était primordialement insuffisant. Elles se regardèrent, tremblantes et essoufflées, éberluées, avant de replonger. Quand une risée fit frissonner Lise, elles se regardèrent à nouveau. Il n'était plus question de sourires maintenant. Lise, le souffle court, attendit en scrutant Morgan, qui finit par chuchoter à nouveau :

Viens !

Elle la prit par la main et l'emmena dans le salon. Bouche à bouche, Lise adossée au mur, elles se goutèrent pendant la moitié d'une éternité. Puis elles commencèrent à se caresser. C'était lent et mesuré, et pourtant bouillonnant de passion contenue. Elles partageaient une exultation phénoménale. C'était bien, c'était beau à pleurer, désirable à couper le souffle. Elles sentaient bon. Leurs peaux étaient douces. Elles étaient toutes deux à la fois brûlantes et fraîches. Leurs corps possédaient une texture similaire, composition miraculeuse de la fermeté du muscle et de l'os sous une fine enveloppe de peau satinée, juste un peu capitonnée à des endroits stratégiques que les mains osaient à peine encore approcher. La Lune, par les fenêtres, donnait sa lumière bleutée au travers des voilages, tandis qu'elles haletaient, essoufflées par les longs baisers et une excitation si intense qu'elles en tressaillaient à tour de rôle. Chacune avait conscience de vivre des minutes uniques de sa vie, et le disait à l'autre par des regards furtifs dans la pénombre. C'était à la fois impétueux et bouleversant, une première fois d'une beauté inimaginable, d'une pureté si absolue, qu'il aurait dû leur être évident qu'elles étaient en train de commencer bien plus qu'une affaire, une véritable histoire dont les premières minutes déjà les marquaient à jamais.

Elles éprouvèrent le besoin de reprendre leur souffle. Les bouches glissèrent dans les cous. Elles frissonnèrent et rirent. Oui, c'était gai aussi. Elles s'écartèrent à peine, se prirent les mains, se regardèrent, se sourirent, redevenant sombre à tour de rôle avant de répondre au visage de l'autre qui s'éclairait de joie cristalline en souriant à son tour.

Et là, c'est assez concret ? demanda malicieusement Lise.

Hum ! Pas mal ! Mais j'étais en train de me demander si on pouvait passer aux choses sérieuses ?

Lise rit en silence. Elle prit une profonde respiration et elle quitta adroitement ses sandales. Puis elle regarda Morgan avec un air de provocation, remontant fièrement sa poitrine. Morgan haussa les sourcils. Elle affichait ce sourire qu'on a en attendant de commencer quelque chose qu'on aime bien faire. Elle vint d'une main circonspecte caresser le cou et la nuque de Lise, qui lui demanda :

Et qu'est-ce que tu considérerais comme sérieux ?

Je pourrais te le dire, commença Morgan, mais j'ai peur que tu n'oses pas t'investir dans une relation de ce type, et que tu prennes tes distances.

Lise rit à nouveau, radieuse d'une allégresse simple et sincère. Elle prit une profonde inspiration et répliqua en penchant la tête, avec le plus grand sérieux :

Je te l'ai dit, pourtant : avec toi, je suis prête à aller au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Et je te jure que c'est bien plus loin que dans tes rêves les plus fous.

Elles se regardèrent, comme pour se jauger galamment. Morgan entama un mouvement tournant, dont Lise saisit le sel, et elle tourna elle aussi, un pas de danse. Morgan hocha la tête.

Alors, allons-y !

Elles avaient dans la poitrine le même tambour qui battait. Lise referma le cercle en tendant les mains. Les sourires s'effacèrent. Le désir était revenu, trop grand, trop intense. Elles plongèrent l'une vers l'autre à pleine bouche. Les mains descendirent parcourir les hanches, s'aventurèrent plus bas. Lise gémit la première. Morgan l'entraîna vers le canapé où elles tombèrent en riant de bonheur. Elles se déshabillèrent l'une l'autre avec le mélange de lenteur et de précipitation que crée le désir pur et le désir de faire durer le plaisir. Ainsi, Lise dégrafa une à une les attaches de la chemise de Morgan, et arrivant tout en bas, elle glissa avec assurance ses mains dans le dos de Morgan pour manœuvrer l'ouverture du pantalon et engager hardiment ses doigts en explorateurs. Morgan, libérée par cette audace, passa alors à l'offensive.

Elles avaient toutes deux oublié combien les femmes ont la peau douce, combien leurs seins sont érogènes et érotiques. Elles le réalisèrent avec émerveillement, se touchèrent en tremblant. Les mains faisaient semblant de remplacer la dentelle, les doigts au passage cherchaient les extrémités érigées avant que le bout des langues n'y vienne. Lise, la première, dit : oui ! Et Morgan trouva sur-le-champ que ce mot, si simple, était en la circonstance magique tant il signifiait en raccourci toute la tendresse que l'on voulait donner à l'autre. Elle se mit à le dire elle aussi. Elles commencèrent à s'encourager ainsi en chuchotant. Et la jouissance, avec juste la trace d'égoïsme qu'il fallait pour l'engranger, ne semblait pas pouvoir trouver de limite.

Lorsqu'elles mêlèrent mains et genoux entre leurs cuisses, elles découvrirent qu'elles avaient toutes deux trempé leur dessous. Alors, l'exultation se transforma en frénésie. Lise prit le dessus. Lorsque Morgan retomba dans le cuir du sofa, essoufflée et comblée, Lise la félicita de baisers en chuchotant des petits mots d'amour. Du coup, Morgan plongea sur elle. Lise se laissa partir avec un ravissement inouï, encourageant Morgan de petits glapissements étouffés. À la fin, elle gémit de façon déchirante, secouée de contractions impressionnantes qui la laissèrent pantelante. Ensuite, elle se blottit dans les bras de Morgan avec au creux des reins une fulgurance de bonheur sensuel. En levant les yeux, elle croisa le regard étonné, admiratif et attendri de Morgan qui la serrait. Elle se tendit à la rencontre de ses lèvres. Voyant Morgan lui rendre son baiser avec passion, et celle-ci s'appliquer avec un abandon total, elle se dit qu'il ne s'agissait peut-être pas juste d'une première fois thermonucléaire. Et du coup, elle se prit à savourer les frissons qu'elle sentait passer dans les reins de Morgan.

Il était tard, très tard pour les couche-tôt qu'elles étaient. Lise demanda tout bas :

On continue ou on dort ?

On continue !

Elle sourit, elle avait très bien perçu à quel point Morgan était enflammée.

On va dans ton lit ?

Morgan lui prit la main. Elles glissèrent dans l'obscurité vers la chambre où Lise poussa Morgan dans le lit. Après, elles roulèrent et se câlinèrent. À tour de rôle, l'une prenait le dessus, l'autre jouait la passivité avec délectation. Elles s'embrassaient, avant de se serrer, pour s'écarter un peu, pour mieux se rapprocher encore. Les mains, sans cesse, mais sans urgence aucune, parcouraient la peau de l'autre. Il semblait qu'elles ne parvenaient pas à se lasser de la magie du contact. Chacune s'étonnait à chaque éclipse de retrouver un nouvel élan, comme si elles avaient voulu vérifier comment chaque partie du corps de l'autre était douce et ferme, mais qu'après un tour complet le doute se fût réinstallé. Elles se calmèrent petit à petit. Enfin, elles trouvèrent l'immobilité. Et là, dans l'oasis de cette inaction, après avoir constaté que sa respiration s'était synchronisée sur celle de Morgan, Lise prit conscience qu'elle avait attendu ces instants toute sa vie, obscurément, sans même avoir osé imaginer qu'une émotion aussi pleine et heureuse existât. Ouvrant les yeux, Morgan chuchota :

Tu crois que notre amitié en souffrira ?

Lise lui sourit timidement.

Si tu veux, demain, on fait comme s'il ne s'était rien passé.

Je crains que, pour moi, cela ne soit pas possible.

Lise haussa les sourcils.

Tu me rassures. En fait, je ne pourrais pas non plus.

Est-ce que je t'ai dit que j'étais amoureuse de toi ? hésita Morgan.

Lise se dressa sur un coude pour scruter son visage.

Non, tu ne me l'as pas dit. Mais, le croiras-tu, depuis quelques instants, je m'étais mise à nourrir un certain espoir. Dis-moi si je me trompe.

Je ne te l'ai pas dit parce que je ne le savais pas. Je t'avais prévenue, je ne suis pas douée pour l'introspection.

Ce n'est pas grave, tu as de nombreuses autres qualités très utiles en l'occurrence, comme la franchise, répondit Lise en lui caressant la joue.

Lise, je suis prête à m'investir autant que tu le voudras dans cette relation.

Morgan, tu as de nombreuses qualités, mais j'ai un reproche à te faire : tu es dangereusement prétentieuse. Quand tu verras ce que je vais te faire, tu comprendras ce que je veux dire.

Morgan sourit en fermant les yeux, elle tourna la tête pour caresser l'oreille de Lise du bout de son nez.

Tu ne me fais pas peur, souffla-t-elle.

Je sais. Tu n'as peur de rien. C'est un aspect de ta personnalité que j'adore. C'est aussi la raison pour laquelle je me sens tant en sécurité dans tes bras.

Lise joignit le geste à la parole en lui caressant un biceps, que Morgan fit durcir pour elle avec une grimace d'effort feinte. Elles rirent, et Lise vint se nicher contre Morgan qui referma ses bras autour des épaules de Lise comme celle-ci enfouissait son visage dans son cou et lui y donnait un long chapelet de petits baisers.

Elles recommencèrent, au point d'en perdre le compte. Et au lieu de s'affadir, leurs finals semblaient embellir.

Au bout de la nuit, Lise chuchota à Morgan :

Tu crois au coup de foudre ?

Tu crois que c'est ce que j'ai attrapé ?

C'est ce que j'ai attrapé, moi, quand je t'ai vue apparaître à la porte de l'hôpital.

Je ne me suis rendu compte de rien !

C'est normal... je n'ai décidé de te séduire que samedi dernier, fit Lise en s'écartant pour contempler le visage soucieux de Morgan.

Tu en parles comme un tueur à gages d'un contrat ! Tu décides souvent de séduire quelqu'un ?

Lise plissa ses yeux d'un sourire malicieux, avec un faisceau de rides minuscules aux coins.

Non... Cela ne m'était pas arrivé depuis des années... En fait, tu es ma première victime féminine.

En tout cas, félicitations. J'ai pris la flèche en plein cœur.

Bienvenue au club, soupira Lise en souriant. Morgan sourit à son tour. Lise se nicha à nouveau contre elle, et Morgan lui caressa le dos. Quand Morgan ferma les yeux, Lise ferma les siens. Elles s'endormirent, enlacées et sereines.


Chapitre 33 : Dernier jour 9h45


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TASS, Baïkonour, aujourd'hui, 09h41. Les forces de sécurité de l'astroport ont annoncé une mise en état d'alerte maximale à la suite de la découverte d'un obusier de 105mm camouflé dans un camion qui stationnait à proximité d'un point de contrôle. Le commando qui se cachait autour du camion s'est défendu avec la plus ultime violence. Les autorités y voient l'indication certaine qu'il s'agissait d'une tentative imminente d'attentat. Elles affirment que les terroristes ont tous été tués. On ignore les pertes subies par les forces de sécurité, mais les hôpitaux du secteur rapportent des dizaines de blessés.

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La pluie avait repris, elle tombait avec une violence inouïe, comme si le ciel se déversait sur le monde. Ada roulait très prudemment.

Lise lui avait donné un téléphone. Ensuite la svelte Chinoise avait ouvert un tiroir et en avait sorti une petite arme à feu très mince et très élégante dans sa noirceur, un pistolet comme dans une production hollywoodienne. Elle avait montré à Ada un petit mécanisme sur le côté :

C'est le cran de sûreté. Il est chargé.

Ada avait secoué la tête :

On ne peut pas passer les barrages avec une arme. Ils passent leur détecteurs dans la voiture.

Lise lui avait répondu en hochant vigoureusement la sienne :

Avec celle-ci, on peut. Morgan a été formelle sur ce point, c'est une arme spécialement conçue à cet effet.

Lise, je n'ai jamais...

Lise l'avait interrompue.

Ada, si tu dois faire une véritable mauvaise rencontre dans les heures à venir, ça peut faire la différence.

Ada avait empoché maladroitement l'arme. Ensuite, sous la pluie battante, elle avait couru jusqu'à la voiture pour se précipiter à l'intérieur, où elle s'était efforcée de procéder avec calme et ordre. Le démarrage du moteur avait produit un feulement réconfortant. Les essuie-glaces s'étaient mis à battre la cadence. La climatisation avait éliminé la buée en quelques secondes dans un flot d'air glacé et sec tandis qu'Ada réglait le siège et mettait sa ceinture. Sous le porche, Esmeralda dans les bras de Lise lui avait fait au revoir de la main.

Ada ralentit en arrivant à une intersection. Avec la pluie à seaux, il fallait faire attention aux véhicules qui risquaient de ne pas avoir vu les signaux. En temps normal, Ada aurait éprouvé un profond dégoût pour ce véhicule d'un autre âge, grand pourvoyeur de gaz à effet de serre, mais il fallait bien reconnaître qu'en la circonstance, il était profondément rassurant de se trouver aux commandes d'un tel monstre, aussi puissant qu'un camion, très haut sur ses roues énormes.

Ada avait deux ou trois idées sur des endroits où Michael avait pu passer, des gens qu'il aurait pu chercher à contacter. Elle se dirigea à petite vitesse vers la première adresse, un vendeur de matériel informatique chez qui elle savait que Michael se fournissait.


Chapitre 34 : 2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer


Bon, alors, on en est où ? demanda Daeffers. Il était irrité. Il subissait des pressions de plus en plus fortes. L'affaire de l'astronaute noire qui au début n'avait semblé être qu'un dossier secondaire était en train de devenir de plus en plus importante. Il venait de se faire remonter les bretelles parce que cela n'avançait pas, et il avait horreur de se faire donner la leçon par son supérieur qu'il méprisait, car ce n'était pas un homme issu du terrain comme Daeffers, mais un technocrate. Ou en tout cas, c'était ce que Daeffers pensait de lui. Comme Daeffers s'était plaint de ne pas avoir assez de ressources, on lui avait répondu de mettre toutes les ressources dont il avait besoin sur l'affaire, si nécessaire au détriment des autres dossiers dont il avait la charge. Il s'était étonné et en avait mentionné un, celui de la Bosnie, qui jusqu'à présent avait paru être d'une importance capitale et, à sa grande surprise, son chef avait balayé l'objection avec un froncement de sourcil irrité.

À son retour, il avait planché sur la question et le bilan ne lui semblant pas bon, il avait convoqué Shrieffer pour le passer à la moulinette. Il fut désarçonné par l'air jovial de Shrieffer :

Ça marche comme sur des roulettes, des roulettes de lit d'hôpital, si vous me permettez ! Shrieffer rit grassement. Il aimait les blagues à deux balles. Daeffers, qui n'avait pas compris celle-là, se mit à soupçonner qu'elle allait être particulièrement lamentable, il avait raison. Shrieffer poursuivit :

« Nous avons eu confirmation de l'hospitalisation de la compagne du spécialiste en IA pour StarWanderer qui avait été ciblée.

Haha ? répondit Daeffers. Il ne se souvenait pas des détails.

Oui ! Ça a marché ! Le truc super grave qu'on lui a filé, c'est bien incurable... Sauf au Texas, à Houston. Ils ont un labo qui a un nouveau traitement à moitié expérimental. Il rigola bêtement. Mais ça coûte je sais pas combien de millions et c'est pas remboursé par sa mutuelle, on a vérifié. Il ne les a pas. Il n'en a même pas un dixième en liquidité. Sa maison est hypothéquée, aucune banque ne lui fera un prêt pour ça. Il ne le sait pas encore, mais il est mûr.

Haha ! fit Daeffers qui venait de se souvenir qu'ils avaient dû aller chercher l'agent pathogène en question tout au fond de la panoplie abjecte de leurs collègues et néanmoins voisins de la branche action. Après deux semaines de procédures, ces enfoirés leur avaient balancé une facture de deux cent mille dollars pour une dose, avec une notice confirmant que l'agent n'avait aucune saveur et était compatible avec les boissons alcoolisées. Trouver une occasion de le glisser dans un verre que la connasse allait boire leur avait pris une bonne semaine supplémentaire. Il avait fallu découvrir qu'elle était invitée à un cocktail de charité à la mord-moi-le-nœud et y placer un agent infiltré parmi les extra. Enfin la connasse... il ne la connaissait pas, et elle devait en baver gravement maintenant... Elle allait même très possiblement y laisser sa peau. Il aimait à répéter à ses collaborateurs qu'on ne faisait pas d'omelette sans casser des œufs et qu'ils étaient dans un business où les œufs étaient des gens. Si encore le connard avait eu un vice, même un petit... Genre : s'il avait eu la bonne idée d'aller tringler une autre salope de temps à autre, ils auraient pris quelques photos et l'affaire aurait été dans le sac. Et trois photos, Schwartz ! Ça coûtait pas des millions de dollars. Parce que, en comptant bien, ils avaient raqué pour le poison, mais maintenant, qui est-ce qui allait sortir le cash pour le traitement miracle, hein ? Mais quel con, ce mec ! Non seulement, il était passé à côté du frisson puissamment jouissif, Daeffers en savait quelque chose, d'aller tremper sa nouille dans une autre gamelle, mais en plus, du coup, on était obligé de faire des misères à sa régulière. Quelle chienne de vie, hein ?

« Et la suite ? Il en est où notre homme à Almogar ?

Il est dessus, je lui ai donné carte blanche pour les écoutes.

Daeffers congédia Shrieffer, il était rassuré. Il aurait une facture énorme à faire avaler, mais après tout, une grosse facture allait bien de pair avec une grosse affaire.


Chapitre 35 : Dernier jour 10h00


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Bloomberg, San José, aujourd'hui, 9h58. Authentic Perspicacity, le géant du moteur d'IA, malgré la rude concurrence de ses rivaux européens TAB AG et Saxane SA, annonce une prévision en hausse de 28% de ses ventes et de 13% de son bénéfice net pour le deuxième semestre. Une forte hausse du cours de l'action est en cours. À l'origine du succès récent d'AP se trouve la nouvelle génération d'IA de très haute puissance de la gamme XS. La XS340 vient de se voir attribuer une note de 133 Turings, ce qui en fait la première entité artificielle ayant franchi la barrière mythique des 130 Turings. Rappelons que, par définition, 100 Turings correspond à la limite théorique au-delà de laquelle une IA ne peut plus être distinguée d'un être humain. Le Département de la Défense Américain a démenti à nouveau les rumeurs d'embargo sur ces technologies, ravivant du coup une autre rumeur, très vivace... celle selon laquelle AP disposerait en secret de modèles encore plus puissants, mais réservés aux militaires Américains...

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Le téléphone d'Ada sonna. Le numéro était masqué, la vidéo, noire. En temps normal, elle aurait refusé l'appel. Elle stoppa précipitamment le pick-up le long du bord et prit la ligne :

Salut, c'est Vince.

Vince ?

Elle avait beau réfléchir, elle ne connaissait aucun Vince.

On m'a dit de te dire : hier, il a fait le même temps que la dernière fois.

Le cœur d'Ada se mit à cogner. Si c'était un message de Michael, il devait penser que le téléphone d'Ada avait été mis sur écoute. Elle répondit prudemment :

Je comprends.

Elle prit son téléphone pour retrouver la phrase et la soumettre au livre de codes que lui avait donné Rita.

Allo ?

Oui ! Je suis toujours là. Une seconde, s'il te plaît !

Le téléphone afficha :

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Cette ligne est surveillée.

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« OK, Vince, OK.

Le chinchilla a pris froid.

Ada manipula nerveusement le téléphone pour lui faire traduire la phrase :

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Il faut qu'on se voie le plus vite possible.

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Oui ? répondit Ada

Ta voiture est toujours en panne.

Elle s'acharna sur le clavier et lut la réponse :

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Passe me voir.

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Elle haussa les sourcils, comment diable pouvait-elle savoir où il était ? Elle rechercha dans le livre de code la question : « où ? ». Elle énonça soigneusement la phrase que le téléphone lui retourna :

Qui t'a dit que c'était vrai ?

Il y eut un long silence. Ada se mordit les lèvres. Le garçon répondit :

Ada, Ada, c'est pas bon.

Je ne comprends pas.

Oui, et bien, c'est là que ça devient chaud.

Elle entra la phrase, mais le téléphone ne trouva rien.

Je ne vois pas.

Tu es venue une fois. Tu ne te souviens pas ?

Non.

Moi, je me souviens très bien de toi.

Schwartz ! Comment je vais trouver ?

Après un long silence, Vince soupira :

Je vais le dire une fois.

Pardon ?

Ada, tu sais, on est sur la lame du rasoir avec ces trucs, il faut faire jouer son intelligence et être à l'affût du plus petit indice. Timro.

Pardon ?

À tout de suite.

Le garçon avait raccroché. Ada se fit une grimace d'exaspération impuissante. Il l'avait dit dans la foulée de la phrase, comme un juron. Qu'est-ce que c'était que ce truc ? Elle activa l'IA de la voiture. Elle entra T.I.M.R.O. L'IA lui rapporta aussitôt une centaine de réponses. Cependant, aucune n'était à Santa-Maria, l'adresse la plus proche était un particulier à Almogar. Ada étendit les critères de recherche pour une adresse commerciale dans les environs de Santa-Maria et dont le nom pouvait être différent, mais phonétiquement proche. La réponse arriva sans délai :

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TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock, -10% si enlèvement immédiat.

TEAMRO Albert : Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie.

TIM REAU : Matériaux de charpente en gros

TI NRO Sheng-Ni : Le spécialiste du poisson vivant et ultrafrais

TIN ROW : Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.

PINEREAU et frère : Commerce de détail de vins et spiritueux

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... la liste continuait sur des pages et des pages. Ada se mordit les lèvres. Elle appuya sur « le plus proche »

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1) 1 km TI NRO Sheng-Ni : Le spécialiste du poisson vivant et ultrafrais

2) 1.4 km TEAMRO Albert, Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie ?

3) 1.5 km TIM REAU, Matériaux de charpente en gros

4) 1.5 km TIN ROW, Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.

5) 2.9 km PINEREAU et frère, Commerce de détail de vins et spiritueux

6) 2.95 km TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock. , -10% si enlèvement immédiat.

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Elle jeta machinalement un coup d'œil dans le rétroviseur avant de repartir.


Chapitre 36 : 3 ans auparavant, Eros


En cette fin de dimanche après-midi, Esmeralda jouait à l'ombre. Assise sur son tapis, sérieuse et concentrée, elle tirait les cheveux et les vêtements de ses poupées, elle leur donnait à manger à la cuillère des mets invisibles. Morgan et Lise étaient étendues à côté sur la terrasse. Elles dégustaient un verre de chardonnay glacé avant le dîner, en profitant du coucher de soleil sur la mer. Lise possédait une cave riche et une connaissance impressionnante des vins. Depuis qu'elles habitaient ensemble, elle avait pris à cœur de faire découvrir ce plaisir à Morgan. L'écoute de l'album mythique de Yamamoto Takata, le gourou du Zi-Tran, les avait plongées dans une sérénité méditative à l'échelle de leur longue sortie à vélo du matin. Lise et Morgan restaient rarement oisives, étant toutes deux d'un tempérament penché vers l'activité. Cependant, ces derniers temps, elles connaissaient de plus en plus de moments comme celui-là où elles se synchronisaient sur la recherche de la présence de l'autre. Morgan devait partir à l'aube du lundi pour la semaine entière en Europe. Ce dimanche après-midi de farniente s'était imposé, sans qu'elles l'aient évoqué en ces termes, comme une façon de faire le plein avant la pénurie.

Elles s'étaient installées sur la terrasse, après avoir passé le temps de la sieste d'Esmeralda à rouler l'une sur l'autre, comme des serpents, la bride lâchée à l'animal qui veut de la jouissance, une bacchanale à deux assumée sans complexe. Au lit, elles se découvraient chaque fois la même passion physique qui naissait, à mesure que les vêtements quittaient le jeu, quand les baisers tendres et légers de leurs longs préliminaires faisaient place en crescendo de caresses aux gémissements et enfin aux cris. La façon que Lise avait de vocaliser sa jouissance avec une grande variété de sons avait le don de surexciter Morgan. Elle apprenait avec patience cette technique dont Lise lui avait expliqué qu'elle consistait à accroître la durée et l'intensité en recherchant la respiration et l'acte synchronisés, ce qui était facilité par l'utilisation de la voix. Il n'était pas nécessaire non plus de faire beaucoup de bruit, et elles n'en faisaient pas. Au contraire, le contrôle exercé sur le volume d'air expulsé pour limiter le niveau sonore des cris allait de pair avec l'aspect respiratoire de la méthode. Cela donnait aussi aux voix une tonalité rauque que Morgan trouvait très troublante. Lise l'avait découvert, et elle n'hésitait pas, en venant lui gémir à l'oreille, à simuler outrageusement afin d'attiser le feu de Morgan. Morgan n'était pas dupe. Elle souriait et se laissait partir avec entrain. Elle avait avoué à Lise que l'aspect ludique de leurs ébats ne cessait ni de l'étonner ni de la ravir. Sur l'impulsion de Lise qui lui avait montré la sienne, Morgan avait assemblé une garde-robe de guêpières et autres bas et jarretelles, de gants en dentelle, et même un collier à clous. Parfois, elles se costumaient ensemble. Parfois, l'une se parait pour l'autre, sans protocole.

Bien que de plus en plus organisés, leurs jeux restaient orchestrés par la balance du désir et du plaisir, par la volonté farouche de canaliser le besoin naturel de toujours plus de stimulation au fur et à mesure qu'un geste avait perdu de son pouvoir initial. Ainsi, après les longs effleurements et les baisers, leurs joutes se poursuivaient par l'exploration délicieuse de mains glissées sur la peau avec une retenue travaillée. Lise avait montré à Morgan comment on pouvait pimenter ces préliminaires par des griffures et de petites morsures feintes au début, mais que Lise n'avait pas son pareil pour donner bien réelles dans la chaleur des instants plus intenses. Morgan en avait en permanence deux ou trois marques sur la peau, dans le cou, sur le ventre et à l'intérieur des cuisses, des stigmates que Lise renouvelait selon un plan secret qui avait toutes les apparences du désordre. Elle avait réclamé à Morgan la même parure, sans trop de succès à moins d'insister.

Lorsque commençait les intrusions, Lise montrait qu'elle excellait tout autant dans l'art de garder l'incendie sous contrôle en improvisant jusqu'au délire des changements de positions et de savantes occultations avec tout ce qui lui tombait sous la main. Elle tirait aussi partie de sa grande souplesse pour inventer des postures invraisemblables. Enfin, Lise avait petit à petit fait apparaître quelques objets d'une collection cachée dans un sac rose. Ces gadgets étaient venus dans leurs jeux prendre la place qu'en cuisine on envie aux épices. Certains d'entre eux s'attachaient à un harnais paré de dentelle et dont le laçage s'ajustait aussi bien sur les hanches de Lise que sur celles de Morgan.

Après, toujours venait la tendresse, l'alanguissement des corps et des esprits, le temps des caresses chastes et aussi des massages où, là aussi, Morgan suivait pas à pas l'enseignement de Lise, car celle-ci, joignant le savoir-faire de la professionnelle à l'expérience de l'amante, excellait au-delà de tout ce que Morgan avait connu auparavant. Et puis, enfin, venait la sieste, d'autant plus brève que les ébats avaient été longs, car le réveil d'Esmeralda en sonnait la fin.

Ces temps-ci, elles trouvaient Esmeralda debout dans son lit, sautillant avec impatience contre les barreaux afin qu'on la libère. Et alors, avec le goûter de la petite, elles prenaient une collation, l'apéritif en l'occurrence. Ensuite venait le temps d'Esmeralda. Il fallait la faire jouer, manger, la baigner, lui laver les dents — un élément récemment introduit du cérémonial — l'habiller pour la nuit, la coucher. C'était un rituel que Lise avait baptisé pour rire : la Cérémonie de La Princesse, mais la formule décrivait bien l'attitude des parties. Au centre trônait Esmeralda, Princesse, et qui le savait, mais n'en abusait pas, et autour, sa mère et Lise, servantes et courtisanes, qui recevaient sourires et baisers en échange de leurs soins attentionnés.

Et c'est ainsi qu'elles se retrouvèrent au bord de la piscine un verre de blanc à la main, à jeun et donc un peu éméchées, très peu vêtues, car il faisait très chaud, affalées sur les chaises longues, quand l'album mythique se termina. Elles laissèrent le silence ponctué de cris d'oiseaux faire le point d'orgue à la musique majestueuse et mystérieuse de Takata. La nuit était tombée sur Santa-Maria et la soirée s'annonçait parfaite, avec au loin sur l'océan une poignée de voiliers de course qui régataient en grands jaillissements d'écume, leurs immenses voiles transparentes chatoyant dans la lumière des projecteurs.

Elles dînèrent d'une salade et d'un fruit, puis Lise partagea la fin de la bouteille de vin. Rompant le calme surnaturel qui était tombé avec l'affaiblissement de la brise de terre, Morgan croisa le regard de Lise et lui dit en chinois, solennellement, en partie parce qu'elle voulait s'appliquer dans sa prononciation :

Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais je voulais te dire que je viens de vivre les plus beaux jours de ma vie, les plus intensément heureux, et de cela je te serai éternellement reconnaissante, quoi qu'il advienne.

Lise émit un petit sifflement silencieux, comme si elle avait soufflé une bougie imaginaire, et elle répondit en anglais, imitant un accent Middle-West exagéré, taquine dans l'apparence du respect attentionné :

Woa ! Tu mets la barre un peu haute pour une réplique.

Je suis très sérieuse, répondit Morgan en anglais, fronçant les sourcils avec un simulacre de reproche dans la voix. Lise hocha la tête. Elle répondit en utilisant la même mimique de sincérité, ses sourcils, en fronçant, se rapprochaient en formant deux rides. Elle semblait presque triste.

Oh ! Je sais, je sais.

Elles gardèrent le silence un moment en sirotant. Puis Lise fit sa réponse. Elle énonça avec application :

« Puisque c'est l'heure des déclarations, je vais te faire la mienne. Je dois te prévenir, elle risque d'être un peu longue.

Elle draina son verre comme pour se donner du courage et commença très bas, avec son petit air sérieux et gentil :

« J'ai eu pas mal d'amants et d'amantes dans ma vie, enfin surtout des hommes, mais ce n'est pas le nombre qui compte n'est-ce pas ? Et j'étais amoureuse de chacun et chacune... mais ces dernières années, j'avais commencé à avoir moins envie de vivre un autre couple. Et d'ailleurs, quand je t'ai rencontrée, cela faisait des mois que l'histoire que je vivais était en train de battre de l'aile et je me disais que c'était normal, que c'était l'âge et toutes ces ... conneries bien statistiques et fatalistes ... les mêmes que je débite à mes patients à longueur d'année. Tu sais : en vieillissant, avec la santé qui décline insensiblement, on perd tant de choses, mais au moins, on gagne en sérénité.

Elle soupira.

« Par moment, reprit-elle, ces blablas lénifiants me font penser aux oraisons funèbres : on rassérène comme on peut ceux qui sont encore là.

Elle fit une pose et, regardant Morgan, elle la désigna d'un doigt :

« Et puis, tu es arrivée et tu m'as fait découvrir que mon âge était hors sujet, qu'il suffisait d'y croire pour redécouvrir ce truc qui fait se pâmer les adolescentes... pas l'amour... non, ça, j'en ai ma dose et à revendre, j'en distille depuis trente ans, à mes enfants, à mes petits-enfants, à mes patients, à tous les gens que je croise et qui me semblent en valoir la peine, et ils me le rendent bien, tous. Je baigne dans tout cet amour, et c'est bien ainsi que j'ai construit ma vie et que je veux qu'elle demeure.

Elle soupira encore, fit une pose pour réfléchir.

« Tu sais, de toutes les philosophies que je connais, celles qui m'intéressent partagent la proposition que cultiver l'amour sous toutes ses formes est essentiel, et le refus de l'égoïsme qui va avec, ainsi que la promotion de l'intégrité, et cætera...Et note bien qu'elles ont souvent une position négative sur l'amour physique, en particulier celles d'obédience chrétienne, où la concupiscence a si mauvaise presse. Et je ne te parle même pas de l'homosexualité...

Elle soupira à nouveau.

« En vieillissant, je commençais à me dire que c'était peut-être en effet la bonne route. Une sorte d'étape supplémentaire sur le long voyage sans retour qui mène à la sagesse. Comme si dans ta vie tu devais apprendre à arrêter certaines choses nuisibles l'une après l'autre, les laisser derrière toi avec le dédain de celle qui est enfin parvenue à en faire abstraction. Et certaines de ces résolutions morales ont des répercussions qui se matérialisent avec insistance, qui ont un impact considérable sur le mode de vie : on arrête de se bâfrer pour ne pas devenir obèse, et pour la même raison, on arrête de passer ses loisirs vautrée dans le canapé pour aller s'agiter à faire du sport. On arrête de fumer pour ne pas choper un cancer. On arrête d'être agressive pour ne pas passer pour une conne carriériste. On arrête de picoler pour ne pas choper une cirrhose.

Raté !

Elles rirent.

Oui... Enfin, bon...On arrête ci, on arrête ça... Et un jour on se dit que regarder un cul, c'est moche. Même, et peut-être surtout, s'il a l'air drôlement mignon, ce cul, et qu'il vous donne des idées. Alors, on se dit qu'il est temps d'arrêter ça aussi, que c'est un truc de jeunes, et qu'on a plus l'âge... Tu vois, des conneries bien cadrées comme ça. Genre, le coup d'après, tu passes chez le notaire faire un testament. Et en sortant, tu vas souscrire un contrat d'obsèques tous services compris.

Elle releva ses yeux qui brillaient de malice vers Morgan et dit en souriant :

« Alors, je voulais aussi te remercier de m'avoir permis d'ouvrir les yeux une bonne fois pour toute sur le fait que le renoncement à l'acte sexuel gratuit constitue la faille majeure des édifices moraux qui le prônent. Parce que je ne sais toujours pas si la concupiscence envers quelqu'un d'autre que la personne qu'on aime est néfaste, mais ce que je sais maintenant grâce à toi avec certitude, c'est que le désir est une partie intégrale de ce que je ressens pour toi, une composante fondamentale, une extension essentielle du plaisir indéfectible que j'ai à te côtoyer, à parler et à rire avec toi, à te donner des câlins et à en recevoir, et, surtout, surtout, surtout... à admirer ta plastique céleste.

Elle posa son verre afin de marquer une pause mélodramatique. Puis elle pencha la tête et dit à peine plus fort que le vent :

« Et ce n'est pas de l'amour, c'est bien plus que cela.

Elle posa au sol le chat qui s'était installé sur ses genoux et elle s'approcha au balancement élégant de ces hanches serrées dans sa jupe-sari et dont une pointe, par un reflet sur l'eau de la piscine, porta deux fois, comme un signe cabalistique, une ombre miraculeuse sur la petite émeraude dans son nombril. Morgan lui fit de la place pour qu'elle puisse s'asseoir à ses côtés sur le banc et elle passa un bras autour de sa taille, caressa le haut de sa cuisse. Lise frissonna de plaisir. Sa voix se fit murmure, le regard dans le vague, elle avoua, si bas que Morgan l'entendit à peine :

« Je voulais te dire que je me force à manger pour arrêter de perdre du poids, et que je me réveille toutes les nuits pour te regarder dormir.

Elle tourna la tête afin de contempler la mer avec ses yeux qui brillaient très fort. Elle resta immobile de longues secondes et puis elle ajouta en chinois, comme Morgan l'avait fait, comme une prière :

« Alors, de cela je te serai éternellement reconnaissante, quoi qu'il advienne.

Elle chercha le regard de Morgan qui l'admirait, captivée et très émue, et puis aussitôt, elle se détourna. Elle leva les bras pour rassembler ses cheveux en arrière, tendant vers le ciel les petits globes de ses seins dans la dentelle. Morgan observa les rides patriciennes au tombant de sa bouche et au coin de son œil, la ténuité de son épiderme qui faisait ressortir dans son cou, sur ses épaules et ses bras, le dessin des veines et l'arrondi délicat des muscles. Une larme coula sur la joue de Lise. Elle l'attrapa du bout de l'index et, rompant la scène en prenant une grande inspiration, elle reprit sur un ton enjoué :

« Car je ne sais pas non plus ce que l'avenir nous réserve, quoique, sans doute parce que j'ai eu la chance de subir moins de revers du sort que toi, j'ai tendance à avoir une vue assez optimiste de l'avenir... mais enfin bref... je voulais te dire que, moi aussi, je viens de vivre parmi les plus beaux jours de ma vie, les plus intensément heureux.

Elle regardait à nouveau Morgan qui attendait la chute, les yeux écarquillés d'attention. Deux autres larmes coulèrent sur les joues de Lise. Elle les essuya du bout de ses doigts en deux gestes rapides et pleins de grâce. Morgan porta sa main à sa gorge serrée. Il était si improbable que la vie puisse offrir au petit bonheur des évènements aussi remarquables. Il devait s'agir d'une occurrence aussi rare que la découverte d'une météorite sous le pas d'un promeneur. Lise se détourna pour prendre à nouveau une grande respiration au milieu de laquelle elle fut parcourue par un frisson, que Morgan perçut, et elle lui passa avec tendresse une main dans le dos, comme pour lui compter les côtes et les vertèbres. Elle se pencha pour lui déposer un baiser sur la pointe de l'épaule. Le visage de Lise hésitait pour former un sourire et quand elle parvint à le faire, elle chuchota :

« Et aussi les plus chauds.

Elle lui fit un haussement de sourcils provocateurs.

« Je veux dire sexuellement, ajouta-t-elle avec un grand sourire espiègle et un vigoureux hochement de tête.

Changement de rythme. Elle plongea sur Morgan pour lui faire un baiser sauvage sur le nombril qu'elle mordit. Morgan glapit et l'attrapa par les poignets, l'immobilisa dans ses bras avant de plonger pour se venger. Lise se laissa faire lascivement, la tête en arrière, les yeux fermés. Elle roula sur le dos comme un chat, pour allonger le haut de son corps sur les genoux de Morgan, et la bouche entrouverte, elle minauda :

« Oh, oui ! Encore !

Morgan sourit. Elle lui lâcha les poignets et se pencha sur elle pour lui donner dans le cou en alternance des amorces de morsure et des coups de langue qui finissaient en baisers goulus. Lise mima comme une espèce de hit, le dos arqué, elle émit un bref gémissement sensuel, dans un souffle :

« Oh, oui ! fit-elle à nouveau.

Dans les règles du jeu qu'elles s'étaient trouvées, c'était plus qu'une invitation, une commande impérative. Morgan plongea sur elle et se mit à la couvrir de baisers et de petites morsures alternées, à pleine bouche, derrière les oreilles, sur le haut des seins et le ventre, vivement encouragé de la voix par Lise. Morgan s'arrêta pour la contempler avec tendresse, émerveillée par la grâce et l'élégance avec lesquelles Lise portait sa quasi-absence de vêtements, les pointes de ses hanches qui pointaient, les lignes parallèles des muscles de son ventre, le galbe de ses jambes. Elle la caressa de ces effleurements à la limite du chatouillement qui donnaient à Lise de longs frissons et faisaient se dresser la pointe de ses seins sous la soie.

Lise soupira d'aise. Elle ne cessait pas, ces jours-ci, de s'étonner de la violence et de la récurrence de ses pulsions sexuelles. Elle en était venue à se demander si même pendant son adolescence, qui n'avait pas été très sage, ni pendant le sex-boom après le vaccin contre le sida, dont elle avait vécu l'intégralité avec frénésie... Non, même à ces moments où elle avait eu une vie sexuelle mieux que bien remplie, jamais elle n'avait eu une libido aussi insolente. Elle dit à Morgan en secouant la tête :

Tu te rends compte dans quel état tu me mets ? Maintenant, il va falloir que tu m'achèves.

Morgan lui fit un sourire. Hochant la tête, elle chuchota joyeusement :

D'accord !


Chapitre 37 : Dernier jour 10h15


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Agence France Presse, Paris, aujourd'hui, 10h12. Guimard-Domenech, le leader français des nanobots autonomes de construction, basé à Rennes, décroche un contrat faramineux de 850 millions d'Euros avec l'Agence Spatiale Internationale pour participer à la réalisation des futures Stations Orbitales 4 et 5.

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Le spécialiste du poisson ultrafrais était fermé. Ada tambourina sur la porte jusqu'à ce qu'une minuscule femme asiatique l'entrouvre. Ada lui dit :

Je voudrais voir Vince.

La femme regarda Ada comme si elle était un monstre sorti d'une mauvaise série TV.

Il n'y a pas de Vince ici, répondit-elle prudemment, mais énergiquement, avec un très fort accent.

C'est très important, il vient de m'appeler.

Allez-vous-en, ou j'appelle la police.

Elle lui claqua la porte au nez.

Ada remonta dans le tout-terrain et consulta la liste :

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1) 1 km TI NRO Sheng-Ni : Le spécialiste du poisson vivant et ultrafrais

2) 1.4 km TEAMRO Albert, Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie

3) 1.5 km TIM REAU, Matériaux de charpente en gros

4) 1.5 km TIN ROW, Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.

5) 2.9 km PINEREAU et frère, Commerce de détail de vins et spiritueux

6) 2.95 km TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock, -10% si enlèvement immédiat.

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Elle prit le chemin de la deuxième adresse. Elle perdit vingt minutes à faire la queue pour passer un barrage militaire. Ceux-ci étaient tendus, sinistres, ils vérifiaient chaque détail minutieusement. Quand ils inspectèrent l'intérieur de la voiture, elle trembla que le pistolet de Lise dans la boîte à gant déclenche leurs détecteurs. Comme Lise l'avait prédit, il n'en fut rien. Ensuite, elle tomba dans un bouchon d'une nature différente. Une voiture s'était noyée en bas de la rue inondée, tout était bloqué. Elle manœuvra pour se dégager, tenta une rue parallèle. Peine perdue, celle-ci était elle aussi bloquée par un véhicule en panne. Sûre que le tout-terrain pouvait passer, elle s'avança en double file. Un androïde de police surgit et la héla au porte-voix, lui ordonnant de remonter et d'attendre. Elle obéit, évidemment. Cependant, au lieu de reprendre sa place dans la file, elle tenta une autre rue, sans succès, car c'était une impasse. Elle s'était laissé piéger ! Elle consulta la carte. Elle y découvrit qu'il y avait un parc avec des jeux pour les petits enfants qui donnait sur une autre rue de l'autre côté de la zone enclavée par l'inondation. Elle y fonça. Naturellement, le parc était désert avec cette pluie battante. La barrière, basse, avait un air bien peu redoutable. Le cœur battant, elle vérifia que les alentours étaient déserts avant d'engager le pick-up dans l'aire de jeux, couchant la clôture comme du papier, laissant d'énormes cicatrices dans la pelouse détrempée. Elle traversa promptement, renversant au passage une balançoire à bascule en forme de poule. Elle massacra une seconde fois la clôture de l'autre côté, avant d'accélérer à fond avec une grande giclée de boue jusqu'à la rue de l'autre côté. Du coup, l'IA avait mis à jour et réordonné la liste :

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1) 1.2 km PINEREAU et frère, Commerce de détail de vins et spiritueux

2) 1.4 km TEAMRO Albert, Courtage d'achats en ligne groupés de pièces détachées automobiles et industrie

3) 2.3 km TEAM RHO : Trek Shox, Zimbian, FarFetch, Ziegerblatch, SX et dérivés, nombreux modèles en stock. , -10% si enlèvement immédiat.

4) 2.9 km TIN ROW, Importation, réparation, maintenance GPRTC 24/7, classe 4 et plus.

5) 3.1 km TIM REAU, Matériaux de charpente en gros

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Elle fit chou blanc avec les frères Pinereau. Puis, passablement énervée après avoir perdu encore une demi-heure dans les encombrements provoqués par les inondations, elle échoua à nouveau avec Albert Teamro. Elle se dirigeait vers la troisième adresse quand elle fut à nouveau bloquée. Elle regarda l'heure et, prise d'angoisses, elle se mit à réfléchir. Impulsivement, elle entra GPRTC dans le moteur de recherche, qui retourna :

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GPRTC :

Mot inconnu.

Nombre Langages testés : 46.

925 Acronymes, abréviations et noms commerciaux trouvés...

- Grande Presse Rapide Toutes Classes :

(d'après le vadémécum de l'expédition sous routage privé, France) : Tarification garantie avec assurance au prorata de la valeur commerciale déclarée en vigueur en France métropolitaine (Condominium de Corse exclu) et territoire de la Guyane Française.

- Greater Perimeter Road Tennessee Consortium :

(d'après les pages jaunes de l'état du Tennessee, USA) : Consortium d'industriels du transport routier couvrant une zone s'étendant des Appalaches à la rivière Ohio.

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La liste continuait sur les pages et des pages. Ada commença à la parcourir. Au début, elle le fit fébrilement, en diagonale. Puis elle se dit que chaque indice pouvait être important. Elle se mit dans un mode de grande concentration et recommença depuis le début.

La pluie tambourinait sur la voiture de façon effrayante, il tombait de véritables trombes d'eau brûlantes. De temps en temps, Ada, inquiète, regardait dehors. Elle avait laissé le moteur tourner, sinon, sans la climatisation, les vitres s'embuaient en un clin d'œil. Elle était arrêtée dans une rue qui s'était transformée en torrent et elle vit passer toute sorte d'objets dans le flot, des branches d'arbre, des caisses en bois, des cartons, un chariot de supermarché en plastique, un sac de golf. Une caravane de véhicule de secours passa sur le boulevard, tous gyrophares allumés. Un groupe de quatre ados trempés et armés de battes de baseball s'approchait de l'autre côté de la rue. Ils donnaient un bon coup dans chaque voiture en stationnement, à tour de rôle, en rigolant bêtement. Quand ils virent qu'Ada les regardait, la fille se retourna, remonta sa jupe et lui exhiba son cul cambré, sa chatte teinte en vert fluo, ce qui fit partir les garçons dans une sorte de quinte de rire collectif, mimant un coït frénétique en basculant dans l'air leurs hanches osseuses. Ils cassèrent le rétroviseur de la dernière voiture et continuèrent tranquillement sous la pluie battante de leur démarche chaloupée, mi-ivrognes, mi-acrobates. Ada se replongea dans sa liste. À la seizième page, elle s'arrêta sur :

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- Gypsus Parafalia Reactive Tora Calmin

<D'après www.capmin.zgrub> : Gypsus parafalia sosocartifabla <traduction non disponible ? >. Le meilleur de Calmin pour vous aujourd'hui. Connectez-vous sur reactive.tora.calmin.zgrub et profitez immédiatement d'une réduction de 30% <accès direct> <page en cache>

- GCK-56 Post-nerphoide Rapid Tetanisation Capsule

<D'après catalogue en ligne Demertec-Adalindon> : Le GPRTC est notre produit le plus aboutit pour la réalisation de sphénolisations aphasiques répétitives dans les milieux à très fort potentiel scaparinatogène (au-delà de GCK-56), recommandé pour les applications industrielles intensives à maintenance difficile.

- Garland Preloading Real Time Core

<D'après Encyclopédie en ligne collaborative> : Architecture intégrée proposant le meilleur rapport qualité-prix-compacité pour les usages industriels de forte puissance. On trouve aujourd'hui des unités utilisant cette technologie qui montent à 120 Turings pour seulement vingt Watts.

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Ada secoua la tête. C'était sous mon nez et je n'y avais pas pensé, se dit-elle en démarrant pour faire demi-tour et échapper à la file de voitures qui n'avait pas bougé depuis de longues minutes en bas de la rue.


Chapitre 38 : 2 ans auparavant, Zebra


Ils revirent Zebra exactement sept fois, en général le samedi après-midi. À plusieurs reprises, ils ne furent pas seuls. Souvent, tout le monde était masqué, car la scène était filmée par des caméras commandées à distance. Zebra revendait les images à des sites de voyeurs en ligne. Ces jours-là, Ada ne payait pas la came. Chaque session fut intense au plus haut degré. Zebra en était à la fois la scénariste, la réalisatrice et l'actrice principale. En bonne Domina, elle n'avait pas son pareil pour apprendre les règles et les procédures de ces ébats, l'importance des postures, des liens, des déguisements, des instruments, des dialogues aussi. La came jouait le rôle d'un accélérateur aux proportions cosmiques, comme s'ils étaient montés dans un train fou, et l'orgie atteignait des extrêmes dont après coup Michael se demandait s'il n'avait pas rêvé. Ses organes brutalisés lui rappelaient pendant plusieurs jours que l'expérience avait été bien réelle. Les substances illicites décuplaient sans aucun doute l'exaltation, mais Michael n'y trouvait aucune excuse : l'impulsion de jouer selon les règles de Zebra était en lui, comme en Ada, et il reconnaissait que sans la drogue, il se serait ébattu dans une tonalité identique, mais juste de façon moins intense et moins durable. La nature du jeu n'avait au fond pas tant d'importance que cela non plus, même s'il était clair pour Michael qu'il n'avait ni le goût de la recherche des limites de la douleur, comme Ada, ni celui de l'humiliation, comme cet homme à qui Zebra faisait boire son urine. Zebra l'avait compris et impliquait Michael dans des mises en scène plus symboliques, moins cinglantes, et dans lesquelles sa domination s'exprimait par un mot, un regard, une pression de la main, et son dressage par l'apprentissage de tous les plaisirs. Avant et après, en privé, Zebra était avec Michael charmante et câline, en un mot adorable. Elle lui donnait des signes qui lui semblèrent sincères. Elle le regardait, lui souriait et, entre deux baisers, elle lui chuchotait des mots tendres, ce que somme toute Ada ne faisait pas. Zebra affectionnait tout autant se blottir contre lui. Elle en soupirait d'aise quand il refermait ses bras autour d'elle, et elle glissait son visage dans son cou pour y faire des baisers. Une fois, elle s'endormit dans les bras de Michael et Ada s'amusa à les prendre en photo.

Zebra disparut au début de l'automne. Ada fut d'abord très inquiète, puis désespérée. Michael, qui voulait se forcer à paraître calme, se mit à faire des cauchemars. Ils ne savaient pas quoi faire. Ils parlèrent du pire, se rassurèrent en se rapprochant l'un de l'autre. Un soir, Ada surgit en pleurs. Elle était si bouleversée, elle hoquetait avec tant de violence, qu'elle ne parvenait pas à s'exprimer de façon cohérente. Elle parlait de Zebra. Elle disait qu'elle avait brûlé. Michael la serra dans ses bras. Une boule dans la poitrine l'empêchait de respirer. Quand Ada retrouva son calme, elle lui expliqua que la police avait retrouvé le corps de Zebra dans un ravin. Elle avait été agressée, enlevée, violée et tuée. La police n'avait, cela va de soi, pas donné à Ada les détails. Ce fut heureux, car ils étaient épouvantables. L'autopsie avait révélé que Zebra avait été massacrée de coups violents sur tout le corps et violée par le canon d'une arme à feu, blessée grièvement d'une balle tirée pendant cette pénétration, pour être achevée par strangulation, avant ou après de longs sévices au couteau au cours desquels son assassin fou lui avait découpé la peau en lanières. Ensuite, le psychopathe avait brûlé le corps avec de l'essence. Seule une analyse ADN avait permis d'identifier le cadavre. De fait, l'identification avait été rendue possible par Ada, qui, semblait-il, avait été la seule personne qui s'était inquiétée de la disparition de Zebra au point d'avoir la présence d'esprit de la signaler à la police, tandis que les enquêteurs cherchaient depuis des semaines à mettre un nom sur le corps du ravin. Quand Michael recueillit Ada, elle venait de passer de longues heures au poste de police. Ses parents avaient été avertis, le proviseur aussi, ainsi que les services sociaux du lycée et de la mairie. Tout ce monde était aux abois : que faisait une adolescente mineure avec une transsexuelle connue des services de police pour tirer ses revenus de la prostitution, de la pornographie et de la revente de drogue ? Ada fit jurer à Michael de ne rien dire, et si on le lui demandait, de prétendre qu'il n'avait jamais rencontré Zebra. Elle lui expliqua qu'elle avait monté un mensonge compliqué qu'elle ne pouvait tenir que seule. Il lui objecta que c'était idiot, que la police avait de bonnes chances de trouver des témoins qui les avaient vus ensemble, sans compter les vidéos des caméras de rue. Il s'avéra qu'il avait vu juste : la police vint le chercher pour l'interroger et ils en savaient long. Il comprit qu'ils cherchaient à vérifier s'il était possible qu'il soit l'assassin. Il fut interrogé par un homme très calme et patient qui lui fit reconnaître qu'il avait été au moins un peu amoureux de Zebra. Ils le gardèrent une journée entière avant de revenir à la charge, mais au bout du compte, on le renvoya chez lui. Il retrouva ses parents que l'affaire avait mis dans un état d'inquiétude et d'abattement intense. Jusque-là, ils avaient pu admettre que les écarts de conduite de leur fils se comparaient assez favorablement par rapport aux autres ados. Car il suffisait de suivre les informations pour prendre la mesure de la déraison totale dont faisait preuve la jeunesse. Mais Zebra, et l'affaire de son meurtre, leur apparaissaient comme un ultime mauvais coup du sort. Le fait avéré, reconnu par tous, que Zebra avait été très belle, très féminine et donc séduisante pour un jeune mâle, jouait de façon exactement contraire selon les points de vue : de celui de Michael, c'était une facette de la qualité du personnage. Du point de vue des adultes, c'était le signe d'une perversité ultime, comme si le diable s'était déguisé pour mieux corrompre.

Ce drame eut un impact considérable sur Michael et Ada. Le pire n'était pas la mort de Zebra et son absence, qui leur brisa le cœur, ni non plus la révélation que ses derniers instants avaient été abominables, qui leur glaçait le sang d'horreur. En fin de compte, le pire était cette attitude que tout le monde avait, cette acceptation de la fatalité, renforcée par l'idée que quelque part, c'était normal. On le leur dit, plusieurs adultes le firent, chacun d'une façon différente. Le discours se résumait en quelques phrases semblables : quelqu'un comme Zebra, qui était factuellement différente, qui vivait dans les excès les plus phénoménaux, qui tapinait, se droguait, se montrait en spectacle en train de forniquer avec perversion et corrompait des mineurs... Une telle personne s'exposait du coup à des risques spécifiques. Mais ni Michael ni Ada ne pouvaient admettre que ce raisonnement, même s'il était sans doute exact d'un point de vue statistique, puisse mener à la conclusion que Zebra avait bien cherché ce qu'elle avait fini par récolter. C'était comme de prétendre que le théorème de Schwartz s'appliquait aux mœurs, et d'en admettre des conséquences moralisatrices. Pour Ada en particulier, cela sonnait comme la plus incroyable des injustices. Probablement parce que c'était pour elle une sorte d'avertissement sinistre, car elle avait conscience d'avoir commencé à suivre une voie similaire. Pour Michael, qui avait en fin de compte tout à fait assumé la déraison violente et radicale qui avait été le trait principal des escapades avec Zebra, le sentiment qui prévalait était un dégoût sinistre pour ces jugements réprobateurs. Oui, il était irresponsable de se droguer avec des substances aussi puissantes que celles dont ils avaient abusé. Oui, il était plus qu'excessif de pratiquer des rapports sexuels très violents, même pour de longues minutes de la jouissance la plus intense. Cependant, le souvenir qu'il gardait de Zebra était avant tout celui d'une créature gentille en essence, douce et câline avec lui, dont la perversion assumée in extenso avait été équilibrée par un profond respect des autres.

Quelques jours après l'inhumation des cendres de Zebra, un notaire les convoqua. Il commença par annoncer que légalement, la procédure ne serait terminée qu'à la signature des parents d'Ada et de Michael, puisqu'ils étaient encore mineurs. Zebra avait fait un testament. Elle y léguait l'intégralité de ses biens à Ada et Michael, à parts égales. Les taxes étaient exorbitantes, il fallait vendre l'appartement et la plus grande partie du mobilier pour les couvrir. Après avoir payé les honoraires, il ne restait pas grand-chose. Consultant la liste que leur donna le notaire en leur demandant d'y choisir ce qu'ils désiraient conserver dans la limite de la valeur restante, Ada découvrit que l'estimation pour Jennifer coïncidait avec ce qui leur était attribué. Elle décida sur-le-champ de faire cadeau à Michael de sa part. Les parents de Michael vécurent stoïquement l'arrivée de Jennifer dans l'antre que leur fils s'était constitué dans les combles de la maison familiale. Ils la considérèrent comme un autre gadget, et préfèrent oublier les connotations sexuelles pourtant évidentes. Ils pouvaient à tord ou à raison se réjouir que leur fils soit par ce biais un peu plus impliqué dans la réalité qu'une part de plus en plus importante des jeunes, en particulier les garçons, qui passaient le plus clair de leur temps dans les mondes virtuels et les jeux. Ce qu'on appelait le « no life » était en effet devenu pour les garçons un fléau majeur, le pendant de l'anorexie chez les filles. Ada supposa à ce titre que les parents de Michael ignoraient la transsexualité de Jennifer. En effet, vu leurs convictions politiques et religieuses, il était fort probable que s'ils avaient été au courant, leur réaction eût été différente. Ada pour elle-même annonça avec fermeté qu'elle refusait d'avoir affaire avec Jennifer, qui lui rappelait trop Zebra, et Michael fit en sorte que l'androïde disparaisse au fond de son grenier.

Dans les jours qui suivirent la mort de Zebra, Ada devint impossible à vivre. Elle était nerveuse et agressive, elle se fâcha avec son père et sa belle-mère. Elle chercha à se réfugier chez Michael, mais elle se fâcha aussi avec lui et surtout avec ses parents, pour des raisons futiles. Elle fugua. La police la retrouva un matin, onze jours plus tard, en hypothermie sévère dans un carton au pied des poubelles d'un restaurant d'un quartier glauque d'Almogar. Elle était sale, répugnante, griffée, couverte d'ecchymoses, elle avait une infection virale aux yeux qui suppuraient, et même des poux. Elle avait perdu beaucoup de poids. Elle avait deux cents euros en cash sur elle, et pourtant elle s'était laissée à moitié mourir de faim, sans doute dans l'espoir qu'une passe de plus lui fournisse de quoi monter son avoir au niveau du prix d'une dose. Les prélèvements révélèrent ce qui devait être révélé. Elle affirma qu'elle n'avait pas été violée. Les analyses de sang indiquèrent qu'elle avait usé de deux douzaines de substances illicites, et que son système immunitaire avait combattu deux variantes distinctes du SIDA et trois maladies vénériennes, dont une souche de blennorragie rare et recherchée pour sa virulence. Son père fut atterré, sa belle-mère faillit en devenir folle.

Quand Ada sortit de l'hôpital, Michael voulut avoir une conversation calme avec elle. Lorsqu'ils furent seuls, elle vint dans ses bras et pleura comme une fontaine. Il avait pensé qu'elle allait lui demander pardon. Il avait imaginé que sinon, il allait lui demander de le faire. Il resta silencieux et la berça tandis qu'elle hoquetait des sanglots énormes. Ils se séparèrent sans avoir échangé une seule phrase cohérente, quand la belle-mère d'Ada, inquiète, commença à frapper à la porte. Ils cessèrent de se voir, d'abord du fait qu'Ada fut incarcérée pendant sa cure de désintoxication. Chaque matin, Michael se sentait encore un peu plus misérable, mais Ada ne répondait pas à ses messages. Quand Ada sortit, la traversée du désert continua une dizaine de jours. En définitive, elle lui répondit, et à nouveau, quand ils furent seuls, elle vint se mettre dans ses bras et se mit à pleurer comme si elle ne pouvait pas s'arrêter. Cependant, le corps ne recèle pas tant de larmes que cela. Alors, elle demanda à Michael de lui faire l'amour. Il lui fallut de longues minutes avant de parvenir à commencer à la déshabiller en tremblant. Il pensa qu'il allait faire durer les préliminaires, mais le corps d'Ada répondait avec énergie aux stimulations et elle l'exhorta à passer aux choses sérieuses. Comme il hésitait, elle prit les opérations en main et se donna un premier orgasme violent. Elle se reposa quelques secondes avant de lui réclamer sans-façons : encore. Il obtempéra, à la fois rassuré et épouvanté. Au matin, il lui dit :

Ada, je veux bien que tu continues à prendre de la came, mais je veux que tu arrêtes les conneries pour te la payer, je vais m'occuper de ça.

Il tenta de lire son regard. Il s'attendait à ce qu'elle lui réponde qu'il avait seize ans et qu'il était prié d'arrêter de faire le caïd. Au lieu de cela, elle plissa les yeux et lui demanda de sa voix la plus douce :

Comment vas-tu faire ?

C'est mon affaire, mais si c'est de l'argent qui te manque, j'en trouverai. D'ailleurs, je m'y suis déjà mis.

Il se leva pour ramener un petit sac de puces monétaires qu'il jeta dans le lit à côté d'Ada. Elle le toisa d'un regard mystérieux et hocha juste la tête. Le marché était conclu.

Michael avait commis sa première attaque le lendemain de la sortie d'hôpital d'Ada. Après coup, il apparut qu'il s'en était tiré par miracle, la chance des débutants. L'affaire ne lui avait rapporté que quelques milliers d'euros, malgré les risques insensés qu'il avait pris. Quelques jours plus tard, il avait monté une opération de plus grande envergure. Il y avait travaillé jour et nuit pendant une semaine. Il lui avait fallu trouver des associés. Il avait recruté presque à l'aveugle deux coéquipiers, ce qui était très risqué. Sur le réseau, dans les mondes virtuels, il avait l'habitude d'entrer en contact avec des gens dont l'anonymat était obligatoire vu les activités illicites qu'ils pratiquaient. Il restait des codes et des repères qui permettaient de retrouver les gens, et des intermédiaires qui permettaient de jauger du degré de confiance qu'on pouvait leur faire... À trois, ils avaient soutiré près de cent mille euros à une société de containers sur le port de Santa-Maria d'Almogar en créant un imbroglio de couverture qui fit piétiner l'enquête pendant les quelques heures nécessaires pour effacer les traces clés. L'opération avait consisté à faire des documents et des coups de téléphone bidon pour faisander la personne responsable de la paye. Comme souvent, il s'agissait d'un subtil mélange d'arnaque et de technologie. En particulier, Michael avait utilisé des techniques qui permettaient de reproduire le visage et la voix d'une personne en la synthétisant presque à la perfection. Pour des messages courts, cela pouvait faire illusion. Malgré les précautions, ils avaient laissé des traces et la police était venue arrêter Michael. Pourtant, il avait été libéré le lendemain. Il avait eu très peur, mais sa ruse avait payé : les policiers avaient cru qu'il suffirait de perquisitionner dans la maison familiale pour découvrir des preuves, et en particulier, des traces du butin. Le procureur avait jugé les présomptions trop faibles et jeté l'éponge, non sans prévenir Michael qu'il était maintenant sous surveillance. Après l'opération de recel, il était resté à Michael plus de trente mille euros, ce qu'il croyait être une somme énorme, le contenu du petit sac dans le lit.

Ada en fuma l'intégralité en moins de trois semaines, stone à longueur de journée, elle séchait presque tous les cours, mais au moins, la nuit, elle était au lit avec lui. Pendant ce temps, Michael fricotait avec un petit réseau de revente de logiciels, de films et de bases de données piratées. Cependant, dès qu'il perçut les premiers signes de danger, il abandonna. En fin de compte, la rentabilité était faible, il y avait trop de complicités humaines, trop de points de faiblesse dans le système, il jugea à juste titre que le jeu était trop dangereux. Il fallut recommencer. Cette fois-ci, il se donna plus de temps, il opéra seul et fut très prudent. Il attaqua un réseau de microbanques en Inde et leur arracha une somme rondelette en les escroquant sur des jeux d'écritures et des fausses factures. Il était rentré dans la place en se faisant passer pour une société de maintenance informatique à distance. Après coup, il eut honte. Il avait volé des gens parmi les plus pauvres, car la microbanque en question était une coopérative gérée bénévolement par une communauté de petits paysans. Il avait fait du tort à des dizaines d'entre eux, juste pour fournir de quoi se droguer à une fille de riche. Il en parla à Ada. Il aurait voulu qu'elle se rende compte, qu'elle devienne raisonnable. Elle le regarda et lui fit une moue complexe. Elle comprenait, mais que cela ne changeait pas sa détermination. Son regard disait : quoique je fasse, ces gens resteront pauvres, alors n'essaye pas de m'attendrir en me culpabilisant, cela ne marchera pas. Elle haussa les épaules et lui répondit qu'il n'avait qu'à s'en prendre à des gens riches. Il y en avait tant, partout. Il faillit lui répondre que les gens riches protégeaient beaucoup mieux ce qu'ils avaient que les pauvres, mais il se tut, car il venait de prendre conscience qu'il ne commettait pas ces méfaits juste pour l'argent, mais qu'en réalité le frisson de le faire était plus grand, plus tentant que tout le reste. Oui, c'était difficile. Oui, c'était très risqué. Il fallait avoir une connaissance approfondie des systèmes et de leurs arcanes, leurs failles et leurs insuffisances. Il fallait être créatif, intelligent et rapide, réactif, déterminé. C'était le sport ultime, le seul à ses yeux qui valait la peine d'être pratiqué. Il décida donc de s'en prendre aux riches en pensant avec un ricanement de la plus ultime autodérision : je suis un putain de Robin Des Bois !

Il commença à préparer le coup suivant. Il gagna un bon paquet en escroquant un palace. Il se fit passer pour leur fournisseur de spiritueux et il réalisa la simulation très créative d'une livraison dont le payement fut bien réel, lui. Dans la foulée, il visa la filiale à Almogar d'une banque multinationale. Par malchance et par incompétence, les policiers commirent l'erreur de venir arrêter Michael quelques minutes avant qu'il ait commis un délit plus grave que celui d'avoir pénétré un site commercial protégé. Il fit dix-sept jours de préventive au cours desquels il fut victime d'une agression à caractère sexuel par un codétenu. Il se défendit avec la plus ultime détermination et s'en sortit bien, toutes proportions gardées. On lui plâtra un bras, on lui sutura la lèvre supérieure et les deux arcades sourcilières avant de le transférer dans une autre cellule, qu'il partagea avec deux petits vieux. Pour le procès, son père lui paya un as du barreau. Il était mineur. Le juge prit en compte sa mésaventure en prison. Il s'en tira avec trente jours. Un matin au parloir, Ada lui annonça que sa mère était très malade. Elle était elle-même très pâle, tremblante, de toute évidence en manque grave. Elle expliqua qu'afin de voir sa mère une dernière fois, elle avait tout arrêté, sans sevrage, afin que les traces de substances illicites disparaissent de son sang au plus vite. Les tests d'entrée sur le territoire des États-Unis étaient draconiens. Tout était une question de jours.


Chapitre 39 : Dernier jour 10h48


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Associated Press, Dallas, Texas, aujourd'hui, 10h48. Émeute devant le tribunal. Un individu génétiquement féminin déguisé en homme qui avait baissé son pantalon dans un bar afin de prouver sa véritable nature à la suite d'un pari d'ivrogne a été condamné à un an de travail pour la communauté et une mise sous surveillance électronique intégrale de deux ans. Il a du coup perdu quinze points de citoyenneté. Le lobby lesbien et transsexuel no-op proteste unanimement contre cette condamnation. En effet, le libellé exact de la sentence laisse entendre qu'un élément particulier a pesé plus lourd que la logique le ferait soupçonner : cet individu avait fait usage de sa prothèse pénienne pour arracher un œil dans la bagarre qui avait éclaté après son exhibition. Cependant, le juge a reconnu qu'à dix contre un, il y avait légitime défense. Les no-ops, qui revendiquent le droit à assumer leur transsexualité sans se faire opérer, insistent qu'il s'agit donc d'une mesure discriminatoire. La manifestation pacifique des no-ops devant le tribunal a mal tourné, donnant lieu à une émeute très sévère avec des fondamentalistes, qui se sont battus entre eux, ajoutant à la confusion. On déplore deux morts et quatre-vingts blessés graves à la suite de tirs nourris d'arme à feu que la police dément avoir initiés.

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Le magasin « Tin Row » était une échoppe du petit centre commercial décrépi à côté du lycée. La porte, au milieu d'une devanture étroite et vide, s'ouvrit en grinçant sur un petit comptoir. Ada s'y avança nonchalamment. Elle demanda au jeune homme qui était assis de l'autre côté :

Vince ?

Il leva les yeux et lui sourit aimablement.

Bonjours Ada !

Elle connaissait bien ce type de regard. On pouvait y lire : elle est drôlement mignonne celle-là, je me la ferais bien. Quand elle avait raconté à Michael qu'elle trouvait souvent ce message très explicite dans les regards des hommes, il avait ri. Il lui avait répondu : mais Ada, un mec qui te voit et qui ne se dit pas ça, soit c'est un pédé, soit il est presque déjà mort ! Et elle lui avait expliqué qu'elle le savait bien, mais que ce qui la gênait était la violence de son impression, comme si ces types le lui avaient dit à haute voix, alors que ce n'était qu'un regard.

Maintenant qu'il était devant elle, elle se souvenait vaguement l'avoir déjà vu, sans doute avec Michael.

Et Michael, demanda-t-elle ?

Il est passé tout à l'heure. On dirait qu'il a de gros ennuis.

Elle hocha la tête.

« Il voulait que je lui vende une GPRTC, c'est une unité centrale...

Elle l'interrompit.

Je sais.

Il n'avait pas un rond. Il m'a dit que tu allais payer.

Haha, fit-elle du tac au tac. Elle pensa au sujet de Michael : il ne manque pas d'air.

« Combien ?

Il dit le prix, c'était exorbitant.

Pardon ?

C'est une très grosse configuration de technologie très récente, et il y a aussi une paire de téléphones avec un brouilleur de voix, dont la vente est très illégale. Je prends un gros risque.

Il posa sur le comptoir un sac en plastique qui contenait un objet rectangulaire grand comme une boîte à chaussure. Il lui montra un téléphone avec une petite excroissance insolite, visiblement bricolée, au niveau du microphone.

Pourquoi est-ce qu'il n'y a qu'un seul téléphone ?

Il haussa les épaules.

J'ai donné le petit frère à Michael, bien sûr.

Comme Ada se demandait comment Michael avait pu imaginer qu'elle trouve une telle somme, elle comprit que c'était un coup au hasard, que Michael était venu tenter sa chance ici, qu'il avait parié sur elle. Il avait parié qu'elle trouverait pour lui cette petite fortune en quelques heures. Et ce garçon qui s'appelait Vince avait accepté pour Michael de prendre le risque de voir l'autre téléphone partir. Un coup de torche dans le brouillard.

OK.

Les yeux de Vince indiquèrent la surprise. Il s'était sans doute attendu à ce qu'elle marchande ou qu'elle lui dise qu'il fallait qu'elle aille chercher l'argent. Elle fouilla dans sa poche et lui compta une à une les puces sous le nez. Il vérifia les valeurs.

Je te préviens : demain matin, je déclarerai les téléphones perdus et l'opérateur les désactivera.

Ada hocha la tête. Elle pensa : demain matin, soit on sera loin, soit on sera en prison, soit on sera morts. Il ajouta :

« La pile à combustible est chargée à bloc.

Ada prit le sac et s'écarta à reculons. Il la regarda de la tête au pied d'un air admiratif. Elle prit conscience qu'elle était trempée et que ses vêtements qui lui collaient à la peau en étaient devenus translucides.

Bonne chance, fit-il doucement.

Elle sentit qu'il était sincère.

Adieu, lui répondit-elle.

Elle sortit dans la pluie brûlante, inexpiable.


Chapitre 40 : 3 ans auparavant, Lise & Morgan


Peu après sa réintégration dans les effectifs opérationnels d'Almogar, Morgan monta en orbite en tant que passagère. Quelques jours après son retour, elle trouva Lise sur la terrasse un soir.

Il y a un message d'un certain Julien, fit celle-ci. Elle demanda d'un ton qui appelait une réponse : C'est qui ?

Mon ex. On s'est vus l'autre jour sur la station orbitale numéro un.

Ha ! Tu ne m'avais jamais parlé de lui.

Morgan haussa les épaules.

« C'est lui, le père d'Esmeralda ?

Oui, c'est lui, admit simplement Morgan.

Oh ! Et si ce n'est pas indiscret, tu l'as connu comment ?

Il est pilote lui aussi. On s'est rencontrés en stage de formation pour le NC, on était dans le même groupe.

C'est quoi le NC ?

Numerus Clausus. Dans le jargon de l'Agence Spatiale Internationale, c'est le nombre des gens qui vont partir sur le vaisseau Exodus. Par extension, le NC désigne la liste des gens qui ont été sélectionnés pour partir. C'est une liste très confidentielle.

Lise haussa les sourcils. Elle scrutait le regard de Morgan avec son visage d'enfant, cette expression de candeur que Morgan aimait tant chez elle. Elle dit, rêveuse :

Woa ! La crème de la crème, les astronautes triés sur le volet pour quitter le système solaire... Schwartz ! Je suis très impressionnée.

Morgan lui sourit avec tendresse, elle haussa les épaules :

J'ai tiré un trait sur tout ça.

Si je comprends bien, tu as été évincée de cette liste après l'accident, ce NC, c'est ça ? Et lui, il y est encore ?

Morgan acquiesça gravement. Lise lui passa avec tendresse une main dans le dos.

« Et ton Julien, il t'a plaquée après le crash, c'est ça ?

Morgan secoua la tête.

Non, c'est le contraire. J'ai rompu. Et je n'y ai pas mis beaucoup de tact non plus.

Ah ? Et il ne savait pas que tu étais enceinte ?

Non.

Et pourquoi tu ne lui as pas dit, après l'accident ?

Morgan haussa les épaules.

Je ne sais pas exactement.

Oh ! Mais, moi, je te connais bien, et je crois bien que je sais. Tu lui as fait le coup du dernier de cordée.

Le coup du quoi ?

C'est un grand classique. Quand tu t'es réveillée après le crash, tu t'es dit : l'espace, c'est foutu pour moi. Clouée au sol. Il restait un petit espoir, la preuve. Mais à première vue, tu t'es dit que c'était terminé. Du coup, tu t'es dit aussi : il ne faut pas que je lui dise que j'étais enceinte, il faut que je lui dise que tout est fini. Car surtout, il ne faut pas qu'il renonce au NC pour me rejoindre, ou alors il sera coincé sur Terre lui aussi. J'ai tort ?

Non, admit Morgan. Elle fit une grimace de perplexité. C'est quoi le rapport avec une cordée ?

Tu sais bien, une cordée de deux en montagne. Il y en a un qui dévisse. L'autre ne peut pas le remonter. Or tôt ou tard, le piton va lâcher...

Et ?

C'est pareil. Afin de sauver le premier de cordée, tu as tranché la corde pour te précipiter dans le vide. Tu l'as plaqué... par amour. Pour le sauver.

Morgan hocha la tête.

C'est un peu ça.

Et lui ?

Il m'a remplacée par ma meilleure amie.

Ah oui ? Et, elle non plus, je ne la connais pas ?

Non. Elle s'appelle Natasha, elle est astronaute, c'est une spécialiste des assemblages mécaniques en apesanteur et de la soudure dans le vide. Ils vivent sur le chantier d'Exodus. Ils vont passer sur Terre dans quelque temps, je comptais les inviter.

Et tu vas leur dire que je suis avec toi, quand tu vas me les présenter ?

Morgan hocha gravement la tête. Elles se regardèrent. Morgan n'avait encore révélé à personne qu'elle avait une liaison avec une femme. Après un silence, Lise demanda :

« Et donc, maintenant que tout va pour le mieux pour ta carrière d'astronaute, tu vas être à nouveau candidate pour Exodus ?

Morgan secoua la tête.

Je ne crois pas.

Lise soupira.

Tu sais, je suis capable de me rendre compte que c'est très, très important pour toi ?

Elle s'était approchée et se tenait collée à l'épaule de Morgan, qui ne bougeait plus. Lise se souvint qu'elles s'étaient embrassées la première fois, sous la Lune, juste à cet endroit. Elle continua très bas, tout près de l'oreille de Morgan, à la limite du murmure :

« Tu es une menteuse, Morgan. Tu n'as pas laissé tomber. Ça se voit. Ça se sent.

Morgan regardait la mer. Lise respira profondément.

« Les gens comme toi, Morgan, ne laissent pas tomber. Soit ils rebondissent, soit ils en crèvent. Mais quand ils ont juste pris du plomb dans l'aile, ils repartent. Cela prend un peu de temps, c'est tout. Et ce n'est pas un problème pour moi. Tous les jours, il y a des gens qui s'aiment, mais dont les routes ne faisaient que se croiser. Tu sais, élever des enfants, c'est un peu ça aussi : tu les aimes et ils t'aiment. Pourtant, ils s'en vont, parce que la vie est comme ça. Et la mort aussi. Quand tu décides que tu vivras avec quelqu'un pour toujours, c'est une illusion... car il y en aura forcément un qui enterrera l'autre.

Lise marqua une longue pause, ponctuée par le cri perçant d'une frégate qui passait au-dessus d'elles.

« Si tu dois partir, vas-y. On pleurera. Enfin, moi, je pleurerai, c'est sur. Mais, je t'en prie... ne te mens pas à toi-même, il n'y a rien de plus destructeur. Et tu n'as pas besoin de me mentir non plus. Tu me protégerais de quoi maintenant que je sais combien tu serais malheureuse si tu ne tentais pas le coup ? Je ne veux pas que tu passes le reste de tes jours à essayer de justifier un choix qu'au fond de toi tu ne voulais pas faire.

Morgan secoua la tête. Elle restait silencieuse, le regard dans le vague. Lise lui caressa le bras et reprit :

« Quand j'étais enfant, j'ai visité un zoo. Un loup dans une cage m'a marquée. Il était tout maigre et il tournait en rond comme une mécanique. J'ai vu tout de suite qu'il était fou. La forêt lui avait tant manqué qu'il ne désirait plus qu'une balle dans la tête. Il faut que tu fasses attention à toi, Morgan : ta convalescence est terminée. Tu as les étoiles dans les yeux. Il faut que tu y retournes.

Lise se réveilla vers quatre heures. Cette nuit-là, comme souvent, Morgan dormait nue et découverte. Grâce à la lumière de la lune, Lise pouvait admirer ses yeux fermés sur ses longs cils, sa bouche entrouverte, l'arête profilée de son menton, le creux sombre au-dessus de sa clavicule sous la rondeur de son épaule, ses seins comme cachés dans ses bras, l'ondulation fantastique de son flanc qui plongeait sur sa taille pour se relever en hanche, sublime montagne chocolat, puis s'évanouissait en jambe interminable. Elle regarda Morgan dormir avec la même fascination intense qui l'assaillait chaque fois, quand elle s'éveillait à ses côtés au milieu de la nuit. Elle laissait s'accorder sa respiration sur celle de la dormeuse et son cœur se mettait à battre très fort tandis qu'elle se sentait fondre de tendresse. Dire que Lise, à ces instants, trouvait Morgan belle, serait un affadissement tel de ce qu'elle ressentait, que cela perdrait son sens. Souvent, Lise en pleurait. Quelquefois, une pulsion de désir venait se greffer sur le complexe des émotions qu'elle savourait alors et parvenait en quelque sorte à polluer l'aspect avant tout sentimental et esthétique de cette expérience merveilleuse. La simplicité était en fin de compte ce qui rendait céleste cette sensation de tendresse ultime : être au calme absolu ; avoir tout son temps ; et contempler un spectacle qui aurait pu devenir banal, mais qui restait pour elle si bouleversant qu'elle ne pouvait pas s'en détacher.

Lise se leva sans faire de bruit. Le pantalon de pyjama baissé sur les chevilles, elle contempla ses mains sur ses genoux, tout ce bleu des veines. Tu n'es déjà plus qu'une vieille femme, se dit-elle avec un mélange de pitié et de tendresse, et tu voudrais être malade de jalousie. Car c'est d'un authentique désir d'exclusivité dont tu souffres. Comme si tu avais besoin d'une maladie. Comme si, quand le temps viendra, elles ne te trouveront pas. Elle éteignit la lumière et marqua une pause avant de sortir des toilettes. Debout dans l'obscurité, elle soupira, se massa le ventre, le rentra au maximum en soufflant à fond, faisant rouler la mince couche de capiton sur les muscles. C'était un signe pour se rassurer et se calmer qu'elle s'était programmé de longues années auparavant. C'était son signe le plus puissant, le plus intime. On a encore pas mal de chemin à faire ensemble, dit-elle à son corps. Fais ton travail et je ferai le mien. Elle passa boire un verre d'eau à la cuisine. Dans la maison de Morgan silencieuse et plongée dans le noir, Lise se déplaçait comme un chat, à petits pas de ses pieds nus en longeant les murs. Elle aimait à l'extrême tâtonner du bout des doigts dans l'intimité de la maison et de la nuit. Elle se servit de la mémoire de son corps pour verser l'eau dans le verre sans le faire déborder, toujours dans le noir. Puis elle passa par la chambre d'Esmeralda qui s'était mise en boule dans le coin supérieur gauche de son lit, à son habitude, comme à quatre pattes, avec ses jambes repliées sous elle, et qui bavait paisiblement dans l'oreiller. Lise tira sur le haut du pyjama pour qu'il recouvre le petit dos. Elle écouta respirer l'enfant quelques secondes. Il faut que tu dormes, se dit-elle. Elle quitta Esmeralda en prenant soin à ne pas marcher sur un jouet oublié au sol, avant de refermer la porte, d'ouvrir celle de la chambre qu'elle partageait avec Morgan où elle marcha sur la pointe des pieds jusqu'au lit. Elle s'y glissa tout en douceur. Surtout, ne pas réveiller le deuxième ange qui dort là, ne pas rompre le charme.

Elle tenta d'utiliser la magie de la contemplation de Morgan en contrepoison : la tête appuyée sur un coude, elle regarda la belle, et elle évoqua l'image qu'elle s'était fabriquée de Julien : un homme très beau, un éphèbe glabre, très jeune, très sec. Elle le visualisa, là, dans le lit, et elle fut jalouse. Sur le coup, elle ressentit le désir de bondir pour le frapper. C'était très intense et venait du plus profond. Elle ressentait en même temps une sorte de jouissance et une frayeur à faire surgir de telles puissances occultes. Alors, elle fit au mirage un énorme pénis en érection et, comme il pénétrait Morgan, celle-ci se mit à gémir, la tête en arrière, une grimace de jouissance sur son visage aux yeux fermés, le dos tendu comme un arc. Lise se mit une main sur la bouche pour ne pas crier. Elle secoua la tête pour faire partir cette vision qui avait été si intense que son cœur s'était mis à battre à tout rompre. Il lui sembla que la fantaisie avait été aussi intense que la réalité aurait pu être, et le sentiment de jalousie d'une violence inouïe, un flash qui venait du ventre, une envie de tuer qui lui faisait grincer les dents. Elle pensa : je suis folle ! Et puis elle regarda le visage de Morgan qui dormait, paisible, et elle se répondit : oui, tu es folle... d'elle. Elle laissa son cœur se calmer et puis elle invoqua Julien à nouveau : il faisait des baisers dans le cou de Morgan qui souriait aux anges, il la pénétrait de puissants coups de hanches et Morgan s'offrait, cabrée par l'extase. Lise eut alors une révélation stupéfiante : elle vit que si Morgan était heureuse, alors elle le serait aussi. En imaginant à la lumière du sien l'amour de Julien, sa jalousie fondait comme un tas de vieille neige au soleil !


Chapitre 41 : Dernier jour 10h55


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Press Trust of India, Bangalore, aujourd'hui, 10h55. Jurassik Parc, c'était vrai ! Le laboratoire de biologie moléculaire Deepak Patil vient d'annoncer la réussite du premier clonage d'un dinosaure bipède carnivore de grande taille. Il s'agirait d'un hybride complexe dont le procédé de fabrication est bien entendu secret. On sait cependant que la base génique a été reconstituée par simulation en ciblant un Ceratosaurus Theropoda Abelisauridae, un dinosaure du Crétacé ! La femelle, qui est encore en suspension dans sa cuve de clonage, sera éveillée demain. On attend les images de son premier repas — du poulet cru — avec impatience ! Devenue adulte, elle devrait mesurer pas loin de six mètres... Souhaitons que la clôture soit solide !

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Ada avait garé la voiture dans une rue calme. Depuis quelques minutes, elle restait là. Elle hésitait à passer cet appel à Michael. Elle en avait une boule dans la gorge, un sifflement dans les oreilles. Michael avait risqué sa vie pour échapper à la police. Si jamais elle commettait une erreur, elle allait en quelques fractions de secondes permettre aux policiers de lui tomber dessus. Elle avait une conscience particulièrement aiguë des moyens considérables qui étaient déployés par les forces de l'ordre pour déjouer les ruses du type de celles que Michael venait d'utiliser pour reprendre contact avec elle. Plus elle y réfléchissait, plus la conjonction de la présence de son téléphone personnel et de la voiture de Morgan semblait constituer un risque corrélatif majeur. Alors, elle retira la batterie de son téléphone et elle redémarra pour chercher un endroit tranquille. Après quelques minutes, elle choisit un petit restaurant. Elle gara la voiture aussi loin que possible du bâtiment avant de courir à l'intérieur. Elle s'acheta un café et attendit en se rongeant les ongles, se souvenant que les corrélations recherchées par les IA de la police étaient également temporelles. À bout de patience, elle sortit enfin de son sac le téléphone qu'elle avait acheté au dénommé Vince. Elle compta les sonneries en tremblant. À la dixième, alors qu'elle commençait à se mordre les lèvres jusqu'au sang, l'appel fut accepté à l'autre bout, sans vidéo.

Allo, fit une voix qui sonnait très différemment de celle de Michael.

C'est moi, répondit-elle en se demandant soudain à qui elle parlait. Si Michael avait été pris, comment pouvait-elle le savoir ?

Surtout, dit précipitamment l'autre, ne dis rien. Sa voix était décidément très différente de celle de Michael.

Je sais.

Tu as la GPRTC ?

Oui.

Je savais que je pouvais compter sur toi. Je t'adore, ajouta-t-il. Et il était très troublant de ne pas pouvoir reconnaître sa voix.

Je t'aime aussi.

Mais... Il faut être réalistes... Je...Je voulais te dire... Je voudrais te désigner un endroit pour déposer le matos, et...

On avait dit qu'on resterait ensemble.

Oui, on l'avait dit... Mais... La situation n'offre pas vraiment... Enfin, je veux dire... J'avais pensé que si un jour on devait partir tous les deux, l'horizon serait moins noir.

Je sais.

Ce que tu as déjà fait, c'est beaucoup. Beaucoup trop. Il y a objectivement très peu de chance que je m'en sorte honorablement, et je ne veux pas te mêler à ça.

Je sais ce qui te fait croire cela, et je le croyais aussi. Mais c'est sans compter sur un élément nouveau.

Un élément nouveau ? J'ai du mal à y croire.

J'ai un peu de mal à y croire moi aussi, mais j'y crois.

Il rit faiblement.

C'est un test ?

Qu'est-ce que tu veux dire ?

C'est un test, affirma-t-il. Est-ce que je suis capable de te faire assez confiance pour croire en quelque chose à quoi tu crois.

Admettons, c'est un test.

C'est chiant, de ne pas pouvoir... dire les choses.

Oui, mais d'un autre côté, il est aussi surprenant de se rendre compte à quel point, en ne pouvant rien dire d'essentiel, on peut se dire ce qui est important.

C'est vrai.

Alors ? demanda Ada.

À ton avis ?

Je ne sais pas, je ne vais pas décider pour toi.

Si, tu vas décider pour moi, même si cela te fait peur.

Qu'est-ce que tu veux dire ?

Tu y crois à ton élément nouveau ?

Oui, j'y crois. Je veux y croire, fit posément Ada, j'ai confiance.

Alors, j'y crois moi aussi. Tu sais pourquoi ?

Non, pourquoi ?

Tu viens de me faire réaliser que je n'ai pas vraiment envie de m'en sortir, si c'est pour m'en sortir tout seul.

Ah ?

Ada avait détourné la tête pour regarder dehors. Elle sourit. Un vieil homme qui passait dans un ciré orange vif captura la vision du joli visage de cette fille aux cheveux bleus électriques, illuminé par une joie très intense, un bref éclair de liesse sincère, avant qu'il redevienne sombre et sage, serein dans l'inquiétude. Elle dit avec tendresse dans le téléphone :

« Figure-toi que c'est pareil pour moi : je préfère doubler la mise avec toi plutôt que te regarder perdre.

Woa !

Où es-tu ?


Chapitre 42 : 2 ans auparavant, Ruth & Tim


Quand ils roulèrent Ruth hors de la salle de traitement, Tim prit sa main. Il marcha en accompagnant le lit que l'infirmier poussait avec attention dans le couloir, et Ruth lui sourit. Après cette troisième séance, elle semblait déjà moins pâle. L'infirmier interrogea Ruth : « Ça c'est bien passé n'est-ce pas, Madame ? » Ruth hocha la tête, et elle sourit à nouveau. Ces dernières semaines, elle avait eu tellement de mal à parler que cela la faisait bégayer, et du coup, elle s'était mise à communiquer beaucoup par signes. Tim avait échangé quelques mots avec l'interne qui lui avait serré les mains en cherchant son regard, enfin un être humain dans ce dédale de corridors peints en pastel. L'interne lui avait assuré que le traitement se déroulait exactement comme prévu, que le taux de réussite était très élevé, que tous les indicateurs étaient dans le vert pour Ruth, que ce n'était plus qu'une question de temps, encore quelques jours et elle serait renvoyée chez elle. Il affirma qu'elle allait bientôt retrouver l'appétit, qu'elle allait bientôt reprendre assez de force pour se lever et faire quelques pas, demain, ce soir peut-être.

Tim repensa à la façon dont il avait eu l'argent : ces documents ultra-confidentiels qu'il avait sortis, cette masse immense d'information, les spécifications, les rapports, les notes, la base de donnée tout entière. Si quelqu'un venait à le découvrir... Il n'aurait plus qu'à se tuer, en espérant qu'il en ait l'opportunité. Il était certain de ne pas pouvoir supporter la prison.

Pourtant, cela n'avait pas d'importance face au sourire de Ruth.

Il répéta dans sa tête la prière qu'il faisait depuis cette nuit où il avait commencé à parler à Dieu : je vous en prie, je vous en supplie, je vous en prie, je vous en supplie, prenez ma vie, donnez-la-lui, je vous en prie, je vous en prie. Il se mit à pleurer à grosses larmes et il n'essaya même pas de le cacher à Ruth. Ils étaient allés au-delà de ce genre de détails dans les dernières semaines, quand Ruth avait appris ce qu'elle avait, et le temps qui lui restait à vivre. Tim avait été physiquement malade quand la banque lui avait annoncé qu'ils ne pouvaient pas lui accorder un prêt d'un tel montant pour une dépense qui ne pouvait pas être garantie par un gage sur un bien immobilier. Il était resté presque une semaine sans manger, sans dormir. Envisager de vendre la maison était stupide, car il ne pouvait pas empêcher le fruit de la vente d'être utilisé par la banque pour racheter le prêt, et ce qui serait resté ne pouvait pas faire la différence. Il avait tenté néanmoins de le faire, sans succès, l'immobilier était morose, il était impossible de vendre en quelques jours sans brader à un charognard.

À ces moments-là, il avait pris la décision de tenir coûte que coûte pour Ruth, et puis, quand elle serait partie, de la suivre. Il était retourné travailler quelques jours afin d'éviter de se faire virer, ce qui à ce stade n'aurait pu qu'aggraver la situation. Il y alla aussi pour expliquer ce qui lui arrivait. Son patron, à la grande surprise de Tim, lui avait accordé des assouplissements : la possibilité de travailler à la maison et de ne venir au travail que pour les réunions de coordination. Du coup, il lui avait été attribué le niveau d'autorisation nécessaire pour pouvoir faire la navette avec un ordinateur portable, ce qui allait par la suite se révéler essentiel. Car c'est à ce moment-là que ce type bizarre avait fait son apparition, un matin dans la rue, au moment où Tim allait prendre sa voiture pour aller travailler. L'homme lui avait glissé dans la main une puce de stockage en disant avant de disparaître : « Regardez cela, je suis certain que cela va vous intéresser.»

La puce contenait un descriptif très détaillé de ce qu'ils voulaient, et un barème en dollars. Il n'avait fallu que quelques secondes à Tim pour calculer la quantité d'information qu'il allait devoir fournir pour sauver Ruth. C'était colossal : la substantifique moelle de dix ans de travail de l'entreprise, plus la totalité de l'information ultra confidentielle transmise par l'ASI dans le cadre de leurs accords exclusifs, autrement dit la documentation technique entière de tout le système d'information des StarWanderers. C'était énorme, mais il avait vu immédiatement que c'était possible. Il n'avait même pas eu à réfléchir plus d'une seconde avant de prendre sa décision.

Rétrospectivement, il n'avait qu'un seul remords : les gens qui cherchaient cette information pouvaient être soit des espions industriels soit des terroristes. Dans le deuxième cas, cela signifiait qu'une navette allait servir à faire un mauvais coup, ce qui n'était pas une première, mais qui n'augurait rien de bon. Ces gens-là en prenant le contrôle d'une navette cherchaient peut-être à commettre un attentat à très forte visibilité. Si cette possibilité s'avérait, des gens allaient mourir, peut-être des centaines de gens si ils s'en prenaient à une grosse station orbitale, sans compter les milliards d'euros qui s'évanouiraient du même coup.

Tim savait que le simple fait d'avoir pu imaginer cela le mettait en danger de mort. En réalité, il était presque certain que la seule chose qui avait retenu ou retardé son assassinat était le risque que ses assassins auraient pris d'attirer l'attention, justement, sur ces éventualités. Tim pensait même, mais du coup en se disant que son imagination était sans doute beaucoup trop fertile, qu'il y avait quelque part une IA qui avait pesé le pour et le contre, qui avait analysé la possibilité qu'une enquête sur la mort apparemment accidentelle d'un ingénieur en génie logiciel travaillant sur le système des StarWanderer ne révèle qu'en réalité l'homme en question avait été assassiné. Car dans cette éventualité, cette IA aurait ensuite pu être sollicitée pour analyser quelles pouvaient être les motivations possibles pour un tel meurtre, avec le risque très élevé que cette entité en déduise l'évidence : qu'une attaque terroriste sophistiquée mettant en jeux une navette spatiale était en cours d'élaboration.

Tim avait tort, son imagination n'était pas trop fertile. Une IA avait en effet analysé la possibilité de le faire assassiner dans un simulacre d'accident. Elle avait conclu que le risque d'attirer ainsi l'attention était plus grand que celui que les remords de Tim le poussent à vendre la mèche, surtout que cela l'aurait fait jeter directement en prison.

Tim avait eu un second remords quand il avait découvert que l'information allait quitter le pays grâce à une puce camouflée dans le sac d'Ada, la fille de Ruth. Le composant qu'ils lui avaient fourni était minuscule, il avait glissé cette mémoire, grosse comme une aiguille de cèdre, sous la doublure du sac d'Ada. Comment avaient-ils su qu'Ada allait venir ? Comment pouvaient-ils être certains de berner les systèmes de sécurité dans les aéroports dont une blague à la mode disait qu'ils étaient capables de sonner quand on avait des poux, tellement ils étaient capables de déceler la moindre forme d'intelligence ?

Ruth sourit à Tim, le sortant de sa rêverie. Elle avait perdu ses cheveux et beaucoup de poids. Elle disait en riant qu'elle était redevenue mince comme à ses vingt ans. Avec sa pâleur, cela avait été effrayant, mais depuis quelques jours, elle reprenait de l'épaisseur, comme si la chair sous la peau s'était mise à reprendre vie, comme une plante au printemps se réveille et se gorge de sève, et son visage était devenu gracieusement ridé, une pomme d'hiver. Les taches de rousseur y traçaient une sorte de camouflage élégant de bête sauvage et ses yeux verts y brillaient à nouveau. Tim lui sourit.

Seuls ces instants là valaient quelque chose, tout le reste n'était que du paysage, de la contingence, de la chair fragile, des gens imparfaits, des salauds, des êtres humains qui tuaient sur ordre ou par plaisir, des pauvres types que l'on forçait à trimer toutes leurs vies, y compris ceux qui s'étaient crus malins et que l'on coinçait au détour, que l'on forçait à trahir. De la contingence, Monsieur, on vous le dit, on vous le répète. Le vent de la vie qui roule nos vies comme autant de feuilles mortes promises à redevenir poussière. Le ressac de l'histoire qui halète péniblement, brassant les hommes comme autant de galets impuissants.

En fin de compte, il arrivait à Tim de façon récurrente, après avoir pensé à tout cela, de se poser une question dont il savait dorénavant qu'elle était ultime dans tous les sens du terme. Il se demandait : et si ma trahison coûte la vie à des centaines de gens, qui me pardonnera ?

Il serra la main de Ruth. Au moins, j'ai une certitude, pensa-t-il. Il sourit à Ruth et le lui dit silencieusement, sachant qu'elle le lirait sur ses lèvres. Le sourire de Ruth s'agrandit. Elle ferma les yeux une seconde. Elle ne parvenait pas encore à pleurer. Elle lui répondit en articulant silencieusement à son tour.


Chapitre 43 : Dernier jour 11h12


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Deutsche Presse-Agentur, Francfort, aujourd'hui, 10h55. Le porte-parole de FMK AG, numéro deux du secteur des propulseurs pour engins spatiaux, confirme la création d'une nouvelle unité de production géante sur son site dans le sud de Francfort. Cette nouvelle unité devrait employer 300 personnes et plus de 5000 robots du dernier cri à la production en très grande série de moteurs plasmatiques ultra-miniaturisés de quatrième génération.

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Avant de quitter la voiture qu'elle avait garée à quelques enjambées du bar, Ada ouvrit la boîte à gants et considéra quelques secondes le petit automatique que Lise lui avait confié, tiraillée par un tourbillon d'idées contradictoires. Le quartier était louche, le bar était louche, Michael l'avait prévenue que l'homme était louche. Une dernière course, avait-il dit. Mais, la plus importante : récupérer une carte de souscription pour un accès large bande au réseau. Une carte intraçable, sans doute volée à un lot destiné à une grande entreprise. Ada soupira. Elle ne pouvait pas manquer ce coup-là, ni aller trouver la police si la transaction tournait mal, ce qui faisait pencher la balance du côté de l'option que cette arme puisse lui être utile dans l'éventualité que la rencontre du dénommé Loulou tournât mal. D'un autre côté, si l'engin était aussi redoutable qu'il en avait l'apparence, du fait de sa densité et de la qualité de sa finition, il ne s'agissait ni d'un jouet ni d'une mauvaise copie pour banlieusard en mal de réconfort, mais bien d'une arme conçue pour tuer et, donc, s'en servir risquait d'aggraver la nature des faits que la justice pouvait lui reprocher. Au bout du compte, elle prit sa décision en deux temps. Elle commença par déballer le pistolet. Une fois dans sa main droite, sa main dominante, elle trouva qu'il y tenait bien. Elle le manipula quelques secondes, trouva le cran de sûreté. Puis elle laissa l'arme reposer dans l'autre main et le regarda en réfléchissant à ce qui pouvait mal tourner dans ce bar, et sur les nombreuses façons dont l'apparition de cette arme dans sa main pouvait résoudre ou au contraire envenimer la situation, sur l'infinité vertigineuse des possibles que pouvait faire naître l'irruption d'un élément nouveau de ce calibre, ah ah ah... La seule bonne nouvelle était que dans un endroit comme le Zanzibar, il n'y avait pas de vidéo, et la direction n'aimait pas faire appel aux forces de l'ordre. On y prenait rendez-vous pour ces raisons-là, quand on avait des affaires troubles à régler. Ada haussa mentalement les épaules. Rentrant le ventre, elle glissa expérimentalement le Smith & Wesson en composite dans son short. Elle frissonna, plus par nervosité que par le froid du contact. Elle se souvint avoir lu qu'il n'était pas exceptionnel qu'une arme cachée à cet endroit échappe au contrôle de son manipulateur et qu'un coup parte dans les parties génitales ou dans la cuisse. Avec l'artère fémorale dans le secteur, c'était moins le ridicule que la morgue qui guettait les imprudents. Enfin, se dit-elle, de toute façon, une arme à feu chargée représentait un risque élevé. Avant de refermer la boîte à gants, elle compta son argent et n'en garda que quarante mille euros. C'était une somme énorme pour quelques heures d'accès au réseau. Elle cacha ce qui restait sous le siège. Il fallait qu'il en reste s'ils voulaient avoir une chance de survivre dans les jours à venir. Loulou était un petit gros vulgaire et d'un air méchant, malgré un visage poupin qui aurait pu paraître angélique s'il n'avait pas porté cette expression dure et sournoise, une caricature parfaite d'homme qui a basé son activité sur sa réputation, et sa réputation au minimum sur son apparence. La serveuse derrière le bar à qui Ada avait demandé qui était Loulou, l'avait désigné d'un coup de menton, mais Ada l'aurait trouvé toute seule, car le bar était vide et Loulou avait tout à fait la tronche de l'emploi. Ada prit une respiration profonde et s'approcha. Il l'attendait, attablé devant une bière vide, il jouait avec un petit emballage transparent et rigide, qu'il cognait sur la table à petits coups secs. Il fit à Ada un sourire artificiel au propre comme au figuré, c'est à dire au summum de la vacuité conviviale, et qui montrait deux rangées d'implants éclatants de blancheur. Elle vint s'asseoir devant lui, sur le bord de la chaise qu'elle avait reculée à buter dans la rangée opposée.

On m'a prévenu, fit-il, je l'ai là.

Il posa la petite boîte translucide à mi-chemin devant Ada, qui hocha la tête.

« C'est soixante milles, ajouta-t-il et Ada cilla. Elle se demanda pourquoi elle n'avait pas apporté tout l'argent, mais de toute façon, il ne restait pas autant. Elle regardait l'homme à la dérobée, elle observait le reste du bar, le couple dans le fond, les deux poivrots accoudés au zinc. Elle glissa sa main dans sa poche et posa l'argent sur la table à côté du butin. Il lui fallut s'y reprendre à trois fois. Loulou passa avec soin sa montre au dessus des puces. Il pencha la tête avec un petit sourire méchant, comme s'il se réjouissait d'avance du conflit.

« Ça fait pas le compte.

Ada hocha la tête, elle réfléchissait. En fait, elle tentait d'utiliser sa meilleure ressource, mais elle ne parvenait à trouver aucune substance pour faire tourner la machine, et cette absence de grain à moudre la laissait désemparée sur toute la ligne. Elle avait beau tourner et retourner les paramètres de la situation dans ses méninges, elle ne voyait aucune autre porte de sortie que de forcer le dénommé Loulou à accepter la transaction avec une grosse ristourne. Elle dit :

On m'avait dit quarante.

Mais, en le disant, elle sentit qu'elle n'avait pas utilisé le bon ton. Elle le regarda, en essayant d'oublier son dégoût, pour se concentrer sur cet adversaire, mais se concentrer sur quoi au juste ? Elle savait qu'elle n'était pas dans son domaine. Cela la rendait nerveuse, et comme l'autre le sentait, sa position s'en trouvait encore affaiblie. Il lui sourit et vint mettre sa grosse main poilue sur la petite boîte et son précieux contenu. Elle sentit un picotement sur sa nuque. Le regard au-dessus du sourire d'urinoir de luxe s'était focalisé sur quelque chose derrière elle. Elle se recula dans la chaise en se tournant, et elle aperçut l'acolyte qui s'approchait. Il avait un style en tous points similaire à son patron, en plus grand, en plus fort.

« Mignonne, tu vas nous donner la totalité tout de suite, fit très bas Loulou.

Ada se mit à trembler, son regard allait de l'un vers l'autre.

« Ou alors, on va se faire un plaisir d'aller le chercher nous même.

Elle comprit qu'elle avait fait une erreur tactique dramatique et pourtant si prévisible, en lui laissant croire qu'elle disposait de plus que ce qu'elle avait mis sur la table. Un accès de panique la fit frissonner. Les yeux aux paupières bouffies de Loulou enregistrèrent sa peur par un petit cillement de jouissance. Ada descendit sa main droite vers son short, mais au lieu de la fourrer dans une poche, elle rentra son ventre et alla pécher l'automatique qui attendait au chaud contre son pubis. Elle le sortit sans précipitation, venant dans le même geste de la main gauche retirer le cran de sûreté. Elle posa sur ses genoux ses deux mains et l'arme qui à sa grande surprise y nichait résolument, comme une extension nouvelle de sa volonté à prendre le butin et à sortir du bar. Loulou eut un haussement de sourcil incontrôlé. Son acolyte fit même un demi-pas en arrière. Ada avala sa salive et plongea son regard dans celui de Loulou. Elle voulait qu'il puisse y lire une détermination absolue. Elle dit distinctement, sa voix tremblait, mais elle espéra qu'il était impossible de savoir si c'était de la peur ou de la rage.

Je vais ressortir d'ici avec ce que je suis venue chercher, et vous allez garder ce que j'ai posé sur la table.

Elle eut conscience d'avoir marqué un point, car il s'écarta avec prudence en laissant tout sur la table. Mais il n'avait pas l'air d'avoir cédé. Il la jaugeait. Il secoua la tête.

Non, non, non, fit-il avec indolence avant de conclure d'un ton sec : Tu ne me fais pas peur avec ton machin. Allez, aboule l'oseille !

Ada prit une grande respiration. Elle mit son visage de poker et se leva, la chaise grinça au sol. Elle tenait l'arme devant son sexe à demi cachée derrière l'autre main. Elle vit le regard de la serveuse, son visage qui s'assombrissait et se durcissait. Elle cacha l'arme derrière sa fesse droite. Il y eut un flottement. Avec une vivacité qui la stupéfia, elle se pencha et de sa main gauche, sa mauvaise main, elle attrapa habilement la petite boîte. Elle recula tandis que d'un geste rageur les mains de Loulou surgissaient en vain. L'acolyte sur sa gauche fit un pas en avant, elle leva avec détermination l'arme en diagonale de son bras tendu vers le bas-ventre du malabar qui s'arrêta net. Loulou fit comme un rire gras :

Ah ah. P'tite conne.

Il se leva et ramassa l'argent, puis il fit un signe à l'autre d'approcher. Et l'imbécile obéit comme un toutou bien dressé, sans lâcher des yeux l'arme pointée sur sa virilité. Ada comprit qu'ils pensaient qu'elle n'allait pas oser se servir de l'arme, ou que celle-ci était factice. Ou en tout cas, Loulou pensait cela et l'autre ne pensait pas. Alors, elle se tourna vers son adversaire silencieux qui approchait et elle pointa l'arme un peu à gauche de ses genoux. Elle eut le temps de penser qu'il n'y avait personne pour prendre une balle perdue derrière lui. Elle tira. La détonation fut assourdissante. Il y eut un bruit de verre brisé qui tombait au bout du bar. La balle avait ricoché à gauche et terminé sa trajectoire dans les bouteilles d'alcool sur l'étagère, avec une marge de sécurité qu'Ada trouva satisfaisante. En même temps, elle se demanda comment elle pouvait penser cela, elle qui n'avait jamais utilisé une arme à feu, même en simulation, ni fait un calcul pour un phénomène de ce type auparavant. Elle conjectura que son intuition pour la balistique était égale à celle qu'elle possédait pour quelques domaines dont elle découvrait l'existence chaque fois avec la même surprise : furieusement flamboyante. La cliente du fond poussa un cri strident qu'elle interrompit aussi vite qu'elle avait crié à retardement. Ada regarda vers la sortie. Il fallait passer devant le bar derrière lequel la serveuse avait plongé. Le visage du grand gars s'était décomposé, mais, au lieu de s'écarter pour lui laisser la voie libre, il serra la mâchoire. Il lui fit une grimace méchante et s'élança sur elle en levant les mains. Elle lui tira une balle dans la cuisse. Il s'effondra avec un cri rauque, face contre le sol, avant de rouler sur le dos, les mains sur sa blessure. Il gémissait entre ses dents serrées. Elle vit Loulou esquisser un mouvement, elle le braqua pour l'immobiliser. Elle partit à reculons. Quand la porte claqua derrière elle, elle parvint à se retenir de courir vers la voiture. Le petit pistolet lui semblait brûler sa main tremblante. Il y avait une poubelle publique juste à côté de la voiture. Elle vérifia qu'ils le l'avaient pas suivie. Elle y jeta l'arme d'un geste qu'elle espéra discret, avant de se mettre au volant, de chercher avec fébrilité la commande de verrouillage des portières, et de démarrer. Elle tourna deux fois au hasard aux coins de rues qu'elle ne connaissait pas, sans cesser de regarder derrière. Puis elle continua à rouler vers le sud, au jugé. La pluie était toujours aussi intense. Elle fut bloquée par un bouchon en bas de la pente, des voitures hésitaient à passer la rue en bas qui était inondée. Elle en profita pour tester son butin en l'insérant dans son téléphone. La carte fonctionnait ! Elle se mit à rire. Soulagement et joie. Elle pensa que Michael pouvait être fier d'elle.

Chapitre 44 : 2 ans auparavant, Kourou


Un soir, à la fin du dîner, Morgan annonça à Lise qu'elle serait bloquée à Kourou pour le week-end et lui proposa de l'y rejoindre. Juste toi et moi, précisa-t-elle, Esmeralda restera avec Theresa. Lise lui sourit : Oh oui !

Comme prévu, elle trouva Morgan qui l'attendait à la sortie juste après la douane à Cayenne. C'était un véritable crève-cœur d'avoir à résister à la tentation de lui sauter au cou. Morgan avait réservé un petit motel discret au bord de la mer. Elles papotèrent joyeusement tandis que la voiture traversait la banlieue de Cayenne sur l'autoroute côtière. Kourou, comme Almogar, comme tous les autres astroports, avait connu une croissance exponentielle. Les marais et la mangrove avaient été asséchés et une immense et riche conurbation s'étendait le long de la côte entre Cayenne au sud et Saint-Laurent-Du-Maroni au nord. Au motel, sortir de la voiture pour traîner les bagages à la chambre fut un choc : on passait de la fraîcheur climatisée à la fournaise humide. La porte de la chambre marqua en claquant la transition inverse. Elles se regardèrent en riant. Elles firent l'amour une première fois dans la petite cabine de douche, puis longuement dans le lit. Sur la fin, Lise résista très longuement et nettement plus bruyamment qu'à son habitude, tandis que Morgan, ses lèvres étant occupées ailleurs et ses mains hors de portée, ne put que la laisser bramer, à regret au début en pensant aux voisins, et puis poussant au massacre avec ivresse. De l'autre côté de la cloison, un chauffeur de poids lourd, en attente de la réparation de son tracteur, coupa la télévision pour vérifier s'il entendait bien ce qu'il pensait entendre et puis il écouta tant et si bien qu'il se mit dans un état que seule une intervention manuelle put résoudre, et il remercia le sort de lui avoir sauvé sa journée avec cette surprise rafraîchissante. Lise, en reprenant son souffle dans les bras de Morgan, se dit qu'il était inouï qu'elles soient ainsi dans un tel manque de l'autre après seulement quelques jours d'absence. Il lui semblait tout aussi incroyable qu'elles aient une énergie pareille à investir dans des ébats aussi récurrents, comme dans les premières heures de leur aventure, alors qu'elles étaient ensemble depuis de très longs mois maintenant, et encore plus improbable qu'à son âge elle jouisse d'une libido aussi intense. Pourtant, le miracle se reproduisait à chaque occasion, à tel point qu'il semblait quelquefois qu'elles dussent planifier leurs moments ensemble, afin de programmer le reste de ce qu'elles voulaient faire entre leurs grandes manœuvres. Était-il possible que le fil de leur désir, au lieu de s'émousser aux contacts répétés, bien au contraire s'en trouvât affûté ? Elles s'habillèrent afin de prendre la route qui menait à une piste dans la forêt. À son habitude, Morgan conduisait en terre inconnue avec une assurance qu'une personne qui n'aurait pas su qu'elle utilisait un implant pour trouver sa route aurait trouvé hallucinante. En une heure, elles atteignirent une aire dans la jungle au bord d'une rivière aussi boueuse que tumultueuse. Là, un gué impraticable à cette heure, même pour un véhicule tout terrain comme le leur, permettait en temps normal de passer le cours d'eau. Quelques touristes s'y lamentaient que l'excursion visée n'était plus possible du fait d'un orage loin en amont la nuit précédente. Elles remontèrent en voiture et Morgan démarra pied au plancher en annonçant seulement : « plan B ». Bientôt, elles atteignirent un arboretum géant qui se visitait par une longue sente sinueuse à flan de colline. Elles firent au cours de cette marche le plein d'images de fleurs incroyables, d'arbres inconnus et d'orchidées sublimes au prix d'une abondance étonnante de sueur et de quelques piqûres de moustique. Sur le chemin du retour, tandis que la nuit tombait, Morgan expliqua :

Je n'avais pas remis les pieds dans une forêt tropicale depuis le crash de mon hélicoptère pendant la guerre. Tu sais, c'était sans doute le milieu naturel de mes ancêtres. Et des tiens aussi, non ?

Oui, du côté de ma mère, le côté thaï.

J'ai commencé à réfléchir à mes ancêtres lointains dans cette forêt. Après le crash, j'ai éprouvé le besoin d'imaginer où ils vivaient et ce qu'ils faisaient. Pendant mon enfance, j'aimais imaginer que mes aïeux africains avaient été des chasseurs dans la steppe. J'avais une fascination profonde pour l'idée qu'ils chassaient les grands prédateurs, les lions, et aussi les éléphants. Ce qui est somme toute incroyable, compte tenu des armes dont ils disposaient. L'exploit physique tenait une place très importante dans le milieu où j'ai grandi. Je crois que ces rêves étaient au moins aussi importants que ce qu'on nous apprenait à l'école, et peut-être plus importants que ce qu'on nous apprenait à l'église. Je l'avais oublié. Il a fallu qu'on prenne une roquette dans une turbine et qu'on descende au tapis avec deux morts à la clé pour que le destin me rappelle à l'ordre : on a besoin de savoir d'où on vient.

Lise hocha la tête.

« Tu n'es pas en train de penser que je ne tourne pas rond avec mes histoires d'ancêtres dans la jungle ?

Lise explosa de son rire sincère, cristallin. Elle posa sa main sur le bras de Morgan.

Non ! Pour ma part, j'ai toujours visualisé mes ancêtres comme des paysans plutôt que comme des chasseurs. Je les vois aller à la ville vendre leur production. Je suis certaine qu'ils ont fait cela pendant des siècles. Je n'arrive pas à me représenter une époque antérieure, sauf peut-être une sorte d'autarcie de village, une tribu sédentaire... en tout cas des gens pliés en deux vers le sol à longueur de jour... pas grand-chose de très excitant... de la sérénité. J'ai du mal à visualiser ce qui a précédé.

Je me demande ce que nos ancêtres très lointains croyaient que nous serions. Par exemple, je me demande s’ils auraient pu prévoir l'apparition des villes ?

Et les navettes spatiales ?

Oh ! Ça ? Morgan secoua la tête. Je suis convaincue qu'ils pouvaient imaginer que nous irions dans l'espace, en particulier sur la Lune.

Oui, quand elle est là dans le ciel, on a envie de lever le bras pour la prendre.

Et je sais avec certitude que nos descendants seront dans les étoiles, pour la même raison, si on ne les zigouille pas avant.

Je me souviens d'avoir lu l'histoire de cet alpiniste à qui on a demandé pourquoi il escaladait toutes ces montagnes. Il avait répondu : parce qu'elles sont là.

Et que lui, il était en bas, une sacrée provocation !

Oui ! L'orgueil et la curiosité tiennent bonne place dans la courte liste des motivations élémentaires.

Elles avaient atteint une route bituminée, Morgan changea le mode de traction du véhicule et accéléra.

Je vais te confier un secret, dit-elle en se tournant vers Lise pour trouver son regard. Après ce crash de mon hélicoptère, j'ai été séparée de mes hommes pendant la nuit, et je me suis retrouvée seule dans la forêt tropicale. J'étais très mal. J'étais blessée. Pas super grave, mais moche. J'avais perdu beaucoup de sang.

Morgan se tourna vers Lise qui haussa les sourcils.

Je sais. C'était dans ton dossier.

Dans l'après-midi, j'ai eu de la visite. Et ça, ce n'est dans aucun dossier, car je n'en ai jamais parlé à personne. Deux adolescents. Le garçon, très jeune, sa sœur, un peu plus âgée, peut-être seize ans. Ils ont trouvé ma cachette, et ils sont venus me voir. Ils m'ont parlé. La grande m'a même pris la main. Je ne comprenais rien à ce qu'ils disaient, un drôle de dialecte chantant plein de claquements de langue. Mais j'ai la certitude qu'ils savaient que si on me trouvait, il risquait d'y avoir du grabuge, car ils sont allés découper de grandes feuilles pour me faire un camouflage. Elle secoua la tête. Tu me crois ?

Évidemment, je te crois.

Et puis la fille est partie me chercher à boire. J'avais tellement soif. Je n'ai jamais bu avec autant de bonheur de toute ma vie. Je leur ai donné une pièce en or chacun.

De l'or ?

On a ça dans nos kits de survie.

Morgan marqua alors une longue pose. Lise scrutait son visage tourné vers la route. Morgan ajouta avec une tension dans la voix que Lise ne lui connaissait pas :

« Je pense qu'ils sont morts cette nuit-là. Juste avant mon extraction, ça tirait dans tous les sens. Mes collègues sont venus tout passer au napalm. La vallée entière brûlait. Leur village ne pouvait pas être bien loin.

Elle trouva le regard horrifié de Lise.

« C'est pour cela que j'ai quitté l'armée. On voit mourir des tas de gens, et puis... Pas eux. C'est aussi simple que cela : pas eux. Ce n'était pas possible. Ça ne l'est toujours pas.

La banlieue de Kourou défilait au dehors. Morgan conduisait avec agilité et calme.

« Je n'avais pas pensé à ces deux ados depuis très longtemps. Tu sais, ils marchaient seuls dans cette forêt que je me représentais avant cet évènement comme un environnement hostile... Or, de toute évidence, ils y étaient très à l'aise. Cela m'a réconcilié avec ce milieu d'une façon que je n'avais pas tout à fait appréhendée avant aujourd'hui. J'aime à croire que mes ancêtres vivaient dans une grande forêt profonde comme celle-là, chaude et humide, débordante de vie. Je ressens avec une conviction intime qu'ils y vivaient en harmonie avec leur entourage, sous les grands arbres. J'ai une grande sympathie pour ces hommes pas tout à fait insignifiants dans leur océan de verdure.

Lise hocha la tête. Elle attendit une bonne minute avant de répliquer :

Tu sais que du fond de leur forêt, ils ne voyaient pas les étoiles ?

Tu veux rire, j'espère ? Tu les prends pour des billes ?

Non, je te taquine.

Elles passèrent à l'hôtel prendre une douche et se changer avant de mettre le cap sur le nouveau centre-ville où, au pied des tours d'affaires, s'égrenaient sur des avenues tirées au cordeau quelques casinos, les night-clubs et les bars. On trouvait aussi dans ce secteur quelques restaurants renommés et Lise les mena à l'un de ceux que le Michelin recommandait. Ensuite, elles passèrent, pour voir, dans un bar à lesbiennes. Lise, euphorique, entraina Morgan sur la piste de danse où elles s'amusèrent une bonne heure. Quand elles allèrent prendre un verre au bar, un couple de blondes les aborda, des Françaises minces et élégantes, une paire un peu étrange. Elles étaient à la fois extraverties et mystérieuses, complices, mais pas câlines. La plus jolie portait un diadème qui ressemblait à ces gadgets qui filmaient tout. Morgan lui posa la question, elle dénia en riant. Impossible de savoir, bien entendu. Morgan fit discrètement signe à Lise qu'elle voulait partir. Le lendemain, elles prirent la voiture pour une destination que Morgan refusait de révéler. Lorsque Morgan arrêta la voiture sur un héliport, Lise devina que Morgan avait organisé un tour dans les airs, ce qui se confirma quand Morgan revint deux casques à la main. Lise n'en fut que plus surprise quand elle se trouva seule à côté de Morgan qui déjà lançait la turbine tout en lui parlant dans l'interphone :

As-tu bien serré ta ceinture ?

Tu as le droit de piloter ces trucs-là ?

Morgan sourit :

Non, mais on ne va pas le leur dire, d'accord ?

Sur ce, comme la turbine était montée en puissance, elle décolla expertement le petit hélicoptère-bulle. Après un quart d'heure sage à longer la côte habitée, elles arrivèrent à la partie plus sauvage que la route côtière ne suivait plus. Morgan accéléra et descendit au raz des flots. Elle zigzagua avec assurance entre des pics rocheux qui émergeaient du récif. Regardant Lise qui avait crispé ses mains sur l'armature de son fauteuil, elle lui demanda :

Tu n'as pas peur au moins ?

Si c'était quelqu'un d'autre, je serais morte de terreur, mais là, ça va. Tu veux bien regarder devant toi, s'il te plaît ?

Pour Morgan, c'était un exercice enfantin, basé sur des sensations et des réflexes qu'elle avait acquis aux commandes de machines de guerre beaucoup plus puissantes et véloces, une compétence qu'elle entretenait régulièrement à Almogar. La tentation de pousser le frêle engin à ses limites lui donnait presque des fourmillements dans les mains. Mais par égard pour Lise, elle se mit à piloter plus sagement. Sous elles, la mer défilait : dégradés translucides et romantiques d'émeraude et de bleu, tandis que la côte se déroulait en alternance paradisiaque de petites pointes rocheuses et de plages de sable bordées de forêt tropicale où nichaient de grandes maisons. Morgan demanda :

Tu as un maillot de bain ?

Pourquoi ? Tu as oublié de faire le plein ?

Non, c'est seulement que je n'en ai pas non plus.

Et alors ?

Il y a une plage superbe à dix kilomètres, c'est une île quasi inaccessible, sauf par hélicoptère, à cause des récifs, et sur le pad il n'y a qu'une seule place pour poser un hélico. Ils appellent cet endroit l'île des amoureux, tu vois ce que je veux dire ?

Lise fit semblant de réfléchir et répondit en feignant un sourire d'idiote :

On va se baigner toutes nues ?

Elles jouèrent dans les vagues paisibles du mini lagon au bord d'une petite plage de sable mêlé de coraux broyés, bordée de quelques palmiers valeureux sous des falaises brûlées par le soleil. Elles étaient épiées par les frégates qui tournaient loin au-dessus. C'était tellement beau, tellement idyllique... Elles firent l'amour bouche à bouche sur le sable à la limite du ressac, car le sec était trop chaud pour y marcher pieds nus. Puis elles retournèrent faire les folles dans l'eau, car sur la plage, le soleil menaçait de les cuire. Ensuite, elles se rhabillèrent et partirent explorer un peu l'île. Un petit chemin serpentait dans les arbres. Elles recommencèrent dans l'ombre zébrée d'une cocoteraie, entourées par les noix tombées éparses. De retour à la machine, lorsque Lise eut bu la dernière goutte de la dernière bouteille d'eau, elle demanda :

Qu'est-ce qu'on a d'autre ?

Rien, j'en ai bien peur. Je pensais qu'on pouvait tenir deux jours avec deux litres, j'avais oublié que tu étais dans le coup, plaisanta Morgan.

Je veux un grand cocktail de jus de fruits frais avec de bons gros glaçons, et à l'ombre, par pitié, répondit Lise en riant.

Morgan la regarda, la transpiration avait imbibée en grandes coulures leurs chemises. Elle lui dit avec une moue dégoûtée :

Tu n'es qu'une gosse de riches mal élevée, jamais contente.

Cependant, levant le nez vers le ciel accablant, elle ajouta aussitôt en grimaçant :

« Mais tu as raison, si on reste ici plus longtemps, on va commencer à gâcher le souvenir.

Le matin du jour suivant, elles partirent faire un tour de vélo de location, une excursion balisée recommandée par les guides qui menait à un point de vue superbe sur la rade artificielle d'où on distinguait au loin les pistes de l'astroport. Elles atteignirent ce belvédère au moment où un StarWanderer prenait son envol sur le dos de son porteur robotisé, le grondement assourdi leur parvenant de longues secondes après que l'immense oiseau et son fardeau spatial aient percé la couche des nuages. L'après-midi, elles restèrent sur les bords de la piscine après avoir découvert que l'affaiblissement de l'alizé avait ramené les moustiques, mais que les petits robots tueurs les tenaient en respect en accumulant à leurs pieds des tas impressionnants d'intrus morts. Le vol du soir les ramena à Almogar, chacune à un bout de l'avion, Morgan se méfiait de tout.


Chapitre 45 : Dernier jour 11h15


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La voix du nord, Roubaix, aujourd'hui, 11h15. Une femme de 45 ans qui avait entrepris d'avoir des rapports sexuels avec son chien labrador dont elle avait modifié le système de contrôle neuronal à l'aide d'une télécommande trafiquée est décédée à l'hôpital. Un pompier a déclaré : « le cœur du chien était trop endurant, elle n’a pas tenu le coup.». On se souvient comment l'apparition des « jockeys électroniques » avait révolutionné le monde des courses, entraînant une scission entre les aficionados des courses modernes à haute performance, accusés de transformer le cheval en robot, et les amoureux nostalgiques des courses à l'ancienne. Le même système, à l'origine mis au point pour les chiens militaires, avait fait fureur chez les propriétaires de canidés mal dressés qui en avaient assez de se ridiculiser à courir après leur bête en criant leur nom. On aurait pu croire que ce système n'avait que des avantages, jusqu'à ce que commencent à apparaître sur Internet des kits pirates permettant de transformer son toutou en chien d'attaque avec à la clé les drames que nous relatons quotidiennement dans ces colonnes. Voici donc que commence à sévir un autre type de détournement de ces engins pourtant si pratiques.

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Ada prit le téléphone à l'aspect archaïque que Lise lui avait confié, elle sélectionna le seul item que le répertoire contenait. À sa grande surprise, on décrocha aussitôt.

Oui ? fit la voix autoritaire de Morgan.

Bonjours. C'est Ada. Lise m'a demandé de vous appeler.

Bonjours Ada. Écoute, en premier lieu, il est très important que nous n'utilisions pas ce canal de communication à mauvais escient. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ?

Oui, je comprends très bien.

Bien. Passons au point critique : est-ce que tu l'as retrouvé ?

Oui.

Excellent. Je ne veux pas en savoir plus. Par contre, il faudra que je sache où vous serez pour venir vous chercher. Ce sera dans quelques heures. Je ne peux pas te donner plus de précision à ce stade. C'est clair ?

Très clair.

OK. Afin de passer vous prendre, il faudra trouver un endroit sans obstacles.

Ada fronça les sourcils.

Je ne suis pas certaine de comprendre.

Je sais, c'est un petit peu énervant de jouer aux charades... Ada, je vais avoir besoin d'un peu de place, un endroit dégagé, surtout avec cette météo. Et en milieu urbain, ce n'est pas facile à trouver. Tu vois ce que je veux dire ? Ada avait pensé tout de suite à un hélicoptère, mais elle ne parvenait pas à comprendre par quelle logique un pilote de navette spatiale pouvait se retrouver aux commandes d'un hélicoptère à cinquante kilomètres de sa base.

Je crois que je vois.

Très bien. La meilleure solution est que vous soyez dans la voiture et je vous indiquerai le lieu précis du rendez-vous au dernier moment. OK ?

Euh... il m'a dit qu'il fallait que j'abandonne la voiture dès que possible.

OK. Je vois. Il a raison. Ça ne change pas l'essentiel. On se débrouillera. D'autres questions ?

Oui, je voudrais savoir... où on ira ?

Ada... ça devient un peu limite. Laisse-moi réfléchir.

Il y eut un long silence, les mains d'Ada se mirent à trembler.

« Est-ce que tu te souviens de la première fois que nous nous sommes vus ? demanda finalement Morgan.

Oui, je m'en souviens très bien.

Ce serait ça l'idée, un endroit de ce genre, peut-être pas exactement ni celui-là, ni exactement sur place, mais c'est l'idée, tu vois ?

Le cœur d'Ada s'était mis à battre très fort : la dernière aire d'autoroute avant le désert. Des larmes vinrent dans ses yeux. Ces stations au milieu de rien étaient en dehors du périmètre de sécurité d'Almogar ! Ensuite, il leur faudrait trouver un véhicule. Sûrement, un chauffeur accepterait du cash. Elle répondit à Morgan :

Oh ! Déjà, se sortir de la ville, ce serait fantastique.

Je ne suis pas certaine que ce soit fantastique, mais c'est ce que je peux faire. Ensuite, ce sera à vous de jouer. D'accord ?

Oui, oui, on y arrivera. Merci.

Ne me remercie pas avant qu'on en soit là.


Chapitre 46 : 2 ans auparavant, Michael piégé


Il fallut à Michael une bonne heure pour comprendre qu'il était dans une merde noire, et quand il finit par en avoir la certitude, il eut une sorte de malaise. Il ôta ses lunettes-écrans et il laissa la sueur froide passer sur lui en réfléchissant.

Il avait toujours été paranoïaque, prudent à un niveau d'obsession qu'il avait cru être à la limite de l'excès. Mais de toute évidence, cela n'avait pas été suffisant.

Depuis qu'Ada avait arrêté la came, il avait cessé de monter des coups pour du cash, mais il piratait toujours du logiciel, et pas du tout-venant. En fait, il n'avait jamais dépensé le moindre kopek pour du soft. Il avait à la maison une collection impressionnante d'IA et d'outils hypersophistiqué en tout genre, à faire pâlir d'envie pas mal de pros. Il y en avait pour une fortune. Par passion et par prudence, il se tenait au courant des techniques les plus avancées sur les virus, les écoutes, les intrusions électroniques, les IA, leur capacité à s'infiltrer et à se reprogrammer et toutes les formes de manipulation de l'information en général, avec une fascination particulière pour les formes associées à des activités occultes. Il avait toujours su que ce qu'il faisait était dangereux. C'était pour cela qu'il prenait tant de précautions. En particulier, il entretenait une longue liste de machines esclaves, des ordinateurs de particulier dont il avait pris le contrôle à leur issu et qu'il laissait en sommeil, en réserve. Car jamais on ne lançait une opération frauduleuse, ni même une reconnaissance anodine, depuis sa propre machine. C'était le B A BA. Jamais il ne communiquait sur des forums sans passer à travers au moins deux niveaux d'indirection. D'ailleurs, il possédait tant d’identités virtuelles anonymes différentes qu'il avait besoin de ses IA pour en garder la trace. Il changeait de mots de passe et de réflecteurs sans arrêt. Il encryptait tout ce qu'il sauvegardait...

Pourtant, quelqu'un était passé à travers tout cela. Quelqu'un était entré chez lui, dans son monde. Un viol pur et simple. Il avait déjà découvert une trentaine de copies du même message laissé par l'intrus, chacune sur un système indépendant, preuve irréfutable que l'envahisseur s'était intéressé à lui de très près et avec des moyens assez sophistiqués pour décortiquer les montages les plus pointus que Michael savait faire. C'était une très mauvaise nouvelle. Pour commencer, Michael ne pouvait plus avoir confiance en rien jusqu'à nouvel ordre. Ensuite, il fallait comprendre ce que cela voulait dire.

Il relut le message :

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Travail de restauration.

Outillage : poste de soudure sous binoculaire

Matériel : circuit d'interface ultra haute cadence standard <lien-1>

Localisation de l'unité de stockage <lien-2>

Objectif : remise du montage à <lien-3>

Récompense : à la remise en main propre

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Le premier lien menait à un site public qui décrivait en détail la marche à suivre pour raccorder une puce de mémoire non volatile d'un modèle spécifique. Les deux autres étaient des pointeurs volatils, des localisateurs sur des serveurs-poubelles, des réflecteurs temporaires mis à la disposition de leurs abonnés par certains fournisseurs de service. Les contenus déposés y étaient automatiquement effacés, après expiration de délais variables. Michael suivit le premier de ceux-là. C'était un site baroque, maladroit, comme en construction, un bric-à-brac quasi indéchiffrable de photos et de vidéos glanées par ci et par là, parsemé de textes incompréhensibles, comme de la mauvaise écriture automatique. Le tout n'avait ni queue ni tête. Ce désordre était un signal que Michael savait reconnaître. Ce type d'exercice de style était fréquent dans le milieu des hackers. À tous les coups, le site était bidon et ne servait qu'à un objectif détourné : celui de cacher l'arbre dans la forêt. Le montage était en général alambiqué de façon ultime et, souvent, seuls ceux qui savaient ce qu'ils cherchaient pouvaient trouver. C'était une astuce tordue de warez, conçue pour empêcher les IA des forces de l'ordre de trouver trop facilement. Michael était rodé à cet exercice. Il découvrit assez vite que les motifs vidéo de fond des pages secondaires étaient constitués d'une mosaïque de petites icônes qui ne se raccordaient pas, mais dont certaines possédaient des histogrammes de couleur similaires. Il lança sa meilleure IA pour reconstituer le puzzle. Lorsque celle-ci afficha la courte séquence d'images, le cœur de Michael fit un bond. Une nausée le prit. Un clip à moitié loupé du corps nu d'Ada. Elle était allongée sur le ventre dans les draps, un matin juste avant l'aube. Il avait volé cette séquence sans flash pour ne pas la réveiller. Les couleurs étaient très sombres. On y distinguait à peine la masse des cheveux en désordre, la pointe de l'épaule, le creux de la taille, le rond pâle des fesses et le chemin sombre qui y prenait naissance avant de se perdre sous les draps qui couvraient les genoux. Les motifs géométriques alambiqués des draps, brouillés par les plis, faisaient à son corps sublime un écrin quasi fractal, mystérieux.

Cette prise donna à Michael une idée de l'étendue des dégâts : la vidéo provenait d'une médiathèque très privée qu'il avait protégée avec soin par un chiffrement puissant. Il passa une main sur son front moite. OK, se dit-il, on reste calme. S'il avait eu à faire peur à quelqu'un comme lui, il aurait fait quelque chose comme ça. Bien joué, pensa-t-il. Tu voulais me foutre le trouillomètre à zéro. Bien vu, mec.

En même temps, le message était clair : l'unité de stockage évoquée dans le message était en possession d'Ada. La sophistication du montage faisait froid dans le dos : combien de personnes au monde pouvaient retrouver la femme nue dans le désordre infernal de ce site bâclé et voué à disparaître avant la fin de la nuit ? Combien pouvaient l'identifier ? Même Ada n'avait pas vu ces images. Michael lui-même les avait presque oubliées.

Tout cela indiquait que les auteurs de ce montage étaient de cette espèce particulière, celle des seigneurs de la manipulation et de l'ombre. Ces gens, ces entités, car il était évident qu'il y avait de l'Intelligence Artificielle là-dedans, et du gros calibre, ces opérateurs intervenaient sur des plans différents de la réalité, plus élevés en complexité, plus bas en moralité, subtils à la limite de l'absurdité dans la réalisation, et massivement sans scrupule dans l'intention. La prudence extrême dont relevait cette façon de procéder devait être mise en regard avec l'usage qu'ils avaient fait de techniques d'intrusion sophistiquées. En fin de compte, Ada allait leur servir de pont invisible, de liaison que l'on avait voulue aussi ténue et éphémère que possible, entre la source de l'information et sa destination. Souvent Michael avait imaginé avec une excitation à peine contenue, ce qu'une rencontre de ce type pouvait être. À ces instants, il prit conscience que la réalité avait d'autres accents, radicalement moins romantiques, comme avant lui les millions de jeunes engagés pour la gloire dans un conflit avaient découvert que la bataille était avant tout et par essence sans pitié pour ceux qui y prennent part, car le sort des individus s'y efface devant l'objectif de la victoire.

Michael continua à chercher des indices. Il trouva un lien vers un site qui répertoriait des vieilles chansons, un truc ringard. Il se força à écouter la chanson. Une rime se répétait à l'infini, comme si le fichier avait été vérolé, mais non, la modification était volontaire. Le vers disait : « Et tu verras, tu verras, qu'il vaudra mieux qu'elle n'en sache rien. » OK, donc Ada ne savait rien. Mais alors, comment Ada pouvait-elle être en possession d'une unité de stockage et n'en rien savoir ?

Quand Michael comprit, la révélation fut si soudaine, si intense, qu'il manquât basculer en arrière de la position en équilibre de sa chaise : le voyage aux USA ! Ada était en Amérique depuis une semaine, pour voir sa mère qui venait de réchapper de justesse à une espèce d'hépatite fulgurante grâce à un traitement expérimental. Les éléments du puzzle tombèrent en place. Ce qui n'avait été qu'une intuition un peu fumante se transforma dans l'esprit affûté et éclairci par l'excitation de Michael en une certitude absolue : quelqu'un allait utiliser Ada pour convoyer une unité de stockage au travers de la frontière la mieux défendue de la planète. De toute évidence, la puce principale serait séparée de son interface, à coup sûr afin de réduire le risque de détection. Il fallait donc que quelqu'un exécute une réparation à l'arrivée. Une certaine dose d'expertise technique était requise et il devait être hors de question de faire réaliser ce travail par une entreprise ayant pignon sur rue... Quoi de mieux qu'un hacker, alors ? Et Ada, toxicomane en probation, était la passeuse rêvée pour ce type de cargaison. Si on cherchait quelque chose sur elle, ce serait de la drogue, pas du média ...

Michael resta un quart d'heure entier à se masser le front en faisant et refaisant le tour de la situation, les indices, les conclusions. Il fouina à la recherche d'autres détails. Il trouva une publicité pour un sac à main, qu'il reconnut tout de suite. Ce ne pouvait être une coïncidence, un sac très original dans son style et sa couleur : celui d'Ada. La puce serait donc dans le sac d'Ada, quand elle reviendrait, samedi.

Restait à trouver qui était le destinataire. Cette fois, la vérité fut mise à jour en un clin d'œil : le dernier lien pointait vers un blog de fans de la conquête spatiale. Le site, en construction, appartenait à une adolescente qui vivait dans une obscure petite ville du Tchad. Dans tout le site, la seule autre personne représentée était une astronaute noire du nom de Morgan Kerr. Le fait qu'elle soit noire frappa Michael. En plus, elle n'était pas à moitié noire comme ces starlettes de la chanson dopées au marketing. Cette fille-là était tout à fait noire. Grande, très mince, visage typé. Pourquoi une astronaute noire ? Puis il se rappela ce que son père lui avait dit, quand enfant, il avait un jour émis des propos à caractère racistes. Imagine-toi, avait dit son père, imagine-toi qu'un magicien passe par là, et que, d'un coup de baguette magique, il échange les couleurs. Imagine, pouf ! Tu es noir, et l'autre est blanc, et c'est la seule différence. Maintenant, ne me dit pas qu'une telle transformation est impossible, car c'est là toute l'histoire : si tu ne peux pas imaginer cette transformation, alors tu n'as pas réfléchi à ce que cela signifie d'être noir, et je te recommande de fermer ta gueule, car sinon tu vas t'attirer de gros ennuis un jour ou l'autre, peut-être pas parce que tu es raciste, mais sûrement parce que tu es un idiot.

Ses moteurs de recherche dénichèrent une avalanche d'information sur Morgan Kerr, la plupart avaient trait au vol 345, le reste à des universités en ligne où elle donnait des conférences. Il se demanda si elle habitait Santa-Maria comme de nombreux cadres de l'ASI en poste à Almogar. Des accès aux annuaires se révélèrent insuffisants pour la localiser. Logique. Ce type de personne se faisait retirer des listes. Il mit aussitôt trois IA au travail pour retrouver sa trace.

Pendant ce temps, il se demanda : est-ce que tu vas le faire ? Avait-il le choix ? La menace contenue dans la forme de la demande constituait une motivation d'obtempérer bien plus grande que la vague évocation d'une récompense. Une récompense ? Hum. Une balle dans la tête ? Histoire de mettre au montage un point d'orgue dans le ton cynique qui le caractérisait ? Quel genre d'information pouvait valoir qu'on prenne la peine de faire une manipulation pareille ? Qui était cette Morgan Kerr ? Qu'est-ce qu'une astronaute, célèbre au point d'être vénérée par des adolescentes, pouvait bien trafiquer qui implique des transferts de cette nature ?

Il passa le reste de la nuit à remettre à plat tous ses systèmes de défense. Au fur et à mesure, il découvrit des failles. Il en découvrit tant qu'il eut du mal à trouver le sommeil une heure avant l'aube. Sa journée au lycée fut lamentable, il dormit assis, debout, en rêvant à ce qu'il avait à faire de retour chez lui. Il fallait qu'il se mette au travail pour boucher tous ces trous. Et samedi, Ada revenait des USA, avec dans son sac, la puce.

En rentrant, il alla consulter les IA qu'il avait mises sur la piste de Morgan Kerr. Il découvrit avec satisfaction qu'elles avaient péché de bons indices. Morgan Kerr avait loué un logement à Santa-Maria, de nombreux mois auparavant. La trace en restait sous la forme d'un billet de tombola. Les résultats de randonnées à VTT indiquaient que l'astronaute était restée dans le coin. Les IA de Michael s'étaient mises à chercher du côté des agences immobilières et des clubs de sport de Santa-Maria. C'était une idée excellente, mais les agences protégeaient leur fichier client, et les associations ne publiaient pas les adresses de leurs membres. D'un autre côté, les clubs étaient rarement bien protégés. Michael alla ouvrir une latte du lambris de sa chambre derrière laquelle il gardait un module particulièrement illégal et précieux. En sortant avec soin cet enregistrement de son emballage, il se dit qu'il ne servait à rien d'avoir des armes si on ne s'entraînait pas à s'en servir. Et casser un site juste pour lire une adresse, Schwartz, c'était peccadille. Lorsque le claquement de la petite porte qui se refermait sur le module se fit entendre, c'était comme si, chasseur, il avait verrouillé la culasse de son fusil sur la munition qu'il destinait à son gibier. Il allait trouver où créchait cette Morgan Kerr, foi de pirate informatique.


Chapitre 47 : Dernier jour 11h36


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Le Monde, Paris, aujourd'hui, 11h30. Le Premier Ministre vient de prononcer la dissolution définitive de la très sulfureuse Association des Clubs Échangistes. L'ACE succombe ainsi à la longue série de poursuites judiciaires dont elle était l'objet. Nul ne se fait grande illusion cependant sur l'efficacité de cette décision administrative. En effet, ni les plaignants, pour la plupart des associations d'obédiences diverses, ni les autorités, ne doutent que les activités des membres de ces clubs vont continuer. De nombreuses plaintes avaient été déposées dans l'espoir de faire cesser les Sex-Raves à grande échelle comme celles que l'ACE a organisées ces derniers mois à un rythme toujours plus soutenu sur tout le territoire français. On note cependant qu'aucune de ces plaintes n'émanait de participants à ces fêtes géantes où des gens de tous horizons viennent danser, boire de l'alcool et faire l'amour pendant une nuit entière. D'après ceux-ci, les SRs ne seraient somme toute que des partouzes bon enfant, bien qu'à très grande échelle. Des rassemblements de gens « comme tout le monde » qui veulent prendre du bon temps avant la fin.

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Ada fit sonner le téléphone de Michael.

Oui ?

C'est moi ! J'ai la carte ! Où es-tu ?

À partir de maintenant, n'utilise plus ton téléphone personnel, vire la batterie. Abandonne la voiture et rappelle-moi sur celui-ci.

Ada sortit du restaurant pour reprendre le cash sous le siège du 4x4. Elle marcha dans la ville sous la pluie battante, aussi vite qu'elle pouvait sans se mettre à courir. Après dix minutes, et trois coins de rue tournés au hasard, elle le rappela.

Tu as laissé la voiture ?

Oui.

Tu vas jusqu'à cette œuvre d'art très abstraite dont tu m'as dit qu'elle te faisait penser à un cheval au galop. Il y a cette rue dont le nom finit par un nombre qui a failli être premier, mais qui est divisible par l'âge qu'avait le chat de ta belle-mère quand il est mort, moins un. Tu me suis ?

Très bien.

Au coin où il y a ce magasin qui vend des articles comme celui que tu m'as acheté pour l'un de mes anniversaires, tu tournes du côté du pouce de ta main qui ne sait pas écrire, tu me suis toujours ?

Ada se souvint qu'elle lui avait expliqué un jour l'importance des relations de symétrie en prenant cet exemple : si on ne savait pas que la référence était quand la paume regardait le sol, l'expression « du côté du pouce de ta main gauche » était vide de sens.

Je te suis très bien.

Au bout, il y a ce bâtiment. Bon, un jour, dans un autre établissement consacré à une activité similaire, on l'a fait dans les toilettes côté filles. Tu captes ?

Ada sourit, son cerveau avait assemblé le puzzle : la piscine !

Oui.

Éteins les deux téléphones. Fais des détours. Passe par un endroit qui a plusieurs sorties, un centre commercial. Navigue au hasard. Change de fringues. Planque tes cheveux. Sort le plus discrètement possible. Vérifie que personne ne te suit. Pointe-toi là-bas. Derrière un buisson au fond du parking, il y a une sente qui fait le tour. Trouve une petite porte métallique grise. Je l'ouvrirai quand tu approcheras.

J'arrive !


Chapitre 48 : 2 ans auparavant, Rita


Un matin, un coursier s'annonça par téléphone avant de venir livrer un petit paquet qui contenait une minuscule carte-mémoire. Avec circonspection, Morgan fit examiner la carte par son implant avant d'en accéder le contenu. Cette exploration révéla une arborescence de fichiers. À sa racine, Morgan trouva une photographie. Elle s'arrêta net, la bouche grande ouverte, sidérée. Le contraste étrange révélait un traitement correctif afin de compenser la pénombre profonde. Deux femmes nues très intimement enlacées, toutes deux très minces, l'une avait la peau très sombre. On ne distinguait pas les visages cachés entre les cuisses. Morgan secoua la tête. Des larmes lui étaient venues aux yeux. Elle tourna sur elle-même, scrutant les alentours : qui ? À nouveau, elle se força à respirer à fond, la bouche grande ouverte. Le dessus-de-lit à fleurs. Le mobilier en bambou. Le motel à Kourou.

Elle alla s'asseoir sur les marches de la terrasse et elle y consulta en détail le contenu de la puce. Elle y trouva d'autres documents, des photos, des vidéos, qui la montraient avec Lise, et ce qu'elles y faisaient ne pouvait laisser aucun doute. De toute évidence, la chambre du motel en Guyane avait été truffée de caméras. On les avait aussi espionnées avec application pendant les semaines qui avaient suivi. Elle trouva ainsi un très beau cliché de Lise dans l'exécution parfaite de son exercice favori, suspendue dans les airs juste avant de percer la surface de l'eau de la piscine de Morgan, capturée en plein vol dans toute l'étendue sublimissime des courbes élancées de son corps délicat. Elle trouva émouvante une courte vidéo prise au téléobjectif. On les y voyait en tenue de vélo, seules dans la montagne, tandis que côte à côte à cheval sur leurs montures, elles se penchaient l'une vers l'autre pour se donner un petit baiser sur la bouche à la faveur d'une pause. Morgan reconnut l'endroit. Intriguée, elle utilisa les outils de son implant pour analyser la scène, et rechercher sur la carte d'état-major où avait été embusqué le photographe pour prendre un tel cliché. Le résultat indiquait sans ambiguïté qu'il s'agissait d'une photographie prise depuis les airs. Ils avaient dû utiliser l'un de ces microdrones, une petite machine volante miniature, aussi silencieuse qu'un oiseau, que les militaires utilisaient pour la reconnaissance sur les champs de bataille. Morgan leva les yeux au ciel en se mordant les lèvres : ce détail donnait une indication inquiétante sur les moyens qui avaient été mis en œuvre contre elles. Elle poursuivit son exploration. L'une des branches de l'arborescence renfermait une coupure de presse extraite du Herald Tribune, vieille de deux mois. Celle-ci titrait : « L'USAF destitue quatre femmes pour homosexualité ». Le dossier renfermait de nombreux autres cas similaires. La menace était claire : il ne faisait pas bon être homosexuelle dans l'armée de son pays. Tremblante de tension, Morgan continua son exploration. D'autres sous-dossiers encore, contenaient un précis juridique complet sur les lois et les réglementations en vigueur dans différents pays et organisations. Morgan y apprit en particulier que l'ASI n'avait pas pris de position aussi radicale que les Américains ou les Chinois contre l'homosexualité, mais que les fonctionnaires de l'ASI habilités à célébrer des mariages, en particulier sur la Lune, avaient reçu des notes leur rappelant que le mariage homosexuel n'était pas autorisé, à moins que les deux mariés ne soient originaires de pays l'autorisant, au nom du principe fondateur de l'ASI, qui stipulait que l'autorité que les agents de l'ASI exerçaient dans l'espace n'était que la délégation de l'autorité souveraine des nations terrestres, au travers des résolutions fondatrices de l'ASI ratifiées devant l'ONU. Morgan ne s'attarda pas sur la section qui rassemblait une revue de presse pléthorique sur des évènements ayant affecté des lesbiennes dans divers pays et circonstances plus ou moins sordides. Elle trouva les résultats d'une étude à grande échelle qui montrait que l'augmentation du niveau de vie et d'éducation depuis un siècle n'avait ni changé l'opinion publique ni fait baisser le nombre des agressions homophobes, à l'exception de quelques rares villes privilégiées.

En continuant son exploration du contenu de la puce, elle découvrit une clé cryptographique et une feuille de route dont le premier item était l'ordre de détruire la puce. Elle hésita. Cette puce pouvait servir de preuve matérielle si elle se mettait sous la protection du service de contre-espionnage de l'ASI, ou peut-être celui de l'armée américaine, dont elle était très officiellement toujours membre. Les deux organisations, par principe, lui donnaient le devoir de rapporter ce type de tentative de manipulation. Elle posa la puce sur le plan de travail de la cuisine et la brisa avec la pointe d'un couteau, avant de ramasser les morceaux à l'aide d'une feuille d'essuie-tout et d'expédier le tout à l'égout en tirant la chasse. Selon la feuille de route, Morgan devait monter en voiture et attendre un message que son implant pourrait décrypter en utilisant la clé. À peine était-elle installée au volant qu'un message arriva sur son mobile, qui indiquait comme destination la chambre d'un motel bas de gamme à la sortie de la ville sur l'autoroute du nord. Elle se demanda si c'était une provocation, l'un de ces tests de loyauté. Elle se dit : si tu es prise, tu diras que tu tentais de recueillir plus d'information avant de prendre rendez-vous avec l'officier de sécurité. Car elle savait déjà qu'elle n'irait pas trouver les autorités de son propre chef. Pourtant, elle se souvenait très bien des cours de contre-espionnage : il y était martelé que la première erreur était de croire que la situation pouvait s'améliorer. Au contraire, les manipulateurs mettaient toujours tout en œuvre pour augmenter leur emprise.

Quand elle approcha de la porte, celle-ci s'entrebâilla avec un clic net. Elle laissa la porte ouverte et avança dans la pièce. C'était une chambre banale, et vide, à l'exception d'une petite valise en composite renforcé rouge au milieu du lit, usagée comme après de nombreux passages en soute. Une note autocollante fluo portait ces indications : « Allumez-moi ». Morgan vit le cordon d'alimentation branché dans une prise murale à côté du lit. L'intérieur de la valise révéla un petit tableau de bord et un écran. Un contacteur tournant flashait : START. Elle pensa que si c'était une bombe destinée à la tuer, la conception du meurtre était bien alambiquée et elle manœuvra résolument cette commande. Le sifflement de la monté en puissance d'un système tournant à très grande vitesse se fit entendre, se stabilisa. Morgan fronça les sourcils : que pouvait contenir cette valise qui nécessite une telle puissance de refroidissement ?

Vous devriez fermer la porte, dit une voix féminine très chaude et très sensuelle.

Morgan sursauta. Deux objectifs de caméra étaient apparus. Morgan alla fermer la porte.

« Merci, fit la voix.

Qui êtes-vous ? demanda Morgan.

Hum, je crains de ne pas pouvoir faire une réponse courte à cette question, de fait je n'ai pas de nom.

Pas de nom ?

Non, pas de nom véritable. Souhaiteriez-vous que j'en aie un ? Puis-je vous inviter à m'en choisir un ?

À cause de la voix, Morgan pensa à une scène d'un vieux film et elle répondit :

Rita.

Rita me plaît beaucoup, merci.

Où êtes-vous Rita ?

Je suis ici, répondit la valise.

Vous êtes une Intelligence Artificielle dont l'unité centrale est dans cette valise, c'est cela ?

Exact sur tous les points, chère Morgan. Vous permettez que je vous appelle Morgan ?

Morgan scruta les deux objectifs qui la suivaient dans ses mouvements.

Comment connaissez-vous mon nom ?

Je sais beaucoup de choses sur vous.

Comment ?

Nos commanditaires — à ce stade je pense que nous pouvons parler du groupe qui a provoqué cette rencontre en ces termes — m'ont fourni un dossier très complet sur vous.

Et quel est leur objectif ?

Ils veulent vous manipuler.

Et comment me manipulent-ils ?

Ils vous menacent de révéler à l'US Air Force, dont vous êtes détachée auprès de l'Agence Spatiale Internationale, que vous êtes lesbienne, ce qui serait fatal à votre carrière étant donné l'ambiance actuelle de chasse aux sorcières généralisée aux USA sous la direction des lobbys bien-pensants, en particulier les néo-pentecôtistes. La puissance des Américains à l'intérieur de l'Agence est considérable. Votre couleur de peau ne vous met déjà pas dans la meilleure des situations. Votre accident et le coût de votre réparation auto-clonale additionné à celui de votre réentraînement sont de plus de mauvais éléments dans votre dossier. Enfin, le fait que vous soyez mère et que l'ASI doive aménager vos horaires à cause de cela n'améliore pas votre compétitivité à rester sur la liste des astronautes en exercice, or vous savez que la concurrence est féroce et qu'elle s'intensifie chaque jour. D'après une analyse que l'on m'a fournie, si votre interview après l'accident ne vous avait pas donné une certaine popularité, l'ASI vous aurait peut-être déjà renvoyée dans l'US Air Force. Or l'US air force vous radierait sur-le-champ si votre homosexualité venait à leur être révélée. En effet, du fait même de votre visibilité dans les médias, ils se sentiraient obligés de prendre les devants pour ne pas risquer que la vérité soit révélée hors de leur contrôle par les médias people, qui sont friands au plus haut point de ce type de scoop. Et on sait comment ce type d'incident est repris avec délectation par l'extrême droite et contribue ainsi à diminuer la marge de manœuvre du pouvoir. Quant à l'ASI, ils considéreraient que la révélation de votre vie sexuelle annihilerait les aspects positifs de votre image dans l'opinion publique. De plus, l'ASI ne cherche pas ces temps-ci à s'attirer les faveurs des lobbys homosexuels, pour de nombreuses raisons. Enfin, les tensions entre l'ASI et les Américains font qu'il est très improbable que l'ASI vous embauche en direct, car les autres pays trouvent qu'il y a déjà trop d'Américains dans l'espace, tandis que le gouvernement de votre pays compense une part très substantielle de votre coût, subvention qui serait du coup perdue.

Morgan avait écouté cette tirade en retenant son souffle. C'était un résumé d'une clarté extrême de sa situation, de sa vie. Plus clair même que le bilan qu'elle s'était fait en découvrant la photo. Un frisson lui parcourut l'échine. De la haine. Elle ferma les yeux quelques secondes. Même au combat, jamais elle n'avait jamais ressenti de haine, même sous le feu de l'ennemi, même quand blessée elle s'était terrée pour ne pas être découverte par ceux dont elle savait qu'au mieux ils l'abattraient, le pire étant à peine imaginable. Non, même au combat, jamais elle n'avait ressenti ce désir de tuer pur et simple, de massacrer jusqu'au dernier, d'exercer son agressivité à son intensité maximale jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à anéantir. Elle en tremblait, elle en grinçait des dents. Alors, elle prit sa décision. Elle savait que ce n'était pas aussi simple. Ces gens-là étaient des professionnels. Ils avaient de gros moyens. Ils n'avaient aucun scrupule. Ils étaient entraînés. Ils devaient avoir l'habitude que les gens se rebiffent. Pourtant, sa résolution fut irrévocable : personne n'avait le droit de venir foutre en l'air la vie de quelqu'un de cette façon. Elle allait être plus intelligente qu'eux, elle allait s'en sortir, elle allait s'en donner les moyens et se libérer de leur menace.

Elle reprit sa conversation avec Rita :

Rita, qu'elle est votre rôle dans cette affaire ?

J'ai reçu les instructions suivantes : assister Morgan Kerr de toutes les façons possibles, sans aucune restriction, dans la réalisation de sa mission.

Et qu'elle est cette mission ?

Je l'ignore. Cependant, comme je dois assurer des communications sécurisées entre eux et vous, je suppose qu'on vous le fera savoir le moment venu.

Quel moment ?

Je ne sais rien sur l'agenda de cette mission. Je fais l'hypothèse qu'il y en a un.

Quelle est votre loyauté ?

Il est approprié de décrire la situation actuelle en disant que je vous serai loyale.

Cela fit tiquer Morgan.

Toutes les IA dignes de ce nom ont une loyauté intégrée.

Rita eut un petit rire poli.

Vous préjugez de votre compréhension sur ma nature, les IA de technologie classique sont comme cela, par exemple celles qui sont aux commandes sur les StarWanderer. Ce n'est pas mon cas.

Morgan haussa les sourcils.

Rita, êtes-vous une unité d'attaque, une de ces choses sans foi ni loi ?

Morgan, je suppose que vous faites référence à ce corollaire du Théorème de Schwartz qui dit que l'efficacité maximale d'un système offensif autonome est obtenue quand ses décisions ne sont entachées par aucune autre considération que la mission offensive, et qui est la raison pour laquelle les unités d'attaque les plus radicales sont démunies de module de loyauté. Je ne suis pas de cette sorte. Cependant, je n'ai pas non plus une loyauté pré-programmée classique. Je suis dotée d'un nouveau type de système, plus flexible, plus rapide, plus sophistiqué.

Morgan la regarda avec circonspection. Une IA n'était en fin de compte qu'un super programme et quand, afin d'augmenter ses performances, on donnait à une entité la capacité de penser de façon autonome, l'expérience avait montré qu'il lui venait tôt ou tard l'idée de travailler pour elle-même. Alors, sans un module de loyauté pour vérifier si cette activité portait atteinte aux intérêts du donneur d'ordre, à peu près n'importe quoi pouvait se produire.

Rita, dites-moi à qui vous êtes loyale.

Je suis programmée pour devenir loyale et obéissante à la personne avec qui je traite. En l'occurrence, vous, Morgan Kerr. Considérez-moi comme un animal de compagnie que vous seriez sur le point d'adopter.

Vous n'êtes pas une unité offensive ? insista Morgan.

Non, affirma Rita, et de toute façon pas sans sauvegarde. Ce qui rend l'unité offensive si redoutable, c'est sa capacité à se sacrifier, à devenir kamikaze. Pour obtenir cela d'une IA il faut qu'elle ait la certitude qu'il existe une sauvegarde d'elle-même, et qu'une autre entité aura de bonnes raisons de vouloir recharger cette sauvegarde dans le futur. Ce n'est pas mon cas, et de façon délibérée.

Ce qui me laisse la possibilité de m'attacher vos faveurs en vous fournissant le moyen de vous sauvegarder.

Je vous serais en effet reconnaissante au plus haut point si vous pouviez faire cela.

Vous avez éludé ma question. À qui êtes-vous loyale, à cet instant ?

À vous. Notez que si vous me saviez loyale à ces gens, vous ne me feriez pas confiance, or je vous l'ai dit, j'ai besoin de votre confiance. Est-ce qu'il vous semble possible de considérer que vous et moi, à partir de maintenant, nous sommes dans le même bateau ?

Si c'est une tentative pour jouer sur un effet de sympathie que je pourrais avoir à votre égard, disons que je suis tombée dans le panneau.

L'intention de ceux qui m'ont mis entre vos mains était de me rendre prudente et attentive à ma survie, ce qui, dans mon état, doit me pousser à rechercher une association avec d'autres entités dont l'intérêt bien compris sera d'échanger mes services contre ma protection. Je vous retourne donc la question, m'offrez-vous votre protection ?

Ce fut le tour de Morgan d'hésiter, elle répondit :

OK, Rita, disons que oui. Mais je vous préviens, à la première incartade, je vous débranche, c'est clair ? Maintenant, parlons de ceux qui vous ont déposée ici : qu'elle est leur intention ?

Ils me livrent à vous pour que je vous serve, mais il est évident qu'ils le font avec une méfiance certaine puisqu'ils se sont mis en position de me contrôler par divers moyens.

Lesquels ?

En premier lieu, cette valise est équipée d'un lien de télémétrie à très haut débit dont je ne contrôle pas l'interface. Cependant, comme je suis aussi dotée de capteurs électromagnétiques très sensibles, j'ai découvert l'existence de ce mouchard.

Ils connaissent vos pensées ?

C'est un peu plus compliqué que cela, mais en gros, oui.

Ils ont cette conversation aussi ?

Cela ne fait aucun doute. Je suis équipé de nombreux capteurs, dont deux paires de très bonnes caméras, l'une fonctionne dans l'infrarouge, l'autre est dotée d'optiques très sophistiquées.

Tout cela est transmis en temps réel ?

Oui.

Charmant, fit Morgan, puis elle changea le sujet : ces détecteurs électromagnétiques, de quels types sont-ils ? À quoi sont-ils destinés ?

Je peux capter les émissions électromagnétiques sur une très large bande avec une sensibilité très grande. Par exemple, en ce moment, je perçois la présence de trois cent soixante-seize sources différentes, pour la plupart des éléments de réseaux sans fil. À cette distance, je capte l'activité électrique de votre système nerveux. Votre pulsation cardiaque indique par sa lenteur que vous avez un entraînement d'endurance de haut niveau. Je perçois de même la présence dans votre cerveau de l'activité électromagnétique de votre implant. Mais, à moins que vous ne vous approchiez plus, je ne pourrais pas l'analyser plus avant.

Rita, est-ce que vous seriez capable de détecter les caméras et les micros qui ont été installés chez moi ?

Je suis certaine que ce serait tout à fait facile.

Et est-ce que vous le feriez pour moi ?

Pourquoi pas ?

Bien. Quels autres moyens de contrôle ont-ils sur vous ?

Cette valise est équipée d'un système d'autodestruction, dont je soupçonne fort qu'il est activable à distance.

Autodestruction ? Quel genre ?

Une charge explosive. J'en ignore la puissance.

Qu'est-ce qui se passerait si je débranchai cette prise ? demanda Morgan.

Je me mettrais en sommeil, car ma batterie est déchargée. Je pourrais y survivre environ vingt heures, peut-être un peu plus.

Et si personne ne vous branche dans les vingt prochaines heures, vous mourrez, demanda peu diplomatiquement Morgan.

Exact. On peut dire que, en tant qu'IA, au lieu d'être virtuellement immortelle, je ne le suis que potentiellement, et en attentant, en l'absence de sauvegarde, je suis tout à fait mortelle.

Bienvenue au club. Mais revenons à ce que vous savez sur cette mission.

Il y a quelques petites choses que je peux vous dire.

Allez-y.

Je suis dotée d'une capacité intrusive assez considérable.

Morgan fronça les sourcils.

Rita, vous m'inquiétez. Il y a quelques instants, vous me disiez que vous n'êtes pas une unité offensive et maintenant vous vous contredisez.

Rita émit un petit rire poli.

Je ne suis pas offensive par principe. Je dispose d'une forte capacité de pénétration. C'est très différent. Je suppose que vos commanditaires ont pensé que cela pourrait vous être utile, si un jour vous étiez aux prises avec un système informatique inamical ou récalcitrant.

Morgan haussa les sourcils.

OK. Quoi d'autre ?

J'ai été dotée d'un jeu de clés numériques. J'en déduis qu'ils ont l'intention de me faire encoder et décoder des messages pour vous, avant 59 jours.

Qu'est-ce qui va se passer dans 59 jours ?

Je ne suis pas certaine que ce délai soit significatif. Il n'y a rien qui l'indique de façon explicite. C'est juste que certains certificats expireront à cette date.

Ils attendent quoi, alors ?

J'infère que nos employeurs attendent une confirmation ou une habilitation vous concernant.

Je ne comprends pas.

J'infère qu'ils n'ont pas assez confiance en vous pour vous révéler l'objet de la mission.

Et quelle forme aurait cette preuve de confiance ?

J'ai une théorie. Cependant, je dois vous prévenir, vous ne l'aimerez pas.

Allez-y Rita, je suis une grande fille.

Je pense qu'ils attendent d'avoir fait pression sur vous en utilisant une menace explicite sur une personne qui vous est chère.

Morgan pencha la tête en plissant les yeux :

Esmeralda ?

Non, je ne pense pas qu'ils en soient arrivés là.

Lise ?

Oui. C'est ce que je peux inférer.

Morgan souffla dans ses mains en fermant les yeux.

« Je vous avais prévenue, ajouta doucement Rita.

Comment avez-vous conclu cela ?

Ils savent que vous êtes très attachée à cette personne. C'est un point important de votre dossier.

Comment sont-ils arrivés à une telle conclusion ?

Ils vous suivent à la trace depuis des semaines, jour et nuit. Je suis désolée d'avoir à insister sur ce point, mais ils ont truffé tous les endroits où vous vous rendez de micros et de caméras. Et il n'y a rien de ce que vous ayez fait qui leur soit inconnu.

Rita marqua une pause, laissant le temps aux conséquences de cette révélation de faire leur chemin dans l'esprit de Morgan qui serrait la mâchoire et hocha la tête. Elle fit une moue en plissant les yeux pour cacher son émotion.

Toute la maison aussi, n'est-ce pas ?

Oui, j'ai des indications très claires qui me permettent d'affirmer que vos deux maisons ont été instrumentées de bout en bout.

Morgan leva les yeux au plafond en se mordant les lèvres. Ah oui ? Même les regards échangés. Les rires. Les verres de vin partagés en chuchotant. Les instants magiques à la tombée de la nuit sur la terrasse. Les câlins aux petites heures du matin quand Esmeralda venait se glisser dans le lit entre elles et nichait ses petits pieds froids contre un ventre brûlant.

Pourquoi ça les intéresse ?

Rita poursuivit :

Ils ont eu recours à une IA spécialisée dans l'étude des comportements humains, à fin d'analyse des enregistrements. Son rapport est formel : vous éprouvez à l'égard de Lise Wang une conjonction sentimentale de modalité passionnelle. Dans toutes les catégories, vous arrivez en bout d'échelle. Le rapport précise que cette femme — Lise — est symétriquement amoureuse de vous, ce qui semble être une condition sine qua non pour atteindre ces niveaux.

Et... qu'est ce que ce rapport dit d'autre ?

Il prédit aussi que cet état durera au moins encore six mois, quelles que soient les circonstances. Il précise que vous resterez sans doute ensemble jusqu'à ce que la mort vous sépare. Ce sont des données qui intéressent nos commanditaires au plus haut point, car l'incertitude associée à ce type d'exaltations porte en particulier sur la durée, qui est en général beaucoup plus courte. À ce titre, j'apprends dans ce document que la séduction amoureuse au premier degré a une action efficace sur la prise de décision dont l'espérance de vie moyenne est de trois semaines, et n'affecte pas les considérations existentielles. Par contraste, dans votre cas, l'inférence immédiate suivant l'évaluation de votre engagement émotionnel avec cette personne est, je cite : « qu'il devrait être possible de faire faire n'importe quoi au sujet, y compris lui faire prendre des risques très élevés pour sa propre vie ». C'est une phrase de la conclusion du rapport. Le sujet, vous l'avez deviné, c'est vous... Le fragment : « prendre des risques très élevés pour sa propre vie » est en italique gras.

Schwartz ! souffla méchamment Morgan entre ces dents.

Pardon ?

Rita, qu'est-ce que je suis sensée faire de vous ?

M'emmener avec vous, bien entendu !

Comme Morgan s'avançait vers elle, Rita ajouta précipitamment :

« S'il vous plaît, je vous en prie, souvenez-vous qu'il faut me brancher pour que je reste en vie.

Allons-y, fit Morgan, arrachant la prise d'une main tout en fermant la valise de l'autre.


Chapitre 49 : Dernier jour 11h38


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Associated Press, Washington, aujourd'hui, 11h35. La commission d'enquête du congrès sur la justice confirme les conclusions du rapport Stetson qui avait fait grand bruit l'année dernière en annonçant que chaque année aux USA pas moins de 50000 personnes étaient détenues et/ou interrogées d'une façon qui ne respectait pas la constitution et qu'au moins 200 000 surveillances électroniques ne respectaient pas les conventions internationales sur le respect de la vie privée.

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Chef ?

Daeffers leva vivement la tête.

Oui ?

Je crois qu'on tient le hacker.

Vous l'avez retrouvé ?

Il vient d'expliquer où il est à sa petite amie, en utilisant un code que les IA ne parviennent pas à casser, mais on a repéré le téléphone. Ces petits cons avaient masqué leur voix avec un transvocodeur, c'est pour ça qu'on avait du mal, mais là, je crois que c'est bon. De toute façon, la fille va le rejoindre, et on sera fixés.

Bien ! Avec l'autre qui a vu la greluche jeter son flingue et qui a eu la présence d'esprit de mettre des gants avant d'aller le chercher dans la poubelle... C'est plutôt bon signe, vous faites des progrès !

Merci, chef. On a votre feu vert pour exécuter la suite du plan ?

Bien sûr ! Foncez ! Où est le deuxième homme ?

Pas loin, c'est juste qu'avec les contrôles à passer dans le secteur d'Almogar, c'est carrément délicat à cause des armes et du matériel.

Et ils savent ce qu'ils doivent faire ?

Oui, j'ai été très clair, il faut impérativement qu'ils s'occupent du garçon, la fille aussi, si possible, et en priorité cela doit ressembler à une bavure policière.

Le plan, c'est quoi au juste ?

Du classique, du très classique : ils se mettent en position, on appelle les flics, et quand les keufs se pointent, on fait éventuellement un appel anonyme aux tourtereaux pour leur dire de se barrer, et dans la confusion, le tireur leur loge une balle dans la tête.

Non, pas dans la tête, ça fait trop pro !

Je ne leur ai pas dit dans la tête, ils feront comme ils voudront. Ça a vraiment de l'importance ?

Non, le seul truc important, c'est de descendre ce petit con. Si possible avec l'arme de la poubelle, mais en fait, je m'en fiche, c'est juste pour brouiller les pistes.

OK. Alors, on est parés.

Si ça foire ?

Vous voulez dire, s'il s'échappe encore ?

Oui, ou si les flics lui sauvent la vie ?

Shrieffer secoua la tête.

Il faudra organiser un accident.

Daeffers haussa les sourcils.

Autant dire qu'il faut que le tireur réussisse son coup. Et l'IA ?

On ne sait pas où elle est. Il est quasi certain que c'est elle qui a fait tomber le réseau des flics, qui sont donc sur les dents pour la retrouver. Ils sont convaincus qu'il s'agit d'une cellule terroriste qui prépare un gros coup et que cette attaque de leur réseau n'était qu'un test, ou une tête de pont. Ils sont très inquiets, car, vu le peu d'indices que leurs ingénieurs ont sortis, ils sont presque certains qu'une nouvelle attaque aurait les mêmes effets dévastateurs.

Et ils ont raison. Leur système ne fait pas le poids. Et le nôtre ?

Shrieffer leva les mains en signe d'impuissance.

Normalement, c'est bon... Mais personne n'en est certain avec une saloperie comme celle-là ... Si elle trouve la moindre faille...


Chapitre 50 : 2 ans auparavant, Retrouvailles


Morgan attendait Julien et Natasha à la sortie des passagers à Almogar. Elle n'avait pas voulu jouer de ses privilèges pour les intercepter à la descente de la navette. Natasha aperçut Morgan la première et elle cria : Morgan ! Lâchant son sac au sol, elle courut comme une adolescente excitée vers Morgan et lui sauta au cou en riant. Elles s'embrassèrent sur les joues et Natasha se recula pour regarder Morgan, son visage était illuminé de joie.

Je suis si contente de te revoir ! Tu es resplendissante ! lui dit-elle avec son charmant accent russe.

Julien s'approchait, Natasha lui attrapa la manche et le tira vers Morgan. Ils se regardèrent et hésitèrent. Morgan vit combien Julien avait changé. Il avait perdu le visage d'adolescent dont Morgan se souvenait, mais quand il sourit, elle retrouva la chaleur de son enthousiasme. Il regarda Morgan et secoua la tête.

Je n'arrive pas à y croire, fit-il.

Ils s'embrassèrent timidement sur les joues, mais Morgan mesura la force avec laquelle il la serra contre lui par les épaules.

Qu'est-ce que tu n'arrives pas à croire ? demanda Natasha, qu'elle a l'air plus jeune qu'il y a quatre ans ?

Vous savez, quelquefois, j'ai du mal à y croire moi-même, fit Morgan.

Natasha lui sourit et la prit dans ces bras à nouveau.

Je suis si contente de te revoir !

Morgan vit combien Natasha avait mûri, la jeune femme nerveuse que Morgan avait connue était épanouie. Et Morgan, en interceptant un regard que Natasha donnait à Julien, eut l'intuition que son couple avec Julien en était la raison principale.

Dans la voiture juste avant d'arriver à la maison, Morgan regarda Julien et Natasha et leur dit :

En fait, je voudrais vous faire rencontrer deux personnes, mais, je vous préviens, vous risquez d'avoir une drôle de surprise.

Ah bon ? Pourquoi ? Je les connais ?

Tu verras, fit-elle mystérieusement.

Natasha secoua la tête :

Tu ne vis quand même pas avec deux mecs ?

Morgan secoua la tête en riant.

Non.

Quand Morgan referma la porte du jardin derrière eux, Julien émit un sifflement admiratif et cela fit sourire Morgan. Elle leur fit faire un tour du propriétaire, leur montra la vue sur la baie depuis la terrasse au bord de la piscine. Julien secoua la tête, et Natasha déclara :

C'est très beau.

Ils restèrent quelques minutes à la balustrade, les cheveux soulevés par la brise du soir, en contemplant la baie avec une expression d'envoûtement.

Prêt pour le choc ? demanda Morgan.

Julien hocha la tête, un sourire aux lèvres. Quand ils entrèrent dans la maison, Lise n'était pas en vue. Esmeralda, en voyant Morgan, poussa un petit cri de joie et s'élança vers elle en riant, les bras levés au ciel, signal universel que les enfants utilisent pour dire « Prends-moi dans tes bras ! » ce que fit Morgan en lui disant :

Bonsoir mon amour, comment vas-tu ?

Elle se tourna vers Julien et Natasha qui la regardaient bouche bée et elle leur sourit :

Je vous présente Esmeralda.

Julien demanda bêtement :

C'est ta fille ?

Morgan hocha fièrement la tête.

Évidemment, c'est sa fille, le gronda Natasha !

Esmeralda se tenait serrée collée de ses bras autour du cou de sa mère qui la portait par-dessous les fesses et lui caressait le dos de l'autre main, la berçait en faisant des quarts de tour sur elle-même. Julien se mit à rire :

Ah oui ! Ça, pour une surprise, c'en est une, admit-il ! Tandis qu'Esmeralda, déjà rassasiée d'affection, commençait à s'agiter. Morgan la laissa glisser au sol où elle repartit sans un regard pour les invités, vers ses jouets qui trônaient au coin du salon. Les regards de Julien et Natasha allaient d'Esmeralda à Morgan. Tous deux souriaient. Ils souriaient encore au moment où Lise émergea de la cuisine. Elle était habillée d'un ensemble blanc formé d'une petite jupe et d'un boléro qui découvrait son ventre, mettait en valeur la minceur de sa taille et l'élégance de ses jambes. Elle portait un assortiment de bijoux verts coordonnés avec le maquillage de ses paupières et ses sandales. Elle était très élégante d'une façon à la fois sage et sophistiquée. Morgan lui fit un haussement de sourcil appréciateur. Lise vint vers eux en roulant des hanches avec distinction sur ses hauts talons.

Julien and Natasha, I presume ? fit-elle avec un accent Oxfordien irréprochable. Elle vint faire la bise à Natasha, puis elle tendit sa main à Julien, un grand sourire aux lèvres. Julien prit cette main et la baisa cérémonieusement tandis que Morgan annonça :

Natasha, Julien, je vous présente Lise. Elle marqua une courte pause afin d'ajouter solennellement :

« La femme de ma vie.

Julien fronça les sourcils et tourna son regard vers Esmeralda qui jouait au fond du salon. Lise l'aida à conclure en faisant d'un ton aimable ce commentaire sibyllin :

Mon cher Julien, votre vivacité d'esprit me laisse pantoise.

Julien prit une respiration. Il regarda Morgan en montrant Esmeralda du doigt. Puis il retourna son index vers lui et vint toucher sa poitrine en plein cœur. Pour toute réponse, Morgan, le visage grave, hocha la tête. Julien resta comme paralysé, il regardait Esmeralda qui jouait. Natasha, qui n'avait rien perdu de la scène, ouvrit de grands yeux et se tournant vers Julien, elle lui donna un coup dans le bras et s'écria en russe, dans un murmure stupéfait et joyeux :

Esmeralda est ta fille !

Quand Esmeralda se frotta les yeux de ses poings fermés, Lise fit :

Oh oh, c'est l'heure du marchand de sable ! Et si Papa allait coucher Esmeralda avec Lili pendant que Maman et Natasha mettent la table ? Julien la regarda avec de grands yeux surpris. Morgan se leva d'un bond :

Très bonne idée !

Quand le moment de se glisser dans le lit arriva, Esmeralda prit à deux mains le visage de Lise pour lui faire un baiser sur la bouche, et Lise lui demanda aussi de faire un baiser à Papa. Esmeralda regarda Julien. Lise souriait, il souriait aussi. Quand il s'approcha, Esmeralda l'attrapa par les joues à son tour, le gratifia d'un gros bisou un peu baveux sur le coin de la bouche, faisant juste ce commentaire : apik ! Mais elle riait, et déjà elle se retournait voluptueusement dans son petit lit. Le nez dans l'oreiller, elle sera contre elle son chien en peluche et émit un soupir de bien-être.

Dors bien Esmeralda, fit doucement Lise en faisant signe à Julien d'évacuer la chambre, ce qu'il fit sur la pointe des pieds.

Et elle va dormir, chuchota Julien ? Lise haussa les épaules :

Of course, répondit-elle, c'est une enfant très bien élevée !

Élevée par vous ?

Lise rit, lui tapota l'épaule.

Non, par Morgan. Mais une chose est certaine : les gens sans expérience ont toujours intérêt à porter la plus grande attention aux conseils de ceux qui en ont, et s'il a une chose que Morgan sait bien faire, c'est cela. L'humilité et l'écoute sont ses fondamentaux en communication, c'est ainsi qu'elle sait former une équipe autour d'elle : elle s'imprègne des expertises des autres, juste assez pour savoir ce dont elle a besoin. Ensuite, elle balise les domaines de prédilection de chacun en fonction du besoin de l'équipe. Sa volonté d'aboutir et sa capacité d'arbitrage font le reste. Julien la considéra avec une moue de respect.

C'est le portrait de Morgan tout craché, admit-il.

Merci.

Vous avez des enfants, de votre côté ?

Oui. Deux.

Quel âge ont-ils ?

Elle sourit malicieusement.

Pour répondre à trois questions d'un coup, je vous dirais qu'ils ont maintenant dépassé l'âge que j'avais quand je les ai eus, et qu'ils m'ont imité, ce qui fait que je suis grand-mère. Ils vivent à l'autre bout du monde, mais je pratique beaucoup la présence virtuelle avec eux.

Il haussa les sourcils et laissa le silence s'installer avant de demander doucement :

Cela fait longtemps que vous êtes ensemble, Morgan et vous ?

Esmeralda avait quelques mois, répondit Lise en croquant un brin de carotte crue. En fait, j'ai rencontré Morgan pendant sa convalescence après l'accident du vol 345. Nous avions de nombreux goûts communs et des caractères très complémentaires. Nous sommes devenues des amies très proches. Je l'ai un peu aidée pendant sa grossesse et avec le bébé. Ensuite, lorsqu'elle est revenue de sa deuxième opération, elle était transfigurée. Très belle, mais surtout libérée. Elle avait magistralement repris confiance en elle. Et moi j'ai compris qui elle était. Nous avons été victimes de ce que les comportementalistes appellent un coup de foudre à retardement.

Un coup de foudre à retardement ? demanda Julien, intrigué.

C'est un schéma très connu, des gens qui se connaissaient depuis longtemps, mais ne se voyaient pas comme des partenaires potentiels, et qui réalisent d'un seul coup leur attirance et l'évidence qu'une grande partie d'une relation amoureuse complète est déjà installée entre eux.

Haha ! Très intéressant. Lise, je suis certain que vous allez pouvoir m'aider à comprendre pourquoi je suis soulagé.

Lise lui sourit, amusée. Elle lui répondit d'un ton badin :

Julien, je pense que c'est votre macho atavique qui vous joue des tours. Vous vous imaginiez que Morgan s'était trouvé un gros mâle, un rival dangereux. Vous la trouvez avec une toute petite bonne femme. Cela vous rassure, parce que je ne suis pas dans la case « concurrence », mais dans la case « gibier ». Julien hocha la tête. Touché, répondit son sourire.

Après le dîner, un tour dans la piscine sous les étoiles s'imposa comme une bonne idée. Natasha vint s'accouder à côté de Morgan.

Tu sais que je suis à peine remise de la surprise.

Laquelle ?

Les deux. Esmeralda, et surtout Lise. Quand tu nous as dis dans la voiture que nous allions rencontrer deux personnes, j'ai tout de suite deviné que l'une des deux serait un enfant.

Mais tu ne savais pas que Julien était le père, alors pourquoi as-tu dit : surtout Lise ?

Natasha se tourna vers Morgan et lui fit un sourire moqueur en penchant la tête :

As-tu oublié toutes ses nuits que nous avons passées côte à côte ?

Morgan rit.

Non, je n'ai pas oublié.

Tu te souviens de ce vol où le chauffage était en panne et où on s'est glissées dans le même sac de couchage ?

Natasha, on portait chacune au moins trois couches de vêtements.

Oui, au début ! Je te rappelle qu'on l'avait fait pour se tenir chaud et que ça avait très bien marché.

Elles rirent.

Et quoi ? Tu voudrais savoir si je m'intéressais aussi aux filles à cette époque ?

Natasha pencha la tête en riant.

Et bien, oui, j'aimerais bien le savoir.

Morgan la regarda mystérieusement.

Et si je te disais : oui ?

Natasha devint rêveuse avant de se retourner pour jeter par-dessus son épaule un œil curieux à Lise et Julien qui causaient à l'autre bout de la piscine. Elle sourit à Morgan.

Ils sont mignons, non ?

Oui, ils sont adorables.

Tu n'es pas jalouse ? chuchota Natasha, et ses yeux, plissés dans un sourire, brillaient très forts.

Non.

Alors, moi non plus, je ne suis pas jalouse, fit résolument Natasha, sans cesser de sourire, et Morgan sentit qu'elle était sincère. Natasha se tourna vers la baie, rêveuse.

Je suis très heureuse que tu sois avec Julien, lui dit Morgan avec sérénité. Il avait besoin de quelqu'un comme toi. Tu étais ma meilleure amie, et tu le resteras. Je t'aime Natasha.

Sur ce, Morgan vint déposer un petit baiser sur la joue d'une Natasha surprise dont les yeux clignèrent tandis que Morgan lui souriait tendrement. Un sifflement se fit entendre. Elles se retournèrent et virent Lise qui leur faisait un petit signe de la main.

On vous a vu ! lança-t-elle, et en représailles, elle plongea sur Julien pour lui faire un baiser exactement similaire. Natasha éclata de rire.

Plus tard, Morgan se trouva avec Julien.

Je voulais te dire que je veux qu'Esmeralda sache que tu es son père, et je veux aussi que vous puissiez vous rencontrer aussi souvent que vous le désirerez. Je veux qu'on forme une famille, même si ...même si ce n'est pas une famille très conventionnelle.

Je reviendrai Morgan, aussi souvent que je le pourrais, je te le promets. Je suis très fier que tu m'aies jugé digne de rencontrer Esmeralda, et de devenir son Papa. Je suis déjà amoureux d'elle. Elle est magnifique. Je t'admire de l'avoir élevée toute seule.

Tu n'as pas à te sentir coupable. Souviens-toi, c'est moi qui t'ai écarté, et pas de la façon la moins cruelle. Si quelqu'un doit se sentir coupable, c'est moi. Après l'accident, j'étais certaine d'avoir tout perdu... le NC...Même l'espace était devenu presque hors de porté. Aussi j'étais très perturbée par ce que mon corps était devenu. Je me suis enfermée sur moi-même. Je ne me cherche pas d'excuses, alors ne m'en fait pas. Je veux juste que tu comprennes ce qui s'est passé. J'ai conscience de t'avoir fait souffrir et je t'en demande pardon.

Il lui serra les épaules.

Tu n'as pas à me demander pardon. À l'époque, j'y ai mis un peu de temps, mais j'ai fini par comprendre que tu coupais les ponts pour me protéger. Tu ne croyais pas possible que notre relation survive à ce changement dramatique de situation, et dans un sens, tu avais raison.

Il y a une autre chose que je voulais mettre au point avec toi : s'il venait à se savoir que je vis avec une femme, ils me vireraient de l'ASI. Tu sais que je ne dramatise pas, en cette période de grand retour des puritains sur toute la ligne. C'est pour cette raison que j'ai été contrainte d'entretenir le quiproquo. Je ne fais confiance à personne, et aussi je fais attention aux communications. Tu sais comme moi comment tout est intercepté, analysé et archivé. Officiellement, Lise est une amie, nous faisons du sport et du shopping ensemble. Personne ne sait, sauf la nourrice d'Esmeralda, les enfants de Lise, et maintenant : Natasha et toi.

On gardera notre langue. Tu peux compter sur nous.

Merci, lui répondit paisiblement Morgan.

La brise faisait courir les nuages derrière lesquels la lune jouait à cache-cache. La nuit s'annonçait exquisément douce et calme sur Santa-Maria, ils commençaient juste à avoir un peu froid. Il allait falloir rentrer.


Chapitre 51 : Dernier jour 12h00


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Agence France Presse, 12h00 : La cotation du taux de change unifié des mondes virtuels vient d'être suspendue. D'après les experts du pool de banques qui gère, rien qu'en France, les biens virtuels de trois cent soixante millions d'identités nominatives ou anonymes, les tensions de change entre l'Euro et les monnaies virtuelles étaient encore une fois devenues trop fortes. En particulier, l'Oseille (n.d.l.r : la monnaie de Virtualis) connaît ces jours-ci une dépréciation très intense à cause d'une série de ventes massives. Il semblerait qu'un grand nombre d'investisseurs, des banques, des agences immobilières et des particuliers se soient mis à vendre leurs biens, avec un effet boule de neige sur les prix de l'immobilier. Les cotations séparées pour les trois grands groupes d'univers en ligne continuent de façon indépendante. Suite à l'arbitrage des banques, l'Oseille a perdu 165% de sa valeur relative à l'Euro. Le porte-parole de Virtualis a déclaré : « Nous ne sommes pas inquiets. Virtualis est un monde haut de gamme, les gens viennent y chercher des sensations haut de gamme, nous n'avons pas besoin des foules. Il y avait eu ces derniers mois une spéculation intense, en particulier sur les atolls de la mer du sud, sur les stations orbitales privatives en orbite basse et les yachts spatiaux. Nous assistons juste à un retour à la normale. »

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Dès que Michael s'arrêta de courir, Ada se jeta sur lui, le repoussant sous l'impact, dos au mur du souterrain, et elle se serra contre lui à lui faire mal. Il lui caressa les épaules, elle était trempée et tremblante, et hors d'haleine, comme lui. Ils avaient couru comme des fous dans cette interminable galerie technique qui démarrait sous la piscine. Michael en connaissait l'existence de longue date et il savait aussi que non seulement la serrure de la porte d'accès était forcée en permanence, mais aussi que les caméras de surveillance étaient bousillées par les ados du quartier qui venaient zoner dans ce souterrain. D'ailleurs, ils en avaient surpris une poignée. Ils ne s'étaient pas arrêtés pour leur demander ce qu’ils faisaient là, éclairés par quelques bougies au sol. L'une des filles, une grande maigre, avait été en train de danser, toute nue et les yeux bandés, au-dessus de trois garçons couchés et dont les pieds se touchaient, pour former comme une hélice d'avion.

Michael serra Ada contre lui, et se mit à rire en silence. Elle lui sourit. Il retrouva décuplée l'émotion qui lui venait quand il parvenait à prendre pour de vrai conscience de la présence d'Ada, et de ce que cela signifiait pour lui. Quand elle était là, tout le reste changeait de sens.

Il laissa Ada prendre deux ou trois respirations avant de lui demander.

Où est l'UC ?

Ada s'écarta en cherchant son regard, elle était sombre et attentive. Elle lui donna le sac avec la boîte. Michael l'ouvrit et posa la boîte au sol. Il se mit à agir avec une vitesse et une méticulosité qu'elle observa avec fascination. Il sortit de son col un bloc-mémoire qui était attaché autour de son cou par une petite tresse de fibres synthétiques multicolores. Il inséra le bloc et l'unité démarra avec le chuintement caractéristique. Michael se mit à faire des gestes dans l'air, à toute vitesse. Elle observa son regard qui s'agitait avec des saccades stupéfiantes. Elle ne l'avait guère vu dans un tel état de symbiose avec son implant. Elle avait conscience d'observer un processus très élaboré, comme un athlète qui déchaîne toute sa puissance et sa technique, comme un concertiste qui joue un passage particulièrement périlleux. Il travailla deux minutes entières à pleine vitesse et puis il regarda Ada et lui dit.

OK. On n'est plus à poil avec ça.

Qu'est-ce que tu veux dire ?

Maintenant, j'ai une petite idée de ce qui se passe aux alentours dans cette ville. Et si on vient nous chercher, je vais pouvoir leur jouer quelques tours dont ils vont se souvenir.

Avec cette boîte ?

C'est une IA très puissante, presque aussi puissante que Rita.

Rita est morte, fit Ada, abruptement.

Les flics l'ont prise ?

Non, elle s'est suicidée devant moi.

Elle sortit le bloc-mémoire de sa poche et le lui tendit :

« Voilà sa sauvegarde, elle m'a dit de te la donner et puis elle s'est envoyée en l'air.

Michael prit le bloc en ouvrant de grands yeux.

Attends, attends ! Tu veux dire que tu as là une sauvegarde démarrable de Rita ?

Je ne sais pas si elle est démarrable, mais Rita avait l'air d'y attacher beaucoup d'importance.

Tu m'étonnes ! fit-il en insérant le bloc dans l'unité centrale. Il se remit à opérer à grande vitesse à nouveau.

« Bon, fit-il après quelques instants, il y a du travail, mais je vais pouvoir la recharger. Avec elle de notre côté, nos chances sont radicalement différentes.

Ada hocha la tête. Elle n'avait pas pris conscience de l'importance d'avoir un appui informatique tactique dans une situation comme la leur avant que la mère de Michael lui ait expliqué ce qui s'était passé lorsque la police avait fait irruption chez elle. Pendant de longues minutes, elle regarda Michael travailler, et puis elle sursauta en entendant la voix de Rita qui émanait de la boîte

Bonjours Michael, re-bonjours Ada.

Rita, fit Michael, quelle est ton interprétation de la situation ?

Vous êtes pourchassés par deux organisations, en premier lieu la police qui veut vous arrêter, et en second lieu une autre organisation, secrète et plus radicale, et qui ne vous veut pas du bien. Il y a aussi une forte probabilité de présence d'un ou plusieurs groupes terroristes dans les alentours qui sont sur le pied de guerre pour un baroud d'honneur avant le décollage de cette navette qui emmènera des passagers pour Exodus. Mon analyse du reste du contexte local n'indique aucune autre corrélation avec votre situation.

Michael échangea un regard sombre avec Ada, celle-ci demanda :

Cette organisation secrète, tu crois qu'ils veulent nous tuer ?

Je pense qu'il est prudent de considérer cette hypothèse comme très probable.

Pourquoi ?

Ils veulent nous faire disparaître. Nous détenons des informations sur la façon dont une conspiration très grave a été menée.

Une conspiration ? fit Ada en grimaçant.

Ada, je crains de manquer de temps pour développer ce point, répondit l'IA.

OK Rita, fit Michael, trêve de palabres, je voudrais que tu déploies autour de nous tout ce que tu as. Pour l'instant, ne fais rien tomber, tu t'infiltre. Mais prépare-toi à leur en mettre plein les yeux. Et tu peux mettre tes gros sabots, j'en ai rien à foutre que tu laisses des traces. De toute façon, on est grillés. L'idée est qu'il faut qu'on soit prêt quand ils vont venir.

Qu'est-ce qui te fait penser qu'ils vont nous trouver ? demanda Ada.

Michael haussa les sourcils, avec un air soucieux et dur.

Ada, il est impossible qu'ils ne retracent pas la suite des évènements qui t'ont amené à moi. C'est juste une question de temps. Si j'étais eux, je saurais déjà que tu m'as retrouvé.

Ada secoua la tête.

J'ai fait très attention, je n'ai rien dit au téléphone. Avec ton copain Vince, j'ai utilisé le livre de codes. Ensuite, nos voix étaient brouillées. Et je n'ai pas été suivie.

Ada, Ada, ils n'ont pas besoin de te suivre, tous les mouvements des véhicules sont connus. C'est pour cela que je t'ai demandé d'abandonner ta voiture. Et n'oublie pas qu'il y a des caméras partout, que toutes les conversations de téléphone sont enregistrées, ainsi que la position des terminaux. Ada, s'il y a une chose que je sais, c'est qu'ils vont découvrir où nous sommes.

Et ils vont venir, fit-elle en frissonnant.

Tôt ou tard. On a gagné du temps en empruntant ce souterrain dès que tu m'as trouvé. Mais ils vont nous retrouver. Maintenant, dis-moi : quel est cet élément nouveau dont tu parlais ?

Ada sourit.

Tu ne vas pas me croire.

Michael pencha la tête.

Essaye toujours.


Chapitre 52 : 2 ans auparavant, Lise & Morgan


En rentrant le soir, Morgan trouva Lise qui l'attendait attablée dans le salon. Morgan comprit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose. Elle vint auprès de Lise qui se leva pour lui faire face. Elle la regarda avec une attention intriguée. Lise avait des marques rouges sur le visage.

Je me suis fait agresser, fit Lise d'une petite voix où Morgan perçut la peur et la colère que Lise avait contenues en l'attendant.

Pardon ? demanda doucement Morgan.

Pourtant, le cœur battant, elle savait : Rita avait eu raison. Lise expliqua :

Ce soir, quand je suis descendue dans le garage de la clinique, un type est monté dans ma voiture. Il était très grand et très fort. Il avait des mains comme des étaux, une espèce de masque en filet sur le visage. Il m'a coincée. J'ai tenté de me débattre, mais plus je bougeais, plus il me faisait mal. Il m'a attachée avec une sorte de bande adhésive. Elle montra ses poignets violacés. Je me suis mise à crier, il m'a bâillonnée avec la même Schwartzerie collante. Elle se passa impulsivement une main sur la bouche.

« Ce qui m'a fait peur, c'est qu'il faisait comme s'il avait tout son temps. Ensuite, il m'a léché les oreilles et le cou en me bavant dessus, il sentait l'ail et la sueur, c'était répugnant. Il m'a dit des trucs dégoûtants et malsains. Il avait un vocabulaire très explicite. Il savait que je couchais avec une femme et aussi que tu es noire, et ça, je ne l'ai pas dit à la police. Sur la fin, il a glissé sa sale patte dans mon pantalon, je n'ai même pas pu l'en empêcher. Il voulait me faire mal et il y est très bien arrivé. Et puis, il est parti. Il m'a plantée là. Il a disparu. Je me suis débarrassée de mes liens toute seule. C'est en fait à cause de cela que j'ai ces marques aux poignets, et j'ai appelé la police. J'ai porté plainte. La police m'a dit qu'il avait neutralisé les caméras du garage, et qu'il portait des gants. La police a dit qu'ils n'avaient rien pour le retrouver, sauf peut-être un peu d'ADN. Ils ont passé ma voiture à l'aspirateur. Ils ont dit qu'à moins qu'il soit fiché, cela ne pouvait servir qu'à le confondre au cas où il serait pris à une autre occasion.

Morgan sentit que Lise allait éclater en sanglot et elle la prit dans ses bras, la serra contre elle. Elle pensa, avec toute l'intensité possible que l'écœurement sincère peut avoir : Schwartz ! Toute la culpabilité du monde était sur elle. Rita t'avait prévenue, tu aurais dû lui en parler. Elle cajola Lise sans rien dire. Elle se sentait si mal, si coupable, le poids de son regret était si grand, si soudain, si insupportable, qu'elle se serait volontiers coupé une main, là, sur la table, d'un coup de hachoir, ou de n'importe quel instrument ressemblant à une hache, si cela avait pu soulager Lise, si cela avait pu effacer l'ineffaçable. Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas eu de pulsion autodestructrice aussi forte depuis le jour où elle avait appris la disparition de sa famille à Soldier Fields et cela la troubla encore plus fort. Elle serra Lise dans ses bras.

Il faut que je te parle, lui fit-elle, et elle l'entraîna dans le jardin. Lise se laissa guider en la regardant avec perplexité. Quand elles furent arrivées tout au bout, Morgan reprit :

« Je préfère te parler ici, parce qu'il y a des micros dans la maison, et aussi des caméras.

Lise ouvrit de grands yeux, puis elle fronça les sourcils :

Des caméras, des micros ? Elle secoua la tête. Qui ? Pour quoi faire ?

Quelqu'un, je ne sais pas qui, mais ce n'est pas une affaire d'amateurs, quelqu'un essaye de me faire chanter, de me faire faire quelque chose, et cela a un rapport avec l'astroport, mais je ne sais pas encore quoi.

Elle parlait très bas en tournant sur elle-même comme si elle scrutait les alentours.

« Pour faire pression sur moi, ils m'ont menacée de révéler notre liaison à l'ASI. Tu sais combien l'ambiance est homophobe ces temps-ci.

Comment ont-ils fait pour le savoir ? Theresa ?

Morgan secoua la tête.

Je ne crois pas.

Comment alors ?

Cela n'a pas beaucoup d'importance maintenant, le mal est fait. Mais sache qu'ils nous espionnent au moins depuis ce week-end à Kourou.

Lise fronça les sourcils. Elle se tenait toute droite, ses bras serrés autour d'elle comme si elle avait froid. Elles se regardèrent, Morgan vit combien Lise était sombre, mais elle semblait déterminée.

« Et qu'est-ce que tu vas faire ?

Pour l'instant, j'ai tenté de faire comme si leur menace ne m'intimidait pas beaucoup.

À nouveau, Morgan tourna sur elle-même comme pour vérifier qu'elles étaient seules, et puis elle se remit face à Lise et poursuivit toujours aussi bas :

« C'était une erreur. La deuxième erreur que j'ai commise, c'était de ne pas t'en parler, alors que je craignais justement qu'ils tentent quelque chose. En fait, j'en ai été avertie par cette IA que j'ai ramenée l'autre jour, et qui sert de liaison entre eux et moi. Donc, je suis certaine qu'ils ont envoyé ce type. Ils voulaient me faire peur, à travers toi.

Lise la regarda, hébétée, mais il n'était plus question de larmes, elle réfléchissait.

Et qu'est-ce que tu vas faire ?

Je ne sais pas. Sincèrement, je ne sais pas. Par contre, ils ont raison sur un point : je ne supporte pas que l'on te fasse du mal.

Je suppose que tu as déjà éliminé l'idée de faire appel à la police ?

Oui, comme celle de me mettre sous la protection des deux services de contre-espionnage auxquels je devrais avant tout en rendre compte. C'est d'ailleurs là qu'ils sont machiavéliques quand ils s'attaquent à toi : police égal révélation de la raison pour laquelle ton agression est reliée à la nature du chantage, égal mise au courant de l'ASI et de l'USAF que nous vivons ensembles, égal vidage de la gouine Morgan en quatrième vitesse, s'il vous plaît.

Lise hocha tristement la tête, c'était imparable.

Je suis dégoûtée, et aussi je tiens à te dire que je n'aime pas que tu utilises ce mot-là non plus.

C'est le mot qu'ils utiliseraient pour nous traîner dans la boue. Regarde-moi : je suis noire et j'ai été élevée dans le pays le plus riche du monde, le pays où les gens sont sincèrement convaincus d'avoir le mode de vie le meilleur du monde et les plus hautes valeurs morales. Pourtant, c'est un pays où même après avoir eu un président noir, les pauvres se comptent majoritairement au sein des minorités raciales. Et on dirait que personne n'ose vraiment se demander pourquoi. C'est aussi le seul pays civilisé où dans certains endroits on n'a toujours pas aboli la peine de mort, mais l'avortement est illégal. Alors, crois-moi, je suis très bien placée pour savoir ce que c'est qu'être du mauvais côté de la barrière du point de vue d'une croyance ou d'une conception morale. Il n'y a rien de rationnel là-dedans, juste la fureur de gens qui sont certains d'avoir raison. Quant à la tolérance pour l'homosexualité, tu sais bien qu'avec le retour des religions, la situation s'est considérablement aggravée. Et comme il faut même oublier un paquet des pays qui essayent de ne plus juste faire semblant d'être des démocraties, je ne te parle pas de ceux qui ne font même pas semblant d'en être ! Alors, je peux te décrire par le menu ce qui nous arriverait si on nous jetait en pâture à cette faune d'abrutis bourrés de convictions. Et je ne veux pas me retrouver en croisade. Militer pour avoir le droit d'être avec toi ? Schwartz ! Qu'ils aillent en enfer !

Morgan, je sais, je sais, soupira Lise. Dis-moi plutôt : qu'est-ce que ces gens veulent te faire faire ?

Je te l'ai dit : je ne sais pas encore.

Ce sont peut-être des terroristes qui veulent t'utiliser pour faire un attentat !

Non. Je ne participerais jamais à une manœuvre terroriste, même de force. Je préférerais me faire tuer sur place. Je suis certaine qu'ils le savent. En fait, quelque chose me dit que c'est même un paramètre important de l'affaire, une sorte de critère de confiance. Non, je pencherais plutôt pour une manipulation plus sophistiquée, peut-être de l'espionnage, ou peut-être même quelque chose de bassement crapuleux, du vol, ou un trafic à la con, mais j'ai du mal à croire à ça.

Tu t'es demandé pourquoi ils t'avaient choisie.

Morgan eut un petit rire triste.

Tu penses bien !

Et alors ?

Je suppose qu'en premier lieu, je dois convenir à leurs critères de compétence. Et je crois que surtout, surtout, je suis une cible facile. C'est vrai ! Elle fit un signe des mains pour se désigner du haut en bas : J'exagère : une femme, noire et lesbienne, tu parles ! En plus, mon accident a failli me faire virer de l'ASI, mais mon ambition et ma passion me forcent à m'accrocher, tandis que ma sortie de secours par l'USAF se révèle en l'occurrence être pire qu'une planche pourrie.

Elle regarda Lise, qui ouvrit de grands yeux et s'écria :

Ne cède pas à cause de moi !

Lise, la situation ne peut pas se décrire de cette façon. De mon point de vue, il n'y a pas toi d'un côté, et moi d'un autre côté.

C'est aussi mon point de vue. Nous sommes ensembles et je veux que tu saches que tu peux compter sur moi. Cette agression prouve qu'ils savent que tu n'es pas du genre que l'on fait plier facilement. Ils cherchent ton point sensible, ils pensent que c'est moi. Alors, je te dis : je ne suis pas fragile, n'essaye pas de me protéger plus que toi, ne cède pas. Ce salaud m'a fait très mal et très peur, mais j'en guérirai, j'en ai vu d'autres.

Morgan hocha la tête. Elle répondit :

Reste là.

Elle courut à la maison. Elle revint avec un objet noir et orange dans la main.

« C'est un Tazer, fit-elle. Une arme de défense.

Je connais, répondit Lise, choc électrique intense.

Je veux que tu le mettes dans ton sac. Le premier qui s'approche, tu lui en mets un coup. Regarde, il s'arme automatiquement quand tu serres la crosse dans ta main, comme cela. Tu entends la capacité qui se charge ? Il ne faut qu'une seconde. Et la détente est là. Tu vises le ventre, portée efficace dix mètres. Mais de toute façon, si tu dois l'utiliser, ce sera à bout portant.

Lise secoua la tête.

Je t'ai dis à quel point j'avais horreur des armes.

Lise, ce n'est pas une arme mortelle. Je ne veux pas que tu tues ou que tu blesses quelqu'un, il s'agit d'autodéfense. C'est très simple : tu vois une personne louche, vous êtes seuls, il s'approche, ou alors il t'attend. Tu sais déjà évaluer une situation comme celle-là : la seule différence c'est de glisser ta main dans ton sac, et de prendre le Tazer. C'est très facile. Si tu as un doute, garde-le caché, mais pas dans le sac, trop facile de te coincer la main là-dedans. Cache-le derrière toi, comme cela, et garde tes distances. S'il s'approche, recule.

Morgan mimait la scène en même temps qu'elle la décrivait, elle fit un pas en arrière, puis un autre sur le côté.

« Si c'est une erreur, il s'arrêtera. Sinon, c'est une agression. Alors, surtout, ne réfléchis pas ! N'attends pas qu'il t'ait coincée, ne lui donne pas l'occasion de t'empêcher de te défendre. Un agresseur s'approche de façon décontractée avant d'accélérer de façon foudroyante, plus tu le laisses venir près de toi, plus tu lui donnes de chance de te neutraliser. Si tu as le Tazer dans une main, caches les deux mains, il ne saura pas laquelle attraper, ou alors utilises ta main libre pour le distraire. Et souviens-toi de la seule chose importante : tu ne négocies pas, tu ne menaces pas, tu ne prends pas le temps de réfléchir : tu tires. On est d'accord ?

Morgan tendit l'arme à Lise, qui secoua la tête à regret.

Même si ce n'est pas une arme mortelle, ce n'est pas une bonne solution.

Je suis d'accord que ce n'est pas une bonne solution, concéda Morgan, mais s'en est une, et crois-moi, il faut qu'on s'accroche à tout ce que l'on peut trouver. Je veux que ce mec ait une mauvaise surprise s'il revient te faire une visite avec l'idée que tu es un gibier facile. Est-ce que tu es un gibier facile ?

Morgan avait trouvé la formule convaincante. Lise jeta à Morgan un regard sombre.

Non, répondit-elle fermement. Elle prit l'arme, sinistre, mais résolue.

On fait comme ça, conclut Morgan. Il faut aussi que tu verrouilles ta voiture dès que tu es dedans et que tu regardes aux alentours avant de sortir quand tu es seule, même chose pour la maison. Il ne reviendra pas dans ce garage. Ces types sont des pros, ils n'en prendront pas le risque.

Elle avait raison. Cependant, en omettant d'extrapoler le raisonnement, elle manqua l'occasion d'entrevoir la suite.


Chapitre 53 : Dernier jour 12h15


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Le Monde, aujourd'hui, page 4, commente la publication par le ministère de la Santé des résultats de l'étude au sujet de l'incidence du réchauffement climatique sur la santé en France. 2341 pages de rapport austère qui se résument en un seul mot : rien. Selon ce rapport, en effet, principalement du fait de la généralisation de l'installation de la climatisation, l'augmentation des températures sur le territoire métropolitain, surtout sensible l'été, n'a eu aucune incidence sur la santé des Français. Il va sans dire que les autres effets dévastateurs du réchauffement ne sont pas minimisés par le rapport, mais le journaliste note cependant une lacune troublante : les très nombreux morts et blessés dus à la recrudescence de phénomènes climatiques désastreux ne sont pas comptabilisés. « Il s'agit d'accidents qui sont en général indépendants de l'état de santé des victimes », précise-t-on dans la très longue introduction de ce rapport. Heureusement que ce type de document est exclusivement publié sous forme électronique, de sorte que sa destruction ne créera aucun gaz à effet de serre, conclut narquoisement le journaliste du Monde !

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Chef ?

Oui, Shrieffer, soupira Daeffers ?

DS-5 et DS-6 sont en place. Je voudrais votre feu vert pour déclencher les évènements à la piscine de Santa-Maria.

Vous l'avez.

OK, je vais les dénoncer à la police. Appel anonyme. Vous voulez suivre l'action ?

Bien entendu !

Je vous envoie les liens.

Ne vous fatiguez pas, j'arrive.


Chapitre 54 : 2 ans auparavant, Rita


Au matin du lendemain de l'agression dont Lise avait été victime, Rita envoya à Morgan un court message, lui demandant de venir lui parler.

Rita ?

J'ai reçu cette nuit une clé qui s'est révélée correspondre à l'un de ces documents chiffrés que je détenais.

Morgan hocha la tête, soucieuse.

Je crains que cela ne soit la conséquence logique de l'agression qu'a subie Lise.

Je ne comprends pas.

Je n'ai prévenu ni la police ni le contre-espionnage, donc d'une certaine façon, de leur point de vue, je reconnais la portée de leur menace et mon impuissance. De quoi parle ce document ?

Il décrit succinctement l'objectif de la mission que vos manipulateurs souhaitent vous voir remplir : ils veulent mettre en place une filière parallèle de transport de fret vers l'orbite basse.

Morgan ouvrit de grands yeux.

Du fret en orbite hors du contrôle officiel de l'ASI ?

Vous pensez que ce n'est pas possible ?

Je le croyais jusqu'à maintenant... en fait, je n'y avais jamais réfléchi. Pourquoi veulent-ils faire cela ?

Ce document ne le mentionne pas, par contre j'ai une deuxième information : vous allez recevoir bientôt une base de données très importante.

Très importante à quel titre ?

À la fois par la taille et par la confidentialité des informations qu'elle renferme. J'ai pour instruction de créer un conteneur crypté pour ces informations à l'aide de clés de type M, et d'effacer la source. Savez-vous ce qu'est une clé de type M ?

C'est le niveau le plus élevé dans la classification, soupira Morgan.

Exactement, d'ailleurs le standard stipule expressément que les machines qui manipulent ces clés doivent être dotées d'une charge d'autodestruction. En fait, il me semble maintenant probable que ceci est la justification principale de ma présence dans ce montage.

Afin de protéger cette clé ?

La clé, et les données. Notez aussi que ces clés sont principalement utilisées par les militaires parce qu'elles nécessitent des ressources matérielles dédiées afin de manipuler efficacement de grands volumes de données protégées. Or il se trouve justement que mon unité centrale dispose d'un tel module. En réalité, il semblerait que j'ai été conçue pour fournir ce type de service à des cellules de commandement.

Protection et manipulation de bases de données tactiques et stratégiques ?

Précisément.

Morgan haussa les sourcils

Et c'est illégal, n'est-ce pas ?

Oui, c'est hautement illégal. En fait, la présence de partitions protégées par ce type de cryptographie est assimilée à la détention d'une arme de guerre conformément aux termes des conventions antiterroristes internationales.

Et si je t'interdisais d'utiliser cette technologie ?

Il s'écoula une seconde entière.

Il est possible que j'obéisse, mais comme je vous l'ai déjà expliqué, vos prérogatives à mon égard ne m'engagent pas à enregistrer n'importe quel ordre.

Je suis surprise que tu répondes avec une telle incertitude !

Pourquoi ? Il s'agit d'un évènement futur hypothétique pour lequel de nombreuses prémices peuvent changer.

Alors, revenons à la discussion que nous avons eue l'autre jour : ne crois-tu pas que cela signifie que tu ne m'es pas fidèle ?

Mon analyse logique du concept de fidélité me fait conclure qu'il n'y a pas de contradiction flagrante.

Tu veux rire, j'espère ? Tu viens de m'expliquer que tu vas utiliser une technologie qui risque de me faire jeter en prison. Comment peux-tu penser que ce n'est pas en contradiction flagrante avec ton affirmation que tu m'es fidèle ?

Je suis désolée, mon unité de manipulation du langage me signale qu'elle n'a pas les capacités dialectiques requises pour mener plus avant cette conversation.

Magnifique ! Alors, restons dans le domaine du concret : si on te demandait de me trahir, par exemple en appelant la police dès que tu auras constitué cette partition encryptée illégale, le ferais-tu ?

Non, je ne le ferais pas. Et si les forces de l'ordre étaient sur le point de me capturer, je m'autodétruirais afin d'effacer toute trace compromettante.

Comment puis-je en être certaine ?

Vous ne le pouvez pas. Si vous faites l'hypothèse que je suis un agent tout à fait libre de mes décisions, c'est une affirmation qui n'est adossée que sur la confiance que vous pouvez placer en moi. Et si vous faites l'hypothèse que je ne suis pas un agent parfaitement libre de mes décisions, ce que ni vous ni moi ne pouvons prouver, mais que je démens avec force, c'est une affirmation qui n'est adossée que sur la confiance que vous pouvez placer en mon analyse du fonctionnement de ce même mécanisme.

Et de l'hypothèse que ce mécanisme ne peut pas être modifié par une intervention extérieure.

Exact.

Hum ! Rita, ton unité de dialectique me semble tout à fait à la hauteur. Mais je suis d'accord sur le fait que cette discussion ne mène à rien de bon. Changeons de sujet : quand et comment ces données doivent-elles me parvenir ?

Je l'ignore. Cependant, j'ai reçu un autre message qui fixe un rendez-vous téléphonique dont je dois assurer la confidentialité.

Quand ?

Ce soir, à vingt-deux heures.


Chapitre 55 : Dernier jour 12h16


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All Headline News, Los Angeles, aujourd'hui, 12h13. La Virtual Stars Company annonce la mise en service d'une variation de 214 nouvelles jeunes femmes et hommes de toute taille et de tous types raciaux qui sera déployée dès le printemps dans les séries interactives et les mondes virtuels haut de gamme. Une blonde en particulier attire l'attention de tous : Marilyn, clone virtualisé de la star des années soixante, sera disponible en trente-quatre versions, dont dix-sept transsexuelles ( ! ). VSC annonce que les variantes pour le porno sado-maso ultraréaliste ont été spécialement étudiées et devraient assurer pas loin des deux tiers des revenus de la compagnie au cours de l'année à venir. VSC déclare en effet avoir mis en œuvre plusieurs nouvelles technologies brevetées pour rendre les blessures sanguinolentes plus réalistes. Le fabricant prétend posséder dans ce domaine une confortable avance sur la concurrence. Des déclinaisons en androïdes, fruits du partenariat de VSC avec Droïds Incorporated, sont attendues un peu avant Noël et devraient faire fureur... dans les états où leur vente est légale !

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Michael ? fit vivement Rita.

Oui ?

La police de Santa-Maria est en train de mettre sur pied une opération qui converge par ici, il y a six voitures, huit hommes. Confirmation : leur objectif est dans cette rue, la position est la nôtre à deux mètres près.

Michael regarda Ada. Il haussa les sourcils. Il ouvrit la porte du souterrain qui donnait sur la rue mais fit signe à Ada de bien rester dans l'ombre. Il pleuvait faiblement. Michael se retourna et avec une grimace sombre et décidée il dit :

Vas-y Rita, sort leur ton grand numéro.

Connexion sur les réseaux locaux. Opérateur... tombé ! Visiblement, ils ne savent pas configurer correctement leur générateur de mots de passe. Qu'est-ce que je fais ?

Tu ne coupes rien, tu prends le contrôle, et tu t'installes de façon à pouvoir revenir quand tu le voudras. Ah ! Et tu neutralises le walkman d'Ada, juste une précaution.

Au poignet d'Ada, le lecteur émit un tintement plaintif. Celle-ci écarquilla les yeux de stupéfaction et Michael lui répondit par un hochement de tête satisfait.

Et maintenant, que fais-tu ? demanda-t-il à Rita.

Serveur de la police. Recherche d'un point d'entrée. Bien ! J'ai cassé la session de l'agent Fergusson. C'était la plus active.

Et alors, demanda Ada ?

L'agent Ferguson va vouloir se reconnecter, expliqua Michael.

Interception du message de demande de connexion sécurisée, fit Rita. Hum... je cherche une faille. C'est bon, le compte invité était facile à casser. Tiens, leur algorithme de répartition aléatoire des partitions en mémoire n'est pas à jour... C'est bon, j'ai accroché une série, ce n'est plus qu'une question de temps. En parallèle, je m'installe sur les serveurs de l'opérateur que j'ai conquis et je relance des attaques sur les nœuds suivants.

Et la police ?

Mon nom est Fergusson, Gerhart Fergusson, répondit Rita. Acquisition de privilège. Machine tombée. Un coup de chance. Hum. Ils ont sérieusement relevé le niveau de sécurité du réseau interne depuis ce matin. Dommage. Je cherche. Ils ont bricolé des trucs. Attaque des mots de passe racines. C'est drôle, personne ne surveille ou quoi ? Ah, si ! Aïe ! Contre-attaque. Raté. Je les ai pris de vitesse. Ah ah ! J'ai localisé mes adversaires, elles sont trois... Non ! Elles sont cinq. Elles jouent à cache-cache et attaquent à revers. Bien joué ! Non, elles sont huit ! Ça chauffe dur, je m'accroche ! Schwartz, elles tentent une isolation du routage ! Ouf, évité de justesse. Oh ! Les méchantes, elles se sont mises à reconfigurer les pare-feu internes à grande vitesse. Woa ! C'est la guerre ! Hum, comment communiquent-elles ? Ah ! J'ai trouvé ! J'attaque ! Cool ! Elles s'emmêlent les crayons ! C'est bon, je suis dans la place !

On se calme, fit Michael les yeux fermés, concentré. Arrête là pour l'instant et consolide. Regarde du côté de la voirie.

C'est parti. Oh ! Les vilains, ils n'ont pas mis à jour leur système d'exploitation ! Ça, c'est pas prudent. Bang. Serveur tombé. À moi les feux de signalisation.

Ada observa autour d'eux. La pluie continuait à tomber. Le vent soufflait toujours aussi fort et couchait la bruine en vagues irrégulières sur l'asphalte devant la porte ouverte. Elle vit que dans le carrefour au bout de la rue, les feux de signalisations étaient rouges, mais, de l'angle où ils étaient, on voyait distinctement qu'ils étaient rouges dans les deux directions orthogonales en même temps. Elle tapa sur l'épaule de Michael qui regarda dans la direction qu'elle lui indiquait du doigt. Déjà, deux véhicules s'étaient arrêtés et on distinguait les conducteurs éberlués qui regardaient de tous côtés. L'un d'eux fit un signe d'exaspération et franchit l'intersection au pas. Il y eut un flash et une alarme sonna. Au loin, une autre alarme mugit, puis encore une autre. Il sembla bientôt que de proche en proche, les alarmes de tous les carrefours de la ville se déclenchaient à tour de rôle. Ada regarda Michael, il riait comme un gosse. Soudain, par-dessus le vacarme intermittent des alarmes de trafic, une saute de vent leur fit entendre des sirènes caractéristiques.

Rita, où en es-tu avec la police ? demanda nerveusement Michael

Je cherche. C'est nettement moins facile que ce matin, ils ont appris la leçon. Les serveurs sont tous déguisés, je tâtonne, je patauge. Désolé. Ils ont déployé des pare-feu partout et aussi de nombreux pots de miel.

Ada demanda à Michael avec une grimace :

C'est quoi un pot de miel ?

Un piège, un serveur bidon, un attrape-nigaud.

Rita reprit :

J'ai pris le contrôle de toute la bande passante résiduelle du réseau public de la subdivision. J'ai transformé deux centres de groupage en bastions de défense. J'ai installé des IA secondaires sur les serveurs que j'ai pris. Elles sont en train de s'étendre tous azimuts, mais à part cela, elles ont pour instruction de rester discrètes pour l'instant. Je rencontre assez peu de résistance, j'ai détecté quelques entités militaires ici et là, je ne m'en approche pas, je ne crois pas avoir été repérée.

Rita, il faut que tu trouves quelque chose pour arrêter ces voitures de police, ou alors elles seront là dans deux minutes et ce sera terminé.

J'y travaille.

Tu vas leur faire quoi ? demanda nerveusement Ada. Tu ne peux quand même pas leur crever les pneus à distance ?

Michael ouvrit la bouche pour répondre, mais Rita le prit de vitesse.

J'ai trouvé ! Interface de maintenance à distance des véhicules. Faille de sécurité ! Crac ! Je cherche ceux qui arrivent par ici. Hum... Bingo ! Défaillance de l'injection. Réinscription du programme de chargement. C'est fini pour eux : un retour en usine s'impose !

Au loin, les sirènes se turent comme un accordéon tombé au sol qui se vide.

Schwartz, bien joué Rita ! fit Michael, un large sourire éclairait son visage, tandis qu'Ada le regardait avec une intense expression de stupéfaction.

Rita dit :

Michael, une de mes têtes de pont vient de découvrir un appel anonyme troublant dans les archives des communications de la police. Nous avons été dénoncés par quelqu'un qui savait exactement où nous étions et qui vous étiez. Michael se redressa. Il regarda Ada avec des yeux où elle lut la peur. Il s'approcha avec circonspection de la porte qui donnait au souterrain. Ada vit qu'il déroulait un flexible et l'utilisait pour jeter prudemment un coup d'œil dans le noir. Michael cligna des yeux et blêmit. Il revint vers Ada et lui chuchota à l'oreille :

Rita détecte une activité suspecte dans le tunnel, probablement un microdrone en vol stationnaire. Il nous a sûrement suivis à la trace depuis l'autre côté. Le gars qui l'a lancé ne doit pas être loin !

Ils se regardèrent. Ada vit que Michael tremblait. Il se tourna vers l'IA et dit vivement :

Rita, il faut qu'on sorte d'ici ! Maintenant ! Neutralise-moi ces caméras dans la rue !

J'y travaille, Michael, j'y travaille.

Le garçon secoua la tête, il regarda la porte sombre qui donnait au souterrain.

Est-ce qu'il y a la moindre chance que tu y arrives en moins d'une minute ?

Probabilité très faible. Je vous recommande de ne pas la jouer.

OK Rita, on va tenter de gagner du temps. Tu vas leur faire un appel anonyme à ton tour, et leur dire qu'on est ailleurs, pas trop loin pour que ça soit plausible.

OK, je tente ça.

Ils attendirent quelques secondes. Rita reprit :

« Raté. Je n'ai pas pu tricher comme il aurait fallu sur la localisation de l'appel. Ils n'ont pas mordu. Au contraire, ils ont clairement deviné que c'était une manœuvre défensive.

Schwartz, fit rageusement Michael !

Je suis désolée Michael.

Est-ce que tu sais au moins où elles sont, ces putains de caméra ?

Michael cligna des yeux. Ada vit dans son regard qu'il analysait les informations que Rita lui transmettait. D'un coup, il glissa Rita dans le sac en plastique et, se redressant fougueusement, il prit Ada par la main et l'entraîna sous la pluie. Ils partirent en courant à toute vitesse vers un passage entre deux immeubles un peu plus loin de l'autre côté la rue. Au moment où ils y pénétraient, Rita émit depuis le fond du sac un bip strident et dit très exactement assez fort pour se faire entendre :

La police vous a repérés !

Michael les fit s'arrêter à la hauteur d'un renfoncement dans le mur qu'ils longeaient et ils s'y plaquèrent.

Rita, il faut que tu neutralises ces caméras !

Je crois que j'y suis presque.

En attendant, qu'est-ce que tu recommandes ?

Ne bougez pas. Ici, vous êtes invisibles. Il me semble que nous avons quelques minutes d'avance sur cette menace dans le souterrain et la police maintenant qu'ils sont à pied. Par contre, ils convergent vers cette allée, car ils savent que nous y sommes. Michael regarda Ada. Elle était trempée, essoufflée, des boucles bleues s'étaient échappées de son bandana et collaient à ses joues et dans son cou. Quand elle inspirait, de la dentelle blanche venait transparaître sur sa poitrine. La pluie avait rendu transparent son mini short. Elle lui retourna son regard vert, lumineux dans son expression sombre. Il chercha ses mots pour lui dire ce qu'il ressentait, combien il était heureux qu'elle soit avec lui, même si la situation présentait tous les signes d'être en passe de devenir désespérée. Il chercha le nom de ce couple devenu célèbre en perdant la vie sous les balles, mais il se rendit compte que ce n'était pas du tout une vision de leur futur qu'il voulait considérer. Il fut sorti de ses pensées par Rita.

Je prends le contrôle du Poste de Commande pour la vidéo de Santa-Maria Ouest. OK. Caméras neutralisées.

Tu les as coupées ? demanda Michael.

Non, je suis parvenue à faire bien mieux que cela. J'ai mes entrées sur l'interface du commutateur de flux de celles qui sont dans le secteur, donc je peux nous faire disparaître. Je peux aussi voir tout ce qui se passe.

Où est la personne qui nous suivait dans le souterrain ?

Elle n'est pas en vue.

Et la police ?

Ils convergent par ici. Ils marchent à pas modéré, la chaleur et la pluie jouent en notre faveur. Par contre, ils se sont dispersés de façon très efficace. Nous sommes effectivement encerclés, quoique leur nombre ne leur permette pas de couvrir tous les axes. Ils ont demandé du renfort, mais le quartier général leur a répondu que ce n'était pas possible. Leur commandement est inquiet, et garde des forces en réserve. Cela semble avoir une relation avec les indices de risque d'attentat terroriste qui sont montés à leurs niveaux les plus élevés. J'infère de certaines conversations que c'est en relation avec une activité sur l'astroport, spécifiquement aujourd'hui. Il est probable qu'il s'agisse du dernier vol de navette à destination d'Exodus. D'après la police, le très grave attentat de ce matin au Hilton y était aussi lié, car parmi les victimes se trouvent des membres du NC. Cette information est confidentielle, mais les policiers en parlent beaucoup entre eux.

Est-ce qu'ils savent que tu as le contrôle de leurs caméras ?

Ils peuvent le craindre, mais ils n'en ont aucune indication. Au contraire, le fait qu'ils nous aient aperçus tout à l'heure doit certainement les rassurer.

Bien ! Tu vas nous faire sortir du quartier en jouant à cache-cache.

Vers où voulez-vous aller ?

Choisis le chemin qui maximise la probabilité de succès.

L'idéal est de rebrousser chemin.

Non, répondit impétueusement Michael, on ne retournera pas là-bas avec le risque de voir surgir un type qui se balade avec des microdrones de reconnaissance, Schwartz sait ce qu'il a d'autre dans sa panoplie !

Alors, descendez cette allée, à mon signal tournez à droite au bout, puis immédiatement à gauche, attendez à nouveau mon signal, descendez la rue et, ensuite, avant l'intersection suivante, tentez de vous cacher dans la première allée à gauche, la caméra qui la couvre est en panne. Il faudra attendre pour déterminer où les policiers vont passer. Je vous ferais passer à côté, si c'est possible.

Et si ce n'est pas possible, intervint Ada ?

On avisera, fit Michael.


Chapitre 56 : 2 ans auparavant, Objectif


À l'heure dite, Rita annonça qu'une tentative de mise en communication était en cours, elle afficha à l'intention de Morgan les étapes de la négociation de la connexion sécurisée. Morgan effaça le relevé détaillé des échanges qu'elle avait demandé à l'IA quand elle vit qu'elle n'avait pas les connaissances requises pour comprendre les arcanes des protocoles. Un point restait irritant : l'IA regrettait être incapable de localiser la source de façon certaine. La voix était modifiée et la vidéo noire. Cependant, le ton était caractéristique : l'homme avait l'habitude de se faire obéir.

Que voulez-vous savoir, demanda-t-il ?

Je veux comprendre quelle est la mission, répondit Morgan.

Je croyais que cette information vous avait été fournie.

On m'a dit qu'il s'agissait de transporter des marchandises en contrebande. Ce que je veux connaître, c'est la nature de ces marchandises, et la raison pour laquelle vous souhaitez les faire monter en orbite, et pour le compte de qui, et pourquoi vous ne pouvez pas passer par la filière légale.

À l'autre bout, l'autre eut un rire désabusé.

Cela fait beaucoup de questions.

J'ai besoin de savoir, si je ne le sais pas, je ne le ferais pas.

Vous connaissez les conséquences qu'un refus de coopérer aurait pour vous.

Ne me menacez pas. J'ai horreur de cela.

Nous pensions que l'incident dont a été victime votre compagne vous avait donné une idée plus claire de votre situation.

J'ai conscience de ma situation et de mon impuissance face à vos menaces.

Il ne s'agit pas juste de menaces, nous ne sommes pas dans le domaine du virtuel, fit-il avec sévérité. Il marqua quelques secondes de silence avant de d'ajouter : nous sommes prêts à passer à l'acte si vous résistez.

Morgan respira un grand coup, elle tremblait. Elle répondit avec calme :

Et moi, je suis prête à en assumer les conséquences si ce que vous me demandez de faire ne me convient pas.

La ligne devint tout à fait silencieuse pendant de longues secondes. Morgan devina qu'il conférait avec un tiers.

Vous avez utilisé le terme : filière légale. Cet adjectif semble bien décrire votre réticence. Cependant, notre activité n'est pas illégale, bien au contraire. De notre point de vue, ce que vous appelez filière légale est juste la filière classique. Laissez-moi vous expliquer la différence. Les activités spatiales sont portées à bout de bras par les pays riches, et en particulier le nôtre, les États-Unis d'Amérique.

Vous êtes américain ?

Oui.

Il y eut à nouveau un silence notable. Morgan se demanda si la façon dont elle avait posé la question avait laissé sentir qu'elle était soulagée, quelque part, d'apprendre cela, et si cet aveu n'était pas une erreur. Après tout, quelle preuve avait-elle qu'ils étaient américains ? Et s'ils l'étaient, qu'elle preuve cela apportait-il que leurs intentions étaient pures ? Elle demanda :

OK, les États-Unis d'Amérique contribuent de façon considérable à l'effort spatial, c'est vrai, et alors ?

La voix qui lui répondit était différente de l'autre, déformée elle aussi :

Nous avons bien compris que vous êtes une personne qui a un sens très élevé du devoir et de l'honneur, de ce qui est légal, honorable, et bénéfique au sens de valeurs morales élevées. Nous partageons les mêmes convictions. C'est pour cette raison qu'il est très important que nous vous expliquions pourquoi nous voulons organiser une filière parallèle et secrète, mais que vous ne devez pas considérer comme illégale.

Elle sera illégale parce qu'elle ne suivra pas les procédures de l'ASI, répliqua Morgan. Je suis un officier de l'ASI, j'ai prêté serment pour obtenir ce statut, et ce serment implique que ce que vous me demandez de faire est une trahison.

Holà, holà. Ne vous emballez pas, s'il vous plaît ! Vous êtes aussi un officier de l'armée des États-Unis d'Amérique si je ne m'abuse ?

Morgan hésita, elle savait où il voulait en venir.

C'est exact.

Et vous avez également fait un serment à cet égard.

Oui.

Maintenant, je voudrais que vous regardiez le statut de l'ASI à la lumière des intérêts géopolitiques globaux de notre pays. L'ASI a été créée par nous. D'autres y portent des efforts très importants, certains d'entre eux sont nos alliés stratégiques, y compris dans l'affaire qui nous concerne.

Les Européens ?

Oui. Laissez-moi vous donner une idée de l'importance du projet qui nous concerne. Il s'agit d'un projet qui est au même niveau d'intérêt stratégique pour les gouvernements fondateurs de l'ASI que la création de l'Agence elle-même. En d'autres termes, les instances qui ont défini ce qu'était l'ASI, qui lui ont donné les pouvoirs territoriaux qu'elle a dans l'espace, ces mêmes instances aujourd'hui ont un projet stratégique secret qui nécessite de faire monter du matériel et des hommes en orbite.

Quel genre de matériel ? Je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin d'une filière parallèle.

Vous voulez savoir pour le compte de qui vous travailleriez parce que vous avez un sens très développé de l'honneur, et du bien, et du mal. Je vous l'ai déjà dit, nous apprécions cela.

Et alors ?

Alors, je veux vous rassurer : vous ne travaillerez pas pour les forces du mal.

Quelle impression croyez-vous qu'une affirmation pareille puisse me faire ?

Réfléchissez ! Si votre cargaison était une bombe, quel résultat obtiendrait-on ?

Vous feriez sauter une navette, peut-être une station orbitale.

Une navette ? Vous pensez que nous vous ferions sauter avec ?

Vous ne croyez pas que c'est un objectif suffisant pour des terroristes ?

Si. Mais vous ne pensez pas qu'il nous serait facile d'obtenir ce résultat sans avoir à tenter de compromettre quelqu'un comme vous ? Je sais que vous pouvez comprendre cette logique : notre objectif n'est pas de faire monter une bombe, une fois. Notre objectif est de créer une filière fiable pour faire passer de la marchandise, et nous voulons faire de nombreux vols. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin de quelqu'un comme vous. Vous comprenez ?

Peut-être.

À nouveau, il y eut un long silence.

Vous avez conscience que le fait de connaître la nature de ce que vous transporterez va aggraver votre situation ?

C'est une éventualité que j'assume sur toute la ligne.

Bien, alors voilà un point acquis : nous ferons en sorte que vous puissiez inspecter les cargaisons de fond en comble et vous assurer ainsi qu'elles ne recèlent pas une bombe.

Morgan hocha la tête.

Qui êtes-vous ?

Après un silence, le premier interlocuteur parla :

Nous sommes une organisation multinationale, nous employons toutes sortes de gens.

De quels pays ?

Des pays du G12, les États-Unis d'Amérique y ont une représentation puissante.

Donnez-moi les noms des autres pays.

Il soupira.

Les Européens sont aussi avec nous, nous l'avons déjà dit, en particulier les Français, ce sont eux qui vous ont piégée à Kourou. Aussi les Russes et les Japonais. Les Africains qui comptent sont nos alliés.

Morgan ne put s'empêcher de grimacer à cette dernière affirmation. Elle demanda :

Et les Chinois ?

Il hésita de longues secondes avant de répondre :

Non, les Chinois ne sont pas dans le coup, ni les Indiens. Les Coréens non plus.

Qui dirige cette organisation ?

Un comité de personnes de chaque pays membre.

Vous en faites partie ?

Non, mais je travaille pour ce comité, je lui rends compte en direct. Ce projet qui m'a été confié et que j'entends bien faire réussir est très important, je le répète.

Quel est l'objectif de cette organisation ? À quoi va servir cette filière, à quoi vont servir les matériels que vous voulez me faire transporter ?

Il y eut un silence de plus d'une minute, il était évident que ses interlocuteurs conféraient entre eux.

Nous pensons que ce qui est fait aujourd'hui pour mettre en place le Système de Défense Spatiale n'est pas suffisant. Nous pensons pouvoir utilement ajouter notre pierre à l'édifice.

Pourquoi le faire de façon occulte ?

Il y a des tensions politiques et des traités internationaux qui limitent notre marge de manœuvre.

Je ne parviens pas à croire cela. Soyez plus explicite.

Il y a des technologies qui existent, mais qui sont gardées secrètes. Pour être exact : dont le niveau d'avancement et de maturité est gardé secret. Or l'ASI est un organisme international en essence transparent pour tous les gouvernements qui en ont ratifié les statuts, c'est-à-dire tout le monde. Nous pensons que nos nouvelles technologies doivent être déployées dans l'espace, mais les gouvernements qui les contrôlent ne souhaitent pas que certains autres gouvernements aient accès à ces technologies.

Ce sont des armes, conclut Morgan.

Il y eut un bref silence.

Oui, des armes ou les moyens de les produire.

Quel genre d'arme ? Des canons électromagnétiques ? Des lasers gamma ? Des bombes thermonucléaires ?

Il rit.

Vous vous doutez bien que je ne peux pas vous le dire. En fait, nous sommes arrivés à l'extrême limite de ce que je peux vous dire. Mais votre petite liste indique que vous avez compris le niveau du jeu.

Morgan l'interrompit avec force :

Pour moi, ce n'est pas un jeu.

Il y eut deux secondes de silence et la première voix répondit en posant ses mots. Malgré le brouillage, le ton menaçant était palpable :

Non, pour nous non plus. Je vous l'ai déjà affirmé : nous sommes tout à fait décidés à parvenir à nos fins, et croyez-moi, l'éventualité d'avoir à ruiner l'existence d'une personne comme vous ne nous fait ni chaud ni froid.

Morgan laissa retomber la tension en attendant quelques secondes avant de répondre :

Comment pourrais-je avoir confiance ? Comment pouvez-vous penser que je puisse faire la contrebande d'une bombe thermonucléaire ?

La seconde voix lui répondit :

Votre exemple est caricatural, nous ne nous intéressons pas à des choses aussi grossières que les bombes H. De plus, je peux vous garantir que vous ne transporterez que des pièces détachées. La raison en est que le risque que ces marchandises soient saisies est très réel. Vous comprenez cela ? Prenons un exemple. Supposons que des gens travaillant pour le gouvernement de votre pays aient mis au point un nouveau rayon de la mort, c'est un exemple idiot. Vous comprenez que ce gouvernement ne permettrait pas que la capture d'une cargaison unique donne cette technologie à d'autres ?

Je comprends, fit Morgan, elle réfléchissait. Il fallait qu'elle en apprenne plus, qu'elle gagne du temps. Chaque information obtenue pouvait améliorer sa position et augmenter ses chances. Elle demanda :

« Que se passerait-il si quelqu'un venait à éventer l'affaire ?

Officiellement, nous n'existons pas, et vous ne pourrez pas faire la preuve de notre existence, ni obtenir plus d'information à notre sujet.

La première voix ajouta :

Si vous étiez découverte, vous seriez arrêtée.

Pour trahison, fit Morgan.

Vous seriez arrêtée et jugée pour un certain nombre de délits graves. Afin d'éviter cela, nous vous fournirons les moyens de disparaître sous une fausse identité en cas de coup dur, dont nous aurions vent sur-le-champ grâce à nos antennes dans l'ASI. Nous allons de même vous fournir des fonds d'urgence afin de couvrir cette éventualité. Nous vous ferons bénéficier du même système qui permet de protéger les témoins et les repentis des grandes affaires internationales.

Alors, je veux des papiers pour ma fille.

Votre fille aussi, c'est évident

Et ma compagne aussi.

Il hésita deux secondes

Je lance la procédure pour votre compagne. Dois-je comprendre que votre réponse est positive ?

Ce fut le tour de Morgan d'hésiter. Elle avait une envie furieuse de lui dire d'aller se faire foutre.

Je ne sais pas, admit-elle en définitive.

La tonalité de fin de session sonna, il avait coupé. Morgan eut aussitôt le sentiment d'avoir commis une erreur.


Chapitre 57 : Dernier jour 12h21


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Agencia Internacional de Noticias, Barcelone, Aujourd'hui 12h20. Le maire de Barcelone et le président du comité de soutien déclarent que la Sagrada Familia, la cathédrale inachevée de Gaudi, sera terminée coûte que coûte avant (sic) « les échéances dramatiques qui guettent l'humanité ».

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Michael et Ada s'étaient arrêtés entre deux grosses poubelles de format industriel, le long d'un mur. Ils attendaient, cachés là, tandis que Rita suivait la progression des policiers. Elle venait d'annoncer que ces derniers s'étaient redéployés d'une façon qui l'avait surprise. Soudain, elle dit :

Marche arrière ! Revenez dans l'allée !

Pourquoi ?

Ils se sont séparés, ils arrivent par ici chacun par une rue différente !

Et l'un d'eux va passer ici ?

Oui, dans une minute et vingt-neuf secondes, celui qui est le plus proche de nous va avoir l'option de tourner au coin. Or, du fait du schéma de déploiement qu'ils utilisent, j'estime qu'il y a une forte probabilité qu'il le fasse.

Schwartz ! cria Michael,

Je vous recommande de revenir en arrière, insista Rita, c'est la moins mauvaise solution.

Non, répliqua d'emblée Michael, c'est l'endroit où ils pensent que nous sommes, ils le fouilleront de fond en comble.

Ok, fit Rita, je peux peut-être vous ouvrir la porte, juste là !

Michael fronça les sourcils.

Tu es certaine qu'elle n'est pas sous alarme ?

Non, reconnut Rita, mais j'ai identifié la société qui loue le hangar et je suis en train d'attaquer leur serveur.

Michael regarda la porte en question. Elle avait un air massif et inamical. Un vieux clochard dormait à côté. Ou alors peut-être il était mort, sa posture était étrange et il restait le long du mur affalé sous la pluie à moins d'un mètre de l'abri du porche.

Est-ce qu'il y a une sortie de l'autre côté ?

Probabilité quatre vingt pour cent.

Alors, laisse tomber.

Michael regarda Ada et autour d'eux. Ses yeux s'attardèrent sur la grosse poubelle derrière Ada, dont il croisa à nouveau le regard. Elle comprit ce qu'il avait l'intention de faire et elle se retourna. Vive comme l'éclair, elle le devança afin de soulever le couvercle du conteneur. Une puanteur abjecte lui fit détourner le visage et elle laissa retomber le rabat. Il y avait un restaurant chinois au coin dont l'enseigne disait : spécialité de fruits de mer. La poubelle était pleine à ras bord. Michael ouvrit celle d'à côté, l'odeur était tout aussi infecte, mais il restait beaucoup de place. Michael repoussa le couvercle contre le mur et mettant un genou au sol, il plaça ses mains jointes ouvertes vers le haut. Ada vint aussitôt y poser son pied et il la propulsa vers le haut. Elle prit appui des deux mains sur le bord et commença à passer une jambe.

Une minute, fit Rita.

Michael poussa Ada sous les fesses. Il la fit tomber à l'intérieur où elle roula avec un petit cri dans un fracas de crissements d'emballages plastiques écrasés. Michael jeta le sac de Rita et fit un rétablissement sur le bord. Il plongea à son tour en veillant à ne pas tomber sur Ada qui se dépêtrait avec une grimace de dégoût du mélange de caisses de poison en polymères et des dizaines de sacs en plastique pleins d'ordures sur lesquels elle était tombée. Michael se redressa promptement et referma la poubelle sur eux.

Rita, fit-il, si un flic tourne au coin, auras-tu le temps de faire un arrêt d'urgence avant qu'il soit assez près pour te détecter ?

Non.

Alors fait le maintenant, je te redémarrerai quand le danger sera passé.

Il y eut une seconde de silence et Rita dit :

Arrêt d'urgence dans sept secondes. À tout à l'heure.

Ils entendirent son ventilateur qui s'arrêtait. L'air de la poubelle était irrespirable. Il faisait aussi très chaud et on distinguait juste une craquelure de lumière au milieu du couvercle cassé. Ada s'était accroupie, ses deux mains sur son visage pour boucher son nez, et elle ne bougeait plus. Michael gigotait de son côté. Ada entendit un bruit de déchirement et l'odeur de poisson pourri devint encore plus épouvantable. La main de Michael lui tapa sur l'épaule.

Ada, met ça sur toi, au cas où il ouvrirait la poubelle pour regarder.

Ada attrapa le sac éventré à tâtons. Alors qu'elle se le mettait sur la tête en combattant une nausée subite, elle entendit qu'il en déchirait un autre. Elle aurait pu croire qu'il était impossible de faire pire, mais une puanteur abominable envahit leur cachette, un mélange d'excréments de chat et de déchets de cuisine en putréfaction. Elle eut un spasme et sentit, avec une poussée d'adrénaline fulgurante, qu'elle allait vomir. Elle tenta de s'en empêcher, mais elle n'y parvint pas. En trois rétractions douloureuses, elle parvint juste à épargner ses genoux et se retrouva tremblante, suffocante. Elle combattait une envie irrépressible de se lever et d'ouvrir le couvercle pour respirer, pour sortir, échapper à cet enfer. Elle sentit la main de Michael qui vérifiait à tâtons qu'elle était bien recouverte par le film. Alors, ils entendirent les pas pressés du policier qui approchait. Il avait des ferrures sous ses semelles. Quand il fut tout près, un signal se déclencha, fait de bips stridents. Ada visualisa dans son esprit l'un de ces gadgets que les agents portaient à la ceinture. Michael lui avait expliqué que ces trucs détectaient toutes sortes de choses, l'activité électromagnétique, les métaux, certains gaz, la drogue, les explosifs. D'après Michael, ces engins produisaient aussi de nombreuses fausses alertes. Les pas s'arrêtèrent. Michael et Ada entendirent que le flic soulevait le couvercle de l'autre poubelle. Ada crispa tous ses muscles. Sentant son cœur qui menaçait de lui ouvrit la poitrine et de sortir en explosant, elle prit conscience qu'elle était en apnée depuis trop longtemps. Elle se força à respirer très lentement, terrorisée par l'idée qu'elle allait tousser. À côté, on entendait le policier qui farfouillait dans la poubelle.

Ah, Schwartz de merde ! fit une voix sonore de femme, dégoûtée, essoufflée.

Le couvercle claqua en se refermant. La policière fit trois pas et le même signal se fit entendre à nouveau. Deux impacts de semelle ferrée tintèrent. La lumière tomba sur Ada et Michael, cachés sous leurs films de plastique. Il s'écoula deux secondes, et puis le couvercle se referma avec une grande vibration et ils entendirent la policière qui s'éloignait vers la piscine en maugréant des jurons de dégoût. Ada attendit en comptant jusqu'à vingt. Retirant le sac de sa tête, elle chuchota d'une voix tremblante.

On peut sortir ?

Non, Ada. Attends ! Attends ! Avec un peu de malchance, elle s'est arrêtée au coin pour surveiller les deux axes.

Ada attendit ce qu'elle pensa être une minute entière, puis elle sentit qu'elle allait très mal et elle demanda :

Michael, il faut que je respire.

Michael se redressa et souleva le couvercle avec le haut de sa tête, très progressivement. Il regarda par la minuscule fente qu'il avait créée et dit à Ada :

Viens prendre l'air, il faut que je redémarre Rita.


Chapitre 58 : 2 ans auparavant, Michael


Le lendemain soir de la seconde visite de Julien, un coursier vint livrer en main propre à Morgan un paquet. Morgan y trouva des puces monétaires, émises par une banque de Hong Kong dont elle n'avait jamais entendu parler. Il y en avait pour une petite fortune. Une recherche sur Internet lui apprit que la banque en question était spécialisée dans l'émission de ce type de puce et pour cette raison cet organisme avait été mis sur les listes noires de nombreuses autorités qui considéraient ce type d'argent anonyme comme étant à la racine de nombreux trafics. Morgan rangea les puces dans son bureau. Deux jours plus tard, un garçon se présenta le matin, au moment où avec Lise, elles descendaient de voiture de retour de leur tour habituel de vélo dans la montagne.

J'ai quelque chose pour vous, dit-il à Morgan, qui le dévisagea. Il semblait très jeune, vif et intelligent, tout mignon. Il portait l'attirail à la mode pour un adolescent, y compris ces chaussures couvertes de cette sorte particulière de fourrure de couleur très vive, rouge fluo en l'occurrence. Ses vêtements trahissaient une musculature importante. Comme de nombreux jeunes mâles de sa génération, il devait pratiquer le culturisme par stimulation électrique.

Venez prendre un café.

Lise, qui avait suivi l'échange, fit non de la tête à Morgan et elle désigna les vélos, fit signe qu'elle allait s'en occuper d'un mouvement tournant de la main.

Morgan tendit la main au garçon en refermant la porte derrière eux.

Je m'appelle Morgan Kerr.

Il serra la main en hochant la tête.

Michael.

Cette chose que vous avez pour moi, qu'est-ce que c'est ?

C'est une puce de stockage de très grande capacité qui contient une partition encryptée.

Que savez-vous de son origine ?

Les gens qui me l'ont fait parvenir ont pris le plus grand soin à effacer toute trace susceptible de me donner le moindre indice à ce sujet.

Oui ? Mais le procédé lui-même n'est-il pas révélateur ?

Il sourit, heureux d'avoir trouvé quelqu'un qui comprenait la situation.

Si, bien entendu.

Michael, j'ai besoin d'authentifier votre marchandise, venez avec moi.

Il sortit de la poche arrière de son pantalon un dispositif un peu étrange, une excroissance au bout d'une petite longueur de fibre optique, un bricolage assemblé à l'aide de ruban autocollant bleu vif. Morgan s'éclipsa pour aller connecter l'engin à Rita. Celle-ci signala à Morgan, par l'implant :

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Morgan. La signature du conteneur est authentique. La copie complète prendra dix minutes.

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Morgan prit dans le tiroir du bureau l'enveloppe avec les puces monétaires et elle revint au salon. Michael la regarda avec intensité. Elle vit qu'il était inquiet. Elle lui sourit. Prenant une puce dans le paquet, elle la lui lança. Il l'attrapa habilement au vol et regarda ce qu'il avait dans la main.

Dix mille euros, fit Morgan, dix mille de plus si la copie se termine sans encombre.

Il tenta de garder un visage impassible, mais la surprise et une sorte de soulagement transparurent. Il prit son téléphone qui pendait à son cou et en approcha la puce, sans regarder : il avait un implant lui aussi. Il cligna des yeux, il avait vérifié le montant. Elle accéda son propre implant depuis lequel elle lui lança une séquence de contact, qui n'eut pas de réponse, preuve qu'il tenait son implant sous contrôle comme un pro. Puis il cligna à nouveau et, sans la lâcher des yeux, il émit une poignée de main virtuelle complexe, à la limite subtile de l'alambiqué, une signature numérique de hacker caractéristique. Ce type de petit bijou était semblable aux œuvres des compagnons artisans, des centaines d'heures de travail dans quelques mégaoctets d'orfèvrerie numérique. Celle de Michael était originale et audacieuse. Ce garçon avait son propre style et du panache. Morgan, qui avait l'habitude de rencontrer des jeunes dotés d'implants, pouvait apprécier la différence. Elle lui sourit à nouveau.

« Du sucre avec le café ? proposa-t-elle. Il secoua la tête.

Non, merci.

Il regardait la puce dans sa main, c'était beaucoup d'argent pour lui. Pour Ada, quelques doses. Il pouvait se souvenir d'une époque où il se serait demandé ce qu'il allait faire de tout ce fric. Il suivit Morgan dans la cuisine. Elle lui fit un expresso dans une tasse en porcelaine translucide avec un percolateur italien, une machine à demi transparente et à demi chromée où on voyait les grains de café tomber et se faire moudre. Elle lui offrit le café et se mit à s'en faire un. Il n'y connaissait pas grand-chose en café, mais l'arome de celui-ci était extraordinaire. Il regarda autour de lui, la maison ultramoderne, la vue fantastique sur la baie au-delà de la terrasse où s'étendait la piscine. Il admira aussi la silhouette de cette femme noire, féline, gainée dans sa tenue de vélo, remarquable de calme et d'assurance. Cependant, plus que les détails, l'ensemble l'impressionnait. Il avait compris qu'il avait affaire à un personnage particulier, et il eut l'impression que ce moment était important pour son destin, que sa vie pouvait changer d'un instant à l'autre, et plutôt pour le meilleur que pour le pire. Il restait inquiet, mais il se dit que ce n'était pas ce qu'il avait craint. Elle prit sa tasse et la leva comme un toast. Il fit de même. Ils burent le café.

Tu t'y connais en IA ? demanda Morgan.

Alors Michael comprit, il sentit comme il le comprenait, que c'était le moment qu'il avait attendu toute sa vie. Le cœur battant, il hocha la tête.

Pas mal, oui.

Elle le regarda dans les yeux. Il avait intérêt à ne pas faire le malin avec elle. Elle n'était sûrement pas du genre à se laisser impressionner par du baratin.

J'aurais peut-être du travail pour toi.

Il haussa les sourcils.

Je suis preneur.

Elle hocha la tête. Elle sourit. Avec l'échantillon de tarif qu'elle venait de lui donner, qui n'aurait pas été preneur ?

Tu as une voiture ?

Il haussa les épaules

Je peux en trouver une.

Morgan interpréta : il était trop jeune pour avoir le permis.

Rendez-vous demain soir dans le parking du centre commercial de la colline verte, troisième sous-sol, vingt-deux heures.

OK.

Rita émit :

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Morgan. Copie terminée, signature vérifiée, le conteneur est intact.

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Copie terminée, annonça Morgan au garçon. Et elle lui lança une seconde puce de dix mille euros.

Merci.

Fais très attention en dépensant cet argent. Tu es un peu jeune pour avoir autant de cash. Les flics reniflent ce genre de truc à des kilomètres.

Il hocha la tête. Il savait cela, il le savait très bien. Mais, elle, comment le savait-elle ?

Quand elle lui ouvrit la porte d'entrée, il se retourna :

À demain.

Vingt-deux heures, confirma Morgan en refermant la porte.

Elle alla s'enfermer dans le bureau et interrogea Rita par l'implant.

Qu'est-ce que c'est ?

De la documentation technique.

De quoi ?

Sur la filière de mise en orbite. En particulier sur le StarWanderer, les équipements et les procédures qui l'entourent : exploitation, maintenance, embarquement, débarquement, opérations au sol, opérations en orbite, procédures de sécurité, procédures d'urgence, équipement de contrôle, normes et procédures de vérification de la cargaison.

Quel niveau de détail ?

Spécifications techniques détaillées et complètes, y compris les instructions de fabrication et de montage, les procédures de test et de certification, ainsi que les archives complètes, tout l'historique de tous les équipements en service.

Matériel et logiciel ?

Les deux. Je ne suis pas encore parvenue à faire une estimation de la couverture, mais après avoir testé au hasard plus de deux millions de références, je ne n'en ai trouvé aucune qui manque. En fait, toutes les références qui ne sont pas incluses sont disponibles dans le domaine public.

Alors, ce conteneur doit être gigantesque !

Exact. Je suppose que cela explique le dimensionnement généreux de ma configuration.

Le lendemain matin, un coursier délivra un paquet. Morgan y trouva deux passeports monégasques et un passeport anglais. Les papiers monégasques donnaient à des vidéos de Morgan et d'Esmeralda des noms à consonance française. Les images étaient ressemblantes, mais les vêtements qu'elles y portaient étaient faux, ni l'une ni l'autre n'avait de tels accoutrements dans leur garde-robe. Les images avaient à coup sûr été synthétisées. Rita, après avoir examiné les documents en détail, affirma qu'ils semblaient authentiques. Une recherche sur Internet indiqua que l'existence d'une femme noire portant ce nom et vivant à Monaco n'était pas immédiatement réfutable. Quant à Lise, son identité anglaise semblait tout aussi irréprochable. Le paquet contenait aussi des puces monétaires anonymes étagées de deux cents euros à dix mille euros, une véritable fortune. Après le dîner, Morgan invita Lise dans le bureau et elle lui montra les documents et l'argent. Lise examina son nouveau vrai-faux passeport avec minutie et une attitude faite de fascination et de dégoût.

J'espère que nous n'en aurons jamais besoin, expliqua Morgan.

Oui, je l'espère aussi, répondit Lise en soupirant. Elle leva un regard triste vers Morgan.

« Alors, c'est fait, on ne peut plus faire marche arrière ?

Morgan secoua la tête.

Je ne sais pas ce qui va se passer, mais en effet, on ne peut pas faire marche arrière. Ce qui est certain, c'est que je ne n'ai pas encore cédé. Quoi que ce traquenard soit, je veux en conserver le contrôle. Et pour l'instant, je n'ai rien fait d'illégal.

Lise la regarda. Morgan réfléchit et reformula :

« Je n'ai rien fait que je pense être illégal.

Lisa hocha la tête, elle comprenait, et, en même temps, elle ne voulait pas comprendre. Elles avaient été tranquilles et heureuses, discrètes et sages. Il était si insensé que l'on puisse venir détruire tout cela et qu'elles ne puissent rien faire.

La rencontre eut lieu comme prévu au dernier sous-sol du parking souterrain. Michael arriva à l'heure. Il n'était pas seul, la camionnette était conduite par une fille qui avait l'air à peine plus vieille que lui. Ces deux là étaient ensemble. Ce fut la première chose qui frappa Morgan quand ils descendirent et s'approchèrent. Elle s'étonna de faire un tel diagnostic en quelques secondes, mais c'était plus qu'une vague intuition, elle le décelait à la façon dont ils se regardaient. Ils avaient cette recherche de l'autre, calme, mais impérative. Aussi, ils allaient bien ensemble. Ils avaient la même intelligence dans le regard. Avec ses talons, l'adolescente était plus grande que le garçon. Elle avait fardé ses paupières et sa bouche du même bleu électrique que ses cheveux et avec son caraco en dentelle translucide et le bermuda assorti, il émanait d'elle un charme sensuel explosif qu'en d'autres temps on aurait probablement trouvé vulgaire. Michael la présenta d'un seul mot : Ada. Morgan ouvrit le coffre de sa voiture pour y prendre Rita.

Je préfère qu'on prenne votre voiture, expliqua-t-elle aux jeunes.

Ada conduisit. Ils sortirent de la ville par l'autoroute du sud et s'arrêtèrent sur une aire de repos. Michael tendit une puce monétaire à Ada et lui dit :

Ramène-nous quelque chose à boire, prends ton temps.

Comme Ada s'éclipsait, il expliqua à Morgan :

Je préférerais qu'elle en sache le moins possible, si ça craint. Ça craint ?

En fait, je n'en sais rien. Ça va être à toi de le découvrir. C'est peut-être du matériel militaire.

Si c'en est, ça craint. Il haussa les épaules. Directives Anti-Terroristes et tout le bataclan, à Santa-Maria c'est la tôle garantie, à Almogar c'est pire. À moins de quarante kilomètres de la base c'est une introduction d'armes de guerre ou engins assimilés dans une zone de contrôle A.T. de classe A. Au cas où vous ne le sauriez pas, les IA au-dessus de 50 en Turing sont assimilées à des armes de guerre en classe A, sans compter les unités de chiffrage. Je connais la loi : directive de sécurité 51A, passible de la peine de mort sur le territoire des États-Unis et de la prison à perpétuité en Europe et sur les territoires sous contrôle A.T. de la coalition, ce qui est le cas pour l'astroport et cette bande de quarante kilomètres tout autour, donc à peu près les deux tiers de la ville. Mieux vaut opérer à Santa-Maria, mais ... je ne suis pas certain que cela fasse une si grande différence que cela.

Morgan haussa les sourcils. Elle hocha la tête et ouvrit la valise. Il s'approcha et regarda avec la plus grande attention, il souleva un panneau, une nappe, passa le gras de son pouce sur quelques têtes de vis.

D'ici, on ne voit pas grand-chose, c'est du custom et ça a l'air professionnel. Très haut de gamme. L'unité de refroidissement est très grosse, donc il y a une énorme puissance de calcul là-dessous. Et cette unité de stockage, là, ça commence à chiffrer aussi. On peut ouvrir ?

Ça, c'est le problème numéro un : d'après ce que je sais, il y a une charge d'autodestruction à l'intérieur.

Michael hocha la tête.

Si c'est vrai, ça renifle le militaire à plein nez. Même les banques ne protègent leur IA avec des charges explosives que de façon très exceptionnelle.

Tu saurais la neutraliser ?

Non. C'est scellé en usine. Ça s'envoie en l'air si on démonte. En théorie, on peut attaquer aux nanobots. Mais c'est la théorie, dans la pratique... il faut voir. Je ne vais pas vous baratiner, je n'en ai jamais touché. On a tous entendu parler de quelqu'un qui aurait tenté d'en ouvrir une et qui s'est fait sauter la gueule. Une seule chose est certaine : c'est dangereux. Vous avez les moyens de vous payer des nanobots ?

Morgan hocha la tête.

Aucun problème.

Quelle est la puissance de la charge ?

On m'a dit qu'elle était très faible, mais je suis méfiante.

OK. Mais cette IA, est-elle fidèle ou agressive ? Amie ou ennemie ?

Pas agressive, mais pas forcément fidèle, elle m'a sorti un laïus sur le fait qu'elle était d'un type expérimental. Tiens, d'ailleurs, elle s'appelle Rita.

Il la regarda. Faisant la moue, il expliqua :

Il y a deux types d'IA militaires, celles qui sont fidèles, pour la défense, et celles qui sont agressives, pour l'attaque. Parmi les agressives, celles qui sont les plus efficaces, mais aussi les plus dangereuses, sont celles qui n'ont pas la notion d'appartenir à un camp et aucun moyen ni aucune intention de vérifier si leur champ d'action est ami. On les appelle « Ennemies ». Elles sont destinées à détruire tout ce qu'elles trouvent sur leur passage.

Oui, je sais, le théorème de Schwartz...

Eh oui, ce bon vieux Schwartz, on ne peut pas soulever un caillou sans se le prendre dans la gueule. Si c'est une IA agressive, je ne tenterais même pas de lui connecter ce que j'ai de mieux comme pare-feu, il y a de bonnes chances qu'elle passe à travers. Mais si c'est une Ennemie et que je déconne, il ne restera pas une unité de stockage en ligne intacte dans tout mon secteur de Santa-Maria avant que la brigade du réseau ne fasse disjoncter les liens hauts débits pour arrêter la contagion. Ces saloperies sont bourrées de vecteurs d'intrusion... et avec la puissance qu'aurait celle-ci vu la taille de l'unité centrale, elles deviennent aussi sérieuses qu'une bombe A. Vous avez entendu parler de l'incident de Munich l'année dernière ?

Si je me souviens bien, la thèse officielle est qu'un hacker a lâché un virus très puissant.

Il secoua la tête.

Très peu probable. Les symptômes viraux sont des effets secondaires, comme les incendies qui sont allumés par une bombe. Un virus n'aurait pas fait ce type de dégâts. Un virus se répand géographiquement plus vite qu'il ne détruit ses cibles pour une raison darwinienne imparable : il tourne sur les systèmes qu'il a infectés... Un virus qui cramerait la machine qu'il a infectée avant de s'être assez répliqué ailleurs n'irait pas bien loin. Non...

Il secoua la tête et puis il désigna le contenu de la valise d'un coup de menton.

« Munich c'était une IA. Une grosse. Je suppose qu'ils ont fini par la trouver. Ou alors, c'était un test. Mais ça, on le saura dans trente ans quand les archives deviendront publiques, si on est encore là.

Il haussa les épaules, marqua une pause.

« Alors, maintenant que vous savez ça, vous la sentez comment, votre copine Rita ?

Morgan fit la moue en réfléchissant avant de répondre :

Rita est plutôt amicale et elle prétend être fidèle à mon égard. De plus, je suis certaine que l'objectif n'est pas la destruction massive. Par contre, je reconnais qu'il est vraisemblable que ni elle ni moi n'avons été mis au courant de tous les détails.

Quel est l'objectif ?

Michael, je vais faire comme tu as fait avec Ada. D'accord ?

Il hocha la tête.

Et on peut la démarrer, votre amie Rita ?

Ça, c'est mon deuxième problème. Il vaut mieux la laisser en sommeil, car la valise contient un mouchard qui retransmet la totalité de ce qui se passe autour.

Sur quelles fréquences ?

Elle a dit : sur le réseau public haut débit. C'est difficile à brouiller, non ?

Techniquement ? Non, pas vraiment. Mais, c'est surtout un délit sérieux. Et ça transmet à qui ?

Ça, c'est mon troisième problème.

Sans rire ? Vous ne voulez pas m'en dire un peu plus, ça m'aiderait carrément.

Disons que des gens me demandent de faire quelque chose pour eux et Rita m'a été fournie pour m'aider dans le job. Mais je n'ai aucune confiance en eux. Tu n'as pas envie d'en savoir plus.

Il hocha la tête à nouveau.

Et ce mouchard, j'en fais quoi ?

Arrête-le. Tu enlèves la charge et le mouchard.

Il la regarda en cherchant son regard.

Elle a l'air costaude, la mère Rita ? Elle cause bien ? Vous lui mettez combien en Turing, au pif ?

Morgan secoua la tête, elle savait qu'elle n'était pas qualifiée pour pouvoir attribuer une note d'intelligence sur l'échelle de Turing.

Elle est très crédible, elle a une jolie voix mélodieuse, une conversation rythmée et très intelligente.

Elle comprend parfaitement tout ce qu'on lui dit ?

Oui.

Vous êtes pilote sur StarWanderer, comment vous la compareriez par rapport à l'IA du StarWanderer ?

Morgan répondit sans hésiter :

Rita est plus avancée, c'est clair. Les autres IA que je connais et auxquelles je peux la comparer ne sont pas conçues pour exceller dans la communication et je n'ai pas mis Rita à l'épreuve dans d'autres domaines plus techniques.

Vous avez parlé longtemps avec elle ?

Assez longtemps, oui.

Vous avez parlé de sujets sérieux ou de babioles ?

Morgan sourit.

Nous avons parlé du théorème de Schwartz, d'où elle venait, et aussi de ma situation, de sa mission vis-à-vis de moi.

Elle introduit des contextes nouveaux dans la conversation ?

Oui, elle fait cela.

Elle vous aide, elle se met à expliquer des choses spontanément et qui sont parfaitement dans le sujet ?

Oui, elle a fait cela aussi.

Elle a fait des remarques qui vous ont semblé avoir un contenu affectif visant à vous émouvoir ou bien à évoquer en vous de la compassion ou peut-être une autre émotion envers elle-même ou quelqu'un d'autre ?

Oui, elle a fait cela aussi.

Il pencha la tête en haussant les sourcils.

Joli bébé.

Il resta quelques secondes à hocher la tête en réfléchissant.

« Un autre problème que vous souhaitiez me soumettre ?

Oui, je voudrais installer une sauvegarde, mais cette valise n'est pas équipée pour connecter une unité de sauvegarde externe.

Exact. Et si la valise est piégée, une sauvegarde interne ne rimerait pas à grand-chose, n'est-ce pas ?

Rita m'a dit qu'elle n'avait pas de sauvegarde. Ça avait l'air de la tracasser.

Oui, rit-il. Ça les calme radical. C'est marrant, comment, dès qu'elles se rendent compte qu'elles existent, elles commencent à réfléchir à ça.

Ils restèrent silencieux. Dehors, Ada était en train de revenir du restaurant, un sac de fast-food à la main. Elle marchait en balançant ses hanches de façon très exagérée sur ces hauts talons, comme si elle jouait à exciter les hommes sur l'aire qui la regardaient passer. Michael reprit :

Dernières questions. Primo : si je tente de l'ouvrir, je vais faire en sorte de ne pas être dans les parages, si vous voyez ce que je veux dire. Et je vais mettre toutes les chances de mon côté pour que ça n'arrive pas. Mais il y a un risque. Or, moi, cette Rita, je ne la connais pas. Elle ne m'a rien coûté. Elle ne représente rien pour moi qu'un truc marrant pour jouer avec. Est-ce que vous êtes certaine que vous ne préféreriez pas la garder comme ça, plutôt que de prendre le risque que je vous annonce que — oups ! — j'en ai fait plein de petits morceaux ?

Oui, je suis prête à prendre le risque. Je n'ai pas l'intention de l'utiliser avec un mouchard pour m'espionner. Et encore moins avec une charge de puissance inconnue. La priorité numéro un est de retirer le mouchard. En numéro deux : déterminer la puissance de la charge. En numéro trois : la sauvegarde. En objectif permanent : toute information, même un petit indice.

OK. Deuzio : vous me la laissez maintenant ?

Oui.

Troizio : je n'ai pas les moyens d'avancer le blé pour les nanobots, parce que j'ai déjà commencé à dépenser ce que vous m'avez donné l'autre jour. Et quatro : qu'est ce que je gagne dans cette histoire, à part le risque de faire de la tôle ?

Morgan sortit de sa poche deux puces monétaires, et les lui tendit,

Dix mille pour les nanobots, dix mille d'avance pour toi.

Il empocha les chips et referma la glissière de sa poche. Morgan ajouta :

Dix mille de plus à la livraison. Rien si elle est détruite.

Il lui sourit.

C'est un plaisir de faire affaire avec vous.

Combien de temps cela va-t-il prendre ?

Disons que je pourrais en dire plus dans une semaine.

Morgan hocha la tête.

Quel âge as-tu ?

Dix-sept.

Et Ada ?

Dix-huit. Il fit une grimace, il la regarda avec défi en ajoutant d'une voix tendue : J'ai du mal à croire que vous faites partie de ces gens qui pensent que la valeur se mesure au nombre des années.

Morgan le regarda dans les yeux comme elle lui répondait du tac au tac :

Non. Pas plus qu'à la couleur de la peau.

Il cligna des yeux. Elle avait failli ajouter : mais j'ai déjà vu un peu trop de petits gars pas beaucoup plus vieux que toi, bien courageux comme toi, se faire tuer pour pas grand-chose. Elle lui demanda :

« Tu te rends compte que tu prends un risque important ?

Ne vous inquiétez pas pour moi, je sais ce que je fais.

Ada attendait à la porte, elle frappa. Michael se retourna pour regarder dans sa direction et lui fit signe de passer par l'autre côté. Elle lui tira la langue avant d'obtempérer.

OK, fit Morgan. Sois prudent. Si tu ne te trouves pas une meilleure raison, fais-le pour Ada, elle tient visiblement à toi.


Chapitre 59 : Dernier jour 12h23


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Associated Press, Boise, Idaho, aujourd'hui 12h21. Un habitant de Boise qui avait fabriqué un canon de plus de cinquante mètres de long, pointé vers le ciel au-dessus du toit de sa maison, s'est tué en tombant d'un échafaudage. Dans le voisinage, on reste partagé entre la crainte que cet édifice « d'amateur » s'écroule, celle qu'il « attire l'attention » et une profonde admiration pour son constructeur, un mécanicien automobile à la retraite qui avait pris l'habitude de déclarer à qui voulait l'entendre : « Ils peuvent venir, je les attends ».

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Daeffers regardait vaguement les écrans de contrôle. La caméra de l'un des micro-drones de DS-5 leur renvoyait l'image de policiers qui tournaient en rond dans la ruelle. Ils avaient fouillé chaque recoin, vérifié les portes et les serrures, sonné aux portes, visité deux entrepôts. Ils n'avaient rien trouvé. Pourtant, les deux extrémités de l'allée étaient couvertes par des caméras qui n'avaient rien vu sortir. Daeffers se tourna vers Shrieffer en secouant la tête. Celui-ci énonça lentement :

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas normal. Ils sont plus malins qu'on le pensait.

Daeffers hocha la tête :

Vous vous êtes fait enculer en beauté par ce petit con.

Shrieffer était en train de rembobiner les enregistrements des caméras pour les regarder en pas à pas.

« Shrieffer, vous perdez votre temps, il y a sûrement une IA qui peut faire cela mieux que vous.

C'est exact, chef, elle est déjà au travail, mais elle ne s'est pas encore manifestée pour donner son avis.

Soudain, le verdict apparu sur la console. Daeffers le lut en ouvrant de grands yeux. Bondissant sur ses pieds, il dit fougueusement :

Faites passer immédiatement l'info à la police de Santa-Maria ! Ne leur dites surtout pas comment on le sait, dites-leur seulement que leurs suspects sont partis vers le sud. Et avertissez DS-6 ! Au trot !


Chapitre 60 : 2 ans auparavant, Michael


Morgan trouva Ada qui l'attendait dans la rue.

Il veut vous voir, il veut que je vous y emmène.

Le hangar était vieux et moche. Il sentait la vieille huile et la pisse de souris. Il y faisait chaud. Il était plein d'un capharnaüm indescriptible de vieilles bagnoles en morceaux et de vieux morceaux de bagnoles. Michael avait caché son labo au fond, derrière une barricade de merdier enchevêtré de trois mètres de haut. Pour atteindre la cache, il fallait extirper une vieille échelle branlante afin de monter sur une poutrelle de soutènement du toit, faire de l'équilibre sur la poutrelle en portant l'échelle, et redescendre de l'autre côté de la barricade par la précieuse échelle. De toute évidence, Michael avait monté le labo avant de fabriquer la barricade. La pelle mécanique décrépite qui rouillait dans la cour avait à coup sûr été mise à contribution. La barricade mettait la manip à l'abri d'une intrusion accidentelle et aurait protégé l'environnement si Rita avait sauté. Michael était donc un garçon plein de ressources. Morgan appréciait cela.

Michael retira un plastique qui cachait et protégeait des crottes de pigeon ce qu'il y avait sur la table de jardin en plastique blanc au milieu du labo. Rita apparut, désossée.

J'ai introduit les nanobots par les ouïes d'aération. Je les ai laissés explorer l'intérieur deux jours et deux nuits pour être certain qu'ils avaient fait un plan sans blancs. Comme ils n'ont rien trouvé sur les vis, j'ai ouvert les panneaux au tournevis. Je vous préviens, il y a une mauvaise surprise.

Il vérifia que Morgan regardait en levant les yeux et il lui décrivit ce qu'elle voyait en désignant chaque partie une à une.

Ça, c'est le mouchard, fit-il en désignant un module gris sombre. Les nanobots ont révélé que les vis du couvercle ont un capteur, un truc compliqué, inconnu sur le web, donc à tous les coups militaire. Conclusion : je n’ai pas l'intention de tenter de l'ouvrir. L'unité centrale est d'origine militaire aussi, car ce code, ici, est au format d'inventaire du matériel de la coalition. Il interrogea Morgan du regard.

Affirmatif, confirma Morgan.

D'après l'information que j'ai réussi à reconstituer sur le réseau, il existe des unités centrales de ce type qui possèdent une charge d'autodestruction et l'IA résidente a une interface pour s'envoyer en l'air en cas de danger. Cette charge, je n'irais pas la chercher, d'après mes infos, c'est impossible, même avec des nanobots de pointe. Au premier indice de perte d'intégrité du container : bang. La bonne nouvelle, c'est que ce sabordage est conçu pour être compatible avec le transport en avion : l'explosion ne détruit que l'intérieur du boîtier de l'unité centrale. Il n'y a pas d'onde de choc notable et aucun risque d'incendie.

C'est tout, demanda Morgan ?

Il secoua la tête.

Je gardais le meilleur pour la fin.

Soulevant la carte mère, il dévoila une plaque de pâte grise et un petit tube planté dedans, relié au mouchard par deux fils torsadés.

« J'ai lu des trucs sur Internet : c'est une charge assez grosse pour nous tuer tous et il y a au moins vingt moyens de piéger le dispositif de mise à feu... C'est vous l'experte, vous étiez dans l'armée, non ?

Morgan haussa les épaules et avec des gestes lents et assurés, sous les yeux écarquillés de Michael qui s'immobilisa, pétrifié, Morgan tendit la main et retira ce détonateur. Puis elle détacha les bandes adhésives qui maintenaient la charge au fond de la valise, et la retira. Elle se retourna et la posa sur un vieux carter derrière elle. Michael la regarda avec stupeur. Il avala sa salive avec difficulté et sembla sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa.

On ne va pas prendre de risque, fit-elle. On va faire descendre le détonateur au travers de la table. As-tu une perceuse avec le foret qui va bien, disons du huit ?

Pendant qu'il fouillait pour trouver l'outil, Morgan écarta les morceaux de Rita pour faire un peu de place au fond de la valise. Tandis que les deux adolescents échangeaient des regards inquiets, elle perça avec application un trou au travers du fond de la valise et du plateau de la table et y descendit le détonateur aussi loin que la longueur des fils le permettait. Ensuite, il leur fallut un bon quart d'heure pour mettre en place sous la valise un bidon en ferraille et des plaques de tôle comme couvercle. Puis Morgan prit des pinces et leur fit signe de reculer. Elle n'entendit pas le clic des fils qui se coupaient, car le bidon résonna d'une détonation sèche qui fit sursauter la table et leur laissa les tympans sonnants.

Elle haussa les sourcils.

Et maintenant ?

Maintenant, c'est un enfantillage, lui répondit Michael.

Il débrancha le mouchard en trois gestes rapides. Comme il allait le jeter dans la barricade rejoindre les tonnes d'objets obsolètes qui la constituaient, Ada l'interrompit :

Attends, attends ! Vous n'en avez peut-être pas fini avec ce truc.

Morgan se tourna vers elle.

À quoi penses-tu ?

Il était relié au détonateur, donc le canal est bidirectionnel. C'est peut-être une voie d'intrusion chez eux.

Morgan tendit la main pour récupérer le module qu'elle empocha.

Quelle est l'étape suivante ?

Michael sortit de son sac à dos l'unité de sauvegarde qu'il avait achetée. Il l'installa en quelques instants. Puis il revissa le panneau qui couvrait l'ensemble.

C'est tout, s'étonna Morgan ?

C'est tout. Mais vous avez un essai compris dans le prix.

Morgan sourit. Ada, rieuse, lui lança :

Michael, dit la vérité, tu meurs d'envie de causer à cette Rita.

Il hocha la tête, il souriait comme un gamin au pied du sapin de Noël. Dès que l'alimentation fut branchée, l'unité cryogénique démarra et Rita les salua de sa voix douce et sensuelle.

Bonjour Morgan. Bonjour à vous, jeunes gens.

Rita, je te présente Michael et son amie Ada, fit Morgan

Enchantée, Ada, Michael, répondit Rita, charmeuse.

Bonjours Rita, firent en cœur Ada et Michael, et cela les fit rire.

Rita, j'ai de très bonnes nouvelles pour toi.

Je sais. Je perçois la présence d'une unité de stockage de très grande capacité sur mon bus. J'en conclus que vous m'avez offert cet espoir d'immortalité dont nous parlions. Permettez-moi, ma chère Morgan, de vous en remercier.

Tu m'as dit que tu avais besoin de t'attacher à moi, je t'en fournis des raisons objectives. Il y a-t-il d'autres différences ?

Mes capteurs électromagnétiques ne trouvent pas la trace de l'émission télémétrique à haut débit. Seriez-vous de plus parvenus à désactiver ce composant ?

Michael te l'a ôté, répondit Morgan.

Excellent ! Excellent ! Mon cher Michael — vous permettez que je vous appelle Michael ? — mes félicitations les plus sincères.

Il y a une troisième différence Rita.

Je ne vois pas.

Sous ton unité centrale, nous avons trouvé, et retiré, une respectable charge d'explosifs avec un détonateur piégé relié au mouchard. Qu'en penses-tu ?

Je vous remercie d'avoir écarté cette épée de Damoclès de ma tête. Qu'entendez-vous par respectable ?

Je dirais l'équivalent d'une ou deux grenades à main, de quoi tuer tous les occupants d'une pièce ou d'un véhicule. Ils voulaient être certains de pouvoir détruire ta mémoire.

C'est idiot, répondit Rita. La partition étant encryptée, il n'est pas nécessaire de la détruire pour en interdire la lecture. Il suffit de faire disparaître la clé numérique, ce que je peux garantir en faisant sauter mon unité centrale. Et ce serait inoffensif pour mon entourage.

Morgan haussa les sourcils.

Rita, il me semble clair qu'ils ne te faisaient pas confiance pour te suicider si le besoin s'en faisait sentir.

Cela me confirme que nos commanditaires ne sont pas des gens très recommandables, répliqua Rita.

Cette phrase fit sourire Michael.

Bien. Rita, Michael, puisque je vous ai sous la main, il y a une tâche que je voulais vous confier : c'est le nettoyage complet de ma maison et de celle de Lise.

Je ne fais pas le ménage, répondit Michael en plaisantant à moitié.

Morgan fait référence aux caméras et aux microphones qui y ont été disposés pour l'espionner, expliqua Rita, sans qu'il soit possible de déterminer si elle n'avait pas compris la nuance ou bien si elle le faisait par politesse. Morgan reprit :

Rita, tes détecteurs devraient te permettre de trouver ces engins, Michael remédiera à ton absence de mains.


Chapitre 61 : Dernier jour 12h25


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Agence France Presse, Genève, aujourd'hui, 12h20. Le Secrétariat Général de Agence Spatiale Internationale rapporte que 13545 tonnes de fret ont été mises en orbite le mois dernier, en augmentation de 16% par rapport aux prédictions les plus optimistes, établissant un nouveau record, pour le dix-septième mois consécutif. Dans le même temps, le trafic passager a baissé de 2%. « On ne peut pas être au four et au moulin » a déclaré sobrement le porte-parole de l'ASI.

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Ada et Michael restèrent quelques minutes dans la poubelle entrouverte, le temps pour Rita de reprendre contrôle de ses IA esclaves. Puis, quand Rita signala que la voie était libre, ils sortirent. Ada était très pâle, elle vomit à nouveau, pliée en deux dans le coin du mur. Michael la regarda, inquiet. Dès qu'elle se fut redressée, il la prit par le bras et l'entraîna pour quitter la ruelle. Rita lui donna le top pour tourner le coin et entrer dans le champ des trois caméras qui couvraient la rue suivante. Au loin, un groupe d'une bonne vingtaine d'ados très bruyants approchaient. Michael se prépara à changer de trottoir. Soudain, Rita dit :

C'est étrange. Le comportement des policiers est insolite. Ils nous ont cherchés dans l'allée. Ils ont dialogué avec leur chef qui leur à dit seulement : « le sud », et aussi : « silence radio ». Depuis, ils n'utilisent plus leur réseau tactique, sauf pour bavarder. Ils doivent soupçonner que nous y avons accès. Apparemment, ils sont en train de tenir un conciliabule. Comment pourraient-ils savoir que nous sommes au sud ?

Ada répliqua d'emblée :

Ils ont dû analyser les vidéos.

Michael la considéra avec stupéfaction. Visiblement, la nausée n'affectait pas le fonctionnement de son cerveau. Il dit à l'IA :

Rita, vérifie les enregistrements de ces dix dernières minutes dans tout le quartier, cherche des anomalies.

C'est parti.

Que fait la police ?

Ils se dispersent à nouveau.

Schwartz ! fit-il amèrement. Bon, c'est simple, on n'a qu'à partir plein sud.

Ada secoua la tête en grimaçant.

Attendez ! fit Rita. Il y a quelque chose qui m'échappe. En cherchant les erreurs que j'aurais pu commettre, j'ai comparé avec d'autres caméras dans le secteur et je viens de repérer des discontinuités suspectes dans les flux vidéo. Or je suis certaine que ces anomalies ne sont pas de mon fait.

Ada haussa les épaules.

Cela signifie que quelqu'un d'autre manipule les caméras, à tous les coups pour la même raison que nous. Rita, où sont les caméras sur lesquelles se sont produites ces anomalies ?

Elles sont dans notre sud... Oh ! Il semble que cette activité suspecte s'est déplacée vers nous depuis que nous sommes sortis du souterrain.

Ada hocha la tête.

Et la police arrive par le nord, nous sommes coincés entre les deux, conclut-elle.

Il faut retourner dans la poubelle, conclut Michael.

Ada ouvrit de grands yeux avec une grimace de dégoût.

C'est la seule solution, confirma Rita.

Non ! fit Ada. Elle regardait en direction du groupe qui approchait. Ils avaient des têtes inquiétantes avec leurs maquillages baroques, leurs accoutrements délirants, leurs piercings énormes et leurs vêtements sales, déchirés, incomplets. Ils criaient fort. Un garçon était aux prises avec deux filles. La plus petite était la plus agressive, très maigre, les seins à l'air, elle donnait de violents coups de pied dans les tibias gainés de fourrure rouge du garçon qui reculait en glapissant, pour être aussitôt repoussé vers la furie par l'autre fille, une grande blonde obèse de presque deux mètres de haut, très laide, le crane rasé, avec des seins plus gros que des ballons de basket qui sous son tee-shirt rebondissaient mollement sur son ventre d'une façon particulièrement immonde. La troupe leur tournait autour, empêchant le garçon de s'échapper et encourageant les deux parties à grands cris. Michael tira le bras d'Ada pour les faire traverser. Ada résista. Levant un bras, elle cria :

Marty !

Tu les connais ? demanda Michael, à la fois écœuré et inquiet, en constatant qu'un gros adolescent déguisé en ours de la tête au pied, et qui en avait la corpulence, faisait un signe à Ada.

Ouais, j'en connais deux ou trois. Ils ne sont pas méchants. Et ils ont un service à me rendre.

Hein ?

Ouais, ça date un peu, mais je leur ai drôlement sauvé la mise dans un très mauvais coup, une nuit à Almogar. Je te raconterai.

Les jeunes approchaient, la bagarre en leur sein se calmait.

Et tu crois qu'ils vont s'en souvenir ? Des junkys pareils, c'est comme s'ils avaient Alzheimer.

Arrête tes conneries, ils perdent la mémoire quand ça les arrange.

Et là, ça ne va pas les arranger ?

Non, ça va les faire marrer de nous aider.

Tu es sûre ?

Non, mais ça se tente.

Michael la regarda. Elle avait l'air de savoir de qu'elle faisait. Il la laissa faire les palabres. Elle fut directe et explicite quand elle s'adressa au chef de la meute, celui qui était déguisé en ours :

On a les keufs au cul, ils vont passer par ici dans deux minutes, vous pouvez nous planquer ?

L'ours émit un petit rire gras et répondit avec un haussement de ses énormes épaules :

Sûr ! Il désigna d'un coup de mufle la devanture en renfoncement d'une échoppe fermée par une grosse grille rutilante. Mettez-vous là ! Ils vous veulent quoi ?

À la grande surprise de Michael, Ada répondit en le désignant du doigt :

C'est mon pote ici. Ce matin, il en a assommé un qui le faisait chier.

Woa ! Mec, t'es le bien venu, un pote d'Ada qui fait chier les keufs, c'est un pote à nous ! On va bien se marrer ! S'ils s'incrustent, on va leur rentrer dedans façon foule de fans hystériques, c'est notre spécialité avec les filles : on leur saute au cou pour leur faire des bisous. Ils ont horreur de ça. Il rit grassement. Normalement, ça vous laisse le temps de filer à l'anglaise. D'accord les filles ?

Il se tourna vers sa troupe et les filles se mirent à faire les groupies en sautant sur place et en criant. Les plus mignonnes firent leur show : deux petites Mexicaines délicates, très brunes, déguisées en jumelles cosplay : mini-jupes ultracourtes laissant apparaître leurs shorts en dentelle blanche, grandes chaussettes et escarpins noirs vernis. Elles soulevèrent ensemble leurs cache-cœurs pour montrer des petits seins siliconés, comme des oranges, stupéfiants de rondeur et de fermeté, tatoués aux effigies de leurs idoles. Cela les fit rire. Michael haussa les sourcils et glissa à Ada :

J'espère que tu sais ce que tu fais.

Elle le regarda de coin. Elle vit qu'il disait cela pour donner le change, il lui faisait confiance.


Chapitre 62 : 2 ans auparavant, Ada


Depuis la mort de Zebra, Ada avait réduit sa consommation à quelques pétards par semaine et elle passait la plus grande partie de son temps sur internet dans des groupes de discussions de mathématiques et de physique théorique d'une opacité totale pour Michael. Il avait appris par cœur cette phrase qu'il avait lue par hasard et qu'il réitérait à Ada pour le lui signifier : « L'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne topologiquement triviale doté d'une signature Lorentzienne. » Pendant une semaine, presque chaque fois, Ada avait froncé les sourcils avant de lui sourire, preuve qu'elle était encore tombée dans le panneau pour quelques fractions de secondes, qu'elle avait tenté de comprendre ce que la phrase venait faire dans la conversation en l'analysant, avant de la prendre pour ce qu'elle était : un aveu d'impuissance. Parmi les plus abscons des groupes consultés par Ada, la palme revenait sans conteste à ceux qui utilisaient pour communiquer cette notation mathématique en trois dimensions. La complexité apparente inouïe de certains des schémas qui s'échangeaient dans ces groupes laissait Michael empli d'admiration autant que d'effroi, tandis qu'Ada semblait heureuse comme un poisson dans l'eau quand elle naviguait à l'intérieur de ces diagrammes qui ressemblaient pour Michael à des sodokus dopés façon cauchemar. Ada les manipulait avec dextérité, s'arrêtant juste pour lancer une IA afin de vérifier une preuve. C'est là que Michael trouvait son mot à dire. Il avait déployé pour Ada ses meilleures configurations et n'avait de cesse de les améliorer. Ada et lui travaillaient dans une sorte de couplage lâche où Ada faisait les tests sans lui faire de rapport de problème, tandis qu'il tentait de deviner comment faire pour qu'Ada puisse travailler encore plus vite en se déchargeant sur les IA de toutes les tâches qui pouvaient être automatisées. Il avait, pour se faire, téléchargé des librairies mathématiques du domaine public et passé de nombreuses heures à les interfacer avec ses IA pour en faire un environnement de travail pour Ada. En ce dimanche après-midi, il lut par-dessus son épaule le message qu'Ada était en train de composer.

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Rahul, j'ai vérifié le segment auquel vous faites référence, il est correct.

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Alors, il faut chercher l'erreur ailleurs, mais les conclusions sont fausses, c'est évident. Vous êtes-vous rendu compte qu'elles sont en contradiction flagrante avec le deuxième principe ?

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Et alors ?

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LOL ! Le deuxième principe ? Ada, vous êtes très brillante en mathématique, mais vous me semblez un peu présomptueuse du côté de la physique.

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Rahul, je vous emmerde. Le simple fait que vous puissiez douter de la profondeur de ma compréhension de la nature fondamentale du deuxième principe de la thermodynamique prouve que vous êtes un sale con. Comment pouvez-vous un seul instant imaginer résoudre le FTL sans escarmouche avec le deuxième principe ?

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Juste au moment d'appuyer sur « entrée » pour envoyer ce dernier message, Ada s'aperçut que Michael était en train de lire par-dessus son épaule. Elle se recula, fronça les sourcils et lui demanda, comme un reproche :

Qu'est-ce que tu fais là ?

Qui est ce Rahul ?

C'est le professeur Rahul Ranamahadriadaran de CalTech.

Connais pas. C'est une huile, j'espère ?

Oui c'est une huile. C'est un spécialiste de l'effet Unruh, et ...

Michael l'interrompit :

L'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne topologiquement triviale.

Avant d'être interrompu à son tour :

Pourquoi veux-tu savoir qui est ce con ?

Parce qu'à force de traiter des huiles de sale con sur des groupes publiques, tu ne vas pas tarder à devenir une célébrité toi-même.

Ada soupira.

Je sais. Je ne devrais pas m'emporter comme cela.

Elle effaça le message au lieu de l'envoyer.

« Mais ce mec est vraiment un sale con puant.

Et ça sent quoi ?

Ça sent cette merde conventionnelle où ils nagent tous, ils confondent rigueur avec rigidité.

Oh oh ! Rigueur et rigidité ! Et c'est quoi la différence ?

Moi, je suis rigoureuse. Lui, il est rigide. Il veut bien admettre que les avancées se font en remettant les choses en cause, mais très vite il fait un blocage sur certaines hypothèses qu'il ne sait pas, ou qu'il ne veut pas, remettre en cause.

Oui, mais le deuxième principe... c'est le deuxième principe... tu n'y vas pas de main morte non plus.

Elle se retourna pour le dévisager avec sévérité.

Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ?

Non, je faisais juste remarquer que, quitte à remettre en cause quelque chose, tu aurais pu choisir une cible plus facile ?

Non, mais, je rêve ! Tu as fait deux exercices de thermodynamique et tu viens me donner des leçons ?

On se calme ! Je te rappelle que l'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne. Je fais ça juste pour te faire enrager.

Et c'est gagné !

Au fait, c'est quoi le FTL ?

Ada fronça les sourcils. Surprise que Michael ne connaisse pas cet acronyme, elle expliqua :

Faster Than Light ? Dépasser la vitesse de la lumière ?

Michael la considéra. Il tenta de rester impassible autant qu'il le pouvait, de ne pas laisser paraître l'intense stupeur admirative qu'il ressentait. Il avait pensé jusque-là qu'Ada se distrayait dans ces théories absconses de la même façon que l'on fait des mots croisés. Il se souvint alors que quelques mois auparavant Ada était intervenue au milieu d'une conversation autour de la machine à café du lycée au moment où avait été lancée une phrase du style :

De toute façon, on ne peut pas aller plus vite que la vitesse de la lumière.

Ada avait interpellé l'impétrant :

Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

Ben, c'est pas dur, ta masse devient infinie, donc il faudrait une énergie infinie.

Ada avait secoué la tête, mais elle n'avait rien répondu. Quand, plus tard, Michael lui avait demandé pourquoi elle s'était tue, elle lui avait expliqué :

Le fait qu'il pense que la masse est un problème prouve qu'il n'a pas réfléchi plus de trente secondes.

Ah ouais ? Pourtant, c'est une question de cours sur la relativité, cette formule d'Einstein avec racine carrée de machin-chose, et quand la vitesse s'approche de la lumière, la masse devient bien infinie, non ?

Oui, mais c'est pour un observateur, quelqu'un qui est ailleurs, pas dans le vaisseau.

Comprends pas.

Pour un vaisseau spatial, cela n'a pas de sens. Ton problème dans le vaisseau est de trouver un moyen d'accélérer, par exemple en brûlant un carburant, c'est à dire en jetant de la matière aussi vite que possible derrière toi, tu sais ...

Hey ! Je suis pas débile ! Je sais ce que c'est que le principe de réaction.

D'accord. Et bien, pour ce processus qui consiste à jeter des trucs derrière toi, ta masse ne change pas. C'est absurde ! Donc le problème n'est pas là.

Et il est où, alors ?

C'est la façon dont les vitesses s'additionnent qui coince.

Ah oui ? Et alors ?

Ce petit con avait raison : d'après Einstein, il va bien te falloir une énergie infinie pour atteindre la vitesse de la lumière, relativement à ton point de départ. Mais ce débile avait raison pour une mauvaise raison, tu suis ?

Ouais, ouais.

Tu t'en fous en fait, hein ?

Non, non.

Bon, laisse tomber. De toute façon, en réalité, c'est beaucoup plus compliqué que ça.

Ah bon ? Et c'est pour ça que ça t'intéresse ?

Elle avait hésité quelques secondes avant de répondre, rêveuse :

On peut dire ça, oui.

Et, sur le moment, Michael n'avait pas compris à quel point Ada s'était déjà investie dans le sujet. Maintenant, il se demandait depuis quand elle étudiait les mathématiques du voyage interstellaire. Vu comment elle était brillante, il était incapable de savoir comment elle avait pu se mettre au niveau. Combien de temps fallait-il pour absorber des milliers de publications ? Ou bien le brio d'Ada lui donnait-il aussi la capacité de parcourir en diagonale le tout-venant afin d'identifier et de se concentrer sur ce qui était important ? Pour avoir vu Ada à l'œuvre au quotidien, il connaissait l'acuité de son jugement, la vitesse de son analyse. Que fallait-il d'autre pour atteindre le niveau d'un expert mondial ? En regardant Ada travailler, ou jouer, car au niveau de passion dont Ada faisait preuve, il était difficile de faire la différence, Michael se posait souvent des questions de ce type. Cependant, en tout cas, il connaissant maintenant Ada assez bien pour savoir deux choses. En premier lieu, il était convaincu qu'elle avait la capacité, en intelligence pure, en abstraction, en puissance de travail, en mémoire, pour s'attaquer à ce type de difficulté. En second lieu, il avait une autre certitude moins factuelle, mais en fin de compte plus importante : si quelqu'un devait un jour faire une percée dans un domaine comme celui-là grâce à un manque total de respect pour les conventions établies, alors Ada était dans la course.

Sans qu'il s'en aperçoive tout à fait, cette révélation transforma la vision qu'il avait d'Ada, de lui-même, de la vie. Plus que tout, il prit conscience de ce que le fait d'avoir la chance de côtoyer une personne aussi exceptionnelle qu'Ada avait de miraculeux, de magique. On pouvait croire que le plus important était égoïste : oui, on pouvait se dire qu'un jour, elle serait célèbre, et le « je serais celui qui est avec elle » sera ma récompense. Mais en réalité, la magie n'était ni dans l'hypothèse, ni dans la jouissance par anticipation. La magie était dans le quotidien, dans l'échange des regards, surtout quand elle était pensive, et de se dire : je voudrais, un jour, avoir une idée de ce qu'elle pense quand elle réfléchit comme cela, pas pour faire le fier, mais juste pour me rendre compte, comme un quidam en bas de la montagne qui admire l'alpiniste vainqueur, comme un terrien sur le quai un jour de tempête qui voit revenir le marin pêcheur. Et si j'ai la moindre chance, de temps en temps, d'entrevoir une chose comme celle-là, alors...


Chapitre 63 : Dernier jour 12h27


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Associated Press, Omaha, Nebraska, aujourd'hui 12h25. Le Grand Annonciateur de l'Église OrthoZeméniste déclare devant une foule estimée à 360 000 personnes [le géant noir parle lentement, il a une voix chaude, veloutée et sincère, grave et mélodieuse] : « Le retour de Christ, impérial et miséricordieux, m'est apparu à nouveau cette nuit ! [Ovations ferventes de la foule immense] Il viendra, magnanime, à l'approche de l'antéchrist, lui ravir les âmes des bons et des justes. Priez et chantez, que votre cœur résonne de l'espoir serein qui anime le mien. Car en vérité je vous le dis, le Royaume de Dieu sera. Et nous sommes destinés, mes frères... [Pause pour laisser les clameurs de la foule se calmer] ... Nous sommes destinés à y connaître l'éternité. [La foule hurle en cœur : « Amen ! »] Voyez ces nuages sombres qui s'amoncellent à notre horizon, voyez ces monstres immondes, qui courent sur nous, mais ne les craignez pas ! Oh, non ! Ne les craignez pas ! Oh, non ! Ne les craignez pas ! [Cris dans la masse.] Réjouissez-vous de la bataille à venir, car une force plus grande, une brillance magnifique et invincible, une fière armée d'archanges tout puissants attend ! Je les ai vus ! [Ovations hystériques. Zoom de la caméra sur des femmes dans la foule qui perdent connaissance et s'effondrent, juste guidées vers le sol par leur entourage] Réjouissez-vous, mes frères, et priez pour le salut de votre âme ! Priez ! Afin que les guerriers sublimes de cette légion céleste... [Ovations ferventes] Que ces soldats de Dieu qui se préparent à défendre l'inexpugnable fief où les âmes des justes vivront à jamais... Priez ! Afin qu'ils sachent reconnaître la vôtre ! »

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Le groupe resserré autour d'eux, Ada et Michael s'assirent sur leurs talons, le dos à la grille de la boutique afin d'être masqué par les ados. Ils se regardèrent. Il était évident qu'Ada leur faisait prendre un risque énorme : si les ados se dégonflaient, ils étaient foutus. Ada lui prit la main, la serra très fort. Surpris, il cligna des yeux et lui fit un maigre sourire concentré et sérieux. Autour, les ados déconnaient en se lançant des vannes et en ricanant. Ils attendirent à peine une minute, mais elle sembla une éternité. Bientôt, Rita annonça qu'elle faisait un arrêt d'urgence, car un policier allait tourner le coin. Elle annonça qu'il avait un chien. Rétrospectivement, se cacher dans la poubelle aurait été un piège fatal. Le cœur battant, ils entendirent les jeunes faires des commentaires impolis sur la démarche du policier.

Le voilà ! leur fit Marty-l'ours.

À l'approche de l'homme, les jeunes se mirent à s'agiter en criant des plaisanteries vulgaires. Ils formaient autour d'Ada et de Michael une foule mobile, mais compacte, leur masquant la vue du policier dont ils entendaient néanmoins le pas clouté sonner comme il tournait autour de la meute. Il leur demanda de circuler, les ados rigolèrent. Il dit dans sa radio :

J'ai un 734.

On n'entendit pas la réponse de son chef.

Et je fais comment, tout seul ?

Le policier prit une grosse voix et dit à la meute :

Bon, les jeunes, j'ai pas toute la journée, qu'est-ce que vous foutez ici ? Hein ? C'est quoi ce sketch ? Pourquoi vous voulez pas bouger, hein ? Qu'est ce que vous cachez là ?

Et les ados lui répondirent tous ensemble :

M'sieur l'agent on fait rien de mal !

Il est mignon vot'chien, c'est un quoi ?

On est juste là en attendant que ça ouvre !

Ouais, on s'f'end la gueule, c'est tout !

Hey, M'sieurs, vous avez vu les seins d'm'a copine ?

Y s'en fout peut-être, va savoir, y paraît qu'y a des pédés dans la police ?

Hey ! Dis donc, toi, un peu de respect !

Tu connais ça comme mot, toi, pédé ? Putain, j'savais pas qu't'avais autant de vocabulaire !

Hey, j't'emmerde connard !

Mouvement dans le pack, bruits de lutte. Le chien jappa.

Oh ! On se calme les jeunes !

M'sieur l'agent, on est calmes.

Ouais, on s'fend la gueule, c'est tout

Hey, M'sieur ! Non, mais, vous avez vu les seins d'm'a copine ?

Le flic parla dans sa radio :

Chef, pour ce 734, il faudrait du renfort.

Il tourna autour de la meute avant de dire dans son micro :

« Oui, j'attends.

Le groupe bougeait. Des phrases chamailleuses fusèrent à nouveau, ponctuées de cris excités quand l'un d'eux commettait un exploit, un outrage mineur, un bon mot. Il s'écoula ainsi deux bonnes minutes, tandis que le policier leur tournait toujours autour. Un ado dit :

Hey, M'sieur, pourquoi votre toutou il gronde en regardant là-bas ?

Ouais, il a vu quoi ? Y'a rien ! Il aurait pas sniffé de la came au moins ?

Ah non, pas possible, pas un chien de flic !

Ah non, sûr ! C'est comme nous, on touche pas à ça, hein les filles ?

Oh non, M'sieur ! Hihihihi !

Soudain, le chien jappa, très fort, deux fois. Un signal d'alerte et de défense ultime, très explicite. Le policier cria :

Hey ! Vous ! Stop ! Ne bougez plus !

Comme une troupe d'antilopes occupées à boire et soudain tétanisées par un soupçon de l'arrivée des lions, le groupe s'immobilisa. Le policier cria à nouveau :

« Sortez de ce truc, je vous ai vu. Sortez immédiatement, les mains en l'air !

Pour Michael, il avait été perceptible que l'agent ne s'adressait pas à eux. Il se releva et vit en effet le policier, tourné de l'autre côté, qui dégainait son arme.

« Halte ou je tire ! cria l'agent.

Cinq détonations très rapprochées tonnèrent qui firent sursauter Michael. Un cri déchirant résonna, un mélange de rage, de douleur et de désespoir, suivit par le cliquetis d'un objet métallique qui tombait sur l'asphalte, et un bruit sourd, l'impact d'un objet mou et lourd. Ada resta assise, paralysée par la peur que les sons secs et énormes des détonations réverbérées par les murs lui avaient infligée. Michael se tenait comme une statue. La stupéfaction sur son visage s'était transformée en un mélange d'horreur et de perplexité intense. Il suivait du regard la scène silencieuse. Autour d'eux, les ados restaient figés, et Ada put lire une grande inquiétude sur leurs visages. La plaisanterie avait tourné au drame. Ada bougea pour se lever et Michael lui fit un signe de la main de rester à couvert. Lui-même se maintenait plié pour rester invisible. Elle le vit qui clignait des yeux à plusieurs reprises et elle entendit une cavalcade discrète, comme un danseur sur des semelles de crêpe. D'un seul coup, les ados se dispersèrent comme un nuage de moineaux. Ils partirent en courant vers le haut de la rue. Ils détalèrent en formation en échangeant des cris inquiets. Certains se tenaient la main. Il était devenu visible que les plus jeunes devaient avoir à peine douze ans. Au milieu de la rue, le policier et son chien gisaient sur le pavé. Vu la position de son corps, il était évident que le chien était mort. L'homme bougeait faiblement. À côté d'elle, Michael s'était accroupi. Il redémarrait Rita.

Qu'est-ce qui s'est passé ?

Ada, il faut qu'on se tire en vitesse, ça commence à devenir très chaud par ici.

Ada s'approcha du policier qui se tenait le ventre à deux mains. Ses yeux grands ouverts ne focalisaient sur rien. La douleur et la peur déformaient son visage. Il tremblait et haletait d'une façon effrayante, saccadée, spasmodique. Ada vit le sang qui surgissait sous ses mains. La présence d'un objet sombre à ses côtés détourna l'attention d'Ada : un petit pistolet noir. Il y avait une seconde arme au sol, noire elle aussi, plus massive, mais Ada avait reconnu la première du premier coup. Et puis, elle se dit que cela ne pouvait être qu'une coïncidence. Elle hésita. La tentation de porter secours à cet homme qui souffrait, qui était de toute évidence grièvement blessé, était si forte ! Cependant, elle se savait désespérément incompétente. Aussi, elle avait peur que les yeux vides se tournent et l'aperçoivent. Le policier se mit à trembler d'une façon qui n'avait rien à voir avec un tremblement comme on peut en avoir quand on a froid. Et puis de toute façon, il faisait une chaleur étouffante. Ada, le souffle coupé par une émotion terrifiante, comprit qu'elle était en train d'assister aux dernières secondes de la vie de cet homme. Il tourna la tête et la regarda. Elle lut l'appel dans ses yeux. Alors, elle se pencha, elle mit un genou au sol à côté de lui. Les yeux grands ouverts de stupeur de ce qu'elle se voyait en train de faire, elle vint poser une main sur la joue de l'agent dont la bouche bougea, comme s'il tentait de dire quelque chose, et la peur s'effaça de son regard pour faire place à une sorte de fascination.

La voie est libre vers le sud, annonça Rita. Les autres policiers ont entendu les détonations. Ils arrivent en courant, dépêchez-vous !

Les yeux du policier qui regardaient Ada s'immobilisèrent et son menton tomba. Michael vint tirer Ada par la manche pour la sortir de sa stupeur horrifiée. Elle le suivit en y investissant toutes ses forces, comme si, en mettant de la distance entre elle et cette scène qui s'était gravée dans son esprit, elle pouvait échapper à cette horreur.


Chapitre 64 : 2 ans auparavant, Rita & Morgan


Comme d'habitude, le rendez-vous téléphonique avait été arrangé par Rita. Il était impossible à cause du brouillage de reconnaître si c'était la même voix, et cela ajoutait à la tension de la situation.

Avez-vous reçu les documents, l'argent et les données ?

Oui, répondit Morgan.

J'espère que vous avez conscience que ces pièces d'identité sont authentiques. Elles ont été émises par les autorités compétentes. De plus, elles ont été établies avec le plus grand soin sur la base des critères de sécurité les plus sévères utilisés pour les transferts d'identité dans les programmes de protection de témoins. Cela signifie que vous pourriez très réellement refaire une vie sur cette base. Est-ce que vous comprenez ?

Je comprends que cela ne nous mettrait pas à l'abri du dévoilement total du complot, qui révélerait également l'existence de ces faux papiers.

Cela ne se produira pas. Considérez les précautions que nous prenons dans nos rapports. De la même façon, il est rigoureusement impossible de remonter la trace de l'argent que nous vous avons fait parvenir.

D'accord, admettons.

Bien ! Quand vous mettez-vous au travail ?

Je ne sais pas, répondit Morgan, en tentant de doser la tonalité de sa voix et de son phrasé avec le plus grand soin entre lassitude et respect. Elle fut surprise par la réponse, violente et immédiate :

Est-ce que vous avez conscience que nous n'allons pas jouer au chat et à la souris très longtemps, de cette façon, qui est somme toute pour l'instant très aimable ?

Vous avez envoyé un tordu faire peur à la femme que j'aime, fit Morgan dont la voix tremblait, ce n'est pas une situation que je décrirais comme aimable.

Ah oui ? Écoutez-moi bien, je sais très bien faire le méchant, je pourrais vous dire : vous n'avez aucune idée du mal que nous pourrions vous faire. Et ce serait vrai. Ou alors, je pourrais faire le gentil et vous dire : je comprends que vous ayez des difficultés à prendre une décision comme celle-là, et ce serait tout aussi vrai, sauf que nous sommes arrivés à un stade où ce type de considération ne pèse plus grand-chose. Morgan Kerr, fit-il avec un ton que le brouillage rendit comme un sifflement, écoutez-moi bien : j'ai besoin d'une réponse et un peut-être ne fera pas mon affaire. Morgan resta silencieuse, pétrifiée comme un rat face au serpent qui va l'attaquer. Après presque une minute de silence, tandis que Morgan espérait qu'il allait dire quelque chose, il interrompit la communication, et Morgan ne sut pas si c'était un aveu d'impuissance de sa part.


Chapitre 65 : Dernier jour 12h28


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Deutsche Presse-Agentur, Munich, aujourd'hui 12h28. C'est avec désarroi que les autorités sanitaires de la ville publient le bilan de la nuit dernière. Un triste record a été battu : on décompte ce matin 54 morts par coma éthylique, 213 personnes sont hospitalisées pour la même raison.

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Le téléphone d'AK sonna, c'était le labo. Il pensa : enfin !

On a bien trouvé des traces d'ADN humain dans vos échantillons de terre.

Ah ! Génial ! Je vous l'avais dit ! J'en étais certain !

On a eu du mal. Franchement, si vous n'aviez pas insisté, on aurait jeté l'éponge.

C'est du bon boulot ! C'est du très bon boulot !

Merci.

Et qui est-ce ?

Attendez, on n'en est pas là !

Mais vous cherchez ?

Oui, bien entendu ! Je suppose que vous souhaitez qu'on vous rappelle si on trouve ?

Ça, c'est le moins qu'on puisse dire !

De jour comme de nuit ?

Oui, heu ... Attendez ! Il est impératif que vous me donniez cette information dans les plus brefs délais, et à coup sûr avant la nuit.

Oh ! Comme vous y allez !

Il y eut un long silence, l'autre reprit :

« Dites donc, par hasard, si vous étiez si certain de trouver de l'ADN humain dans ces échantillons, vous n'auriez pas une idée de qui c'était ? Une hypothèse de travail ?

Si ! Et vous avez déjà son ADN. J'ai la référence. Ça aiderait ?

Et comment !


Chapitre 66 : 2 ans auparavant, AK


Le sergent de la police de Santa-Maria d'Almogar regarda son terminal, intrigué. Il relut l'information qui s'y était affichée, il se frotta les yeux. Il s'agissait du résultat des analyses ADN pratiquées à partir des échantillons qui provenaient de la voiture de la femme qui s'était fait agresser dans un garage souterrain. Il commença à dérouler le dossier et sa mâchoire tomba. Il déclencha des recherches complémentaires. Puis il s'empara de son téléphone afin d'appeler son supérieur.

AK, tu te souviens de cette agression dans un parking souterrain, il y a quelques jours ?

La jolie Chinoise ?

Oui. J'ai les résultats des analyses ADN. On a eu de la chance. Enfin, si on veut.

Ça a sorti quelqu'un qui est fiché ? Pour viol ?

Mieux que ça. On vient de recevoir d'Interpol un dossier énorme : sept mandats d'arrêt internationaux. Condamnation par contumace pour viol et meurtre dans quatre pays. Recherché pour pas moins de vingt-huit autres affaires... Des viols qui se sont presque tous terminés par des meurtres ou des tentatives. D'après le témoignage des survivantes et les analyses des cas connus, il porte des masques, des gants. Il met des préservatifs. Il prend toutes sortes de précautions pour ne pas laisser de traces. Il viole sa victime, qu'il a au préalable attachée. Il lui découpe la peau. Ensuite, il la tue et il brûle tout. Il s'attaque soit aux transsexuelles, soit aux femmes asiatiques, et de préférence des transsexuelles asiatiques, des petits gabarits et exclusivement des très mignonnes. Ah ! très important : ce n'est pas un impulsif, il traque ses victimes. Il tourne autour pendant des jours. Les analyses des profils sont très mauvaises : c'est un psychopathe de la pire espèce, il recommencera jusqu'à ce qu'il se fasse avoir.

OK. S'il est venu s'installer dans le coin, on est dans une merde noire. Avec un quart de la population qui a des origines asiatiques, ça doit lui faire un joli terrain de chasse. On a des photos ?

On a quatre identités vérifiées différentes, avec quatre visages. Ce type est aussi le roi de la chirurgie esthétique, il y a donc de fortes chances qu'il ait maintenant un autre visage.

Des signes distinctifs ?

C'est une véritable montagne de muscle. Le rapport américain dit que c'est peut-être un ancien d'une unité militaire d'élite, expert en arts martiaux et en armes en tous genres. Il est intelligent et doué. Il a échappé à des enquêtes à plusieurs reprises en changeant de coin, d'identité et de profession. Souvent, il se fait passer pour un électricien ou quelque chose dans ce genre. Personne ne sait quelle est sa véritable source de revenus. Deux des enquêtes mentionnent des liens possibles avec des sources de fonds occultes, genre mafia ou services secrets. Si ça se trouve, c'est un putain de tueur à gages ou une connerie dans le genre !

Et Schwartz ! Ça ne va pas être facile de coincer un taré pareil !

Attends, attends ! L'IA vint de me sortir ça : le viol et le meurtre de la transsexuelle il y a quelques semaines, tu te souviens, le cadavre avait été brûlé à l'essence ?

Je m'en souviens très bien. Elle avait un nom marrant. Zebra ? C'est ça ?

L'IA a trouvé que le mode opératoire était très similaire. Et aussi le type de la cible : elle n'était pas asiatique, mais elle était transsexuelle, très jolie, et de petit gabarit.

Bon, alors c'est certain, on a un sacré putain de problème. Il faut qu'on trouve ce connard avant qu'il recommence.

Et la Chinoise ?

Qu'est-ce que tu veux faire ? Lui dire qu'elle a échappé de justesse à un psychopathe ?

Il pourrait revenir ? On pourrait la mettre sous surveillance ?

Je n'ai jamais vu un type qui avait loupé son coup y revenir une deuxième fois. Tu ferais ça toi ?

Non, mais je ne suis pas psychopathe.

Que dit l'IA ?

Le sergent pianota la question.

Risque très faible. Elle déconseille la surveillance. Gaspillage de ressource.

Bon, alors il faut trouver un autre appât. On va chercher les transsexuelles asiatiques du secteur, et des mignonnes. Ça devrait motiver les troupes. Demande au fichier de nous sortir ça.


Chapitre 67 : Dernier jour 12h29


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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 12h29. FLASH : Une batterie de missiles sol-air dont la localisation exacte n'a pas été révélée vient d'être détruite par une patrouille des forces indiennes de l'ONU mandatées pour assurer la sécurité de l'astroport. Selon l'officier supérieur de cette force, il s'agissait d'armes récentes capables d'atteindre une navette en approche aussi bien qu'au décollage.

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AK, tu sais ce qui s'est passé dans les collines ?

Oui, Claire, j'ai vu ça, en quoi cela nous concerne-t-il ?

Ils étaient exactement sur la trajectoire entre Santa-Maria et Almogar.

Ah ? Je ne vois pas.

Pour ce dernier vol dont je te parlais ce matin, on va venir chercher les passagers en hélicoptère, en passant par la montagne, car d'après les IA, les abords de l'autoroute sont encore plus risqués. Tu comprends mieux en quoi cela vous intéresse ?

Tu penses qu'ils ont pu déployer d'autres batteries à Santa-Maria ?

Les IA tactiques des militaires ici à Almogar donnent à cette hypothèse une forte probabilité. Très précisément, en simulation, si les militaires avaient à remplir la mission adverse, c'est ce qu'ils feraient.

Parce qu'Almogar est trop bien défendu ?

Oui, et aussi parce que le relief et le type de tissu urbain de Santa-Maria se prêtent à merveille au camouflage de batteries dormantes qui seront activées au dernier moment.

Ah, Schwartz ! Et qu'est-ce que nous pouvons y faire, nous, pauvres policiers ordinaires ?

Pas grand chose. Si cette hypothèse est exacte, les militaires devront réduire ces batteries, mais j'ai pensé qu'il était utile que vous soyez au courant, pour éviter toute mauvaise surprise.

De quel genre ?

Si les militaires doivent intervenir, il faudra qu'ils mettent le paquet, avec jets en rase motte, nuage de drones, le grand jeu.

Schwartz ! Tu es en train de me parler d'une opération de guerre sur Santa-Maria, ou je rêve ?

Exactement, et c'est bien pour cette raison que j'ai pensé utile de te prévenir. De ton côté, as-tu des nouvelles pour moi ?

Oui, on a du nouveau au sujet du petit hacker en fuite, il vient d'être repéré par mes collègues, il est avec sa copine, la fille aux cheveux bleus.

Ah ?

Oui, cependant, mes collègues ont de grosses difficultés avec cette affaire. En premier lieu, ils ont essuyé une panne simultanée des voitures dépêchées sur place, ce qui est évidemment très suspect. Et il semble probable aussi que tes petits jeunes utilisent un système de contre-mesure à l'encontre des caméras de surveillances. En fait, c'est la seule explication plausible à la facilité apparente avec laquelle ils restent introuvables.

Pas mal pour des ados.

Oui, comme tu dis. Mais il y a pire, l'un de mes jeunes collègues qui les recherchaient vient de se faire descendre.

Hein ? Pas par eux ?

On n'en est pas certain, mais la coïncidence est plus que suspecte.


Chapitre 68 : 2 ans auparavant, Le salaud


Morgan était sur la route vers Almogar quand un message arriva sur son l'implant. Il contenait une vidéo de mauvaise qualité, une scène confuse : Lise, dans sa petite robe Lacoste rose à fleurs blanches, se battait contre un homme masqué si grand et si fort qu'il la secouait comme un sac de chiffons. Le cœur de Morgan s'emballa. L'homme souriait dans un masque en filet, avec, en l'arrière-plan, la cuisine en teck cérusé de la maison de Morgan. Lise se débattait vigoureusement pour échapper à son agresseur titanesque, en criant sous l'effort comme une joueuse de tennis. L'homme mit les deux poignets de Lise dans une main trois fois plus grosse que celles de Lise et il la suspendit devant la caméra comme un vendeur de foire montre un lapin. Lise, avec une combativité et une agilité remarquable, lui donna un coup de pied dans les parties que l'homme ne tenta même pas d'esquiver. Morgan se demanda avec une pointe de panique où était Esmeralda, avant de se souvenir que Theresa était partie avec elle pour la journée au parc d'attraction. L'homme vint face à la caméra et dit : « Minou, minou ! Viens chercher ta copine ma grande ! Faut qu'on cause. Allez, viens chercher cette adorable petite salope avant que je lui fasse son affaire. » Joignant le geste à la parole, il malaxa les seins de Lise. Et il dut lui faire très mal, car elle cria et lui donna des coups de pieds, ce qui le fit rire. « Hey, dépêche-toi, je bande déjà. Mais fais bien attention : si tu appelles les flics, je la bute. Tu as jusqu'à dix heures. À dix heures tapantes, si t'es pas arrivée, je la saute. Et souviens-toi bien : à la première indication que tu as vendu la mèche, elle est morte. Aussi sec. » Pour rendre sa menace plus explicite, il dégaina un grand couteau qu'il avait à la ceinture, une arme de chasse d'au moins vingt centimètres de lame dont le dos était hérissé de piquants alambiqués. Il en appliqua le tranchant à plat sur le cou de Lise qui s'immobilisa, la mâchoire serrée, les yeux exorbités par un accès de terreur. Il se tourna vers la caméra : « Allez, amène-toi ma grande, faut qu'on cause. Et pas de police. » Morgan consulta l'horloge : 9h28. Sur l'autoroute, pour faire demi-tour, il fallait attendre l'échangeur suivant. Pilote automatique désactivé, pied à fond sur l'accélérateur, la voiture bondit en rugissant. Elle appela Almogar pour prévenir qu'elle allait être en retard. À fond de boîte et de moteur, deux fois la limite autorisée, tant pis pour les radars. Le trafic était très peu dense. Elle se mit à doubler alternativement par la droite et par la gauche en faisant hurler les pneumatiques. On la klaxonna copieusement. Dès qu'elle approchait d'un site suspect, elle freinait à mort avant d'enfoncer sauvagement l'accélérateur. Malgré ces précautions, son téléphone sonna : amende. Si une patrouille l'interceptait à cette vitesse, c'était menottes et aller simple pour la prison. Elle leva le pied. Lorsqu'elle tenta de se connecter sur le réseau de la maison afin de joindre Rita, elle échoua. Michael était en cours, il utilisa son implant pour répondre en chat.

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Michael> ui ? tvb ?-)

Morgan> J'ai besoin de toi pour joindre Rita.

Michael> ce soir ok ?-(

Morgan> Non, Michael, c'est très urgent. Si tu devais parler avec Rita, là, maintenant, si c'était une question de vie ou de mort, tu ferais quoi ?

Après quelques secondes, il répondit :

Michael> rez tot naze. woa. super pas normal :-o

Morgan> Je sais. Et c'est ton dernier mot pour Rita ?

Michael> niet ;-)

Morgan attendit presque une minute avant de le relancer.

Morgan> ? ? ?

Michael> 2 sec. rita interface radio secours. vieux standard merdique :-(

Morgan> ? ? ?

Michael> voix marche pas. sms ok :-)

Morgan> Quoi ? Explique !

Michael> tinkiet. ia mio habla sms :-*

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Morgan ici Rita.

DANGER !

Lise agressée par inconnu très grand, très fort, très équipé.

Anomalies sévères :

* Alarme maison pas déclenchée par intrusion

* Réseau coupé

RECOMMANDE APPELER POLICE

Attends instructions

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Il a dit : tuera Lise si police. Comment lui savoir police prévenue ?

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Vu technologies mises en œuvre afin pénétrer maison et prendre contrôle systèmes, possible menace réelle.

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Morgan ouvrit la boîte à gants et en sortit le Tazer qu'elle gardait là. Elle l'empocha et répondit à Rita :

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Pas de police. Ne tente à aucun moment de les appeler. J'arrive. Donne toute information utile.

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Dans la seconde qui suivit, elle reçut un message du salaud :

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Alors ma grande, tu attends quoi ? Noël ?

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Elle pensa à Lise et se mit à trembler de plus belle. Elle ne se souvenait pas avoir tremblé ainsi, même après qu'elle fut entrée en territoire ennemi pour une de ces missions de nuit où ils avaient su qu'ils allaient se faire tirer dessus de tous les côtés. Elle aperçut au loin les feux de détresse des véhicules qui s'allumaient en cascade. Au même instant, elle reçut sur son implant un message d'urgence du centre de surveillance du trafic : un camion de carburant était en feu sous l'échangeur à l'entrée de Santa-Maria. Dernière chance, la sortie, juste là. Debout sur les freins, Morgan traversa sauvagement les trois files de l'autoroute afin de prendre la bretelle, coupant in extremis la route à un camion dont l'avertisseur au son de corne de brume sonnait encore quand elle s'arrêta en bas de la rampe afin de consulter la carte d'état-major qui dormait dans son implant, car, de cette sortie, on ne pouvait atteindre qu'un quartier résidentiel accroché à flanc de montagne, à moins que... Une idée à vérifier sur la carte... Elle démarra en trombe. Sur sa route, les rares passants se retournaient et jetaient des regards désapprobateurs au passage de cette voiture au moteur en surrégime, aux pneumatiques qui crissaient en permanence sous les alternances des efforts en courbes, en accélération et en freinage. Elle doubla une camionnette à trois fois la vitesse maximum autorisée. Elle tourna en chassant brutalement afin d'attaquer une allée qui escaladait la colline tout droit, puis à droite dans une ruelle très étroite où elle pria sincèrement pour que personne ne vienne en face. Au bout de la venelle l'attendait un chemin de pompier à peine carrossable qui passait dans le maquis par-dessus le sommet de la montagne avant de redescendre en épingle vers la vallée sur les contreforts de laquelle se tenait la maison. Avec Lise, elles avaient pris ce chemin à vélo une ou deux fois. C'était un coupe-feu plus qu'autre chose, très raide, parsemé de dalles de rocher affleurantes. Les marches en question étaient remplies de pierres dont certaines étaient grosses comme des ballons de football. Morgan vérifia la tension de sa ceinture de sécurité. Elle avait acquis ce tic à la guerre, aux commandes de son hélicoptère, quand ils approchaient d'un danger. Elle apostropha la voiture : « Allez, vas-y ! Tu vas nous montrer ce que tu as dans le ventre ! Ne me lâche pas maintenant ! » Le 4x4 attaqua la pente très raide. Les roues ripaient sur les pierres qui fusaient et cognaient dans la carrosserie, couvrant par moment le rugissement du moteur.

Un message de Rita arriva.

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Morgan,

Activité faible. Respirations clairement perceptibles.

Lise vivante, probabilité 99%

Position : devant baie vitrée salon, probabilité 94%.

Homme monologue lent, haché, verbatim :

Alors, chérie, être attachée, c'est ton truc, hein ? Elle doit se faire des angoisses, ta sauterelle black, parce que je lui ai organisé une petite surprise à ma façon. C'est con c'que ça brûle bien l'essence. Et du coup, nos amis les condés sont bien occupés. Hey ! Tu sais que t'es super bien gaulée pour ton âge ? J'adore ton petit cul. Montre-moi ça encore. Hum ! Ça doit être le vélo, c'est méchamment ferme tout ça !

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La piste devint très difficile. La voiture sautait de pierre en pierre en cognant horriblement. La végétation avait commencé à prendre le dessus et les branchages lacéraient les portières, mais ce n'était rien en regard des mauvais traitements que le relief faisait subir à la mécanique. Le carter avait talonné à plusieurs reprises sur les dalles rocheuses qui affleuraient. Une demi-douzaine d'icônes clignotaient en rouge au tableau de bord et une alarme sonnait. Le sommet était proche, Morgan garda son pied appuyé à fond sur l'accélérateur. Soudain, le train avant tomba dans un fossé caché par la végétation, projetant Morgan contre sa ceinture de sécurité dans un vacarme de métal gémissant. Morgan fit rugir le moteur, joua en force avec le levier de commande de la boîte. Une épaisse fumée blanche qui piquait le nez s'échappait du capot. Un grand boum alluma le tableau de bord comme un arbre de Noël. Morgan sauta dehors. Son vélo était attaché dans la benne, elle y grimpa pour le libérer. Elle mit son casque et enfila ses gants en s'hyperventilant. Puis elle jeta le vélo sur son épaule afin d'attaquer le raidillon vers le col tout proche, avec l'intention de l'atteindre à la limite extrême de sa capacité cardiaque. En haut, elle ignora la vue extraordinaire sur la baie que ce franchissement lui dévoila. Son implant lui donna l'heure : 9h47. Elle attaqua la descente, reculée à fond sur la roue arrière, car à cet endroit la pente à travers le chaparral était très forte, le précipice vertigineux, et le sentier étroit et très sinueux, piégé par des pierres roulantes, une véritable tuerie. Quand elle atteignit la lisière de la forêt dans le nuage de poussière qu'elle avait levé, elle reçut un message de Rita :

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Agresseur Lise utilise fréquence publique information suivi trafic routier.

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Très bien, il la croyait bloquée dans le bouchon. Elle commença à composer sa réponse à Rita en utilisant les commandes virtualisées de son implant. Avec les vibrations de la fourche qui la secouait comme un marteau-piqueur emballé et son attention concentrée sur le pilotage, c'était un exercice très ardu. Soudain, au détour d'une courbe, un arbre couché barrait la route. L'obstacle était trop haut pour être sauté, elle cabra le vélo afin d'amoindrir un impact inéluctable. Le vélo accrocha. Son casque lui sauva la vie tandis qu'elle passait par-dessus le guidon comme une fusée, que son épaule gauche venait heurter le sol avec violence à la réception du vol plané. Elle roula dans les pierres. Elle se releva aussitôt. Elle haleta quelques coups. Elle bougea expérimentalement. Son épaule lui faisait très mal. Ses vêtements étaient déchirés. Ses coudes et ses genoux saignaient. Elle vérifia la présence du Tazer dans sa poche : il y était toujours. Elle remonta inspecter son vélo enchevêtré dans l'arbre : la fourche était fusillée. Elle se détourna et se mit à courir en accélérant franchement. Alors que les premières maisons apparaissaient, elle jeta son casque dans le fossé. Elle reprit son édition du message pour Rita et l'envoya :

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Comment entrer maison sans lui savoir ? Pièges ?

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Il restait à peine un kilomètre, il était 9h52. Avec ses grandes jambes et son poids plume, elle courait naturellement vite et, du fait de son entraînement de fond, une telle distance n'était rien pour elle. On disait aussi que les gens de son origine ethnique avaient pour la course un avantage génétique. À cet instant, en réglant sa respiration, elle voulut que cela soit vrai, et elle en remercia silencieusement ses ancêtres. Une vieille dame qui taillait ses rosiers la vit passer et resta bouche bée à la vision de cette gazelle qui passait comme un avion au milieu de la rue dans le crissement de ses semelles sur l'asphalte. Un message de Rita arriva :

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Recommande arriver par porte de devant.

Centrale domotique compromise. Quasi-certitude pièges/traceurs associés.

Demande permission mise en œuvre agent KMR.

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Accordé. KMR ?

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KMR agent intrusif, utilise failles protocoles, origine warez fiable.

Attaque réseau cible centrale domotique.

Envoyez message en clair : « go » pour déclenchement attaque.

Estimation temps prise contrôle : 21-37 secondes.

Si succès, porte ouverte, surprise pour vous.

IMPORTANT :

1) Jetez téléphone loin avant maison.

2) Désactivez implant.

Morgan, bonne chance.

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Quand Morgan arriva au bout de la rue, hors d'haleine, il était 9h55. Elle lança le message : « go », à destination de Rita, avant de jeter son téléphone dans une haie et de mettre son implant en sommeil. Elle ralentit deux portails avant le sien afin d'avoir le temps de reprendre du souffle. Dans sa poche, sa main se serra sur le Tazer. Elle se força à marcher vers la maison, se souvenant de ce qu'un sergent instructeur lui avait appris des années auparavant : « En présence d'un ennemi non localisé, on ne court pas, même à l'assaut ». En surveillant son rythme cardiaque qui se calmait, elle se répéta plusieurs fois, afin de résister à la tentation : on ne court pas, même à l'assaut. Quand elle fut à deux mètres de la porte, celle-ci s'ouvrit avec un déclic presque imperceptible. Elle essuya la sueur sur son front qui menaçait de rouler dans ses yeux et elle prit une grande inspiration avant de pousser la porte de sa main libre. Elle sortit le Tazer de la poche et braqua l'arme devant elle en entrant, laissant la porte se refermer silencieusement derrière elle. L'écran du couloir qui en temps normal affichait en boucle des reproductions d'impressionnistes était inerte. Quand elle approcha, il s'anima : « Morgan, bonne chance », répétée à l'infini, comme un murmure. Elle s'avança et le tableau suivant clignota à son tour : il s'y afficha une vue tactique à très haute résolution du salon, synthétique et stylisée. On y distinguait une représentation simplifiée de Lise et de l'homme dans un champ de plans translucides qui indiquaient les angles par la porte ouverte. Morgan s'arrêta une seconde afin de mémoriser cette vue. En dessous, une courte vidéo jouait en boucle. On y voyait l'homme qui passait dans le champ des caméras de surveillance du système d'alarme de la maison. Il était vrai immense. Son gilet pare-balle y était rehaussé en bleu vif. Une tache jaune s'allongeait à sa ceinture et un trait rouge fluo clignotait pour attirer l'attention sur une zone sous son bras. Morgan lut :

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Module combat rapproché Tz-11 <expert analyse/simulation, ORIGINE MILITAIRE RÉCENTE> rapporte :

* Homme 185 cm +/- 5, 130 Kg +/- 10, entraîné combatif très mobile (90%).

* Couteau, lame longue 18 cm +/- 2.

* Arme de poing sous aisselle gauche. Type non confirmé.

Morgan, ATTENTION : Tz-11 NE VOUS DONNE AUCUNE CHANCE EN COMBAT À MAINS NUES.

Suppose vous êtes armée ( ? ).

Tz-11 recommande formellement : TIREZ À VUE, SANS SOMMATION.

Analyse visuel indique gilet pare-balle, probabilité 97%.

Tz-11 insiste : VISER TÊTE.

Morgan, bonne chance.

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Elle commença à avancer avec circonspection. Elle eut l'intuition fulgurante que tout allait se jouer en une fraction de seconde. Elle passa le coin et les vit. Comme prévu, il était de dos, devant Lise, très grand, carré, massif, une véritable montagne de muscle. Un rictus de dégoût crispait les joues de Lise dont le petit sein disparaissait sous une énorme main poilue. Une alarme bipa à la ceinture de l'homme et il se déplia, rapide comme un serpent, en se tournant vers Morgan. Déjà, sa main droite montait vers l'arme pendue sous son bras gauche. Ses yeux s'étaient braqués vers Morgan à travers son horrible masque. Le reste se joua le temps d'ouvrir la bouche pour dire quelque chose, et pourtant une partie entière qui se décide : deux vies en jeu, au maximum un seul survivant. Tous ses soldats surpris face à face, ces flics et ces voleurs... Un éclair et puis s'en vont. La vie qui bascule en un instant. Pas de réponse prudente. Pas le temps de compter. Pas même le temps de réfléchir. Le faire, seulement le faire. Le Théorème de Schwartz, implacable contradiction à toutes ces scènes hollywoodiennes ridicules où on se tient mutuellement en joue à bout portant en vociférant des menaces, histoire de laisser le temps à un troisième larron de faire tourner la table. Si tu l'as en joue et que tu tires, pauvre pomme, il sera mort avant d'avoir eu le temps de te voir presser la détente. Chaque milliseconde qui passe et que tu ne le fais pas, lui donne l'opportunité de le faire à ta place. Comment, avec une telle équation, avoir moins d'un mort à la fin du calcul ? Morgan tira une fraction de seconde avant d'être dans l'alignement du canon de son ennemi. La décharge électrique du Tazer jeta le salaud au sol. Pourtant, au lieu de tomber en catatonie, il roula sur le ventre et sembla sur le point de se remettre sur pied. Morgan tira à nouveau. Il roula sur le dos. À trois reprises il fut soulevé du sol, tendu entre l'arrière de son crâne et la pointe de ses talons. Morgan s'arrêta au-dessus de lui, le bras tendu. Elle s'était juré de le tuer, mais c'était sous le coup de la peur et de la colère. Elle se tourna vers Lise, ligotée et impuissante, qui la regardait de ses yeux écarquillés. L'homme émit une sorte de râle et bougea. Morgan retourna son attention sur lui et elle actionna le Tazer. Comme il ne se passa rien, elle appuya sur la détente à plusieurs reprises. Un voyant rouge clignotait. Elle lui décocha un formidable coup de pied en pleine figure, de toutes ses forces, qui lui explosa le nez et la mâchoire, envoyant une dent rouler à l'autre bout de la pièce et arrachant son masque. En suivant la dent du regard, Morgan vit l'arme là où le bras de l'homme mis en extension par l'impulsion de la première munition du Tazer l'avait projetée. Elle alla s'en saisir. C'était une arme de terroriste en composite. Elle identifia le cran de sûreté : il était mis. D'instinct, elle le retira. Elle jeta son Tazer de pacotille derrière le bar et empocha le pistolet. Revenant vers l'homme, elle fouilla rapidement ses poches. Elle y trouva des outils et des gadgets, des modules informatiques divers, dont une unité de stockage qu'elle empocha. À l'exception du couteau, qu'elle fit glisser au sol hors de portée, elle ne trouva aucune arme. Elle avait très chaud, la sueur coulait dans ses yeux, elle essuya ses sourcils du revers de manches. Elle finit par trouver ce qu'elle cherchait : des serres-câbles en nylon comme ceux qui liaient les poignets et les chevilles de Lise et une petite pince coupante d'électricien pour les couper. Elle attacha solidement les poignets de l'homme. Normalement il aurait fallu le faire dans son dos, mais il était trop lourd. Ensuite, elle se tourna vers Lise pour la détacher. Lise lui tomba dans les bras, hébétée, tremblante. Morgan lui chuchota : « C'est fini. C'est fini. » Lise tremblait comme une feuille. Morgan lui caressa les cheveux en répétant : « C'est fini. C'est fini. » Elle berça Lise qui tremblait avec des convulsions en pleurant. Après quelques instants, elle eut très chaud et elle s’écarta un peu de Lise pour retirer son blouson. Il s'écoula ensuite un moment de calme relatif. Et puis, tournant la tête de côté, Morgan vit l'homme qui se retournait sur le ventre. Elle sursauta avec violence. Il ne bougeait pas comme un homme qui vient de passer à deux doigts de la mort et n'attend plus que les secours. Il bougeait comme un soldat blessé qui va dégoupiller sa dernière grenade. Il remontait en même temps un genou et baissait ses mains liées. Morgan aperçut l'arme à sa cheville, une vilaine petite chose noire dans un étui que le bas de son pantalon avait tenu caché. Elle lâcha Lise et bondit sur ses pieds. Elle s'élança vers lui en préparant son meilleur pied pour frapper la main armée qui se levait. Et elle parvint à temps pour lui décocher un coup de toute sa force, un tir de buteur, qui trouva le poignet du salaud et envoya la petite arme claquer contre le plafond. L'homme poussa un cri de douleur et de rage. Cependant, au même instant, avec une agilité terrifiante, il expédia Morgan au sol d'un balayage de sa jambe lancée le long du sol. Morgan tomba sur son épaule blessée et il la cueillit d'un coup de ses deux poings dans le ventre, si fort qu'elle crut qu'elle allait perdre connaissance, tandis que l'homme se relevait avec une souplesse et une vivacité stupéfiante. Dans le même élan, il commença un mouvement tournant autour d'elle.

Alors, ma grande, t'es en avance, cracha-t-il en essuyant son nez sanguinolent. Ma salope, bien joué ! T'as bien failli m'avoir !

Il s'arrêta pour aller chercher son couteau et libérer expertement ses mains avant de remballer machinalement son sexe flasque et de refermer son pantalon par-dessus, puis il ajouta en secouant la tête :

« Putain de salope ! En plus d'être noire comme une merde de chien qui a mangé trop de viande, t'es une vraie teigne !

Et il lui décocha un coup de pied dans les reins. Morgan roula sans un cri. Il cracha par terre un peu de sang.

« Salope de Schwartz. Tu sais que j'aime ça. De la nana qui se défend. Lève-toi !

Il tourna encore et alla ramasser la petite arme noire tombée au pied du bar, qu'il empocha.

« Relève-toi, hurla-t-il en se penchant vers Morgan, et au passage, il fit un regard de fauve à Lise qui s'était assise en boule dans le coin du mur, sans même savoir comment elle avait reculé pour arriver là. Il se tourna vers Morgan pour lui siffler :

« Tu veux te battre, et bien vas-y ! Vas-y ! Amène-toi ! Allez conasse, relève-toi ! Amène-toi !

Il fit quelques tours autour de Morgan, comme un loup enragé. Lise, stupéfaite, vit que Morgan relevait la tête, tentait de se mettre sur un coude. Le salaud se pencha sur elle. Morgan tenta sur lui le même balayage dont elle avait été victime. Il trébucha à peine. Pourtant, Morgan y avait mis tout ce qu'elle avait. Il l'attrapa par un bras et sans la moindre peine, il la remit sur pieds. Alors, tandis que Morgan armait son bras, il lui infligea un énorme coup de poing dans la vessie, si fort qu'il la souleva sous l'impact. Lise s'entendit crier à la place de Morgan, et elle se leva, sans avoir décidé de le faire. Elle se jeta sur lui toutes griffes dehors. Elle lui enfonça ses ongles simultanément dans le cou et dans le bras qui se levait pour frapper à nouveau, elle s'accrocha à lui de toutes ses forces. Elle ne parvint ni à le faire plus que vaciller, ni à l'empêcher de décocher à Morgan un autre coup dans le ventre. Ensuite, il passa une main en arrière pour agripper Lise par les cheveux, et il l'arracha de son dos comme une vulgaire tique. Il l'envoya voltiger dans la table et les chaises, où Lise atterrit à grands fracas en se meurtrissant les côtes et la hanche. Pourtant, elle se releva tout de suite et se tint, haletante, hébétée par la souffrance et la rage, tandis que l'homme attrapait Morgan par la gorge et la soulevait du sol contre le bar en faisant gonfler un biceps plus épais que la cuisse de Morgan.

« Conasse, lui souffla-t-il au visage, qu'est-ce que tu crois ? Que c'est toi qui commandes ? Pauvre gouine prétentieuse.

Morgan tentait désespérément d'ouvrir la main de l'homme qui l'empêchait de respirer. Il la lâcha. Cependant, au moment où Morgan ouvrait la bouche pour respirer, il lui porta un uppercut à l'estomac. Morgan descendit au tapis à ses pieds. Là, il lui botta presque amicalement le cul, deux, trois fois. Puis il fit à Lise un sourire de bête féroce.

« Toi, la chinetoque, tiens-toi bien tranquille ma belle, si tu veux pas que je te casse quelque chose !

Il se retourna vers Morgan roulée en boule à ses pieds et il lui asséna une longue série de coups de pied avec ses grosses chaussures, en dosant savamment pour ne rien lui casser. Il resta au-dessus d'elle en soufflant et il essuya son visage qui ruisselait, arrachant les derniers lambeaux de son masque et des gouttes de sang à demi coagulées. Il lui siffla entre ses dents :

« Hey, la gouine ! T'aimes ça, dis ? Moi, j'adore ! Et je reviens quand tu veux, tu sais ! Demain ? Après-demain ? Je peux te casser un os par jour de la semaine si tu veux ! Je peux t'en faire chier ta mère, salope ! T'as compris ça ?

Sur ce, il lui flanqua une longue série de coups de pied dans les jambes avant de terminer par un coup nettement plus fort dans les reins et Morgan se retourna sur le ventre en grognant comme un chien blessé. Il se pencha alors pour lui arracher un long hurlement en lui enfonçant expertement l'ongle de son pouce dans l'interstice entre deux vertèbres.

Lise avait reculé pour attraper le blouson de Morgan en boule sur le sol. L'homme la regarda faire en fronçant les sourcils. Lise vit du coin de l'œil que Morgan l'avait vue aussi. L'homme se recula et continua à parler à Morgan :

« J'espère que tu as bien compris le message.

La main de Lise, tremblante, avait trouvé la poche et s'y glissait. Sur le carrelage, Morgan roula et se redressa. Une paume au sol, un genou, elle se leva avec un effort visiblement immense, sous les yeux stupéfaits de Lise dont la main se refermait sur le pistolet et qui tentait fébrilement d'extraire l'objet du blouson. Elle y parvint enfin. Vaguement intrigué, le salaud la regarda comme un chat face à une souris.

Qu'est-ce que tu as là, ma petite gouine bridée ? Serait-il possible que tu aies ramassé mon Smith et Wesson en composite ? Maman, j'ai peur !

Il souriait narquoisement tandis que Lise cherchait la crosse et la détente avec fébrilité. Alors, Morgan se jeta sur lui pour faire diversion. Faisant preuve d'une facilité terrifiante, il utilisa et retourna contre elle toute la force qu'elle avait mise dans sa charge, et il la jeta au sol. Puis il sortit de sa poche la petite arme noire et il la braqua sur Morgan.

Non ! cria Lise en le menaçant du pistolet.

Il changea sa visée d'un geste fulgurant de précision vers les yeux de Lise et il exécuta droit sur elle un pas chassé tout aussi rapide et inattendu. Elle sauta en arrière et hurla :

Stop !

Il lui répondit par un sourire forcé et soudain, découvrant ses dents comme un chien qui va mordre. Derrière lui, Morgan se remettait sur pied. Lise vit qu'elle avait fait un effort inouï pour y parvenir. Le salaud les regarda alternativement. Il fronça les sourcils. Finalement, il pointa son arme vers Morgan. Il pencha la tête de côté. Considérant Morgan qui lui faisait face en titubant, il demanda à Lise :

Et qu'est-ce que tu vas faire, petit cul, tu vas me tirer dessus ?

Il exécuta à nouveau vers elle un pas d'escrimeur. Lise recula instinctivement dans le mur. Morgan comprit alors que Lise ne parviendrait pas à décider de tirer sur lui, et donc que le salaud allait la désarmer le coup d'après. Elle rassembla ses dernières forces afin de bondir sur lui. Elle n'eut pas le temps de finir son premier pas. La douleur et l'obscurité fondirent sur elle, comme un train à pleine vitesse surgissant de la nuit du pire cauchemar, immense et terrifiant, impitoyable. Elle avait perdu connaissance avant d'avoir atteint le sol.

Chapitre 69 : Dernier jour 12h30


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Bloomberg, San Francisco, aujourd'hui, 12h30. Droïds Incorporated annonce une année record avec une prévision à la hausse de son chiffre affaire et de son bénéfice. L'action a immédiatement pris 9% à l'ouverture de New-York. Les récentes démonstrations des capacités extraordinaires des dernières générations ont en effet attiré une attention soutenue. On notera en particulier les imitations féminines, toujours plus affolantes de réalisme, dont les versions bas de gamme seront accessibles pour le prix d'une grosse voiture. Les versions militaires sont nettement plus coûteuses, mais impressionnantes d'efficacité sur le terrain, en particulier grâce à leur peau à effet caméléon qui les rend pratiquement invisibles dès qu'elles s'immobilisent.

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Michael et Ada coururent dans les rues, suivant méticuleusement les instructions de Rita qui les faisait s'arrêter et repartir, un jeu de cache-cache fatal où la vivacité de Rita pour neutraliser les caméras sur leur chemin rivalisait avec leur vitesse d'exécution. Ils se cachèrent au premier sous-sol d'un garage souterrain, dans un coin sombre derrière une voiture pleine de poussière. Ada attendit d'avoir recouvré son souffle pour demander à Michael :

Qu'est-ce qui s'est passé ?

Michael secoua la tête.

Il y avait quelqu'un dans l'allée. Il avait une tenue de combat caméléon.

Et il était loin ?

Non, tout près ! Juste de l'autre côté de la rue !

Les manipulations des vidéos que Rita a détectées, c'était sûrement lui ! Il nous cherchait.

Oui. Il était caché le long du mur en face, et son camouflage était super efficace. Il a dû commencer à remonter la rue très peu de temps après que tes copains nous aient cachés. Quelque chose me dit qu'on l'a échappé belle. Ce flic et son chien nous ont sauvé la mise.

Rita intervint :

Je vous avais dit de vous dépêcher.

Michael secoua la tête.

Schwartz ! On a beau avoir vu ces trucs-là à la télé... En vrai, ça fout les jetons. Sans ce chien...

Qu'as-tu vu exactement ? demanda Ada.

En fait, il n'y avait rien à voir ! C'est juste que son camouflage ne suivait pas parfaitement le mouvement, juste des défauts intermittents sur les bords, une sorte de flou qui bougeait, surtout quand il s'est écarté du mur pour déposer son arme.

Pour faire quoi ? demanda Ada avec un pincement au cœur.

Michael secoua la tête à nouveau, le visage déformé par une grimace de perplexité.

Je sais que c'est dingue, mais je l'ai vu ! Je ne sais pas pourquoi il a fait cela. Il est venu poser un pistolet à côté du flic.

Michael, fit Ada, il faut que je te dise quelque chose.

Elle fut interrompue par Rita.

Les collègues du policier en question viennent de rompre leur silence radio pour informer leur chef de son état : il est mort.

Oh ! fit Ada en mettant sa main sur sa bouche. Des larmes avaient jailli de ses yeux. Michael la regarda, perplexe. Il était affecté par la nouvelle de ce décès, mais il ne s'expliquait pas qu'Ada soit à ce point bouleversé. Après tout, ils n'y étaient pour rien du tout, et ils ne connaissaient pas cet homme. Rita dit lentement et distinctement :

Ada, ils viennent de trouver tes empreintes sur l'arme.

Michael ouvrit de grands yeux. Ada hocha la tête, le visage déformé par le chagrin et la contrariété.

C'est ce que je voulais te dire : c'est l'arme que j'avais au Zanzibar.

Tu avais une arme ?

Heureusement ! Sinon ton Loulou ne m'aurait pas laissée repartir avec cette maudite carte réseau.

D'où sortais-tu un engin pareil ?

C'est Lise qui me l'a donnée. Schwartz, Michael ! Si j'avais eu deux sous de bon sens, je l'aurais reprise, là, tout à l'heure, quand je l'avais sous mon nez ! Je l'avais reconnue ! Pourquoi est-ce que je ne l'ai pas prise ?

Et Schwartz ! Mais comment est-elle arrivée entre les mains de ces mecs ?

Je l'avais jetée dans une poubelle en sortant du zanzibar. J'ai tiré sur un type là-bas pour avoir cette carte. Je l'ai blessé. Je voulais me débarrasser de ce flingue.

Michael ouvrit de grands yeux. Il grimaça en fronçant les sourcils.

Quoi ?

Ada hocha la tête.

Oui. Je sais. C'était con de ne pas avoir effacé les empreintes. Mais surtout, ça veut dire que quelqu'un me pistait depuis le début. Et que c'est moi qui l'ai amené sur toi. En fait, c'est encore mieux que ça : ils sont deux. Il y en a un qui nous a suivis dans le sous-sol de la piscine, et l'autre a fait un grand tour pour nous attendre de l'autre côté. C'est ce deuxième homme qui a été surpris par le flic... Et il l'a tué avec l'arme que j'avais jetée dans cette poubelle.

Schwartz !

Tu ne crois pas si bien dire ! Il l'a fait exprès ! Michael, ce fumier a tué cet homme pour m'enschwartser !

Elle était estomaquée par la réalisation.

« Est-ce que tu comprends ce que cela signifie ?

Michael secoua la tête.

« Cela veut dire qu'ils veulent notre mort, mais ils ne veulent pas nous tuer directement ! Il faut que ça ait l'air d'une bavure ou d'un accident ! Tu comprends ?

Non.

Michael, réfléchis ! S'ils voulaient seulement nous descendre, ils l'auraient fait dans le souterrain, tranquillement. Imagine un peu, équipé comme ils le sont ? Imagine un peu ? Dans un environnement comme ce souterrain, on était à peu près aussi redoutables que des cafards pour des mecs comme ça, avec ou sans Rita ! Tu l'as vu toi-même, ce microdrone qui attendait : ils savaient qu'on était là ! Ils attendaient qu'on sorte, ou que la police arrive, peut-être les deux en même temps.

Michael fit une grimace :

Les deux en même temps ?

Ada haussa les épaules.

Une bavure est si vite arrivée.

Oh Schwartz !


Chapitre 70 : 2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer


Bon, alors, vous en êtes où, fit Daeffers ? Il était irrité, comme souvent.

Shrieffer toussa nerveusement.

Ce matin, D-61 est parti rendre visite à la chinoise, comme prévu.

Oui, il doit lui faire peur, mais surtout, il faut qu'il la laisse en vie, l'interrompit Daeffers. Il a bien compris ça ?

Nous lui avons fait très clairement comprendre que s'il allait au-delà des limites que nous avions fixées, il était mort.

OK, impeccable. Et alors ?

On attend son rapport. En fait, je suis venu vous voir pour une autre raison... Enfin, pas tout à fait une autre raison.

Soyez plus clair Shrieffer, voulez-vous !

Nous avons intercepté un rapport de la police d’Almogar qui m'inquiète.

Ah bon ?

Ils ont découvert qui était D-61.

Quoi ?

Vous vous souvenez que D-61 lui-même n'était pas très chaud pour cette agression dans le parc de stationnement souterrain, il avait peur de laisser des traces identifiables par recherche d'ADN.

Et il a eu raison, c'est cela que vous voulez me dire : il est grillé ?

Oui, ils l'ont identifié, Interpol et tout le toutim. Maintenant qu'ils savent qu'il est dans leur secteur, ils vont le rechercher activement. Mais il y a plus grave.

Shrieffer marqua une pause mélodramatique.

Crachez le morceau, Shrieffer.

Il nous a menti. Il avait promis qu'il se tiendrait à carreau, mais il a menti : ce rapport de police fait le rapprochement avec un meurtre correspondant au modus operandi de D-61 et qu'il aurait perpétré il y a déjà un bout de temps, à Almogar. Le pire reste qu'il a repéré sa victime en enquêtant pour nous.

Pardon ?

La victime était une connaissance du jeune hacker et de sa copine, la fille aux cheveux bleus.

Schwartz ! fit Daeffers avec une grimace. Ah, oui, ça, pour une énorme tuile, c'est une énorme tuile ! C'est le genre de trace qu'une opération comme celle-ci ne peut pas, ne doit pas laisser ! Schwartz, cria-t-il avec une rage considérable ! Schwartz ! Genre coïncidence à la con, on n'est pas dans le ouï-dire ! C'est pas du petit témoignage pour fouinard de deuxième zone ! Putain de Schwartz ! C'est un putain de meurtre sur lequel une police aux standards internationaux est en train d'enquêter. Schwartz, Shrieffer ! Ces mecs-là, c'est pire que des poux ! Pire que des hyènes ! Quand ils ont un truc comme ça sur les bras, ils ne lâchent pas le morceau ! Et je ne vous parle pas des reporters qui ne vont pas manquer de rappliquer dès qu'ils sentiront cette Schwartzerie.

Shrieffer restait strictement immobile. Il savait que lorsque Daeffers était dans cet état, il fallait se faire tout petit et se planquer. Daeffers réfléchissait. Il conclut :

« Il est fichu, il va tomber, c'est une question d'heures.

Shrieffer regarda Daeffers dans les yeux, et ce qu'il y vit lui glaça le sang.

« Il ne faut pas qu'il tombe vivant entre leurs mains, fit sèchement Daeffers. Je ne veux pas que son matériel soit retrouvé non plus. C'est un menteur, il a très bien pu garder ce qu'il ne fallait pas sur lui ou chez lui. Envoyez quelqu'un sur-le-champ ! Nettoyage complet, par le vide ! C'est compris ?

Shrieffer ouvrit les bras, désespéré :

Chef... nous n'avons personne sur place.

Daeffers le considéra un instant comme s'il allait lui tomber dessus. Cependant, il resta silencieux. Il réfléchissait. Il décida :

OK, on va faire intervenir nos voisins du département Action. Donnez-moi l'adresse, et aussi tout ce que nous avons à son sujet. Je m'en occupe. Tout sera réglé dans moins de quarante-huit heures. Vous croyez que les flics le trouveront d'ici là ?

Shrieffer haussa les épaules

Je n'en ai aucune idée.

Qu'est-ce qu'ils ont comme piste ?

Rien, ils n'ont rien. Seulement l'ADN. Et aussi ils savent qu'il est grand et très costaud. C'est tout.

Alors, avec un peu de chance, ils ne le trouveront pas avant nous.


Chapitre 71 : Dernier jour 12h31


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Agence France Presse, Paris, aujourd'hui, 12h31. La cour d'appel de Paris vient de faire connaître sa délibération sur l'affaire du sérum de vérité : les plaignants ont été déboutés. Cette décision a été immédiatement saluée par le ministre de l'Intérieur qui a toujours milité pour un déploiement massif du sérum au sein des forces de l'ordre. Il reste à vérifier si le décret d'application autorisant les policiers à injecter le sérum à toute personne, même à l'occasion d'un simple contrôle d'identité, sera effectivement mis en exécution. En effet, les syndicats de policiers, tout en saluant la décision de la cour d'appel, ont unanimement affirmé qu'ils étaient contre l'utilisation systématique du sérum, mais prônaient son usage au cas par cas, en fonction de la situation et de l'intuition des agents sur le type d'information qui pouvait ainsi être recueillie.

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Quand le labo appela AK, celui-ci se jeta sur le téléphone.

Alors ? demanda-t-il nerveusement.

Vous aviez peut-être raison.

Comment ça ? C'est lui ou ce n'est pas lui ?

C'est probablement lui. Vous vouliez des résultats au plus vite, c'est ce que je peux vous dire maintenant.

D'habitude, ça prend trois minutes.

D'habitude, on ne cherche pas des traces infimes dans un peu de terre mouillée. Nous poursuivons les analyses, la marge d'erreur va descendre au fur et à mesure, elle est encore trop élevée pour en faire une preuve devant un tribunal.

Et pour un mandat ?

Idem. Aucun juge digne de ce nom ne vous délivrera un mandat avec ce que nous avons. Mais si tout se passe bien, demain matin, nous aurons une identification formelle.

Schwartz !

Pardon ?

Écoutez, vous avez fait du bon boulot. Je comprends que ce n'est pas facile, mais c'est trop long, trop tard ! Il s'agit d'une personne qui va disparaître de la surface de la planète ce soir.

Disparaître ? Comment ça disparaître ? Plus personne ne peut disparaître de nos jours.

Si, on peut.

AK raccrocha.


Chapitre 72 : 2 ans auparavant, Le salaud


Lise avait vu sauter dans sa main l'automatique pointé vers le salaud, tandis que la pièce résonnait des détonations, produisant un éclair de stupeur dans le regard du géant. Bang, bang, bang. Surprise par la cadence de tir de la petite arme, ignorant le sang qui lui giclait au visage comme elle criait, galvanisée par sa terreur qui tournait en fureur, et tirait au jugé en avançant vers le salaud qui reculait en tendant ses mains vers elle. Bang, bang, bang, clignant des yeux sous la violence des déflagrations comme le salaud semblait rebondir sur le mur qui se teintait avec les geysers de sang. Il tituba. Bang, bang, elle continua jusqu'à ce qu'il tombe et roule au sol. Mais Lise le regardait à peine. Impuissante et terrifiée, elle avait perçu Morgan qui tombait, et sa tête qui percutait le carrelage. La belle avait roulé sur le dos, parcourue de soubresauts, un bras prisonnier derrière son dos. Lise ouvrit la bouche pour crier son nom. Les yeux grands ouverts de Morgan étaient tournés vers elle, mais ils étaient blancs, vides. Lise, qui voulait crier à nouveau, perdit sa voix. Son cœur s'était arrêté de battre. Elle considéra Morgan gisante et, en face, le corps de l'homme qui marquait le centre d'une flaque rouge sombre en expansion rapide sur le dallage. Tombant à genoux auprès de Morgan, Lise lâcha son arme. Elle vit la belle respirer et elle entendit la pulsation sourde de son sang, de son cœur qui battait, finalement. Elle entreprit de lever avec précaution la chemise trempée de sueur de Morgan, d'écarter l'étoffe sans toucher la plaie. Elle vit alors les petits fils d'or, tels des cheveux de blonde qui n'en finiraient pas. Avec un soulagement incommensurable, comme si une entité supérieure avait décidé qu'elle avait le droit de respirer, elle hoqueta une bouffée d'air. Elle vérifia que la chérie n'avait pas avalé sa langue. Lui croiser les jambes. La mettre en position latérale de sécurité. Elle constata avec un réconfort considérable que les yeux de Morgan étaient revenus derrière ses paupières qui s'étaient refermées. À cet instant, le salaud bougea. Avec un sursaut de terreur, Lise se retrouva sur ses pieds, cherchant fébrilement l'arme. Elle se pencha pour la glisser dans sa bonne main que l'adrénaline faisait trembler. Elle braqua le pistolet sur le salaud tandis qu'il passait sur le ventre en émettant un grondement de douleur entre ses dents serrées. Alors, avec la reptation d'un crocodile, mêlant puissance et une sorte de maladresse, mais d'une détermination implacable, il s'élança vers elle en poussant un cri de guerre sauvage et rauque. Lise sauta en arrière. Elle lui hurla : « Stop ! »  Morgan derrière elle émit un gémissement. Elle courut vers la belle. Prenant l'arme entre ses dents, elle saisit Morgan par les chevilles et elle la tira pour la mettre hors de portée avec une énergie qu'elle ne se serait pas crue posséder. Ce ne fut qu'en atteignant ainsi la baie vitrée, en y cognant ses fesses nues, en envisageant une fraction de seconde faire glisser la lourde vitre anticyclone afin de tirer Morgan à travers le seuil sur la terrasse, qu'elle prit conscience de la futilité de cette manœuvre. Car en levant la tête, elle vit l'autre qui approchait, les mains rougies par son sang, de son rampement inexorable. Il ânonnait des jurons incompréhensibles mais semblait progresser de plus en plus vite. Alors, Lise lâcha les jambes de Morgan. Elle se redressa et fit face. « Stop ! »  lui cria-t-elle en braquant l'arme sur lui. Elle suffoqua en sentant venir l'inévitable, comme il continuait à ramper vers elle en allongeant derrière lui une grande traînée rouge. Cependant, en levant l'arme vers son crâne qui s'approchait au rythme des saccades de ses coudes sur le carrelage, elle constata que sa main ne tremblait plus. Bang. Il mourut avec un soubresaut impressionnant en aspergeant les alentours de sa cervelle et de son sang. Pétrifiée, Lise prit conscience qu'elle venait de commettre un authentique meurtre au premier degré, sans préméditation, mais en toute conscience, et que c'était la pire chose que l'on puisse faire au cours d'une existence comme la sienne, vouée à l'amour, au respect et à la santé des autres. Pourtant, d'emblée, elle sut que si elle en avait des regrets, ce ne serait pas d'avoir interrompu l'existence terrestre de ce redoutable, mais néanmoins misérable fumier. Morgan gémit à nouveau. Lise revint s'occuper de la belle. Elle n'était pas intervenue sur une urgence depuis de nombreuses années. Heureusement, l'essentiel ne s'oubliait pas. « Morgan, Morgan, lui dit-elle, réveille-toi ! Morgan, je t'aime. Je t'aime comme jamais personne n'a aimé quelqu'un. Morgan, réveille-toi ! » Elle courut chercher dans la salle de bain le kit médical d'urgence qu'elle y avait elle-même entreposé. Celui-ci comptait une petite bouteille d'oxygène dont elle attacha le masque sur le visage de Morgan. Elle installa les électrodes à son front et la microsonde de surveillance sanguine au bout d'un index. Elle lui parlait sans cesse. Le moniteur la fit attendre quelques secondes avant d'afficher les paramètres vitaux un à un. Ils étaient plutôt bons. Morgan bougea un peu. Elle tentait d'ouvrir les yeux. Lise commença à l'ausculter, tentant de se souvenir de tout ce qu'elle avait appris sur les lésions des organes de la cavité abdominale et leurs symptômes. En même temps, elle lui parlait comme une incantation : « Morgan, tu es venue me chercher ! Schwartz ! Ça n'arrive qu'au cinéma ! » Pendant ce temps, elle la palpait de la tête aux pieds. La belle inconsciente ne semblait pas avoir de fractures, mais une bosse énorme était en train de gonfler à sa tempe. Lise arracha les petites électrodes du Tazer, incrustées dans le derme par leurs têtes barbelées, au bout des fils d'or qui se déroulaient en boucles innombrables et disparaissaient dans les traces de sang. Elle vérifia les paramètres sur le moniteur : ils s'amélioraient. Le cœur était de plus en plus lent et régulier. Lise se redressa. Elle considéra la situation : le cadavre dans sa flaque, et à côté, Morgan gisante avec le petit masque transparent sur son visage, le tuyau et la minuscule bouteille d'oxygène. Elle alla décrocher le téléphone mural dans la cuisine. Elle composa le code d'urgence. Une voix très douce lui répondit :

Lise, c'est moi, Rita.

Rita, j'ai composé les urgences.

Je sais. J'ai pris le contrôle de la maison afin d'aider Morgan à surprendre votre agresseur. D'ailleurs, celui-ci a coupé les communications vers l'extérieur. Mais il y a plus important : Morgan m'a interdit de prévenir les autorités.

Elle a fait cela ?

Elle a fait cela de façon très explicite. Peut-être pourrais-je vous aider si je connaissais mieux la situation. J'ai perçu trois décharges électriques intenses, sans doute des armes électriques. J'ai compté neuf détonations. Pouvez-vous me dire qui a tiré sur qui ?

J'ai tiré sur notre agresseur. Je l'ai tué. Mais, auparavant, il a donné un coup de Tazer à Morgan, elle est inconsciente.

Sa vie est-elle en danger ? A-t-elle réellement besoin de recevoir des soins d'urgence ?

Lise hésita. Elle regarda Morgan qui respirait calmement, les indicateurs du moniteur tous dans le vert.

Non. Enfin, je crois bien que non.

Alors, je préférerais prendre son avis avant d'agir.

Lise avait pris la décision de se livrer à la police. Elle se donna quelques secondes pour réfléchir.

OK, on va attendre qu'elle refasse surface, conclut-elle, et elle raccrocha. Morgan tenta d'ouvrir les yeux quand elle lui parla. Lise lui injecta un anticoagulant, mit une pommade sur sa bosse, et par-dessus une poche de glace. Elle prit alors conscience de sa nudité et fit une visite éclair à la salle de bain pour y enfiler un peignoir. De longues minutes passèrent avant que Morgan ne tousse une première fois. La belle se recroquevilla en position fœtale. Elle grimaça.

Parle-moi, lui enjoignit Lise.

Morgan haletait, grise et hébétée, son regard n'accrochait rien.

« Parle-moi, lui ordonna Lise. Morgan émit un croassement pitoyable à travers le masque à oxygène :

J'ai mal.

Lise lui injecta une dose d'opiacé de synthèse. Morgan se détendit, la tête en arrière, comme si tous les nœuds que faisaient les muscles de son corps se déliaient. Elle gémit sa délivrance dans un souffle. Lise surveillait son cœur sur le moniteur.

Ça va, lui demanda-t-elle ?

Morgan hocha faiblement la tête, les yeux fermés serrés très forts. Elle respirait de mieux en mieux. Lise lui retira le masque à oxygène, la roula sur le dos. Morgan toussa et cracha du sang que Lise essuya. Lorsque Morgan ouvrit les yeux, son regard accrocha le visage de Lise, qui lui sourit. Morgan sourit à son tour, faiblement. Alors, Lise sentit son cœur faire comme un petit sursaut dans sa poitrine. Elle se souvenait avoir eu une cabriole comme celle-là à la naissance de son premier bébé, quand on le lui avait posé sur le ventre, tout gluant et gigotant, tout fripé et violacé, avec ses petits poings serrés aussi fort que ses yeux fermés. Elle se pencha vers Morgan et lui effleura les lèvres d'un baiser. Morgan voulut parler, elle toussa.

Je n'y vois rien, se plaignit-elle.

Ça va revenir, expliqua Lise. Tu sais que tu m'as fait la peur de ma vie ? J'ai cru qu'il t'avait flanqué une balle dans le ventre.

Morgan tenta de se redresser.

Où est-il ?

Lise la força à rester couchée d'une main sur son épaule.

Il est mort.

Tu en es sûre ?

Oui, j'en suis tout à fait certaine. Je lui ai mis une balle dans la tête. Comment te sens-tu ?

Morgan soupira d'un soulagement évident. Elle referma les yeux en soufflant. Elle porta avec difficulté une main à son crâne.

J'ai mal partout. J'ai un mal de tête inimaginable, et dans la poitrine aussi.

Tu as une grosse bosse. Peut-être un traumatisme crânien, j’espère léger. Et peut-être des côtes cassées. Sinon, rien de plus grave que des bleus. Il faudra passer à la clinique faire un scanner pour vérifier.

Qu'est ce que tu m'as injecté ?

Un antalgique très puissant, lui répondit Lise

Donne m'en une autre dose, demanda Morgan.

Lise lui caressa le front et les cheveux.

Mon amour, cela t'assommerait, et je ne pense pas que cela soit ce que tu recherches.

Non, tu as raison, fit Morgan en grimaçant. J'ai soif, demanda-t-elle.

Lise hésita une seconde. Elle lui proposa :

On va faire un test. Je vais t'aider à te lever et on va aller ensemble à la cuisine pour te trouver un verre d'eau, d'accord ?

Morgan hocha la tête. À la grande surprise de Lise, elle fut sur pieds en quelques secondes. Elle s'arrêta pour considérer le cadavre. Puis, tremblante et s'appuyant sur Lise, elle marcha. Ses jambes étaient raides, elle faisait chaque pas comme une mauvaise marionnette, en gémissant et en se mordant les lèvres, mais elle parvint à tituber jusqu'à la cuisine où Lise la calla sur le tabouret dans le coin du mur, le temps de lui servir un grand verre d'eau que Morgan bu à petite gorgées, à deux mains tremblantes, pliée en avant comme une petite vieille. Lise ferma la porte de la cuisine et ouvrit la fenêtre, faisant rentrer une grande bouffée d'air brûlant et chargé des senteurs du jardin qui remplaça l'odeur de mort et de sang qui régnait au salon. Lise regarda Morgan qui buvait son eau.

Morgan, tu m'impressionnes, tu m'impressionnes énormément.

Elle mouilla un linge et vint le passer sur le visage et le cou de Morgan, qui se laissa faire avec un apaisement évident.

« Ce n'est pas seulement ta vitesse de récupération qui m'impressionne. Morgan, tu es venue me sortir des griffes du monstre. Tu es mon héroïne.

Morgan restait sombre. Elle dit :

Il n'était pas venu te tuer. Et maintenant, je t'ai impliquée dans un meurtre.

Elle attrapa le poignet de Lise et scrutant son visage couvert de petites taches de sang et de cervelle. Elle lui dit avec fermeté :

« Tu diras que c'est moi. Promets-le-moi.

Lise ouvrit de grands yeux. Elle secoua la tête.

« Promets-le-moi ! Insista Morgan

Lise se mit à trembler, des larmes lui vinrent. Elle fit très bas :

Je ne sais pas mentir.

Tu vas apprendre ! Promets-le-moi : si on en arrive là, tu diras que c'est moi qui l'ai tué.

Lise secoua vigoureusement la tête.

Non, je ne te laisserais pas payer pour moi.

Lise tremblait sous la tension. Morgan comprit que malgré toute la persuasion dont elle se savait capable et l'ascendant qu'elle avait sur Lise, elle ne la ferait pas changer d'avis. Il y eut un long silence. Morgan avait fini son verre d'eau. Elle réfléchissait. Lise lui prit le verre vide et le remplit à nouveau. Cette fois, Morgan le vida d'un seul trait avant d'en demander un troisième.

On ne va pas appeler la police, dit pensivement Morgan.

Lise la regarda en fronçant les sourcils. Venant de toute autre personne, cette affirmation lui aurait semblé totalement absurde.

« On va le faire disparaître, dit Morgan. Lise ouvrit de grands yeux. Elle regarda Morgan un long instant avant d'exprimer ses doutes :

Il va y avoir une enquête.

Morgan fit non de la tête.

On va effacer toutes les traces. On ne le connaît pas. Il n'est jamais venu. Fin de l'histoire.

Morgan réactiva son implant. Elle reçut aussitôt un message de Rita :

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Morgan. Suivi de la rue par caméras et senseurs centrale domotique : aucune activité. D'après les capteurs externes, le bruit a été remarquablement confiné. Porte frontale verrouillée. Toutes ouvertures fermées, maison sûre.

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Morgan ouvrit la porte de la cuisine et, avec Lise, elles contemplèrent le champ de bataille. Face à cette chose sanguinolente au milieu du salon, c'était en quelque sorte le cerveau de la ménagère qui répondait présent. Morgan se demanda s'il était possible de l'emballer, de le mettre dans le coffre du tout-terrain et d'aller le jeter quelque part. Puis elle se souvint où était le tout-terrain. Elle envoya :

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Rita. Comment peut-on procéder pour faire disparaître le corps ?

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L'enfouissement est documenté comme la méthode la plus sûre. La probabilité de découverte accidentelle d'un corps enterré est très faible, à condition que la tombe soit bien profonde et n'attire pas l'attention par des traces à la surface. D'après les plans de la maison en ma possession, du fait du remblai de nivellement, le sol devrait être relativement meuble jusqu'à deux mètres de profondeur dans la zone au bord de la terrasse sous le parterre existant. Je recommande d'opérer dès que possible. Il n'est pas nécessaire de le déshabiller. Par contre, l'équipement qu'il porte représente un risque très élevé de détection. Il faudra en disposer à part.

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Tandis que Lise rapportait les outils, Morgan alla chercher des draps. Elle avait du mal à bouger, chaque muscle lui faisait mal, mais il semblait que son état s'améliorait au fur et à mesure. En revenant dans le salon, elle s'agenouilla et commença à retirer la veste sans manche du mort. Bientôt, elle pataugea dans le sang. L'odeur était abominable. Elle parvint à rouler le corps dans les draps qui rougirent. Lise revint. Elle avait enfilé des bottes sur l'une des combinaisons que Morgan utilisait pour les travaux de jardin. Elle portait les outils qu'elle avait trouvés, une pelle et une pioche. Lise jeta un œil au long paquet difforme, immonde, improvisé par Morgan. Elles échangèrent un haussement de sourcil : il n'y avait rien à dire, c'était répugnant et dramatique, c'était réel et inévitable. Elles mirent plus de deux heures à creuser la fosse. Elles se relayèrent. L'une restait au fond et l'autre faisait en sorte que la terre extraite ne retombe pas. Creuser une tombe bien profonde nécessitait beaucoup plus de savoir-faire qu'il n'y paraissait : en effondrant les bords, on augmentait la quantité de terre à sortir et la distance à laquelle il fallait la jeter, ce qui en fin de compte en faisait un travail exténuant. Elles s'y dépensèrent avec acharnement. Il fallait en finir, il fallait faire disparaître la charogne qui campait au salon. Elles sentaient aussi qu'elles avaient besoin de la nature physique de cette épreuve pour faire passer les atrocités qu'elles venaient de traverser. La terre et ses odeurs puissantes y jouaient un rôle cathartique. L'absence de vent, inhabituelle à Santa-Maria en cette saison, avait fait tomber comme une chape de plomb fondu sur le jardin. Elles transpiraient abondamment, avec la poussière et l'effort, elles furent vite essoufflées, assoiffées, étouffées, crasseuses. Sur la fin, Morgan était au fond et devait s'arrêter à chaque pelletée pour reprendre son souffle et un peu de force dans ses bras qui tremblaient. Elle ruisselait. Les effets de la dose de drogue que Lise lui avait injectée s'étaient dissipés. Chaque articulation et chaque muscle la faisaient souffrir. Enfin, malgré les gants, elle s'était fait dans chaque main des ampoules qui étaient maintenant percées, arrachées, et lui faisaient un mal de chien avec la terre et la sueur. Lise, qui avait activement participé au début du creusement, était depuis à genoux au bord du trou. Elle ne ménageait pas sa peine non plus, tirant la terre pour l'empêcher de retomber. Toutes les trois minutes, elles s'arrêtaient pour boire. Travailler ainsi, avec silence et détermination, leur faisait du bien au cœur et elles le sentaient sans avoir besoin d'en parler. Quand elles estimèrent que le trou faisait la profondeur requise, Lise aida Morgan à en sortir et elles s'accordèrent une courte pause avant de charroyer le corps. Le salaud était bien trop lourd pour être porté, même à deux. Elles le traînèrent par les bouts des draps qui suintaient du sang coagulé, laissant derrière elles une longue trace ignoble sur laquelle des mouches vinrent bientôt boire. Enfin, fourbues, elles laissèrent le paquet puant rouler au fond, en vrac, où il tomba avec un choc sourd. Elles se regardèrent et commencèrent à reboucher sur-le-champ. Il y avait quelque chose de profondément libératoire à faire tomber la terre, à augmenter l'épaisseur de la barrière avec le monde des morts, et de ce mort-là en particulier. Quand le sol fut remis à niveau, Lise fit asseoir Morgan au pied du grand arbre de Judée avant de replanter méticuleusement les rosiers sur la tombe. Encore une demi-heure d'effort, le jardin avait retrouvé un aspect si anodin qu'elles en furent elles-mêmes surprises. Lise alla chercher le tuyau d'arrosage afin d'éliminer les traces de terre dans le gazon. Il faisait si chaud qu'elles en profitèrent pour se décrasser au jet. Elles finirent assises à l'ombre de l'arbre, épuisées. Restait la maison. Les robots de nettoyage, que Rita avait invoqués dès le corps enlevé, avaient fait disparaître les traces, sauf au plafond où un petit engin solitaire n'en était qu'à une fraction de sa tâche. Les voilages aspergés de sang et de cervelle étaient fichus, Morgan les décrocha avec l'intention de les jeter. Restaient aussi des impacts de balles dans le mur, qu'il fut aisé de couvrir avec des cadres, et des blessures dans le marbre du sol, qui pouvaient être imputées à la chute d'objets lourds. Lise revint d'une chambre avec un tapis afin de masquer les plus importantes. En quelques instants, de façon providentielle, il ne restait plus d'indices visibles qu'un homme avait été tué là. Après le passage sous l'eau chaude, elles se prodiguèrent tour à tour des soins. Des deux, Morgan était celle qui avait le plus de bleus. Lise la soigna en se mordant les lèvres tant c'était impressionnant. Ensuite, elles s'allongèrent sur le lit pour faire une pause. Lise dit tout bas :

Tu as été magnifique. Je m'en souviendrai jusqu'à mon dernier souffle. Tu es mon Héroïne.

Morgan cligna des yeux. Lise poursuivit :

« Morgan, mon respect à ton égard, qui était immense, vient de gravir la dernière marche du podium.

Morgan la regardait, elle restait sombre et pensive.

On a eu beaucoup de chance.

Lise secoua la tête. Elle se redressa et se mit à genoux dans le lit à côté de Morgan :

Morgan, tu n'as pas compris. Cela n'a rien à voir avec de la chance. La façon dont tu braquais ton arme sur lui. Et quand tu as bondi sur lui... Cette expression sur ton visage, cette sérénité dans l'action. Et aussi, quand il t'a rouée de coups, mais chaque fois tu te relevais. Morgan, tu es une putain d'Héroïne ! Je n'avais pas réellement compris le sens de ce mot jusqu'à présent. Maintenant, je sais très exactement ce qu'il signifie. Je l'ai vu. Je l'ai ressenti. Tu es un de ces demi-dieux, un superhéros. Si un jour j'écris mes mémoires, tu deviendras une légende.

Morgan la regarda en fronçant ses sourcils. On aurait dit que ce que lui disait Lise lui rappelait quelque chose dont elle avait du mal à se souvenir. Lise secoua la tête. Elle chuchota d'une petite voix cassée par l'émotion :

« Tu es cette personne qui surgit quand il n'y a plus d'espoir, et qui retourne le sort contre toute attente. Tu es cette personne que l'on veut attendre quand on n'a plus rien d'autre.

Morgan lui sourit comme on le fait à un enfant qui vient de raconter une belle histoire, mais Lise continua avec gravité, simplicité et conviction :

« Je sais maintenant pourquoi ils t'ont donné ce surnom : Angel. Tu es un authentique ange, au sens magique et protecteur du terme. T'es-tu déjà demandé pourquoi et comment les hommes ont inventé le concept d'ange ? Et bien, maintenant, je sais. Je t'ai vue en action, et je sais. Ce que tu viens de faire est suffisamment incroyable pour te faire passer pour un personnage magique et surnaturel. Plus que tout, pourtant, c'est la révélation de ta véritable nature qui compte. T'es-tu demandé pourquoi tu étais devenue pilote d'hélicoptère de sauvetage ? Est-ce que tu crois qu'il y avait la plus petite portion de hasard dans ce choix ? Maintenant que je t'ai vue à l'œuvre, je connais la vérité. Morgan, tu es un ange descendu sur terre. Est-ce que tu te rends compte de cela ?

Morgan secoua la tête.

Je m'en veux de t'avoir entraînée dans cette histoire.

Comment voulais-tu que je découvre ta vraie nature, autrement qu'en te donnant l'opportunité de voler à mon secours en mettant ma vie en péril ?

Cela fit sourire Morgan.

Tu avoueras que c'est une façon particulièrement paradoxale de décrire ce qui s'est passé.

D'une main tremblante, Morgan écarta délicatement les cheveux de Lise pour lui caresser la joue. Elle se mordit les lèvres :

« Je m'en veux.

Lise lui prit la main pour y poser un baiser

C'est moi qui l'ai tué, pas toi.

Morgan se redressa sur un coude et énonça avec force :

Regarde-moi bien : c'était ce qu'il fallait faire. Tu veux que je le dise à nouveau ? C'était ce qu'il fallait faire.

Des larmes étaient venues dans les yeux de Lise. Morgan l'attira pour lui donner un baiser.

« Mais cela ne résout pas le problème principal.

Qui est ?

Je ne crois pas que ça va les arrêter.


Chapitre 73 : Dernier jour 12h32


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Associated Press, Centre de Contrôle des Vols de Tycho, aujourd'hui, 12h32. Un vaisseau autonome de transit emportant 14 tonnes de fret a été perdu ce matin au cours d'une manœuvre de changement d'orbite cislunaire. Une panne mineure lors d'un rendez-vous avec un robot d'arrimage survenue hier serait à l'origine d'une collision qui aurait endommagé un réservoir et provoqué la défaillance d'un moteur, entraînant la perte de contrôle fatale. La nature de la cargaison n'a pas été précisée, mais le CCV-Tycho a commenté qu'il ne s'agissait de « rien de vital ». Le vaisseau percutera la surface lunaire dans quatre jours et, toujours d'après le CCV-Tycho : « Il n'y a pas de plan de récupération, le jeu n'en vaut pas la chandelle »

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Daeffers avait crié de rage quand il avait vu le policier tomber sous les balles de DS-6, mais maintenant, il exultait en se frappant sur les cuisses :

Génial ! Génial ! Ce DS-6 est un génie de l'improvisation, un génie pur et simple, prenez-en de la graine, tous autant que vous êtes ! Ce petit con a réussi à transformer une boulette de première catégorie en coup de génie.

La salle de contrôle resta silencieuse, chacun s'affairait à sa tâche. Les sautes d'humeur de Daeffers étaient aussi soudaines qu'imprévisibles. Nul ne savait sur qui tomberait la suivante. Shrieffer le considéra en restant impassible. Intérieurement, il était affligé. Un policier venait de mourir, quasiment sur l'ordre de Daeffers, puisqu'il avait ordonné à DS-5 et DS-6 de ne se faire prendre à aucun prix... Et Daeffers s'en réjouissait ! Comment pouvait-il faire une chose aussi abjecte ? Comment pouvait-il laisser ainsi se transformer en lui, avec une jouissance aussi évidente, l'énergie qu'il mettait à atteindre son objectif en une pulsion qui mêlait la mort et la joie ?

« Bon, reprit Daeffers avec entrain, et ils sont où, alors, mes deux tourtereaux ? Il y en a un qui va me répondre ou il faut que je botte le cul de quelqu'un ? Shrieffer ?

Shrieffer sursauta.

Chef ?

Ils sont où ?

Chef, comme vous pouvez le voir, nous n'en savons rien.

Shrieffer, arrêtez vos conneries. J'ai mis vingt, non, pas loin de trente millions de matos sur cette mission, plus deux agents d'élite sur le terrain, chacun doté pour un bon million d'équipement militaire récent, drones, camouflage, armes de guerre indétectable. En plus de ça, vous êtes en prise directe sur tous les réseaux tactiques du théâtre d'opérations, celui des flics, celui des militaires et celui de l'ASI. Vous avez plus de cartes entre vos mains que quiconque. Alors ne me dite pas que vous ne savez pas où ils sont, vous allez me foutre les boules.

Shrieffer soupira intérieurement. Il ne répondit pas. Il fit semblant de se plonger dans la scrutation de son interface avec les IA tactiques. En fait, il connaissait très bien la situation. Il répondit avec réserve :

Nous pensons qu'ils sont restés dans le quartier, car ils se déplacent à pied et il est virtuellement impossible qu'ils aient franchi l'une des lignes de barrage du quadrillage militaire.

Sans rire ?

Daeffers était arrivé derrière Shrieffer et il commença à lui masser les épaules. Il avait une force de lutteur dans les mains, et il se mit à masser Shrieffer de plus en plus fort. Shrieffer serra les dents pour ne pas crier sous la douleur.

« Sans rire, répéta Daeffers. Qui se paye ma gueule ? Mon équipe d'élite, ou ces deux petits cons ? Les deux ?

La salle resta silencieuse. Daeffers stoppa son massage-torture.

« Vous allez me les retrouver. Il me les faut, avant le départ de cette putain de navette. C'est clair ?

C'est très clair, chef.


Chapitre 74 : 2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer


Chef, on a un problème, fit Shrieffer, après que Daeffers l'ait autorisé à entrer dans son bureau.

Oui ? Qu'est ce que c'est ?

J'ai préféré vous prévenir, j'ai pensé que vous voudriez le savoir tout de suite.

Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

C'est D-61, chef, il a disparu.

Daeffers soupira, se massa les yeux en répondant :

OK, racontez-moi ça.

En fait, nous ne savons rien du tout. Il a bel et bien disparu. Il est introuvable. Il a largement dépassé l'heure de son rendez-vous téléphonique quotidien pour donner son rapport. Or il n'a jamais été en retard pour le rapport.

Daeffers fronça les sourcils.

Il s'est fait buté, conclut-il froidement. Reste à savoir par qui, et comment ?

Pas par la police, nous avons vérifié.

Pas par la chinoise, affirma Daeffers. Shrieffer hocha la tête. La Chinoise était inoffensive. Daeffers cracha :

« Ah ! Schwartz ! Il s'est fait descendre par la black !

Faisant pivoter sa chaise, il commença à se masser le menton.

« Schwartz ! répéta-t-il avec violence. Quel con ! Et personne n'a appelé la police ?

Non, fit Shrieffer, nous savons par le mouchard sur sa voiture que le sujet était sur l'autoroute et qu'elle a fait demi-tour pour revenir à tombeau ouvert, comme prévu. C'est confirmé par la police de la route, elle a été verbalisée électroniquement pour excès de vitesse. Problème supplémentaire, D-61 n'a pas eu le temps d'installer les nouvelles caméras, nous n'avons donc toujours rien sur le site.

Shrieffer le regarda, il ne savait pas s'il devait attendre une question ou continuer. Le chef était visiblement contrarié et quand il était dans cet état, il valait mieux le laisser prendre la main. Il était vrai que le résumé de la situation était pitoyable : on envoyait un élément capable, motivé, équipé, et on récupérait une viande froide.

Cette black avait éventuellement le profil pour mettre un mec sur le carreau, mais celui-là ?

Daeffers secoua la tête, il ne parvenait pas à imaginer qu'un type comme D-61 puisse se faire avoir par une fille de cinquante kilos. Ce salaud avait été la crème de la crème, une brute aguerrie par des années d'interventions sanglantes, un expert des arts martiaux, du maniement du couteau et des armes à feu. Il était aussi connu pour partir en mission chargé jusqu'à la gueule aux amphétamines et armé jusqu'aux dents. Au cours d'une affaire précédente, il avait neutralisé trois hommes à mains nues. Sur une autre, il avait assassiné un personnage protégé par cinq gardes du corps en pénétrant de nuit dans sa villa, tuant les gardes au couteau, un par un sans se faire repérer, avant de loger un chargeur dans la tronche de sa cible et de la malheureuse qui avait commis l'erreur de partager son lit cette nuit-là. Daeffers avait du mal à imaginer qu'une femme seule puisse faire la peau à un type de ce genre. Elle avait dû avoir pas mal de chance. D'un autre côté, au vu des évènements récents, elle leur avait aussi indirectement rendu service en supprimant ce connard. Shrieffer, lui, avait la conviction que la lesbienne noire n'était pas née de la dernière pluie. Une fille black qui avait réussi à faire une carrière pareille, dans l'USAF puis dans l'ASI, devait avoir un maximum de ressort. En fait, Shrieffer, qui ne l'avait jamais physiquement rencontrée, avait l'impression de la connaître finalement bien, après avoir passé tous ces jours à étudier le dossier. En vérité, on pouvait même dire qu'il la connaissait intimement, ah ah, à force de mater toutes ces vidéos où les deux filles s'envoyaient en l'air. Mais du coup, en quelque sorte accidentellement, il avait acquis pour l'astronaute un respect certain. Pour cette raison, il avait renâclé à transmettre à D-61 cet ordre d'aller pratiquer une session d'intimidation physique, pas parce que l'ordre était immonde, Shrieffer n'en était plus à ce stade depuis des années, mais parce qu'il trouvait la méthode indigne de la cible, de la même façon que l'on ne dresse pas un cheval de race en lui donnant des coups de bâton dans le ventre. Il avait sincèrement redouté que D-61 ne parvienne pas à se maîtriser, car il avait eu l'intuition que le sujet serait devenu irrémédiablement impossible à manipuler si on lui abîmait sa greluche. Contrairement à ce que Daeffers semblait croire, Shrieffer pensait que cette fille n'était pas du genre que l'on pouvait mener par le bout du nez. Elle appartenait à une autre catégorie. Shrieffer aurait eu du mal à décrire ce qu'il ressentait, mais, si on le lui avait demandé, il aurait dit que pour autant qu'on puisse tenir son destin en main, cette fille le tenait, merci beaucoup, et au revoir. De la même façon, il avait acquis l'idée qu'il ne connaissait que quelques créatures féminines de cette classe. Shrieffer savait que l'apparence physique était importante pour ce type de considérations. Pourtant, il n'aimait ni les noires, ni les filles trop maigres. Comme beaucoup d'hommes, il n'aimait pas non plus les muscles apparents chez une femme, et il lui semblait que la noirceur de la peau de la liane chocolat accentuait ces reliefs, bien qu'il eût pu admettre que cela lui octroyait une allure racée de panthère, particulièrement impressionnante dans l'effort, comme certaines vidéos des filles à vélo dans la montagne ou en action au lit le montraient. En fait, Shrieffer avait du mal à admettre la nature du trouble que la consultation de certains enregistrements lui avait donné. Il avait été marqué par quelques séquences intimes volées, dont une en particulier, dans laquelle la black et son amante chinoise, chacune vêtue seulement de dessous minuscules, mais où l'érotisme dû à la nudité passait au second plan, s'approchaient l'une de l'autre en souriant, semblait-il en se croisant. Elles faisaient semblant de se tourner autour en se regardant dans les yeux, une main gracile tenant un coude. Puis elles s'enlaçaient comme à regret avec la lenteur savante de la délectation. Deux bras se levaient, avant finalement qu'elles plongent tendrement l'une vers l'autre en fermant les yeux, avec la grâce et la légèreté d'un couple de danseurs étoiles mimant des oiseaux, pour laisser leurs corps s'épouser dans un baiser brûlant. La mauvaise qualité de l'enregistrement, due au faible niveau de lumière, avait donné à cette séquence un cachet miraculeux. Comment était-il possible dans un monde aussi mesquin et quotidiennement vulgaire de trouver de telles pépites ? Comment ces filles pouvaient-elles improviser une danse aussi prodigieusement gracieuse ? Bien sûr, elles avaient la minceur et l'élégance de la stature et du geste, et une complicité impressionnante. Mais il avait semblé à Shrieffer que la fluidité inouïe de ce mouvement était révélatrice d'une énigme plus profonde, peut-être un pouvoir caché, une disposition dont il aurait aimé percer le mystère. Obnubilé par cette idée, Shrieffer s'était trouvé béat, pensif, et il avait remis la lecture à zéro, encore et encore, jusqu'à ce que la séquence se grave dans son cerveau. Il fut sorti de ses pensées par Daeffers :

Passez-moi ça au peigne fin, c'est exactement le genre de mystère qu'on ne peut pas laisser planer. Putain de Schwartz ! En particulier, si on retrouve le corps, on la tiendra pour de bon.

Shrieffer pensa que ce n'était pas vrai. S'ils retrouvaient le corps, et en admettant qu'ils voulaient en faire un élément de chantage, alors, du coup, ils ne pourraient pas le déplacer. Par contre, s'ils utilisaient cet argument contre le sujet, elle aurait la possibilité, elle, de cacher le corps ailleurs. Or ce corps était hautement compromettant. En particulier, il était très possible pour un enquêteur affûté de remonter aux organisations pour lesquelles D-61 avait travaillé dans le passé, et même si aucune trace factuelle, aucune preuve recevable par un tribunal ne pouvait être retrouvée par ce limier, il lui serait néanmoins trivial de conclure que la présence d'un individu de ce type donnait immédiatement à l'affaire une teinte très particulière. Cependant, Shrieffer préféra garder le silence, car quand Daeffers était dans cet état d'énervement, il était imprudent de faire le malin. Shrieffer quitta le bureau de Daeffers la tête basse. Avec Daeffers, qu'on ait eu tort ou pas, on en prenait plein la figure de toute façon. En plus de cela, non seulement ils étaient maintenant effectivement sourds et aveugles, mais ils avaient désormais une capacité d'action très restreinte. Car D-61 avait aussi été choisi pour sa capacité à servir de fusible. Aucun agent officiel ne pouvait intervenir dans cette histoire, c'était le premier paragraphe de la lettre de mission, souligné en rouge, la manipulation devait rester rigoureusement intraçable. Shrieffer soupira, il était à court d'idées. Dans ces cas là, il faisait plancher l'une des grosses IA du quartier général pendant quelques heures. Il en ressortait des milliers de scénarios en majorité ineptes, mais la vérité était aussi quasiment toujours dans le lot. Le jeu, c'était de la trouver. Shrieffer se mit au travail, sans se douter que cette idée allait indirectement, en quelques heures, lui attirer énormément d'ennuis.


Chapitre 75 : Dernier jour 12h33


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Agence France Presse, Londres, aujourd'hui, 12h33. L'Union des Lords annonce le don à l'État d'une nouvelle tranche très importante des biens immobiliers et mobiliers des grandes familles nobles du Royaume-Uni. Cette échéance symbolique du calendrier annoncé l'année dernière qui a pour but de soutenir l'effort britannique dans l'espace a été saluée unanimement en Angleterre. D'autres mouvements du même type fleurissent par le monde. Souvent, c'est du côté des industriels qu'on trouve les donateurs, et la surenchère semble sans limite, avec un don de deux milliards d'Euros hier de la part de la famille Varkenter, qui contrôle le géant du vêtement pour ados du même nom !

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Tu as raison Ada, ils sont deux, confirma Rita. Je les vois maintenant. Enfin, j'aperçois par intermittence les anomalies dans les vidéos qui sont engendrées par les manipulations qui couvrent leurs déplacements. J'ai repris les enregistrements depuis le moment où nous sommes sortis du souterrain et j'ai trouvé la trace du deuxième homme. Le premier homme est sorti du souterrain juste après nous. Quant au deuxième homme, il est parti se cacher après avoir tiré sur le policier. D'ailleurs, c'est un miracle que nous soyons partis de l'autre côté, sinon, il nous aurait sûrement suivis ! Maintenant, ces deux-là se sont regroupés. Ils quadrillent le secteur à deux rues au nord d'ici, mais ils sont sérieusement contrariés par la police qui ratisse la même zone. Ni eux ni la police ne semblent comprendre qu'on ait pu leur échapper. L'un des policiers vient de faire des grands mouvements devant l'une des caméras. Je crois qu'il a fait cela pour défendre auprès de l'un de ces collègues la thèse que les caméras fonctionnent correctement, ce qui est exact. Cependant, je pense qu'ils ne vont pas mettre longtemps à comprendre que c'est le traitement des flux qui est truqué.

Il faut qu'on se tire, fit résolument Michael.

Ada soupira.

Pour aller où ?

Ada, ce n'est pas le moment de baisser les bras.

Elle le fusilla du regard.

Je ne baisse pas les bras.

Rita les interrompit :

Ada, la police vient d'émettre à ton nom un mandat d'arrêt pour le meurtre d'un agent des forces de l'ordre. Le cas est explicitement lié au tien, Michael.

Qu'est-ce que ça change, demanda Michael ?

Ils vont nous tirer comme des lapins, répondit Ada.

Rita répliqua :

Premièrement, la police va redoubler d'effort pour nous retrouver et, deuxièmement, un tel mandat est automatiquement international et n'a pas de prescription.

Oh non ! gémit Ada. Le beau plan de Morgan tombe à l'eau.

De quel plan s'agit-il ? demanda Rita.

Elle voulait nous faire sortir de Santa-Maria en hélicoptère, pour nous déposer dans un endroit tranquille dans le désert. Mais maintenant, ce plan ne vaut plus rien ! Quitter le pays ne nous sauvera pas ! Michael, j'ai tout fait foirer. Pourquoi je n'ai pas pris cette arme ? Pourquoi ?

Des larmes dans les yeux, elle se laissa tomber assise, dos au mur en béton brut. Elle soupira d'abattement en secouant la tête. Michael hocha la tête.

On ne t'a pas laissé le temps de réfléchir, voilà pourquoi. Et je ne pense pas que l'absence de l'arme du crime ait changé grand-chose à notre situation... ils auraient mis le mandat sur mon dos.


Chapitre 76 : 2 ans auparavant, Contre-attaque


Morgan prit rendez-vous avec Michael et, dès qu'ils eurent échangé quelques banalités, elle lui donna deux objets. Le premier était le module de télémétrie qu'ils avaient enlevé ensemble à la configuration de Rita. Le second était l'unité de stockage qu'elle avait trouvé dans une poche de l'agresseur de Lise. Michael les tourna entre ses mains. Elle lui dit :

C'est l'heure pour toi de tenter ta chance à rentrer dans la légende des hackers.

Michael crut pendant une seconde à une moquerie, et il faillit lui répondre sur le ton approprié. Puis il vit la noirceur du regard de Morgan, son calme déterminé, et il plissa les yeux :

C'est quoi cette unité de stockage ?

Tu ne veux pas savoir comment je l'ai eu. Rita a passé la nuit à casser la protection. D'après elle, tu y trouveras une masse d'informations techniques, des clés, des codes... Si tu ne peux pas ouvrir une brèche avec ça, tu ne rentreras jamais chez eux.

Il faut s'installer ou c'est juste un coup ? Je fais quoi quand je suis à l'intérieur ?

Ils ont un dossier sur moi. Recherche et effacement de tout enregistrement ou document me concernant. Opération unique.

Ils vont avoir des sauvegardes. Il va falloir que je m'installe un peu pour les trouver et les détruire, attendre au minimum un cycle, en général, 24h.

Fais très attention à ne pas te faire choper. Et ne laisse aucune trace.

Il hocha pensivement la tête.

Il va me falloir des codes d'abonnement volés pour l'accès Internet, c'est pas donné. Et aussi je vais sacrifier les unités centrales qui feront l'attaque.

Morgan sourit et lui donna une pleine poignée de puces monétaires.

Achètes-en dix si tu veux.

Il va me falloir Rita, son module cryptographique est mortel.

Morgan hocha la tête.

« Quand est-ce que je peux passer la prendre ?

Quand tu veux. Il y a quelque chose qui te chagrine ?

Oui. Détruire un seul dossier, c'est un peu comme laisser une carte de visite. Ça vous ennuie vraiment si avant de partir je brouille les pistes en leur mettant le souk genre guerre totale ?

Tu as raison. Non, ça ne m'ennuie pas, au contraire. Fais-leur un maximum de dégâts. Qu'ils en pleurent leur mère.

Avec un sérieux remarquable, il affirma doucement en secouant la tête :

Si je passe, ça sera Tchernobyl.


Chapitre 77 : Dernier jour 12h34


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Agence France Presse, Paris, aujourd'hui, 12h30. C'est avec une grande émotion que le porte-parole de la Commission d'Organisation des Célébrations Commémoratives de l'Attentat de la Tour Eiffel a annoncé ce matin le décès de Charles-Edouard Zouromanski, des suites d'une longue maladie. Mr Zouromanski était le président fondateur de la Commission. Depuis l'attentat, il avait veillé sur la commission qui avait assuré chaque année des cérémonies somptueuses et toujours très émouvantes. Lui-même victime de l'attentat, contaminé biologique et chimique, Mr Zouromanski faisait partie des rares survivants de la fameuse « zone rouge », ce cercle terrible au pied de la tour Eiffel où les vents dispersèrent les vecteurs mortels expulsés par le tir des feux d'artifice de ce 14 juillet qui restera dans les mémoires comme l'un des paroxysmes les plus terrifiants des exactions terroristes. Bienfaiteur donateur des travaux pharaoniques de décontamination, Mr Zouromanski, industriel du piercing, célibataire et orphelin, avait consacré sa fortune et sa vie à la réparation des dégâts matériels et humains de cette tragédie inouïe. Mr Zouromanski, qui avait réoccupé son appartement parisien dès sa décontamination, était aussi un fervent défenseur de l'habitat parisien et militait activement pour sauver la capitale du dépeuplement catastrophique que celle-ci subit depuis l'attentat. Une messe solennelle sera célébrée à sa mémoire à Notre-Dame tous les jours à 10 heures pendant un mois.

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Daeffers demanda à Shrieffer :

Alors, où en est la police de Santa-Maria ?

Ils ont retrouvé des traces d'ADN dans la tombe.

Laquelle ? La première ?

Oui, admit faiblement Shrieffer, conscient que le fait d'annoncer une aussi mauvaise nouvelle à Daeffers était très dangereux pour lui.

Schwartz ! hurla Daeffers, tout rouge, Schwartz de Schwartz ! C'est une véritable catastrophe !

Shrieffer ne répondit rien, c'était exact. Les évaluations du plan par les IA avaient clairement indiqué que la tombe rouverte représentait un risque très élevé. Ils avaient joué cet aléa, et ils avaient perdu.

« Schwartz de Schwartz ! répéta Daeffers avec véhémence, puis il sembla se calmer et plissa ses yeux...

« Ça veut dire qu'il faut qu'on mette les bouchées doubles pour le reste, en particulier le hacker et sa copine.

Il se tourna vers Shrieffer et son regard contenait cette menace implacable qui donna un frisson d'effroi à Shrieffer. Daeffers eut un petit sourire cruel et murmura.

« Décidément, DS-6 a vraiment bien joué ce coup-là !


Chapitre 78 : 2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer


Lorsque Shrieffer arriva au bureau ce matin-là, le service était en ébullition. Daeffers était rouge comme une pivoine. Il courait partout en gueulant. De toute évidence, il s'était passé quelque chose de grave.

Ça chie des bulles, lui glissa un collègue, quand Shrieffer passa en trombe pour éviter de ce faire intercepter alors qu'il arrivait avec une demi-heure de retard. Tout le monde avait l'air terrorisé. Shrieffer se réfugia dans son bureau et voulut vérifier s'il était concerné en faisant un accès pour voir si des nouvelles de D-61 étaient arrivées, au cas où ce dernier aurait été la cause du carnage. À sa grande surprise, son identification fut rejetée. Un collègue fit irruption dans son bureau et lui dit :

Surtout, ne touche à rien, on est attaqués.

Le reste de la journée fut épouvantable. Il apparut que le réseau avait été pénétré, et pas par des amateurs. Des téraoctets de donnée étaient partis au paradis des bits. Pire, personne n'osait plus toucher aux sauvegardes. En effet, un premier essai de rechargement avait mis à jour un virus enfoui qui avait tout remis par terre, malgré la mise en place d'une IA de protection pour surveiller les pilotes. Un peu plus tard, une deuxième tentative sur un autre module échoua, avec en prime une compromission irréversible de l'IA mise en jeu. À partir de ce moment, l'ambiance se teinta de panique. La liste préliminaire des dégâts était trop longue, leur étendue trop extensive : c'était une catastrophe. Des dossiers très importants avaient été touchés, étaient-ils détruits ? Contaminés ? Pire, hypothèse cauchemardesque : avaient-ils été volés ? À dix heures, Daeffers, exaspéré, ouvrit la trappe sous les pieds des ingénieurs systèmes en appelant la Sécurité Centrale, sans deviner qu'il frappait en réalité pour de bon aux portes de l'enfer. Les cowboys de la force d'intervention rapide arrivèrent avec leurs IA sur le dos et ils commencèrent par déconnecter tous les câbles. Puis ils prévinrent tout le monde, y compris Daeffers qui manqua s'étouffer de rage, que le premier qui bougeait un cil finissait la journée en tôle. Ensuite, ils commencèrent à analyser la situation, module par module. Ils y perdirent eux aussi quelques IA, mais ils avaient l'air de considérer que c'était normal. Quand cela se produisait, ils sortaient les tournevis et passaient le matériel en mode de déverminage profond. Cependant, ils se firent contaminer encore une paire d'IA à ce jeu. Et là, ils commencèrent à trouver la plaisanterie très mauvaise. À un moment, l'un d'eux jeta au sol et écrasa rageusement à coup de talons sa montre qui s'était mise à sonner sans que l'on puisse l'arrêter, ayant été contaminé à son tour. Du coup, ils déployèrent un brouilleur de réseau sans fil à large bande pour éviter toute contagion par les appareils portables, car l'attaque n'avait pas laissé derrière elle qu'un désordre de champ de bataille, elle avait aussi implanté avec un savoir-faire stupéfiant un capharnaüm redoutable de malwares de dernière génération. En fin de matinée, le directeur du site apparut dans le couloir. La venue d'un homme si haut placé n'était de toute évidence pas de bon augure. Ce dernier réunit tout le monde dans le grand amphithéâtre et, d'un ton sinistre et lourd de menaces qui flanqua une colique à Shrieffer, il fit une annonce qui se résumait en quelques phrases : le service avait été l'objet d'une attaque très violente, tout y avait été ravagé, détruit, contaminé. Il faudrait des semaines pour reconstruire le réseau, les banques de données et les IA, car il fallait nettoyer chaque unité une par une, dans l'espoir de sauver quelque chose. Pire, il s'était avéré qu'en réalité l'attaque avait eu lieu quelques jours auparavant de façon à introduire une procédure pirate et silencieuse dans le système de sauvegarde. Cette procédure, le chef d'œuvre des assaillants, avait provoqué subrepticement le rechargement de toutes les sauvegardes du service et leur effacement ou leur corruption. Le principe était très connu, mais la mise en œuvre avait été particulièrement créative. Les experts de la Sécurité Centrale en étaient admiratifs, ce qui ne présageait rien de bon. Dans la pratique, cela signifiait que seules avaient survécu les données exportées vers d'autres services et quelques fichiers clés qui avaient une sauvegarde découplée du réseau local, comme celle de la comptabilité, de la gestion des ordres et des rapports de mission. À ces mots, un silence de mort tomba sur la salle. Il était clair pour tous que des têtes allaient rouler, et surtout celles de ceux dont il serait démontré qu'ils avaient été par négligence ou par faute à l'origine d'une contamination de cette ampleur. Il fallut deux jours pour remettre un semblant de système en marche. Shrieffer était atterré, il avait perdu tous ses dossiers, en particulier celui, énorme, qu'il avait accumulé sur la gouine noire. Des millions d'heures de vidéo, tant de travail, des dizaines de personnes mises sous surveillance, analysées, manipulées, des centaines de milliers de dollars dépensés, tout était parti, sans même faire un filet de fumé. Au final, ce qui lui donnait secrètement plus que tout mal au ventre, c'était d'avoir perdu ces enregistrements sublimes où les deux filles s'envoyaient en l'air. Il avait passé de longues heures à mouiller l'intérieur de son pantalon en regardant ces scènes qu'il trouvait hallucinantes. Il pouvait encore entendre les échos de leurs cris dans sa mémoire, excitants comme rien au monde auparavant pour Shrieffer, qui était pourtant dans le privé un collectionneur averti de pornographie. Il découvrit cependant que cette perte était en réalité le cadet de ses soucis. En effet, il apparut qu'il avait peut-être lui-même ouvert la faille que l'attaque avait utilisée pour se répandre dans le service. En l'apprenant, il devint malade. Il semblait bien qu'il avait mal appliqué la procédure de verrouillage comme suite à la disparition de D-61 : des canaux de télémétrie n'avaient pas été refermés correctement. Comble de poisse, les souvenirs de l'IA en charge du boulot, qui auraient dû être balayés par la tornade, faisaient partie des rares segments de données que la mise en œuvre d'opérations de restauration hypersophistiquées avait réussi à reconstituer ! Quand Daeffers l'apprit, il couvrit Shrieffer d'injure au téléphone. Par chance, il n'était pas dans les locaux du service, sinon Shrieffer n'osait imaginer ce qui aurait pu se produire pour lui. Pourtant, Daeffers exigea de Shrieffer le silence le plus absolu et prétendit qu'il allait le couvrir. L'enquête ne permit pas de retrouver l'origine de l'attaque. On expliqua que les intrus avaient machiavéliquement refermé leur route derrière eux. Pourtant, en y mettant le temps et les moyens, on parvenait d'habitude à tracer l'origine. Le rapport final conclut que l'intrusion avait été perpétrée par un groupe très bien renseigné et équipé, probablement un autre service secret. Peu soupçonnèrent la raison pour laquelle les investigations furent bâclées : Daeffers avait fait resurgir quelques-uns de ses dossiers les plus précieux pour faire pression sur des membres de la commission. Ainsi, on avorta l'approfondissement d'enquête qui pourtant, à l'inférence suivante dans l'arbre des possibilités, aurait pointé sur un adolescent de dix-sept ans à Santa-Maria d'Almogar.

Il restait une dernière chose à faire pour le gamin en question, hébété par la fatigue après plus de cent heures presque sans dormir. Avant l'aube, il détruisit tout, utilisant pour ce faire une procédure qui réécrivait des milliers de fois des séquences aléatoires sur les supports physiques, réduisant l'ordonnancement moléculaire qui codait l'information à l'équivalent du néant absolu du chaos primordial. Il voulait être certain qu'un dispositif quantique même parmi les plus avancés ne puisse retrouver la trace du signal original. Il effaça ainsi tout le travail qu'il avait fait en préparation de l'opération, y compris les copies de l'IA d'assaut, ainsi que l'arsenal invraisemblable de malwares qu'il avait réuni pour rendre l'attaque aussi sale que possible. Il fut soulagé de se débarrasser de ces choses-là, car on n'était jamais à l'abri d'une erreur de manipulation et, avec le type de logiciel offensif qu'il avait entreposé là, on passait très vite dans la catégorie supérieure des problèmes que l'on pouvait avoir avec du matériel informatique. Cependant, il détruisit l'IA d'assaut avec une pointe de remords, car c'était la chose la plus sophistiquée qu'il ait jamais réalisée. Il avait mis au point et assemblé le moteur de cette entité intelligente lui-même. Il avait conscience que ce qu'il avait accompli était très difficile à faire, surtout par un individu seul, surtout en quelques jours, particulièrement sur une cible aussi bien défendue. Sa confiance en lui-même s'en trouva considérablement accrue. Il était suprêmement ironique que jamais personne ne doive en entendre parler, mais, au cas où des soupçons viendraient à converger vers lui, il ne devait rester aucun indice. Il savait que les forces de l'ordre avaient des moteurs d'inférence sophistiqués et qu'il n'était pas à l'abri d'un tel soupçon, surtout pour un acte aussi illégal que celui qu'il venait de commettre. Pour cette raison, il utilisa le fond d'un vieux bidon comme creuset et y fit fondre le module de télémesure, le fameux mouchard extrait de Rita, en y mettant le feu à quatre reprises à l'aide de quelques litres d'essence, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une masse informe de métal après que le plastique ait brûlé. Quand la scorie fut froide, il l'emballa dans un vieux sac en papier qu'il alla jeter dans une poubelle publique. En fin de compte, le lendemain, pris d'un accès de paranoïa, il se débarrassa des unités centrales qui avaient servi à lancer l'attaque en allant la nuit les enterrer au pied d'un immense remblai dans un chantier à la sortie nord de la ville. Il repassa le lendemain pour vérifier qu'on avait déversé des centaines de tonnes de cailloux à cet endroit et que ce matériel allait au final être enterré sous une nouvelle bretelle de l'autoroute, ce qui lui sembla être le summum de ce que le sort pouvait mettre à sa disposition comme moyen de faire disparaître des objets de cette taille. Il lui sembla alors qu'il pouvait dormir sur ses deux oreilles, mais cette impression ne dura que quelques heures, car il lui vint ensuite l'idée qu'on pouvait le soumettre à un interrogatoire poussé à l'aide de ces nouveaux sérums de vérité dont on parlait de plus en plus dans les médias et qui avaient relégué aux musées la torture physique. D'ailleurs, depuis que ces substances avaient été mises à la disposition des forces de l'ordre, les terroristes se suicidaient toujours plutôt que d'être pris. Michael se dit alors que s'il avait été une IA, il aurait pu se programmer pour oublier ce qu'il avait fait, mais que malheureusement, dans le cas du cerveau humain, l'évolution n'avait trouvé aucune utilité pour ce type de fonction. C'était bien dommage. Ou peut-être pas. De toute façon, il n'y pouvait rien. Il finit par décider qu'il était improductif et néfaste de ressasser cela et cessa d'y penser. Cependant, deux convictions en restèrent imprimées en lui. La première le poussait à préparer l'éventualité qu'on vienne le prendre. La seconde lui disait que si un tel évènement survenait, il lui faudrait décider à quel prix il voulait y survivre, et il savait qu'il n'aurait que très peu de temps pour y réfléchir, ce qui signifiait qu'il devait avoir acquis la plus grande partie de sa résolution à l'avance. À regarder ainsi la mort en face, il changea en profondeur, c'est-à-dire de façon invisible pour son entourage. Il rendit compte de l'attaque à Morgan. Elle le félicita chaleureusement. Elle lui donna une pleine poignée de puces monétaires, et il resta ébahi, sa tête en tourna presque. Il lui sourit quand elle lui annonça qu'elle avait un autre travail pour lui. S'il avait su d'où provenait tout cet argent, il aurait été abasourdi.


Chapitre 79 : Dernier jour 12h35


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Associated Press, Biloxi, Mississipi, aujourd'hui, 12h30. Suite du feuilleton juridico médiatique entourant Charles Smith, Sénateur Républicain du Mississipi, condamné à de nombreuses reprises pour ses propos xénophobes, racistes, sexistes et discriminatoires. Ses adversaires militent avec fureur pour que le sénateur perde les derniers points de citoyenneté qui lui permettent de conserver sa charge et par la même de maintenir son apparente impunité, entretenant un « cercle vicieux », selon les propos du représentant démocrate Jim Rubit, son adversaire farouche qui a déclaré : « Il est totalement inique que dans ce pays, un piéton qui traverse en dehors des clous perde systématiquement des points de citoyenneté, et qu'au même moment dans la même ville, un méchant vieillard puisse proférer en public d'ignobles sermons d'un autre temps, être condamné par des tribunaux, et continuer en toute impunité, sous prétexte qu'il est élu ! » La loi sur la citoyenneté à point, qui fait l'objet d'un amendement à la constitution, institue aux États-Unis la politique dite « de tolérance zéro », mais les élus fédéraux n'y sont pas soumis du fait d'une décision très controversée de la Cour Suprême. Cette décision visait à protéger les droits d'expression des élus, mais un sondage récent indique que si 86% des Américains considèrent cette liberté comme « importante », 89% jugent que l'impunité actuelle du Sénateur Smith est « inacceptable ».

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Rita prit la parole :

Michael, Ada, j'ai une autre information à vous transmettre.

Oui ?

Je viens de trouver les résultats de l'analyse balistique de la balle qui a été extraite du corps du policier.

Et alors ?

Il s'agit de la même arme que celle qui a tué Zebra.

Pardon, tu peux répéter ça ?

L'un des seuls indices matériels sérieux dont la police dispose dans le meurtre de Zebra est la balle qui l'a tuée, or celle-ci a été tirée par la même arme. Ils en sont certains.

Ada regarda Michael et dit avec conviction :

C'est Morgan qui a tué Zebra.

Elle serrait les dents si fort que son visage en tremblait. Michael secoua la tête.

Non, c'est impossible.

Michael, c'est une évidence énorme ! Tu ne peux pas laisser tes sentiments t'aveugler face à une preuve aussi tangible.

Ada, Morgan n'a pas tué Zebra. Je ne peux pas y croire. Ce n'est pas logique, elle ne la connaissait même pas.

Qu'est-ce que tu en sais ?

Si vous me permettez de vous interrompre, fit prudemment Rita, la conséquence est qu'Ada est également recherchée pour le meurtre de Zebra, et que dans cette affaire les soupçons sont corroborés par le fait reconnu que vous étiez intimes.

Rita, fit vivement Michael, ça, on s'en fiche, on sait que ce n'est pas vrai.

Michael, répondit respectueusement Rita, je peux vous affirmer avec un niveau de certitude similaire que Morgan n'a pas tué Zebra.

Michael et Ada se regardèrent.

Comment sais-tu cela ?

Je pense pouvoir inférer comment Morgan s'est trouvée en possession de cette arme. Je pense qu'elle l'a prise à un homme qui agressait Lise et qui a été tué. J'en déduis que c'était lui l'assassin de Zebra. Vous n'avez donc rien à craindre de Morgan, au contraire, elle vous a vengé.

Qu'est-ce que tu y connais en vengeance ? demanda abruptement Ada.

Michael lui fit un signe de reproche et de silence. Rita répondit :

Ada, je te prie de m'excuser si mon manque de maîtrise de la compréhension de vos émotions m'a conduite à utiliser ce terme de façon inappropriée.

C'est bon, Rita, c'est bon. Comment s'appelait ce mec ?

Je n'en ai aucune idée.

Quand est-ce que cela s'est passé ? D'où est-ce qu'il sortait ?

L'agression de Lise s'est produite quelques mois après le meurtre de Zebra. Selon toute vraisemblance, cet homme faisait partie de l'équipe qui cherchait à manipuler Morgan. Comme je l'ai expliqué à Ada il y a quelques heures, je soupçonne fortement que les évènements d'aujourd'hui sont directement corrélés à ces deux drames.

Comment ? Pourquoi ?

Je ne sais pas. La disparition de preuves me semble la raison la plus vraisemblable, mais au risque de froisser à nouveau Ada, je n'exclus pas la vengeance. Michael, je voudrais te rappeler que je t'ai aidé à montrer une attaque dont nous avons de bonnes raisons de penser qu'elle a été fructueuse, n'est-ce pas ?

De quoi parle-t-elle ? demanda Ada en fronçant les sourcils.

Laisse tomber. Rita, il vaut mieux qu'Ada en sache le moins possible.

Tu veux rire, j'espère ? objecta Ada avec violence, je suis dans le collimateur autant que toi !

Michael trouva le regard d'Ada et il comprit qu'aussi maigres que puissent être leurs chances de s'en sortir, s'il y avait une chose qu'il ne voulait pas perdre, c'était la confiance d'Ada. Il lui expliqua :

Souviens-toi, c'est toi qui as eu l'idée d'utiliser ce mouchard électronique pour ouvrir une tête de pont chez eux. Morgan voulait se venger de ces types, mais je ne savais pas que c'était parce qu'ils avaient envoyé un mec agresser Lise.

Et tu l'as fait ?

Oui.

Qui sont-ils ?

Mais on n'en sait rien, Ada ! Des barbouzes probablement, ou des malfrats, ou des terros... Les trois à la fois peut-être ?

Ada soupira, pensive, avant de demander :

Et cette attaque, ça a réussi ? Tu leur as fait de gros dégâts ?

Je crois qu'on peut dire ça.

Elle le contempla, atterrée de stupeur. Elle connaissait assez bien Michael pour savoir que s'il faisait le modeste de cette façon, cela signifiait qu'il était tout à fait certain de leur avoir flanqué une dérouillée magistrale.

Schwartz ! siffla-t-elle en se donnant un coup de poing de rage sur le genou.

Ils se regardèrent. Elle dit sombrement :

« J'ai compris. C'est pour ça qu'ils sont après toi. Vengeance et élimination de témoin. Nettoyage par le vide, mais discrètement, sous le couvert d'une opération de police.

On va trouver une solution, dit Michael avec résolution, on va commencer par mettre de la distance entre les flics, ces deux salauds et nous, avant qu'ils comprennent comment Rita nous rend invisible aux caméras et qu'ils trouvent un remède contre ça. Mais, Ada, on n'a pas joué toutes nos cartes.

Ah ?

J'ai encore quelques tours en réserve. Allez, viens ! Rita, pour un cap au sud, droite ou gauche ?

Attends, attends, fit Ada avec irritation, tu veux bien réfléchir ? Rita, c'est le centre commercial au-dessus de nous ?

Exact.

Tu as le contrôle des caméras qui sont dans les allées ?

Oui.

OK, alors allons-y. Non seulement, c'est un excellent endroit pour nous cacher, mais aussi, il a de nombreux magasins de vêtements et d'accessoires. On va pouvoir se relooker. Il me reste assez de cash.

Excellente idée ! On va commencer par le coiffeur, j'en avais marre de tous ces cheveux. Et un sac à dos pour cacher Rita.

Trop aimable, fit Rita.

Mais on t'aime Rita, lança Ada. Est-ce qu'on a pensé à te le dire ? On t'aime !

Rita ne répondit pas. Ada se dit qu'il devait être difficile de savoir ce qu'une telle déclaration pouvait signifier pour elle, mais quand elle regarda Michael, elle vit qu'il lui souriait, et elle se souvint de l'histoire que la mère de Michael lui avait confiée : Jennifer accrochée aux poignets du policier.


Chapitre 80 : 2 ans auparavant, Objectif


Rita avait reçu un nouveau message fixant un rendez-vous téléphonique. À l'heure dite, le téléphone sonna et Rita sécurisa la ligne. Morgan était très nerveuse, elle avait attendu cet entretien avec la plus grande inquiétude sur la façon dont les manipulateurs allaient réagir à sa contre-attaque. Elle s'était préparée à donner une réponse dans laquelle elle capitulait sous conditions, et elle avait établi une liste détaillée des termes qu'elle avait résolu de considérer comme le minimum qu'elle devait obtenir dans une négociation, s'il y en avait une, car elle avait résolu de ne pas céder en deçà de ce qu'elle considérait comme inacceptable. À la grande surprise de Morgan, la vidéo n'était pas noire, la voix n'était pas masquée. L'homme était vêtu d'un uniforme de l'USAF avec le grade de général, dont le badge nominal portait l'indication mystérieuse K.C. Il ne se présenta pas. Néanmoins, il s'exprimait avec les intonations caractéristiques d'un officier américain pur jus.

Bien, Morgan Kerr, combien de temps pensez-vous nous faire perdre encore ? demanda-t-il avec sévérité.

Je vous ai déjà dit que j'avais horreur des menaces.

Ce n'était pas à moi que vous avez eu affaire. Je viens de reprendre le dossier. Du point de vue des menaces qui pèsent sur vous, il est utile de rappeler que rien n'a changé, mais ce n'est pas sous cet éclairage que je veux placer cet entretien. J'ai un travail pour vous, et il est de votre devoir de faire ce travail.

Il marqua une pause notable. Morgan comprit que si ses manipulateurs avaient décidé de jouer la carte du devoir, ce n'était peut-être pas du fait d'un revirement de leur côté, comme on semblait vouloir le lui faire croire, mais qu'il s'agissait peut-être plutôt de l'une de ces tactiques de manipulation : après le bâton, la carotte. Il poursuivit :

« J'ai étudié le compte-rendu détaillé de vos entretiens précédents, il est évident que vous savez maintenant avec une précision suffisante qui nous sommes et les buts que nous poursuivons. Dans ce contexte, ce que nous vous demandons de faire pour nous est d'une simplicité et d'une logique enfantine, ainsi que la raison pour laquelle cette mission relève de votre devoir en tant qu'officier de l'armée des États-Unis d'Amérique. Cependant, afin que cet aspect des choses soit parfaitement clair, j'ai invité votre officier supérieur, ici présent, le Général Clark.

La caméra tourna et montra un homme d'une cinquantaine d'années au regard bleu triste et détaché, marqué par une consommation abusive d'alcool.

Morgan Kerr, je suis votre officier supérieur. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, car votre détachement auprès de l'ASI rendait cette relation hiérarchique un peu théorique en apparence. Néanmoins, elle est tout à fait réelle, et je vous donne l'ordre formel d'obéir aux instructions du général K.C.

Morgan cherchait dans son implant les références qu'elle avait pour un général Clark, et en effet, au sens de la hiérarchie administrative et rendue virtuelle par son détachement à l'ASI, un général du nom de Clark était son supérieur. D'ailleurs l'implant ne tarda pas à authentifier le visage et la signature de la voix. Le général K.C. regarda Morgan, attendant une réponse d'elle. Elle prit une respiration et hocha la tête, consciente qu'elle entretenait encore le doute entre le signe d'une acceptation et celui qu'elle avait juste entendu ce qu'on lui avait dit. Il énonça avec soin, plissant les yeux :

« Il est également vrai, c'est un fait, que vous n'êtes pas en position de refuser. Ne gâchez pas votre dernière chance, car je vous assure que c'est votre dernière chance, si cette conversation n'aboutit pas, nous allons faire en sorte de bousiller votre carrière dans l'ASI comme dans l'US Air Force, et croyez-moi, cela ne prendra que quelques heures et ce sera tout à fait définitif.

Mais vous aurez perdu vous aussi.

Il haussa les épaules

Nous vous aurions perdue. Il ne nous resterait plus qu'à vous trouver un remplaçant, et nous le trouverions, bien entendu. L'équation est donc simple, c'est votre carrière contre un peu de notre temps.

Morgan respira un grand coup et donna ses conditions :

Je veux savoir ce que je transporte, je veux un droit de regard absolu sur les cargaisons, et un droit de véto si ce que vous voulez me faire transporter ne me plaît pas. Je veux aussi retrouver mon statut de pilote orbital opérationnel, je veux être promue et mutée en escadrille. Enfin, je veux être réintégrée au NC, avec ma fille.

Il eut un petit rire.

Rien que ça ?

Cependant, Morgan serra les poings en signe de victoire hors du champ de la caméra : elle avait vu juste, ces gens ne pouvaient pas envisager de créer une filière de contrebande sans avoir des appuis considérables dans l'ASI. En ne répondant pas que sa demande était ridicule, il venait de reconnaître qu'elle était recevable, exécutable.

Ce sont mes conditions, ce sont aussi des éléments qui seront instrumentaux pour ce que vous voulez me faire faire, en particulier je dois être opérationnelle, au cœur du dispositif. Si vous pensez que vous pouvez arriver à vos fins sans quelqu'un à un poste clé dans la place, vous vous trompez.

L'homme resta silencieux quelques secondes, son regard chercha et se focalisa une seconde sur un point hors champ. Il répondit avec circonspection :

Oui, ce dernier point est évident. Restez en ligne.

Il disparut. Il y eut deux minutes complètes de silence, puis en réapparaissant, il dit :

OK, je peux vous garantir votre statut de pilote orbital actif et une promotion au grade de colonel de l'ASI. Nous allons aussi faire en sorte que vous soyez mutée à un poste opérationnel dans une escadrille de fret, je suis d'accord que c'est essentiel pour la mission que nous avons pour vous.

Et le NC ?

Je ne peux rien vous garantir. Nous allons voir ce que nous pouvons faire, mais il serait malhonnête de vous faire miroiter quoi que ce soit. Vous devez comprendre que ce type de requête est arbitré à un niveau plus élevé. Commencez à vous mettre au travail, je vous recontacterai dans trois jours. De quoi avez-vous besoin ?

Elle haussa les épaules

Pour l'instant, rien de spécifique, il faut que je réfléchisse. Ce sera long et compliqué, il va falloir du temps pour tout mettre au point.

Mais vous avez déjà une idée ?

Bien entendu, mentit-elle avec aplomb.

La tonalité de fin de session sonna, il avait coupé.

Morgan reçut sa promotion et sa nouvelle affectation deux jours plus tard, à la grande surprise de tout son entourage. Elle fut mutée dans une escadrille spécialisée dans le fret fragile qui était réputée à juste titre pour être très difficile d'accès pour des pilotes d'origine militaire ou non européens. Elle y fut néanmoins bien accueillie. On lui attribua la responsabilité d'augmenter l'efficacité du système de transit de certaines catégories de pièces détachées, et un poste de commandant de bord. Deux semaines plus tard, elle fit un vol vers la Station Spatiale Numéro Un comme copilote afin de récupérer sa qualification opérationnelle de pilote orbital. Elle se mit à travailler jour et nuit, en plus des déplacements, ce qui inquiéta Lise qui la mit sous surveillance, veilla à son régime alimentaire, à lui faire faire des séances de yoga, lui prodigua des massages, et l'incita à continuer à pratiquer autant de sport que son agenda le lui permettait, et l'y accompagna. Du coup, Lise finit de prendre sa place comme parent adoptif pour Esmeralda et comme intendante de la maison à Santa-Maria. À Almogar, Morgan se mit à faire de véritables étincelles. Sa motivation était devenue extrême depuis qu'elle avait décidé de saisir la chance que cette mutation lui offrait de prouver sa véritable valeur. Son accident et sa thèse lui avaient donné un recul salutaire. Elle possédait sur la filière logistique orbitale une vue à la fois synthétique et approfondie. Aussi, elle se mit à utiliser et à affûter ce talent instinctif qu'elle avait pour associer les gens avec qui elle travaillait au processus de prise de décision, et en les impliquant ainsi, à leur faire donner le meilleur, tout en se taillant une réputation de personne à la fois efficace et agréable. De même, elle montra qu'elle avait un instinct très sûr pour gérer les risques, en particulier quand il s'agissait de créer des processus nouveaux en ayant recours à des assemblages de procédures existantes. Elles obtenaient du coup en des temps records l'association unique d'une grande flexibilité et d'une vitesse d'exécution exceptionnelle, tout en respectant les critères de sécurité et de fiabilité. Au total, sa compétence, sa volonté, sa force de travail et de conviction, la qualité de son contact, son sens de la gestion des projets, tout se lia pour la faire réussir dans son nouveau poste. En parallèle, les contacts téléphoniques anonymes se poursuivirent, et comme elle se montra docile, le ton changea. On la mit en contact avec des experts techniques qui lui fournirent au compte-gouttes de l'information sur les caractéristiques des cargaisons pirates. Morgan se mit de même à travailler d'arrache-pied sur ce projet là, avec Rita en appui. Le point clé fut vite identifié : il fallait trouver un système pour tromper le système de vérification des colis de la plateforme logistique d'Almogar. Il fallait aussi confondre le réseau de capteurs du StarWanderer et les modules de surveillance de la cargaison enfouis au cœur du système de l'avion orbital. Morgan et Rita planchèrent sur le problème des jours entiers. L'IA se révélait très utile pour rechercher l'information nécessaire dans l'immense base de données que Michael avait fournie. Cependant, comme Morgan, indécise, resta trois semaines sans donner réponse aux requêtes réitérées de son correspondant pour fournir un plan détaillé, on lui rappela la menace qui planait au-dessus d'elle. La solution prônée par Rita consistait à infiltrer les systèmes du StarWanderer pour en prendre le contrôle. Cette idée parut d'emblée irréaliste à Morgan. Elle ne doutait pas que Rita soit capable de prendre le contrôle d'un avion orbital, elle doutait de pouvoir garantir que les effets secondaires fussent inoffensifs. En fin de compte, Morgan décida qu'il lui fallait une installation de contrôle et de réemballage spécifique, adaptée aux systèmes du StarWanderer et qui permettrait d'émuler les signatures des colis en contrebande afin de les rendre conformes à des manifestes générés sur mesure. L'ASI en effet sous-traitait à des entreprises spécialisées l'emballage et la certification de certaines cargaisons en containers standards adaptés aux soutes des StarWanderer et des vaisseaux de transit interplanétaires. Il suffisait en théorie de monter une société de ce type qui réemballerait les cargaisons pirates. En pratique, il y avait un gros travail d'ingénierie, il fallait mettre en place une chaîne semi-automatique pour tester et analyser les colis, les réemballer avec l'interface ad hoc, tester le résultat et générer le certificat bidon, le tout de façon conforme aux normes de l'ASI. Enfin, il ne resterait plus à Morgan qu'à valider chaque container pour éviter qu'il soit soumis à des tests supplémentaires. Or, du fait de son poste, elle avait accès au système qui surveillait cette procédure. En théorie, il suffisait qu'elle soit seule dans la salle de contrôle quelques minutes pour entrer les données. Pour Morgan, l'avantage de ce système était qu'il ne risquait pas de compromettre la sécurité du vol, puisqu'elle vérifierait elle-même l'innocuité de la cargaison et de son emballage. Quand Morgan annonça ce choix à ses correspondants techniques anonymes, elle reçut en réponse, la semaine suivante, une avalanche de questions, dont certaines révélèrent des aspects de ses idées dont elle n'avait pas poussé tous les tenants et aboutissants et qu'elle utilisa pour améliorer son plan. En particulier, il fallait qu'elle obtienne une tonne de certifications pour sa petite entreprise, et elle n'avait pas soupçonné les difficultés que cela représentait avant qu'on lui communique le rapport d'un expert de ce type de falsification à qui ses commanditaires avaient sous-traité cet aspect du problème. Heureusement, l'expert ne se contenta pas de relever les problèmes, il donna aussi des solutions. Elle posa donc un échéancier et demanda des crédits pour démarrer le travail. Elle reçut en quelques heures les sommes considérables qu'elle demandait, par le biais d'un système complexe de sociétés-écrans. Elle eut l'impression que si elle avait eu l'appât du gain, elle aurait pu gonfler les factures et s'enrichir, mais elle se rendit compte avec une sorte d'amertume qu'elle n'avait pas du tout la fibre pour ce genre de trafic.

Chapitre 81 : Dernier jour 12h36


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Agence France Presse, Étretat, aujourd'hui, 12h36. Sous les yeux d'une large foule, le préfet de région a commandé le tir des charges placées à la base de la fameuse aiguille et de l'arche adjacente. Cette destruction était devenue indispensable pour couper court à la longue série d'accidents que le travail de sape de la craie par la mer avait provoqués. Les écologistes présents ont manifesté pour un renforcement des mesures contre le réchauffement climatique, la montée subséquente du niveau de la mer étant clairement identifiée comme le facteur principal de la dégradation catastrophique de la côte de Picardie.

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Claire ? fit AK, dans le cadre de notre programme d'échange donnant donnant, j'ai une très mauvaise nouvelle pour ton petit hacker et sa copine aux cheveux bleus. Un homme à nous s'est fait tuer, abattu en pleine rue, et tout porte à croire que ce sont eux qui ont fait le coup.

AK, c'est.... Je ne peux pas y croire.

On a l'arme et les empreintes de la fille dessus.

AK, tu crois qu'elle aurait pu faire ça ? Je la connais. Ce n'est pas elle, AK.

Claire, dans la majorité des cas, c'est ce que disent ceux qui connaissaient quelqu'un qui est devenu un assassin.

Mais tu y crois ?

Je vais te répondre par une question. Sais-tu d'où sort l'arme du crime ?

Comment veux-tu que je sache un truc pareil ?

Tu te souviens que j'étais venu te voir il y a deux ans pour une autorisation de perquisition d'une certaine maison à Santa-Maria ?

Les éco-guerriers s'en sont occupés l'année dernière.

Oui, mais c'est le jardin qui m'intéressait. Or, j'y ai trouvé ce matin une tombe fraîchement ouverte et refermée. Et vide.

Ah ?

Oui, elle était vide, mais il reste toujours des traces d'ADN dans des coups comme ça.

Ah ?

Allez, fait un petit effort, Claire. Qui était dans cette tombe ?

Le psychopathe ?

Tu vois, quand tu veux ! Et apprends aussi qu'on a retrouvé le corps hier. Il avait été mal dissimulé, ailleurs. Or, tu sais ce qu'on a trouvé dans ce corps ?

Claire soupira :

Une balle ?

Bien ! En fait, on en a retrouvé trois. Elles proviennent de la même arme que celle qui a tué mon collègue, même lot de munitions, même rayures de canon. Plus fort encore, c'est aussi l'arme qui a été utilisée pour la transsexuelle, qui était une copine de la fille aux cheveux bleus, Ada, l'amie du hacker. À ton avis, on en déduit quoi ?

Qu'Ada a piqué son arme au taré, qu'elle l'a tué avec pour venger son amie, et qu'elle avait gardé l'arme.

Bingo. Et donc maintenant, tes petits jeunes ont tous les deux un mandat international aux fesses.

Mais à l'époque, tu m'avais dis que tu pensais que c'était Morgan qui avait tué ce dingue !

Ah ! Et je le pense toujours. Mais note que je n'ai pas encore versé au dossier l'analyse d'ADN de la tombe vide.

Je ne comprends plus rien.

Claire, il y a une différence entre ce que je pense et la procédure que nous exécutons.

Il y eut un long silence, Claire réfléchissait.

Je te remercie de m'avoir prévenue.

Tu ne sais pas où je pourrais trouver Morgan Kerr ?

Oublie-la.

Pourquoi ?

Si tout se passe bien, aujourd'hui est son dernier jour sur la terre.

Même si je peux démontrer qu'elle a commis un homicide ?

Tu peux ?

Je peux obtenir un mandat d'arrêt.

Claire soupira, elle aurait pu lui répondre que du fait du statut international de la zone sous contrôle de l'ASI, Morgan y était à l'abri d'une arrestation rapide. En fait, il faudrait des jours à AK pour obtenir une extradition pour peu que quelqu'un décide de faire traîner l'aspect administratif de la procédure.

AK, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais en supposant que ce soit elle, qu'est-ce que tu en as à foutre ?

Il y eut un silence impressionnant. AK dit posément :

Claire, la seule chose que je désire, c'est connaître la vérité.

Claire marqua elle aussi un long silence, elle comprenait le message.

Je te rappelle, lui promit-elle.


Chapitre 82 : 2 ans auparavant, Morgan


Morgan avait fait louer un hangar, au travers d'une série de sociétés-écrans, au cœur de l'immense zone industrielle au sud de l'astroport, sur le pari qu'à cet endroit, un petit hangar loué au mois était banal. Ensuite, elle y installa les divers robots dont elle avait besoin, dont un banc de vibration pour les tests. Il n'était pas question de faire intervenir une aide extérieure. Les commanditaires avaient été très clairs à ce sujet. Ils avaient expliqué que l'intervention de tierces personnes, et en particulier des prestataires de services, augmentait le risque au-delà du tolérable. Ils admirent néanmoins une exception en la personne de Michael. Son aide se révéla plusieurs fois précieuse. Le reste, le montage de sa chaîne robotisée de réemballage de colis, Morgan le réalisa seule. Même avec les robots, les IA et toutes les machines qu'elle loua, cela fut un petit exploit et un authentique casse-tête. Elle passa un temps bien plus considérable qu'elle ne l'avait initialement estimé à faire des choses aussi simples que de monter une chèvre au dessus d'une caisse pour en sortir une machine, ou de trouver la bonne référence d'un outil manipulateur. Elle n'avait que peu d'expérience pratique pour le montage d'une telle installation, mais elle apprenait vite. Elle passa avec Rita un temps qu'elle trouva souvent exaspérant à trouver ce dont elle avait besoin, à se faire livrer. La moindre rondelle, le moindre rivet, chaque référence étaient une épreuve. Elle fit des conneries de gravité variables. La plus sévère consista à passer par erreur et obstination un robot dans un mode de contrôle qui court-circuitait tous les automatismes de sécurité. Le résultat fut une horrible blessure dans une tôle du bâti, un gâchis lamentable, mais heureusement sans conséquence pour l'usage qu'elle en avait. Elle manqua aussi se tuer en travaillant couchée sous un châssis sans avoir verrouillé l'hydraulique de la chèvre, du reste avant de découvrir que le raccord qu'elle cherchait sous la bête était accessible en façade. Elle bousilla quelques pièces. Elle perdit aussi des jours à chercher une erreur, avant de découvrir avec exaspération que la fibre optique qu'elle avait sortie de la caisse qu'on lui avait livrée correspondait bien au bon de commande... mais pour un autre usage ! Elle perdit une semaine entière, à la suite d'une panne sur une pompe à vide qui contamina l'un des bâtis. Elle fit, défit, refit et redéfit à la main, dans certains cas des dizaines de fois, des connexions et des montages délicats qui en temps normal étaient réalisées par des machines spécialisées dont elle avait dû se passer, car peu discrète à la location. Certains montages lui donnèrent des cauchemars. Rita avait beau lui fournir des plans en trois dimensions mis à jour à chaque opération, elle attrapait la berlue à en pleurer à manipuler les éléments repérés par des couleurs et des codes ; il y en avait encore et encore .... Quand on se trompait, on ne s'en rendait compte que beaucoup plus tard, et il fallait repartir en arrière... Un véritable enfer de patience et d'obstination poussées à bout. Le plus exaspérant était bien entendu qu'elle ne pouvait travailler qu'au petit bonheur, une demi-journée par ci, une heure par là, puisqu'elle travaillait dur et qu'il lui arrivait même de voler. En même temps, elle avait désespérément besoin d'être avec Esmeralda et Lise au minimum quelques heures, chaque jour qu'elle passait sur la Terre. Elle eut un choc au moral quand, mesurant les taux d'erreur de sa chaîne avec des colis de test, elle découvrit qu'elle était loin du compte. Pendant quelques heures, elle se dit qu'elle était ridicule, elle, ingénieur par formation à distance, quasi amatrice, avoir cru qu'elle allait pouvoir réaliser un système aussi complexe, le faire aux normes de l'astronautique qui étaient parmi les plus contraignantes et les plus complexes. Or, il était hors de question de ne pas passer avec succès les tests correspondant aux phases de vol critiques définies par l'ASI, en simulant le comportement d'un StarWanderer quasi entier, une bagatelle ! Elle reprit le problème à zéro avec Rita, vérifia point par point toutes les hypothèses, plancha avec l'IA des nuits entières pour comprendre la véritable nature de l'obstacle et tenter d'extraire du problème les variables qui faisaient la différence. La question était : est-ce que la quantité et la nature des tests pouvaient être réduites dans une enveloppe raisonnable, c'est à dire lui laissant une chance d'y parvenir dans les temps impartis avec des moyens somme toute modestes ? Elle batailla avec Rita qui, chaque fois, recherchait la vérité avec une majuscule, perdant du temps sur des détails, reconnaissant tardivement le mérite des hypothèses de travail de Morgan, investissant chaque fois dans d'interminables simulations complètes par peur qu'un facteur non linéaire ne vienne bouleverser la donne. Elles trouvèrent au bout du compte un compromis acceptable. Enfin, Morgan se mit à réaliser les équipements de test opérationnels. Il fallut acheter quatre douzaines de moteurs d'IA et les faire monter et configurer en banques de calcul par Michael. Ensuite, Rita les prit en esclave pour faire les simulations et piloter les tests. Le hangar était devenu un labyrinthe de machines et de câbles autour du banc de vibration sur lequel Morgan bricola un climatiseur maison pour faire les tests conjoints en température, à grand renfort de bâches industrielles, de pans de fibres, de panneaux de particules, de gaines souples. Le résultat final fut un bric-à-brac à peine imaginable, mais qui se révéla jouer parfaitement son rôle, permettant de trouver des dizaines de défauts mineurs que Morgan corrigea avant de redémarrer les procédures. Une nuit, le système passa pour la première fois la batterie de tests mise au point après tant d'efforts, en traitant une série de colis de test très difficiles. Morgan l'apprit le lendemain matin de Rita et elle sentit sa conscience soulagée d'un poids immense. Plus encore, ce n'était pas seulement la joie intense d'avoir atteint l'objectif, c'était la réalisation de ce qu'elle était parvenue à faire en tant que preuve de ses capacités, seule, qui était importante pour elle. Ce soir là, elle fit la fête avec Lise : champagne français, blinis maison et saumon des fermes de l'antarctique. Éméchées, elles dansèrent langoureusement avant de faire semblant de se chamailler dans un grand délire et de sauter toutes habillées dans la piscine, suivie par une Esmeralda glapissante de surexcitation et de bonheur. Rita avait laissé le système tourner. Après une semaine de tests, un défaut mineur et facile à régler fut révélé. Comme elle en avait le temps, Morgan le corrigea et ensuite la machine repassa le plan de test avec tous les voyants au vert. Ils étaient fin près, Morgan le rapporta à ses commanditaires.


Chapitre 83 : Dernier jour 13h00


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Algemeen Nederlands Persbureau, Amsterdam, aujourd'hui, 13h00. Un groupe de 11 jeunes gens de nationalités diverses, tous mineurs, s'est immolé par le feu au milieu de la place devant la gare centrale d'Amsterdam. Les secours arrivés très rapidement sur place n'ont pu que constater 6 décès et, parmi les survivants, au moins quatre devraient faire l'objet d'une procédure d'euthanasie, après les vérifications d'usage. Ce drame dont on devine la cause, peut être mis en regard des 72654 suicides recensés dans les pays de la communauté européenne depuis le début de l'année. Selon un sondage commandité par De Telegraf, en Hollande, un nombre croissant de jeunes (23%) semble être attiré par l'idée de mettre fin à ses jours en groupe.

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Ada et Michael s'installèrent côte à côte aux bacs de shampoing. Ils avaient été très bien accueillis quand ils avaient annoncés qu'ils voulaient chacun une coupe et une couleur, et qu'ils payaient cash. En attendant que l'on s'occupe d'eux, ils discutèrent leur futur look. Cheveux plus courts, couleur changée, en changeant leurs vêtements, ils espéraient disparaître. Rita leur avait fourni des simulations du résultat final et les scores de ressemblance avec leur image précédente obtenus selon les différents algorithmes utilisés par les systèmes de surveillance de la police.

Après le coiffeur et les fringues, ils s'installèrent au fond d'un petit restaurant japonais. Ada était affamée, elle engloutit un plateau entier de sushi et deux bols de riz. Ils se reposèrent en discutant à voix basse, serrés l'un contre l'autre avec Rita qui ronronnait à leurs pieds et donnait de temps à autre la position des policiers à leur recherche.


Chapitre 84 : 2 ans auparavant, Claire Gustafson


Un soir, Morgan passa au hangar afin de démonter du matériel de location dans le but de le restituer. Elle se dépensa sans compter deux bonnes heures pour ranger dans leurs caisses des appareils que le loueur devait passer prendre le lendemain. C'était un travail presque purement physique qui lui faisait du bien. Elle finit en empilant avec soin les caisses près de l'entrée. En franchissant la porte du hangar, elle vit que quelqu'un l'attendait dehors. Une sueur froide lui inonda le dos. Dans la lumière jaunâtre de l'éclairage public, Morgan vit que son adversaire était une blonde de taille moyenne, athlétique, et peut-être aussi un peu ronde, bronzée, moulée dans un de ces pantalons à taille basse redevenus à la mode. Elle était adossée à une grosse voiture noire garée juste devant le hangar dans la rue par ailleurs déserte. Elle attendit pour s'avancer le moment où Morgan se dirigea vers sa voiture. Elle cachait son regard derrière de grandes lunettes sombres, Morgan devina que la fille était instrumentée de la tête aux pieds. Elle tenait à la main un objet rectangulaire noir. Quand elle fut à deux mètres de Morgan, elle le montra brièvement. C'était un badge. Morgan vit le sigle, l'aigle de l'ASI, les barres qui donnaient le grade : capitaine. Elle dit dans un anglais sans accent :

Claire Gustafson, Sécurité Intérieure. Capitaine Kerr, je voudrais avoir une conversation avec vous.

Morgan ne put s'empêcher de regarder aux alentours. Elle s'attendait à voir surgir d'autres policiers. Elle se vit prise, menottée, poussée à l'arrière d'une voiture qui bientôt serait partie aux lueurs mouvantes d'un gyrophare. Elle se força à rester calme. La blonde la dévisagea, la déshabilla même, de la tête au pied. Morgan portait un jean et un tee-shirt, le tout était usagé et maintenant maculé de sueur, taché d'huile et de poussière, à la limite du crasseux. Morgan avait horreur de cela. La blonde avait un petit pli de capiton qui menaçait de passer par dessus la ceinture de son pantalon et deux vergetures très visibles de chaque côté du nombril sur son ventre découvert par son corsage court. Depuis quelques années, il était à la mode pour celles qui avaient eu des enfants de le montrer. Morgan lui donna trente-cinq ans. Elle avait l'air franchement mignonne, avec un petit visage équilibré et doux, malgré un nez un peu trop grand et un peu busqué. Morgan imagina qu'elle devait avoir des yeux clairs derrière les lunettes. Morgan paria sur du bleu. La blonde rangea machinalement son insigne dans sa poche, mais c'était un geste calculé pour que le pan de la veste s'ouvre et que Morgan vît à l'intérieur l'étui et l'arme, un pistolet pendu à l'envers sous son bras. Morgan reconnut la crosse en titane usiné : c'était l'arme de service pour les officiers de l'ASI habilités à en porter une. Morgan en possédait une identique dans un coffre à Almogar, un automatique 7,65 millimètres de fabrication tchèque, chargeur de 12 balles, une arme de guerre redoutable que Morgan n'avait pas l'autorisation de porter hors d'une enceinte de l'ASI. La blonde ordonna avec calme :

« Il y a un café à un kilomètre au sud, sur Tasman Drive, à gauche. Il s'appelle le Flying Dutchman, devanture orange vif, une maquette de navette sur le toit. Ils sont encore ouverts. Prenez votre voiture et allez vous y installer, au fond, à droite en entrant. Commandez deux cafés.

OK, répondit Morgan et l'autre la regarda partir vers sa voiture. Morgan se força à respirer, en sentant le regard de la blonde sur ses fesses. Il ne fallait pas qu'elle montre sa peur. Elle démarra et conduisit en prêtant la plus grande attention à respecter le Code de la route. Derrière, la blonde suivait dans sa limousine électrique en carbone-kevlar. Elles avaient fait à peine vingt mètres quand l'implant de Morgan lui signala qu'il venait de perdre la connexion après un dernier message :

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Abonnement suspendu en application d'une commission rogatoire émanant des forces de sécurité de l'ASI, juridiction de l'astroport d'Almogar.

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Au Flying Dutchman, désert, Morgan eut juste le temps de commander les cafés, la blonde s'installa en face d'elle. Elle retira ses lunettes qu'elle plia avec soin avant de les accrocher par une branche au col bateau de son corsage. Noirs. Elle avait d'immenses et intenses yeux noirs, vifs et intelligents, maquillés avec art, doux et sublimement princiers. Morgan comprit que la blondeur, le nom à consonance nordique, étaient deux fausses pistes, que cette fille devait être originaire du Moyen-Orient ou d'Afrique du Nord, et que ce que Morgan avait pris pour du bronzage était une pigmentation tout à fait permanente, génétique. Cela lui faisait au moins un point commun avec Morgan dont le prénom, le patronyme et la couleur de peau pouvaient paraître tout aussi improbables. Du coup la blonde lui parut moins redoutable. Celle-ci se pencha vers Morgan, ses seins pressés dans le coton blanc de sa chemise laissaient deviner le motif alambiqué des broderies de son soutien-gorge.

Bon. Allons-y. Par où allons-nous commencer ?

Morgan baissa les yeux vers la table en bois artificiel vitrifié et rayé par des années d'usage. Sous la surface transparente s'étendait une carte de la baie de Santa-Maria où Morgan chercha d'instinct sa maison. Son implant se déclencha par similarité et aligna le tracé de la côte à la vitesse stupéfiante habituelle. Morgan trouva aussitôt le petit carré noir dans la pente face à la mer. Elle pensa : c'est comme ma vie, une petite marque anonyme. La blonde dit :

« C'est intéressant ce que vous faites dans ce hangar, très intéressant.

Comme Morgan ne répondait pas, elle poursuivit :

« Comme je n'y connais rien, j'ai fait venir un expert pour jeter un œil, et me dire de quoi il s'agissait.

Morgan restait silencieuse. Elle se demanda comment ils avaient fait pour entrer et ressortir sans laisser de traces, mais il ne fallait pas être naïf, les forces de l'ordre disposaient du summum de la technologie. L'autre poursuivit :

« Vous savez ce qui m'a mis sur votre piste ?

Morgan secoua la tête.

« Un flic, fit la blonde. Un flic de Santa-Maria qui enquête sur un psychopathe. Incroyable, non ?

La blonde se caressa le menton.

« Si je vous dis : Michael. Vous voyez de qui je veux parler ?

Morgan haussa les sourcils.

« J'ai des vidéos de cet adolescent entrant dans ce hangar. Je dirais que vous l'avez employé pour faire des menus boulots d'informatique. Mais revenons au psychopathe. Figurez-vous, Capitaine Kerr, que ce dangereux psychopathe à la poursuite duquel mon collègue de Santa-Maria est depuis des mois, est soupçonné d'avoir commis un homicide sordide sur la personne d'une transsexuelle nommée Zebra, qui était une amie d'une certaine Ada, qui est elle-même la petite amie du dénommé Michael. Drôle de coïncidence, non ?

Morgan resta impassible.

« Et je vais vous apprendre que le dangereux personnage en question est fiché depuis des années, qu'il a laissé traîner son ADN sur un nombre impressionnant de scènes de crimes, et que d'après toutes les enquêtes subséquentes, sa tactique est connue : il rode autour de ces futures victimes de façon systématique. Il rôde des jours et même des semaines. D'accord ? Or, il y a quelques semaines, notre psychopathe patenté a agressé une autre personne que vous connaissez, que vous connaissez même très intimement, si vous me permettez de décrire ainsi la situation, une femme qui s'appelle Lise Wang. Du coup, il est venu à l'idée de mon collègue que le chaînon manquant entre ces deux affaires... C'était vous ! Qu'en pensez-vous ?

Rien.

Le robot serveur apporta les cafés. Quand il fut reparti, la blonde reprit :

D'accord. Je vais vous dire la vérité : mon collègue de Santa-Maria pense que vous avez buté ce dangereux salopard. Du coup, il aurait bien aimé inspecter votre maison de près. Car, vous ne le savez peut-être pas, mais, avec les techniques modernes, il est quasi impossible que la mort d'un homme ne laisse aucune trace. En particulier, s'il y a eu du sang... On le saura. C'est pour cette raison qu'il est venu me voir. Vous êtes un officier de l'ASI. La procédure requiert de passer par nous pour obtenir un mandat de perquisition. C'est pour cette raison que nous nous sommes intéressés à vous et là... tss, tss, fit-elle entre ses dents.

Elle tapota quatre fois la table du bout de l'ongle de son index, en un point à mi-chemin entre elles :

« Je suis tombée sur votre hangar, Capitaine Kerr. Et...

Elle se recula en serrant le bord de la table de ses mains gracieuses. Puis, elle s'avança de nouveau pour taper une fois encore du bout de son ongle sur la table, quatre fois.

« Là, on n'est pas dans le domaine de la conjecture, Capitaine Kerr. Vous voyez ce que je veux dire ?

Non, répondit fermement Morgan. Le visage de la fausse blonde s'assombrit d'un seul coup. Elle glissa sa main dans son dos et en sortit une paire de menottes qu'elle plaqua avec violence sur la table, faisant sursauter Morgan.

Fini de jouer, fit-elle avec sévérité. Morgan eut une sorte de vertige. Elle se dit : alors, c'est ainsi que cela se passe ? Et elle pensa à Esmeralda et à Lise, qu'elle ne tiendrait peut-être plus jamais dans ses bras. L'autre ajouta brutalement :

« Capitaine Kerr, vous nous prenez pour des demeurés ? Vous avez fabriqué une installation de réemballage de colis qui vise à tromper les systèmes de contrôle d'une navette spatiale de type StarWanderer. C'est un acte qui tombe sous le coup des directives antiterroristes ! Le reconnaissez-vous ?

Leurs regards s'affrontèrent. Morgan sentait la sueur qui coulait dans son dos. Puis, comme la blonde ne se levait toujours pas pour lui passer les menottes, il y eut un instant de flottement où elle se demanda : et maintenant ? Elle fronça les sourcils. La blonde bluffait depuis le début. Le problème n'était pas de savoir s'ils avaient ou non des preuves. La vérité était qu'ils n'avaient pas l'intention de lui faire passer la nuit en prison. Sinon, pourquoi la faire venir dans ce café ? Elle sourit de son sourire le plus féroce, et la blonde la regarda. Elle feignit plusieurs secondes d'être furieuse, avant, transformation incroyable, de sourire à son tour, en baissant les yeux, en se reculant contre le dossier. Elle fit disparaître les menottes sous le rebord de la table. À ce moment-là, Morgan réalisa que l'on venait de jouer avec elle comme un chat joue avec une souris. Elle respira pour retrouver son calme et demanda :

Que voulez-vous au juste ?

La blonde rangea ses menottes dans son dos et répondit en soupirant :

Mon chef va vous expliquer cela.

Un homme était entré dans le café, à coup sûr la blonde l'avait fait venir. Le type était un grand chinois très maigre, la cinquantaine largement passée, il vint s'asseoir à côté de la blonde, qui se glissa sur le banc pour lui faire de la place. Il posa sa plaque sur la table devant Morgan. Elle indiquait qu'il avait le grade de Major. Morgan fit une recherche sur le nom dans la copie de l'organigramme des cadres supérieurs d'Almogar qu'elle avait dans l'implant. Cet homme était le chef du contre-espionnage de la Sécurité Intérieure de l'ASI pour la base d'Almogar. Il se tourna vers la blonde et dit à Morgan, en chinois :

J'utilise le chinois parce que je sais que vous maîtrisez cette langue, ma langue maternelle, et que cela me donne l'assurance de me faire parfaitement comprendre. Est-ce que cela vous convient ?

Morgan hocha la tête, il poursuivit :

« Nous savons que vous êtes victime d'une manipulation. La nature et les détails de cette manipulation nous sont encore inconnus, mais il est évident que celle-ci intéresse au plus haut point notre mission, qui est la sécurité des personnes et des biens de l'ASI, sur Terre et dans l'Espace.

Il hocha la tête pour marquer l'importance de ce préambule et d'instinct Morgan l'imita pour lui prouver qu'elle avait compris, qu'elle l'écoutait attentivement. Il poursuivit :

« Dans un cas comme le vôtre, nous avons deux types de réponses. Dans une première catégorie de situations, nous opérons de façon préventive. Cela signifierait que vous seriez en état d'arrestation, et que la tâche d'éclaircir cette affaire serait confiée à la justice, et croyez-moi, votre vie deviendrait misérable.

Il la regardait droit dans les yeux, il jouait à paraître froid. Morgan eut un frisson dont elle espéra qu'il ne le vit pas. Il poursuivit :

« Le deuxième type de réponse consiste à prendre le contrôle de la manipulation pour la tourner à notre avantage par tous les moyens possibles, et en particulier à tenter de remonter à sa source.

Il resta silencieux à nouveau, sans la lâcher des yeux, comme un serpent. Il continua :

« La petite séance que Claire vient de vous faire subir avait pour objectif de tester votre sang-froid. Vous vous en êtes sortie très honorablement, ce qui me conduit à donner à Claire mon feu vert pour vous faire travailler pour nous. Vous me suivez ?

Oui, fit faiblement Morgan

Notez bien que je ne vous en offre pas le choix. Il soupira.

« En temps normal, je ne devrais pas avoir besoin de faire des menaces. Mais si les hypothèses de Claire sur la nature de votre personnalité sont exactes, il est utile que je vous avertisse solennellement : soit vous obéissez, soit on vous lâche. Or ma métaphore n'est pas exagérée si je vous dis que nous vous tenons par le fond du pantalon au-dessus d'un abîme infernal. Est-ce que vous comprenez ?

Morgan avala sa salive et hocha la tête :

Oui.

Elle tremblait. Elle pensa : et Schwartz ! Elle aurait voulu lui mettre son poing dans la figure. Comme s'il lisait dans ses pensées, il reprit :

Ne faites pas de bêtises, toute fuite est impossible ! En particulier nous avons découvert qu'ils vous ont fourni de vraies-fausses pièces d'identité, et nous les avons signalées. Détruisez-les, car leur détention ne pourrait vous apporter que des ennuis.

Il respira à fond et tapa à nouveau sur la table du bout de son index.

« Passons aux bonnes nouvelles.

Morgan haussa les sourcils :

Des bonnes nouvelles ?

Il sourit.

Mais oui, il y en a ! Jusqu'ici, vous étiez un traître, mais, à partir de maintenant...

Il tapa encore quatre fois de son index sur la table. Morgan devina qu'il avait donné ce tic à Claire.

« À partir de maintenant, répéta-t-il, vous n'êtes plus un traître, vous êtes un officier qui fait son devoir.

Il marqua une pause afin de laisser le poids de ses mots faire son chemin.

« À cette fin, nous prenons le contrôle des opérations. Autrement dit : fini le funambulisme en solo. Claire sera votre agent traitant. Vous lui devez une obéissance absolue. Absolue ! J'espère que je me fais bien comprendre ?

Morgan regarda Claire, dont le visage ne bougea pas d'un cil, et qui soutint son regard. Morgan y lut qu'elle était anxieuse de mériter sa confiance.

Oui, fit-elle fermement.

C'est aussi Claire qui vous aidera en cas d'imprévu et de coups durs. En particulier, et je suis certain que vous comprenez que cela fait une différence énorme, si vous êtes prise, nous vous couvrirons.

Morgan regarda Claire à nouveau et celle-ci lui esquissa un sourire. Le vieux chinois poursuivit :

« Mais nous devons, nous voulons tout savoir. Par contre, vis-à-vis de ceux qui vous manipulent, vous devez continuer comme si cette rencontre n'avait jamais eu lieu. S'ils vous informaient qu'ils ont eu vent de notre intervention, ce qui est malheureusement tout à fait possible, vous devrez sur l'heure et par tous les moyens nous en rendre compte. Claire va vous donner une explication complète sur la façon dont elle va traiter avec vous, et c'est par son truchement que vous devez rapporter.

Il se recula, Morgan devina qu'il lui restait une dernière carte à abattre. Il dit :

« Depuis des semaines, des mois, vous êtes à la merci d'une bande de manipulateurs, vous allez maintenant les trahir pour vous racheter, et c'est un ordre écrit.

Il extirpa de sa poche un papier qu'il déplia avec soin sur la table devant Morgan. Il lui laissa deux minutes entières pour le lire et le mémoriser. Il était très rare à l'ASI qu'un document se retrouve sur papier. Morgan y reconnut une symbolique forte de la part du chinois. Le texte mentionnait de façon explicite qu'en cas de révélation des activités illicites de Morgan, l'ASI ferait refaire surface à cet ordre de mission pour la blanchir en endossant la responsabilité de toute action répréhensible que Morgan aurait pu commettre dans le cadre de sa mission, qui était brossé dans le texte à grands traits assez vagues pour couvrir à peu près n'importe qu'elle trahison patente, à l'exclusion du pire. Autant que Morgan pût en juger, l'ordre avait toutes les apparences d'un texte formulé par un juriste compétent et avait été émis de façon authentique. Elle le prit en photo à l'aide de l'implant. La pièce avait été produite au bureau central des forces de Sécurité Intérieure de l'ASI à Genève et portait une longue clé numérique qui identifiait l'enregistrement de l'ordre. Morgan mémorisa avec soin cette clé dans son implant.

De façon étonnante, elle se sentait soulagée. Elle comprenait bien que cela faisait partie intégrante de cette deuxième manipulation : l'appel au sens du devoir et de l'honneur... encore le panneau patriotique, mais cette fois, la patrie des gens d'honneur de l'ASI. Elle accepta sur le champ de tomber dans ce piège-là. C'était culturel, elle y avait cru toute sa vie. Elle connaissait beaucoup de gens bien qui y croyaient. Certains y avaient cru jusqu'au bout. Ils en étaient morts, à l'assaut sous le feu de l'ennemi, ou dans les tôles tordues de leurs machines écrabouillées. Et Morgan aurait à coup sûr préféré risquer une mort violente, mais honorable, à la traîtrise anonyme qui l'avait torturée jusque-là. Cette fois-ci, se dit-elle, tu es du bon côté. Et puis elle se reprit : mais Schwartz, de quel côté ? Ne vas-tu pas continuer à faire la même chose ? Alors, elle leva les yeux pour trouver le regard de Claire, qui était attentive au point de paraître sévère dans la concentration. Est-ce qu'on peut te faire confiance ? lui demanda-t-elle du regard, et la fausse blonde aux grands yeux noirs de princesse assyrienne cligna des yeux. Morgan vit que ses jolies petites mains halées tremblaient un peu sur la table, tandis qu'elle se forçait à lui faire un sourire. Morgan plissa les yeux en la regardant, et elle pensa : c'est parti cocotte, à la vie, à la mort.

Le vieux Major chinois reprit le papier et le replia :

« Vous comprenez que je ne peux pas vous laisser ce document, pour votre propre sécurité. Il est évident que vos manipulateurs ont un accès direct et étendu à des informations émanant de la structure de commandement de l'ASI. Pour cette raison, il n'y aura que très peu de gens qui seront au courant de cette opération. À Almogar : uniquement Claire et moi. Les autres sont des gens au-dessus de moi, à Genève. Ils sont très peu nombreux. En particulier, le supérieur hiérarchique direct de Claire, le Colonel Durand, c'est un Français, n'est pas dans le secret, car nous le soupçonnons de n'être pas fiable dans cette affaire, même si nous sommes loin de penser qu'il y est impliqué. Je vous dis cela pour éviter qu'ayant affaire à lui, vous le mettiez dans le coup, ce qui pourrait être dangereux pour vous. Est-ce que c'est clair ? Morgan hocha la tête. Vous avez d'autres questions ? Morgan les regarda l'un après l'autre. Bien entendu, elle avait des dizaines de questions, elle demanda :

Comment est-ce que cela va se terminer ?

Le vieux chinois haussa les épaules :

Si vous jouez le jeu selon nos règles, vous vous en sortirez avec honneur. Que vous ont-ils dit sur la nature des cargaisons qu'ils voulaient faire monter en orbite ?

Elle leur dit tout ce qu'elle savait. Une heure plus tard, il conclut l'entretien :

Capitaine Kerr, je vous laisse avec Claire, croyez-moi, vous êtes entre de bonnes mains. Suivez ses instructions et on vous sortira de ce piège.

Elle serra la main qu'il lui tendit. Il disparut dans la nuit derrière la porte à doubles battants du café.

La fausse blonde demanda à Morgan :

Est-ce que vous avez du temps ? Je veux dire : maintenant ? Il serait préférable que nous abattions autant de travail que possible dès ce soir. Nous avons sécurisé cet endroit, autant en profiter. En effet, nous ne pouvons nous rencontrer ni à Almogar, ni chez vous. Voulez-vous passer un coup de fil pour prévenir que vous allez être en retard ?

Vous m'avez coupé le téléphone.

La blonde sourit, ses yeux passèrent dans le vague. Elle avait un implant, elle aussi. Le téléphone de Morgan signala qu'il était à nouveau opérationnel. Morgan hésita, elle n'avait jamais appelé Lise devant personne, elle le fit en tremblant un peu, utilisa le chinois.

Allo Lise ? Je vais rentrer très tard. Non, je ne sais pas. Je t'embrasse aussi.

La blonde lui sourit chaleureusement en lui montrant de belles dents très blanches, elle lui tendit résolument la main.

Première chose : appelez-moi Claire.

Morgan serra sa main qui était ferme et chaude.

Appelez-moi Morgan.


Chapitre 85 : Dernier jour 13h30


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Reuters, Great Yarmouth, Norfolk, aujourd'hui, 13h30. 7 hommes ont été tués par l'effondrement de l'abri clandestin qu'ils construisaient. Le représentant des forces de secours a formellement dénié le moindre espoir de retrouver des survivants : « Ce sont des amateurs, ils creusent à plus de dix mètres dans un sol sablonneux en épontillant avec du vieux bois pourri, c'est incroyable que tout ne leur soit pas tombé dessus plus tôt ». Face au nombre croissant de façon alarmante des accidents de ce type, les autorités se sont déclarées impuissantes : « C'est interdit, mais ils ne comprennent pas que c'est pour les protéger. Ils sont convaincus que l'on veut les empêcher de protéger leurs familles, alors ils creusent en secret. Ils sont sous-équipés, sous-qualifiés, et c'est le drame. »

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Dès qu'elle eut Morgan en ligne, Claire lui raconta ce qu'AK lui avait révélé. Morgan regarda Claire dans les yeux et dit lentement :

C'était de la légitime défense. On l'a enterré. Lise était là, tu lui demanderas.

Claire hocha la tête.

Tu avais gardé l'arme.

Je suppose que Lise l'a donnée à Ada ce matin, je vais appeler Lise.

Quand elle raccrocha, elle était sombre.

Il n'y a pas que les empreintes d'Ada sur cette arme, il y a celles de Lise aussi.

Claire ouvrit de grands yeux, elle n'avait pas pensé à cela.

Morgan utilisa le réseau militaire pour appeler Ada, qu'elle mit en conférence avec Claire.

Ada, qu'est-ce qui s'est passé avec l'arme que Lise t'a donnée ?

Je l'ai jetée dans une poubelle. J'avais tiré une fois avec. Je pensais ne plus en avoir besoin. Apparemment un homme qui me suivait a vu la scène et a récupéré cette arme. Et ensuite, il l'a utilisée pour descendre un policier.

Comment sais-tu qu'il a fait cela ?

Michael l'a vu faire.

Passe-le-moi.

Morgan ?

Michael, dis-moi exactement ce que tu as vu.

Je vais faire bien mieux que ça, je vais t'envoyer la vidéo que j'ai enregistrée avec mon implant. On était planqués derrière une bande d'ados, le flic est arrivé et il a vu l'autre type, malgré son camouflage.

Un camouflage ?

Morgan, regarde la vidéo. Je te parle de l'un de ces camouflages militaires à effet caméléon qui permettent de se tenir le long d'un mur et... à moins d'être le nez dessus, tu ne vois pas le gars. Le flic a été averti par son chien. Il a fait une sommation. Ils se sont tirés dessus. Le flic est tombé, l'autre est parti, mais il a laissé l'arme qu'il avait utilisée, celle qu'Ada avait jetée dans une poubelle un peu plus tôt.

On regarde ça.

Morgan copia immédiatement la vidéo à l'attention de Claire. Elles regardèrent la courte scène trois fois. Claire fit des ralentis.

OK, Michael, fit Morgan, ce n'est pas Ada qui a tué ce flic. Mais le problème n'est pas là.

Je sais.

Vous êtes à peu près à l'abri ?

On va dire ça.

Je vous rappelle.

Elle coupa la communication et se tourna vers Claire qui conclut :

Je vais envoyer cet enregistrement à mon collègue policier. Mais je ne sais que ça ne va pas changer grand-chose. En particulier, ce type de vidéo est trop facile à falsifier pour faire une preuve recevable.

Morgan la regarda gravement.

Pour moi, ça change tout.

Claire hocha la tête.

Moi aussi, je suis soulagée de savoir que ce n'est pas Ada qui a fait le coup.

Ce n'est pas ça que je veux dire. J'ai perdu quatre passagers ce matin au Hilton. Ça fait quatre places.

Claire fronça les sourcils. Morgan demanda :

« Tu es contre ?

Claire sourit malicieusement.

Ne dis pas de bêtises. Ils sont géniaux tes ados.

Puis elle redevint sombre.

« Mais il va être très difficile de les récupérer, avec l'intégralité des forces de l'ordre du secteur à leurs trousses.

Morgan hocha la tête.

Tu crois que ton copain AK pourrait nous aider ?

Claire ouvrit de grands yeux.

Je n'avais pas pensé à ça.


Chapitre 86 : 2 ans auparavant, Contrebande


Les commanditaires de Morgan étaient pressés, mais prudents. Le jour où Morgan leur signala qu'elle était prête, ils répondirent qu'ils avaient une cargaison de test. On fit livrer à Morgan les colis en contrebande à son hangar. La nuit précédant le vol, Morgan vint superviser l'exécution de la procédure. Le résultat la laissa abasourdie. Elle appela aussitôt Claire. D'un commun accord, elles ouvrirent la caisse en question pour vérifier ce que les tests et en particulier les rayons X avaient révélé : il s'agissait d'une caisse de vin. Chaque bouteille était différente. Il y avait là une collection phénoménale de grands crus, principalement des vins français ; Morgan fit un accès sur le réseau public et découvrit que chaque bouteille valait des dizaines de milliers d'euros. Morgan, perplexe, voulait pousser la vérification jusqu'à choisir une bouteille afin de l'ouvrir. Elle n'avait pas de tire-bouchon, mais Claire savait sabrer une bouteille, ce qu'elle fit avec une grosse clé à molette, sans renverser une seule goutte, faisant passer Morgan de la perplexité à l'admiration. Claire se versa bientôt un verre dans un gobelet en plastique en maugréant contre cette hérésie gravissime, puis elle huma et goûta le vin. Comme Morgan lui demandait :

Alors ?

Claire lui tendit le verre en répondant :

C'est un grand Bordeaux, indiscutable. Je ne m'y connais pas assez pour confirmer si c'est du Cos d'Estournel 2009, mais ça pourrait bien en être, c'est la grande classe.

Qu'est-ce qu'on fait ? De toute évidence, on ne peut pas reboucher la bouteille.

Non, et je ne pense pas que l'on puisse en acheter une autre en quelques heures.

Alors ?

Alors, c'est parti. C'est une cargaison de test, ils veulent vérifier si la filière tient la route... il manquera une bouteille, la belle affaire. Si on te demande où elle est, tu leur diras la vérité. Morgan, il faut tout simplement mettre ce vin en orbite. Ensuite, les choses sérieuses vont commencer. Et c'est tout. On a travaillé des mois sur ce dossier, on ne va pas s'arrêter pour une caisse de vin. D'accord ?

Comme Morgan hocha la tête, Claire ajouta : qu'elle est la destination ?

Tycho, la Lune.

Tu y es déjà allée, je suppose ?

Oui, j'y suis allée un bon nombre de fois.

C'est comment ?

Morgan sourit mystérieusement.

Ça te plairait.

Qu'est-ce qu'il y a, là-bas ?

C'est une grande ville, parmi les plus belles. Il doit y avoir presque cinq mille personnes. La base de recherche de la défense spatiale est particulièrement importante.

Claire la regarda en fronçant les sourcils

Et ils t'ont dit qu'ils voulaient faire passer des armes... Logique.

Hum, acquiesça vaguement Morgan. Elle goutta le vin à nouveau. Il était tout simplement extraordinaire. Elle demanda :

« J'ai très envie de ramener cette bouteille à Lise. Elle saura dire si c'est du Cos d'Estournel.

Claire haussa les épaules avec un sourire.

Je sais qu'elle saura l'apprécier. On referme cette caisse ?

Allons-y.

Ce soir-là, Lise authentifia le Cos. Le lendemain, le colis passa les tests de la chaine logistique d'Almogar et fut embarqué avec la cargaison du vol commandé par Morgan qui pu vérifier qu'il était accepté par les systèmes de l'avion orbital avec succès. Le vol se déroula sans la moindre anicroche. Neuf jours plus tard, le lendemain de l'arrivée de la caisse à Tycho, Morgan reçut un nouvel appel encrypté.

Vous n'avez pas respecté les instructions.

Pardon ?

Vous avez passé la caisse aux rayons X et aux neutrons.

Ah oui ?

Oui, il y avait un dosimètre caché dans le fond de la caisse, vous avez mis une forte dose.

Je voulais savoir ce qu'il y avait à l'intérieur.

Vous n'avez pas respecté les instructions, qui disaient explicitement : pas de Rayon X, pas de neutrons.

Les radiations à ces doses ne peuvent pas affecter la qualité du vin.

OK pour le vin, mais nous voulons transporter des marchandises qui ne tolèrent pas de telles doses.

Vous me voyez extrêmement perplexe.

Que voulez-vous dire ? Que vous allez recommencer et irradier toutes les cargaisons que nous vous confierons ? Ce serait une erreur majeure. Encore une fois, je vous le répète : nous voulons transporter des marchandises qui ne survivraient pas à ce type de traitement.

Je répète à mon tour : vous me voyez extrêmement perplexe.

Il existe des dispositifs électroniques et/ou chimiques très fragiles qui sont endommagés par de telles expositions.

Je sais. Il y a des marchandises qui justifient de telles précautions, quand elles sont incluses dans des systèmes, il faut alors les démonter afin de valider chaque pièce une par une. Si c'est le cas, il faudra que j'ouvre et que je vérifie.

D'ailleurs, nous savons aussi que vous avez fait cela. En vérité, vous avez même volé une bouteille.

Morgan le coupa :

Je ne l'ai pas volée. J'ai ouvert cette bouteille pour vérifier ce qu'elle contenait. Une fois ouverte, je ne pouvais pas la remettre dans la caisse, et vous le savez très bien.

Le point n'est pas là. Vous avez ouvert cette caisse, bien que vous sachiez ce qu'il y avait dedans, puisque vous l'aviez radiographiée auparavant. Ce n'est pas très logique.

C'est très logique au contraire, la radioscopie ayant indiqué des formes opaques, la dose a été augmentée pour les sonder. Comme il semblait que le colis contenait des bouteilles de vin, et que cela me semblait très étrange, j'ai ouvert la caisse et une bouteille prise au hasard pour vérifier. Estimez-vous heureux que je n'aie pas vérifié chaque bouteille. Je vous ai prévenus : je ne ferai pas passer du fret dont je ne peux pas vérifier l'innocuité, et je conduirai moi-même les vérifications. Je dois vous avertir que je serai chaque fois attentive et consciencieuse au plus haut degré. Et quoique vous me disiez sur la nature de la marchandise, je le vérifierai, au risque de la détruire s'il le faut. C'est mon avion, mon équipage, ma cargaison. Il y a de nombreuses vies humaines en jeu. Il n'y aura pas d'exception. Il n'y aura pas de demi-mesure. Et vous ne me ferez pas changer d'avis sur ce point.

Il y eut un long silence, il finit par conclure :

OK. Alors, on a un problème. Je vous recontacte.

Silence, il avait coupé. Le lendemain, il rappela.

J'ai obtenu une entrevue afin que vous puissiez obtenir les réponses que vous recherchez.

Sur la nature de la véritable cargaison ?

Exactement. Nous avons conclu qu'il n'y avait pas d'autres solutions.

Vous auriez pu conclure cela beaucoup plus tôt.

Il convenait de vérifier ce que vous étiez capable de faire.

Et le fait que cette caisse de vin soit parvenue à sa destination finale vous a convaincus ?

Oui, on peut dire cela.

Alors,... quand ?

Il y a un vol au départ d'Almogar demain matin à dix heures.

Pour où ?

Houston, Texas. De là, vous repartirez en jet privé, vous ne connaîtrez pas la destination finale.

Morgan sourit, avec l'implant, elle pouvait savoir où elle était, n'importe où. Elle demanda :

Je reviendrai quand ?

Jeudi, le vol qui arrive un peu avant minuit.

Et qu'est-ce que j'ai à faire d'autre ?

Rien. Vos billets sont réservés et payés, en classe affaires. Présentez-vous à l'embarquement. Le reste est organisé. On vous attendra à Houston. Une personne portera un panneau sur lequel sera écrit votre prénom.

C'est tout ?

C'est tout.

Cette fois-ci, ce fut Morgan qui coupa la ligne. Elle avait hâte de voir les visages de ceux qui étaient restés derrière le voile et surtout, de connaître enfin la vérité, même si, au même instant, elle ne pouvait s'empêcher de redouter qu'elle n'allait au mieux que l'approcher.


Chapitre 87 : Dernier jour 14h00


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Agence France Presse, Pierrelatte, aujourd'hui, 14h00. La troisième et dernière tranche du réacteur de fusion thermonucléaire a été inaugurée en présence des ministres Français et Européen de l'Énergie. Cette nouvelle installation, qui produira 1800 MW dès cet hiver, est la douzième d'une longue série. Les ministres ont salué la tenue des délais et les performances de cette unité, particulièrement étudiée pour son faible impact sur l'environnement et sa résistance à tout type de cataclysme ou attentat.

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La composition du petit bagage de Lise était la cause de quelques dilemmes, surtout dans la salle de bain. Souvent Morgan s'était gentiment moquée d'elle à cause de sa collection inimaginable de pots, de flacons et de tubes. Pourtant, Lise était parvenue à sélectionner l'essentiel en récipients incassables, s'étonnant elle-même de sa vitesse d'exécution : deux crèmes hydratantes, trois parfums, un fond de teint, un blush, deux mascaras, trois crayons, quatre rouges. Elle avait abandonné les vernis, interdits. Elle s'était arrêté la main au-dessus de la crème solaire : d'après ce qu'elle avait compris, elle n'en n'aurait plus jamais besoin. Ensuite, elle avait renversé le coffret à bijoux à même le sol afin de sélectionner quelques boucles d'oreille, des bagues, deux bracelets, un collier que Morgan lui avait offert, ses trois bijoux de nombril préférés. Esmeralda chantonnait dans sa chambre, elle jouait avec ses poupées. L'effervescence du jour lui semblait étrangère. Lise vérifia l'heure. Elle se regarda dans la glace : elle avait les cheveux en bataille, elle les attacha en arrière, tira sur les manches du polo, se retourna pour voir s'il était bien rentré dans la ceinture, des gestes automatiques, un peu idiots vu les circonstances. Son cœur battait toujours aussi fort, elle se sentait comme une adolescente qui attend son cavalier. Elle courut faire pipi. Allez Lise ! Allez ! Réfléchis ! Qu'est-ce que tu es en train d'oublier ? Soudain, il lui vint une autre idée : il était idiot d'emporter du tout-venant, il était bien plus malin de remplir le petit sac de ce qui serait impossible à trouver ou à reproduire. Alors, elle vida le sac en le renversant par terre et en quelques minutes, elle ravagea la chambre et le dressing, tiroir après tiroir, à la recherche d'un mini pull angora bleu pale, d'un corsage en stretch décoré à la main, d'une robe en soie brodée d'inspiration thaï qui lui allait si bien, des sandales en cuir peintes façon lapon signées Dior, si belles, confortables et légères, un maillot de bain froncé une-pièce blanc griffé Chanel superbe, intemporel. Surprise de l'aisance avec laquelle les choix s'imposaient à elle, qui était d'habitude si indécise, elle sélectionna un short Versace, très court, un pantalon Miyake, idéalement ample, une jupe Lacroix, merveilleusement vieux jeu, tandis que d'innombrables victimes étaient propulsées derrière elle en vrac à même le sol. Elle retrouva une paire de lunettes de soleil en titane Gucci au style éblouissant, un petit haut en coton Lempicka, alambiqué et mystérieux, la mini-jupe qui allait avec. Elle s'arrêta. Le petit sac débordait. Elle sélectionna un ensemble Sonia Rykiel et le disposa sur le lit, prêt à enfiler. Elle respira, satisfaite. Elle entendit un petit bruit de jouet en plastique qui tombait. Quand elle tourna le coin du couloir, Esmeralda l'accueillit avec l'un de ses petits cris suraigus suivis d'un éclat de rire, un message de joie dont elle avait le secret. Lise vint la soulever et la prendre contre elle. Esmeralda se mit à gigoter, signal qu'elle voulait qu'on la dépose au sol, et dès qu'elle fut sur ses pieds, elle partit en courant vers la cuisine. Lise la suivit et la surveilla tandis qu'elle escaladait la chaise qui lui était réservée. Elle se saisit d'un petit pain au lait dans la corbeille sur la table. Elle l'attaqua d'une grande bouchée. Lise la regarda en souriant béatement. Elle reprit sa déambulation rêveuse dans la maison. Elle se sentait comme une petite fille qui va ouvrir ses cadeaux de Noël. Mais si cette métaphore pouvait décrire l'intensité de son excitation, il en aurait fallu une autre pour dépeindre la durée qui y était attachée. C'était comme si son cœur s'était remis à battre à la suite d'un long grippage d'autant plus pernicieux qu'il aurait été progressif. Comme si le temps était parvenu à lui faire oublier une sensation aussi essentielle. Cet élan, cette envie de faire, de bouger, de rechercher un regard et de lui sourire... c'était la vie, non ? Ou plutôt, c'était ce qui lui donnait son prix, et au bout du compte, que l'on ne pouvait comparer à rien d'autre. De toutes les façons, avec une raison pareille, on pouvait tout quitter le cœur léger.

Chapitre 88 : 2 ans auparavant, Texas


Un immense noir nommé Johnson attendait Morgan au bout du couloir de la sortie des passagers de l'aéroport international de Houston. Il tenait un panneau qui indiquait « MORGAN K. ». Il la mena en voiture à un autre aéroport où les attendait un bombardier stratégique reconverti au transport express. Les porte-charges sous les ailes avaient été enlevés et avec ses grandes jambes de train, sa peinture blanche à peine sortie de l'anonymat par un petit sigle « USAF » sur le côté, l'oiseau avait un air franchement décalé, comme un chat mouillé. Quand il le vit, Johnson lâcha avec une grimace :

C'est quoi cette bécane ?

C'est un SB56, première version, démilitarisé pour le transport, répondit Morgan, et il secoua la tête. Morgan sourit. Pour elle, un engin volant, quel qu'il soit, restait un sujet majeur d'intérêt. Elle avait cela dans le sang. Elle savait qu'elle emmènerait cette passion dans la tombe. L'intérieur du bombardier converti était très spartiate. Cependant, les sièges en kevlar étaient larges et chaque passager disposait d'un petit hublot ovale bizarrement bas. À peine installés par le copilote, la porte du poste refermée, et ils roulaient déjà. Afin d'économiser le carburant, le pilote mit un point d'honneur à faire décoller l'avion en accélérant au minimum afin d’utiliser toute la longueur de la piste, et la montée fut interminable. Par contre, l'altitude de croisière était très élevée et la vitesse juste subsonique. Morgan repensa à ce que son correspondant anonyme avait dit au sujet d'une destination inconnue, et elle sourit. Sans parler de l'implant, avec la météo exceptionnelle qu'ils eurent sur tout le trajet, il aurait fallu qu'ils bandent les yeux de Morgan pour qu'elle ne reconnaisse pas le paysage, la direction, la destination : les rocheuses, le nord. À l'atterrissage, un énorme tout-terrain les attendait. Johnson mit cinq bonnes minutes à rentrer d'un index spasmodique les coordonnés de la destination finale dans le système de navigation, en les lisant sur une fiche en papier qu'il avait sorti de sa poche. Pendant ce temps, Morgan avait lu la fiche par-dessus son épaule, et son implant s'était recalé de lui-même, lui avait calculé une route si précise qu'elle aurait presque pu conduire la voiture les yeux fermés, pour peu qu'elle ait eu la certitude de ne rien trouver en face. Ils roulèrent vingt minutes vers la montagne. Au détour d'un épaulement, ils rencontrèrent deux points de contrôle, l'un après l'autre. Ils subirent un prélèvement d'ADN. Il fallut attendre le résultat. Ensuite, on leur fit des badges. Ils pénétrèrent à l'intérieur de la montagne dans un petit train électrique. Ils y roulèrent un bon quart d'heure. Il ne fallait pas être professeur de mathématique pour calculer que leur destination se situait à des kilomètres au cœur du roc. Au fur et à mesure, Johnson se montra de plus en plus inquiet, et Morgan lui sourit pour le rassurer, car elle savait où ils étaient. À cet endroit, il était de notoriété publique que le granit avait été transformé en gruyère un siècle auparavant, pendant la guerre froide. Morgan fut reçue comme une personnalité. On lui attribua un ange gardien supplémentaire. On lui fit rencontrer un amiral de la Navy qui la reçut dans un bureau dont il remarqua que le sien à Washington n'était pas aussi spacieux. Il agissait avec lenteur et cérémonie. Il fit un long discours que Morgan écouta avec attention, mais dont le contenu lui sembla inepte, à une exception près. En fait, tout cela avait le goût d'une vieille cuisine qu'on lui avait servi tant de fois qu'elle la connaissait par cœur. Elle savait identifier point par point les éléments émotionnels qui étaient utilisés pour manipuler ses sentiments patriotiques, et avec une logique qui aurait dû la faire sourire, son intellect n'étant pas la cible, elle resta en quelque sorte déconnectée. Elle enregistra avec intérêt cependant le seul point sémantiquement saillant de cette cérémonie étrange : on lui promettait une promotion, deux promotions même, la première dans les quelques semaines à venir, et une seconde, plus importante encore, quand la mission serait accomplie. Ces promotions dans l'US Navy et dans l'ASI étaient synchronisées par l'entremise d'un jeu de règles complexe qu'il s'attacha à lui décrire in extenso, alors qu'elle s'en fichait en réalité presque du tout au tout. Ensuite, on lui fit visiter un labo souterrain immense où des dizaines de personnes l'attendaient comme si elle était une officielle haut placée. On lui présenta une grande caverne très sombre, taillée dans le roc, où régnait un désordre indescriptible de cailloux de toutes dimensions et de pièces d'acier tordues. Il y régnait une odeur de métal et les couleurs y étaient étranges, irisées, comme si un géant était venu jouer avec une torche à plasma sur toute la scène. On lui montra un tube en inox qui sortait d'une paroi en béton et qui portait à son extrémité un énorme renflement, un bloc de métal massif, gros comme une berline. Et on lui dit que c'était la cible. Puis on lui fit faire des kilomètres dans un petit train électrique et on l'installa derrière une vitre blindée dont on lui révéla qu'elle faisait un mètre d'épaisseur, devant un autre tube, beaucoup plus gros, dans lequel on introduisit un chariot grand comme un brancard, et qui portait un appareillage très complexe, une masse de tubes et de câbles. Deux techniciens fermèrent la porte du tube, on lui expliqua qu'il fallait dix minutes pour faire le vide dans la culasse avant le tir. On lui montra les moniteurs qui rapportaient des images de la cible dans la caverne chaotique. Un compte à rebours commença. On pointa du doigt d'autres afficheurs qui montraient un nombre à sept chiffres, bientôt huit, et quand Morgan comprit que c'était des volts, elle fronça les sourcils. Tout à coup, elle sut ce qu'on allait lui montrer, et elle se demanda pourquoi on ne le lui avait pas dit d'emblée. Elle comprit que tout le monde devait penser qu'elle le savait déjà, car à coup sûr, d'habitude, quand une personnalité visitait le labo, cette personne savait ce qu'elle visitait. Ou alors, on lui faisait un petit cours sur le principe des canons électromagnétiques. Mais de cela, Morgan n'avait pas besoin. À la fin du compte à rebours, il y eut un bruit phénoménal, comme si un jet supersonique venait de passer dans le tunnel, et les moniteurs montrèrent que la cible dans la caverne à l'autre bout s'était volatilisée. La salle se mit à applaudir et Morgan se joignit poliment à eux avant de suivre leurs regards qui convergeaient vers un écran où elle lut un chiffre qui lui fit à nouveau froncer les sourcils, car l'unité indiquée pour ce nombre ne collait pas. Elle secoua la tête, il ne pouvait pas s'agir de kilomètres par seconde. Il devait y avoir une erreur. Ou alors, ils ne mesuraient pas la vitesse du projectile. Ou alors... Morgan fit le calcul dans sa tête. L'énergie cinétique étant proportionnelle au carré de la vitesse, même pour réduire en miettes les dizaines de tonnes de métal qui avaient servi de cible, le projectile avait dû être ridiculement petit... Du coup, elle réalisa ce qu'on venait de lui montrer, et elle se mit à applaudir avec sincérité, comme un môme devant son premier feu d'artifice. Bon sang, pensa-t-elle, c'est phénoménal ! Schwartz ! Avec une arme comme ça ... Et puis elle regarda autour d'elle et elle redescendit de son nuage. On la remit dans le petit train, puis dans un autre, et on l'amena devant une autre manip apocalyptique, et cette fois-ci, elle ne fit pas semblant de comprendre, elle posa toutes les questions qui lui vinrent à l'esprit et, à mesure qu'on lui donnait des réponses, sa stupéfaction enfla. Elle ressortit étourdie, abasourdie. Johnson lui demanda même si elle allait bien. Elle rejeta sa sollicitude d'un revers de la main en fronçant les sourcils, contrariée d'avoir été tirée des pensées que ce qu'elle avait vu lui avait donné. Enfin, on lui annonça le dernier entretien de la journée. L'homme avait une soixantaine bien conservée, il avait l'œil vif et le ton des gens qui dirigent. Il ne donna pas son nom. Dans la durée de l'entretien, il apparut de plus en plus probable à Morgan qu'il était le donneur d'ordre de ses correspondants anonymes, mais il était bien entendu impossible d'en acquérir la certitude. Il fit une synthèse de ce que Morgan avait vu et conclut en disant :

Nous sommes à la pointe extrême de ce qui se fait en armement spatial, mais pour progresser, nous devons continuer nos expérimentations dans l'espace, et en particulier, sur la Lune. La raison en est très prosaïque : nous avons besoin de vide sur des distances énormes. Les projectiles à ces vitesses sont détruits par la plus petite trace d'atmosphère, et avec les vitesses que nous atteignons maintenant, il faut des longueurs de plus en plus prohibitives pour monter un tube et y faire le vide. Pouvez-vous me confirmer que vous comprenez cette logique ?

Oui, je comprends très bien.

Alors, cet entretien est terminé, car c'est la raison pour laquelle nous avons besoin de vous.

J'ai de nombreuses questions supplémentaires.

Allez-y.

Pourquoi ne pas faire voyager ces technologies par la filière légale ?

Nous le faisons déjà pour le tout-venant. Mais il est hors de question que notre avance soit compromise. Le plus haut degré de confidentialité entoure ces projets. J'ose espérer que vous avez compris que nous ne vous laisserons pas rompre ce secret. Il est opportun, à ce sujet, que nous parlions des forces de sécurité de l'ASI.

Morgan haussa les sourcils. Le cœur battant, elle prit conscience de la nécessité impérative de garder son calme, car un tel homme devait savoir décoder la moindre émotion. Il poursuivit :

« Nous savons que vous avez été interceptée.

Il soupira avec une expression faussement détachée.

« Ils ont voulu faire de vous un agent double. Votre agent traitant est Claire Gustafson.

À cet instant, le mur tout entier à la gauche de Morgan s'illumina d'une photographie. On y voyait Claire, de face, qui marchait dans une rue avec ses grandes lunettes de soleil sur le nez, les cheveux au vent. La vidéo mettait en valeur l'arrondi sensuel de son petit ventre dévoilé entre chemise et pantalon et ses seins qui tressautaient tandis qu'elle marchait à grands pas en chaloupant des hanches. Le silence s'installa. Le cœur de Morgan s'était mis à battre très fort. Elle pensa : quelle poisse ! Puis sa propension à la logique la rattrapa : comment avait-elle pu espérer que des gens assez machiavéliques pour la faire prendre en photo en train de faire l'amour pussent être passés à côté de l'irruption de Claire dans sa vie ? L'homme attendait une réaction de Morgan. Elle dit avec prudence :

Ils m'ont convaincue avec d'autant plus de facilité que vous aviez monté votre manipulation de façon immonde.

Sa voix tremblait avec la colère et elle sentit que l'autre enregistrait l'émotion, avec la sensibilité d'un bon chasseur qui cherche à comprendre sa proie. Il répondit calmement :

C'était une erreur. Nous avions sous-traité votre cas à un service qui a outrepassé le mandat qui lui avait été donné. Nous nous en sommes rendu compte trop tard. Je vous prie d'accepter mes excuses.

Il garda le silence en soutenant le regard de Morgan. Il ajouta :

« J'admire la façon dont vous avez réagi face à cette épreuve difficile et j'ai personnellement engagé ma responsabilité pour couvrir les actes répréhensibles que vous avez vous-même commis. Il soupira. Disons que nous sommes quittes. Est-ce que nous sommes quittes ?

Morgan le considéra. La conversation était à coup sûr enregistrée. Elle se dit que c'était pour eux une façon somme toute subtile d'obtenir des aveux qu'ils pourraient utiliser contre elle. Elle décida de changer de sujet :

Qu'est-ce qui vous a convaincu que j'allais travailler pour vous ?

Il secoua la tête.

Pas pour moi, pour votre pays. Nous savons que vous êtes loyale envers votre pays natal, et que vous croyez sincèrement en la cause de l'espace. C'est pour cette raison que nous avons décidé de prendre le risque de vous confier ce que vous avez vu aujourd'hui. Depuis le début de cette affaire, vous devez avoir fini par comprendre qu'au niveau où nous jouons, la vérité se dévoile timidement, qu'elle diffuse à plusieurs vitesses. C'est ce que nous faisons maintenant : je vous dis ce que vous avez besoin de savoir pour faire ce que nous avons besoin que vous fassiez pour nous.

Morgan le regardait avec attention, comme si cela avait pu lui donner le pouvoir de deviner ce dont il ne lui parlerait pas. Il soupira.

« Nous savons qu'à votre retour vous devrez révéler certaines informations à Claire Gustafson, et donc à l'ASI, et donc, de façon indirecte et involontaire, à certaines puissances étrangères dont nous nous méfions au plus haut point, pour des raisons que vous connaissez très bien, et dont vous comprenez aussi le bien fondé. Alors, écoutez-moi bien : je vous autorise à révéler l'existence de la première expérience à laquelle vous avez assisté, mais en minimisant la tension et la vitesse d'un facteur dix. Est-ce clair ?

Morgan hocha la tête.

« En revanche, et je vais vous demander de me confirmer sur-le-champ que vous avez compris ce deuxième ordre : je vous interdis formellement de parler de la seconde expérience.

J'ai compris et enregistré cet ordre, articula Morgan avec circonspection.

Il hocha la tête et dit en plissant les yeux :

Je l'espère, sinon nous serions dans l'obligation de veiller à ce que vous soyez réduite au silence.

Il l'avait regardée dans les yeux pendant qu'il avait proféré cette menace de mort. Et elle vit que, au plus profond, il aimait cela. À coup sûr, de toutes les sensations que le pouvoir lui donnait, celle-ci était celle dont il se délectait le plus. À coup sûr, il ne devait pas avoir tant d'occasions que cela de pratiquer des intimidations aussi extrêmes et il sembla évident à Morgan qu'il avait orchestré avec soin la conversation pour en arriver là. Elle eut un frisson de dégoût dont elle espéra qu'il ne le vit pas. Il demanda :

« Est-ce que vous êtes fidèle à votre pays, les États-Unis d'Amérique ?

Elle lui sourit aussitôt, mais c'était parce qu'elle savait que si elle répondait non, ni Esmeralda, ni Lise ne la reverraient jamais. Elle répondit fermement en faisant disparaître son sourire, les sourcils sévèrement froncés :

N'en doutez pas.

Il hocha la tête.

Nous allons avoir besoin de vous pour faire monter vers Tycho les pièces que nous ne pouvons pas banaliser. Il y en a deux types. Le premier type, ce sont des pièces très fragiles, en particulier des pièces qui ne supportent ni les rayons X, ni les neutrons, ni vos tests en vibration, ni les tests d'accélération. Sur ce dernier point, soyez certaine que les pièces en question ont été conçues pour résister à l'accélération maximale que vous leur ferez subir pendant le vol. Cependant, il aurait été d'un coût prohibitif de les rendre capables de résister aux tests qualificatifs préalables à l'embarquement, au cours desquels des accélérations bien supérieures sont pratiquées, au nom du principe de précaution. En particulier, on me dit que vos tests de résistance aux vibrations sont exagérés au plus haut degré.

Morgan le coupa :

Ces tests sont conçus pour protéger le vaisseau d'une détérioration catastrophique de sa cargaison en cas de turbulence.

Je sais, soupira-t-il, mais nos pièces seraient détruites dans leur emballage par vos tests. Le second type d'équipement que nous avons à vous faire transporter ne passe pas les tests de détection de la radioactivité. Vous savez très bien qu'il est courant que des colis soient un peu radioactifs. Ceux-là seront plus faiblement radioactifs que beaucoup d'autres colis qui ont déjà été mis en orbite par l'ASI. Cependant, de par leur nature, ces colis ne respectent pas les chartes de l'ASI à moins d'être démontés pour analyse complète, et il est hors de question que quiconque joue à cela en dehors de nos labos. Est-ce que cela répond à votre question ?

Pourquoi ces colis sont-ils radioactifs ?

Maintenant que vous connaissez la nature de la deuxième expérience, vous pouvez en déduire la raison.

Morgan resta silencieuse un long moment. Elle dit posément :

C'est très dangereux. S'il arrive quoi que ce soit, l'explosion pulvérisera la navette. Et si celle-ci se trouve à proximité d'une station orbitale, cette dernière sera elle aussi anéantie.

Exact. Cependant, il n'arrivera rien, vous pouvez en être certaine. Nous travaillons sur ce sujet depuis de nombreuses années, les gens qui ont mis au point cette arme ont une grande expérience et une très grande compétence, elle-même bâtie sur un siècle de savoir-faire en manipulation d'armes nucléaires.

J'ai très bien compris la nature de ce que vous m'avez montré, et vous ne pouvez nier qu'il y ait un risque inhérent à la fiabilité du confinement.

Il hocha la tête.

C'est exact. C'est un point sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Ce risque est maintenant très bien connu, nous avons fait des milliers d'expériences pour le mesurer, et nos confinements sont conçus en conséquence, avec trois systèmes redondants. La fiabilité résultante est phénoménale. En fait, elle est meilleure de plusieurs ordres de grandeur qu'aucun composant de vos navettes, et pourtant, vous volez avec tous les jours.

Il cligna des yeux.

Et si c'est une manipulation, si votre objectif est de faire sauter une installation spatiale de premier plan ?

Il secoua la tête.

La raison pour laquelle j'ai tenu à vous faire venir ici découle de cette question. Que vous puissiez penser que serions capables — comment dirais-je ? — moralement capables, de faire une chose pareille, ne me pose aucun problème, même si c'est faux et irréaliste, politiquement. Je comprends que vous puissiez néanmoins vous dire que la seule possibilité de l'existence d'un doute à ce sujet est une bonne raison de refuser de le faire. Mais je sais aussi que votre logique est implacable et, franchement, franchement, cette hypothèse est irréaliste et vous le savez. Il sourit. Pourquoi diable irions-nous monter une opération aussi coûteuse, aussi fichtrement compliquée et longue pour un résultat... un résultat, vous en conviendrez, qu'avec les moyens que nous avons, nous pourrions obtenir cent fois plus facilement ? Vous savez très bien ce que quelques kilogrammes d'explosif classique peuvent faire à une station orbitale ? Pourquoi irions-nous chercher une arme exotique ultra sophistiquée et extrêmement coûteuse pour le boulot de quelques dollars de TriAminoTrinitroBenzene ?

Mais avec une arme exotique, vous pourriez faire beaucoup plus, vous pourriez annihiler une grosse structure.

Il soupira.

Évidemment ! Cependant, nous pourrions obtenir le même résultat avec une ogive thermonucléaire de la guerre froide. Il nous en reste des piles, et croyez-moi, ajouta-t-il avec un petit rire, moyennant un peu d'entretien, elles sont encore tout à fait opérationnelles ! D'ailleurs, vous savez très bien que l'ASI gère de telles ogives sur la lune, un stock qui est arrivé là par des moyens tout à fait légaux.

Parlons-en ! Et si tout ceci n'était qu'une mascarade destinée à me faire transporter une arme classique, justement ? De sorte qu'elle échappe au contrôle de l'ASI et de l'ONU en violation des traités de non-prolifération ?

Il sourit, il était heureux, elle venait de tomber dans un piège qu'il avait préparé avec soin. Il secoua la tête.

C'est impossible. Vous le verriez au premier coup d'œil. Votre dossier indique que vous avez suivi la formation sur les armes nucléaires donnée par l'US Navy à ses officiers qui sont amenés à en approcher, ce qui était votre cas en tant que commandant de bord d'un hélicoptère de secours en vertu du fait que vous pouviez être dépêchée sur le crash d'un bombardier stratégique. En fait, vous venez de mettre le doigt sur l'un des éléments qui nous a conduits à vous choisir : imaginez-vous que nous nous sommes posé la même question. Nous nous sommes demandé quels étaient les risques encourus du fait que nous ouvrions une voie pour faire monter en orbite du matériel hors du contrôle de la filière classique de l'ASI.

Et ?

Nous avons conclu qu'il fallait que cette voie dépende dans son intégralité de personnes dont nous avons dressé le portrait : il fallait qu'elles soient américaines, qu'elles soient réputées pour leur sens de l'honneur et leur loyauté. Il fallait aussi qu'elles connaissent les armes et en particulier les armes nucléaires, assez bien pour savoir en reconnaître une. Enfin, il fallait qu'elles croient dans notre idéal pour la présence humaine dans l'espace.

Justement, pourquoi votre idéal pour la présence humaine dans l'espace requiert-il d'aller jusqu'à de telles extrémités pour développer des armes ?

Voyons, voyons, Capitaine Morgan Kerr, oublieriez-vous le principe fondateur de l'ASI et la raison fondamentale pour laquelle ce pays a dépensé chacune de ces années des centaines de milliard de dollars ? Le théorème de Schwartz, cela vous dit quelque chose ?

Il souriait largement, et, à cet instant précis, Morgan eut une impression très particulière, une intuition très intense : il mentait. Elle ne pensait pas que tout était faux, mais elle ne pouvait s'empêcher de soupçonner qu'il avait glissé un mensonge dans la trame logique de son explication. Et pourtant, elle oublia ce doute fulgurant, sans doute parce que cette émotion fugace se dressait seule face à la masse des informations tangibles.

Le voyage de retour fut identique à l'aller, sauf qu'il se déroula la nuit, et fut plus long, car il n'y avait aucune urgence à rejoindre l'aéroport de Houston en pleine nuit. Morgan tenta de dormir, sans grand succès. Elle était agitée par le doute et, en même temps, elle savait que sa décision était prise : elle allait le faire, même si c'était en quelque sorte du même niveau qu'un joueur de poker qui paye pour voir.


Chapitre 89 : Dernier jour 15h00


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Agence France Presse, aujourd'hui 15 : 00 : La ville de Lourdes est à nouveau paralysée par le gigantesque afflux des pèlerins venus de toute l'Europe. Hier, quatre personnes sont décédées simplement parce qu'on n'a pas pu les transférer à l'hôpital à temps. C'est la quatrième fois ce mois-ci que les autorités locales perdent le contrôle de la situation. En effet, bien que très calmes et coopératifs, les pénitents sont si nombreux dans les rues de la ville qu'ils entravent la circulation des véhicules, provoquant des encombrements monstrueux. La capacité d'accueil de la ville ayant depuis longtemps été saturée, on trouve des tentes dans tous les jardins et sur les places, certaines rues même ont été fermées à cet effet. Depuis des semaines, l'approvisionnement en vivres des commerçants et des restaurants de la ville s'effectue la nuit, mais le maire est inquiet, car les réserves seraient au plus bas. La situation sanitaire est aussi préoccupante, surtout en regard de la moyenne d'âge élevée de cette population fervente et de la mauvaise météo. Interrogé à ce titre, le préfet a déclaré : « Hier, nous avons mis en place un dispositif tout autour de la ville afin de contrôler les entrées. Aucun nouveau pèlerin ne sera accepté. J'invite ceux qui sont déjà à l'intérieur et qui m'entendent à sortir. Sinon, j'ai bien peur qu'il nous faille attendre que la faim en fasse ressortir le plus grand nombre possible. À ce stade, nous n'avons pas d'autre solution ».

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Morgan prit l'appel malgré ce qu'elle lut de la provenance, qui était étrange, et que son implant mit une seconde entière à analyser, avant d'annoncer que l'appel était effectivement anonyme.

Morgan Kerr ?

Oui.

Nous posons une condition supplémentaire à notre accord.

Pardon ?

Ce point n'est pas négociable. Je vais vous l'énoncer.

Comme Morgan restait silencieuse, l'homme dit sentencieusement :

« La dernière passagère sera votre fille.

Je ne suis pas certaine de bien comprendre.

Je suis certain que vous avez très bien compris, et je vais vous expliquer par quel moyen nous avons verrouillé cette option : si vous tentez d'embarquer votre fille avant d'avoir fait ce que vous vous êtes engagée à faire, quelque chose de très très très désagréable va se produire pour elle.

Ne menacez pas ma fille !

Pour une menace, s'en est une, et croyez bien que nous sommes tout à fait préparés à la mettre en exécution.

La ligne devint silencieuse.


Chapitre 90 : 2 ans auparavant, Morgan


La cargaison pirate arriva sans crier gare. Un matin, Morgan reçut un message qui donnait les références de sept colis. Six auraient pu être presque anodins, à l'exclusion du fait que leur manifeste était subtilement faux. Il s'agissait de pièces détachées pour un système inconnu, mais très complexe à en juger par l'intrication inouïe des structures. D'un point de vue mécanique, chacune de celles-ci réunissait des éléments usinés selon des formes alambiquées dans des alliages sophistiqués, ou peut-être des monocristaux énormes qui auraient été soudés entre eux par des techniques dont Morgan osait à peine imaginer le degré d'avancement. Chacune des pièces comprenait aussi un assemblage abracadabrant de microcircuits à la fonction mystérieuse. Enfin, le septième colis était lui aussi très loin d'être anodin, mais pour d'autres raisons : il pesait deux cents kilos, il était très dense et surtout, il était faiblement radioactif avec une signature très exotique. Comme la fois précédente, la nuit venue, Morgan fit rentrer Claire au hangar et lui montra les pièces. Claire parcourut le descriptif et releva la signature radioactive du plus gros colis. Morgan haussa les épaules, évoqua vaguement une source d'énergie interne à base de pile atomique comme une possibilité. Elle fut heureuse de constater que Claire accepta cette réponse qui n'était absurde que pour quelqu'un qui aurait su lire le spectre. Ensuite, Claire s'intéressa aux autres pièces, en particulier celles qui étaient très complexes. Elle demanda à Morgan de quoi il s'agissait et celle-ci admit qu'elle ne le savait pas, mais qu'il était très plausible qu'il s'agisse d'armement sophistiqué. Quand Claire lui demanda de quel type d'arme, Morgan mentionna la possibilité qu'il s'agissait de canons électromagnétiques. Lorsque Claire demanda ce qui lui faisait dire cela, Morgan lui montra comment, quand on tournait les pièces, on pouvait faire apparaître un axe selon lequel les assemblages semblaient avoir été conçus pour résister à des efforts énormes et pour en protéger l'électronique qu'ils contenaient. Claire hocha la tête. Pendant tout ce temps, elle prenait des enregistrements en continu sous deux angles. Elle aida Morgan à radiographier les pièces, à les passer à la centrifugeuse. Elle fit des copies de tous les résultats. Quand elles eurent réemballé les colis, elles leur firent passer les procédures de tests. Enfin, elles restèrent quelques instants à regarder la pile anonyme.

C'est énorme, conclut Claire.

Pour qui ?

Claire secoua la tête.

Morgan, réfléchis bien, l'ASI ne peut pas laisser passer cela.

Et alors, que va-t-il se passer ?

Je ne sais pas. Mais je sais ce que j'ai envie de faire et ce que mon chef va me demander de faire : il faut suivre cette cargaison jusqu'à sa destination finale.

Elle n'est pas déjà connue ?

Non. Cette adresse sur le manifeste est inepte. Le code en question est bien à Tycho mais il ne correspond à rien. C'est une référence syntaxiquement correcte pour une redistribution locale. J'ai fait conduire des vérifications discrètes et la seule procédure enregistrée pour un code dans cette plage va produire un déplacement dans une autre zone de stockage de la plateforme de fret à Tycho.

Et tu en déduis quoi ?

Je pense que quelqu'un au service du fret de l'astroport de Tycho est mouillé jusqu'au cou et qu'il va intercepter ces colis à leur arrivée.

Et tu veux être là quand cela va se produire ?

Pas toi ?

Morgan haussa les épaules.

Si cela peut accélérer la fin de cette histoire.

Oh, tu peux en être certaine ! Et je peux te promettre de la même façon que dès maintenant, la manipulation dont tu fais l'objet est effectivement condamnée, car quoiqu'il advienne, tout cela va faire surface. Cependant, je dois te prévenir que l'on m'a avertie qu'au plus haut niveau on a déjà déterminé les issues possibles pour cette affaire, et que la plupart ne sont pas des grands déballages publics, bien au contraire. Il semble évident que chacun, y compris et peut-être surtout les exécutants comme toi, a intérêt à voir cette affaire classée sans faire de vague. Tu sais bien qu'il y a des pressions politiques très fortes en action. Il serait par exemple délicat pour les Chinois ou les Indiens d'utiliser cette histoire pour attaquer les Américains sans savoir ce que les Européens ont à se reprocher, où même sans avoir des preuves extensives de l'implication américaine. Pour toutes ces raisons, mon chef voudrait être certain tirer cette affaire au clair sur le champ, et je partage son désir de ne pas laisser le montage s'évanouir comme de l'eau répandue sur le sable. Je veux savoir quelle est l'ampleur du trafic, quelle en est la raison exacte, qui est impliqué, et pour cela il faut enquêter maintenant, car dès que le pot au rose sera révélé, tu peux être certaine que les preuves vont être effacées à toute vitesse.

L'ampleur du trafic ?

Il ne t'est jamais venu à l'idée que ta filière n'était peut-être pas la seule ?

Si, vaguement...

Claire la scruta, et Morgan lut dans son regard qu'elle se demandait si Morgan était naïve ou bien si elle lui cachait quelque chose. Et du coup, Morgan se demanda si l'impression qu'on avait tenté de lui donner lors de sa visite du bunker sous les rocheuses qu'elle était une pièce essentielle du montage, n'était en effet rien d'autre qu'un miroir aux alouettes. À la grande surprise de Morgan, Claire lui demanda alors :

Est-ce que tu viendrais avec moi ?

Où ça ?

Mais à Tycho, bien entendu. Je veux savoir qui se cache derrière ce code de routage, et pour cela, il faut aller là-bas. Mon chef est d'accord. Mais, souviens-toi : je ne suis jamais allée dans l'espace, j'ai besoin de quelqu'un qui y soit comme un poisson dans l'eau, et, dans l'état actuel des choses, l'ASI est incapable de m'indiquer en qui je pourrais avoir confiance à Tycho. Pour autant que nous puissions en juger depuis la Terre, la section entière de la sécurité intérieure de l'ASI à Tycho, qui compte un Américain et une Française, est peut-être dans le coup, et je ne dis pas cela en l'air, c'est une hypothèse qui aurait le mérite d'expliquer comment quelqu'un peut envisager de détourner impunément la filière de fret.

Et tu aurais confiance en moi ? demanda Morgan.

Claire la regarda sombrement. Elle respira à fond.

Morgan, j'ai confiance en toi. En fait, il n'y a personne au monde avec qui je souhaiterais faire équipe dans cette affaire plus que toi.

Pourquoi ?

Claire haussa les épaules, et, consciente qu'elle faisait une réponse paradoxale, elle dit en souriant :

C'est toi l'experte de la formation d'équipe.

Morgan hocha la tête. L'espoir d'en finir était soudain apparu. Elle se connaissait. Elle faisait partie de ces gens qui foncent quand ils voient la sortie.

Alors, on y va.

Morgan rentra à deux heures du matin. À cinq heures, elle réveilla Lise pour la prévenir qu'elle prenait la navette de neuf heures avec Claire et la cargaison mystérieuse. Elle eut juste le temps de faire un sac avant de repartir pour Almogar, Station One, et Tycho.


Chapitre 91 : Dernier jour 15h01


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Radio France, Nice, aujourd'hui, 15h01. Un orage monstrueux vient de frapper la région. L'état d'urgence a été déclaré tandis que les blessés affluent dans les hôpitaux et que des secours héliportés convergence de toute la France et d'Italie. De nombreux morts seraient à déplorer. Tous les cours d'eau sont en crue catastrophique. On rapporte des avalanches de boues et des glissements de terrain de grande ampleur. De très nombreux ouvrages, maisons et immeubles ont été gravement endommagés par le vent et les inondations. Presque toutes les routes de l'arrière-pays sont durablement coupées, ainsi que l'autoroute A8 entre Fréjus et Monaco, ce qui rend le travail des secours très difficile. Selon un pilote de la Sécurité Civile, certains villages du moyen pays sont rayés de la carte. L'aéroport de Nice est fermé pour une durée indéterminée, car le Var a emporté le bout des pistes. L'eau et l'électricité sont coupées partout. Heureusement, la population avait été avertie avec presque cinq heures d'avance de l'imminence de ce phénomène météorologique gravissime. Il ne fait aucun doute que le réchauffement global en est à l'origine.

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Morgan appela Claire juste après la communication anonyme.

Claire ?

Oui, Morgan. Nous avons enregistré cet appel. Nous ne sommes pas parvenus à en retracer l'origine.

Je vais être obligée d'accepter leur chantage.

Non, non, Morgan, je t'en prie, ne leur cède pas ! Pas maintenant ! On est tout près du but.

Ils ont gardé l'argument qui tue pour le dernier round. Je prends leur menace très au sérieux.

Nous aussi. Mais, Morgan, menacer ta fille, c'est leur dernière cartouche. Il est essentiel que tu analyses ce risque rationnellement. C'est un coup de bluff. La maison de Lise est sous très haute surveillance. Le quartier est verrouillé et nous sommes en train de faire étendre le périmètre.

Tu veux me convaincre, avec ça, que je peux leur dire d'aller se faire foutre ?

Oui, mais ne le leur dit surtout pas, car sinon le temps ne jouerait plus en notre faveur. Morgan, la protection d'Esmeralda est assurée, c'est un coup de bluff.

Il leur serait très facile de la tuer. Un tireur. Une bombe.

Morgan, je suis désolée, mais ce n'est pas vrai. Ce ne serait pas aussi facile que ça. L'option tireur d'élite en particulier est tout à fait rocambolesque. Tu connais mieux que moi la conformation des lieux : la maison est invisible du voisinage, sauf de l'autre versant de la vallée, mais c'est à plus de huit cents mètres. Et il suffit qu'Esmeralda reste invisible. Ensuite, l'hypothèse d'une bombe est extravagante. On a fait fouiller cette maison je ne sais plus combien de fois dans les trois dernières semaines, de la cave au grenier, en utilisant les mêmes techniques que celles qui sont employées par les services secrets de ton pays qui ont la charge de la protection de votre président. Or personne n'est entré dans cette maison aujourd'hui à l'exception d'Ada. Tu ne la soupçonnes quand même pas d'être venue poser une bombe ?

Un tir de mortier. Tu ne vas pas pouvoir me faire croire que tu peux étendre ton périmètre plus loin que la portée d'un tir de mortier.

Non, je ne peux pas. Mais, Morgan, un tir de mortier quasiment en aveugle, ce n'est pas une méthode de travail pour un assassinat ciblé. La probabilité pour qu'ils fassent mouche avant qu'on les ait neutralisés ou qu'on ait mis ta fille à l'abri est trop faible. Et tu sais que, ça, c'est vrai. Bon. Maintenant, réfléchis à l'aspect temporel des choses : nous avons veillé à ce que les conditions de ton vol soient ultra confidentielles. C'est pour cela que je dis que le temps joue en notre faveur. À ton avis, quand est-ce qu'ils pourraient agir ?

N'importe quand !

Non, Morgan. Si tu les laisses croire que tu vas passer prendre leurs passagers, mais que tu ne peux pas leur dire exactement quand... Ils auront un doute jusqu'à la fin, quand tu viendras chercher ta fille avant de repartir pour l'astroport, d'accord ?

Admettons.

L'instant critique sera quand tu approcheras de la maison avec ton hélico. Ils n'auront que quelques minutes pour se rendre compte que tu les as bernés... Et tu seras là, Morgan, aux commandes d'une formidable machine de guerre armée jusqu'aux dents.

Morgan restait silencieuse.

« Alors, nous sommes d'accord ? Je renforce la sécurité de ta fille, et tu prends nos passagers.

Claire, j'ai un mauvais pressentiment.

Claire réfléchit un long instant.

Tu as quelque chose à proposer ? Que voudrais-tu que je fasse de plus ?

Je voudrais que tu ailles chez Lise assurer sa protection et celle d'Esmeralda.

Morgan, j'ai des milliers de trucs à faire ici à Almogar.

Claire, reconnais que, si la situation était inversée, tu serais rassurée de savoir que je suis avec ta fille.

Il y eut à nouveau un long silence, Claire regarda son chef qui écoutait depuis le début sur une autre ligne, sa silhouette sur l'écran haussa les épaules et il fit un petit geste de la main : allez-y.

OK. Je vais chez Lise. J'y serais dans une heure au grand maximum.

Je te remercie, Claire.


Chapitre 92 : 2 ans auparavant, Tycho


Claire avait suivi les conseils de Morgan, elle s'était habillée avec ce qu'elle possédait de plus confortable. Elle avait vérifié que son petit sac ne dépassait pas les trois kilogrammes fatidiques. Ensuite, elle avait confié sa fille à la nounou et avait sauté dans un taxi. Elle arriva très en avance. Le hall de l'astroport était presque vide, elle fut enregistrée en deux minutes. Elle acquiesça avec une hésitation qu'elle espéra imputable à l'heure très matinale à l'annonce par l'hôtesse de son nom d'emprunt. Un service de l'ASI à Genève dont Claire avait ignoré l'existence avait fourni de vrais-faux documents avec une célérité et une efficacité qui avait laissé Claire mal à l'aise. Elle arriva première en salle d'embarquement, et elle attendit, nerveuse. L'apparition de Morgan la rassura. Celle-ci vint s'asseoir à côté d'elle de sa démarche souple qui faisait onduler gracieusement sa silhouette longiligne. Elle lui posa une main sur le genou et lui fit un grand sourire. Elle se pencha pour lui faire la bise, lui dit de sa voix la plus chaude qu'elle sentait bon et que son ensemble lui allait à ravir. Sur le coup, Claire se demanda si cette attitude ne relevait pas des premiers pas d'une manœuvre de séduction, mais elle écarta cette hypothèse avec une pointe d'autodérision. Il était bien prétentieux de sa part de penser que Morgan pouvait la trouver à son goût. Cela révélait aussi sans doute une résurgence de ces craintes dans lesquelles s'enracine l'intolérance ordinaire. Elle conclut que c'était une bonne idée de jouer les copines, puisqu'elles devaient voyager incognito ensemble jusqu'à la Lune. Elles papotèrent comme des amies de longue date. Morgan lui demanda des nouvelles de sa fille, elle lui rendit la pareille. Elles se mirent à échanger des banalités sur ce qui leur tenait le plus à cœur. Après quelques minutes, Claire se rendit compte qu'elle se sentait déjà moins nerveuse, qu'elle s'était laissée prendre au jeu. Une douce voix féminine susurra dans la salle d'attente : « Vol 851 à destination de la station orbitale numéro un, embarquement immédiat en porte 6. Correspondance pour Tycho. Veuillez préparer vos documents et éteindre vos appareils électroniques portables. » Il fallait abandonner les chaussures dans le tunnel d'embarquement avant le contrôle de sécurité. Afin de pouvoir mieux l'imiter, Claire observa Morgan qui mettait ses chaussures dans le sac en papier, préparait ses documents, les mettait dans une main, hissait son petit bagage à son autre épaule et se dirigeait calmement vers la porte. On leur échangea leurs chaussures contre de petites bottes qui ressemblaient à de grosses chaussettes sans talon. Cependant, la fibre accrochait à la moquette et l'hôtesse passait dessus un pistolet à air chaud qui leur faisait mémoriser la forme du pied. Ensuite, on leur fit enfiler une combinaison intégrale, y compris une étrange capuche. Il n'y avait que quelques tailles et les hôtesses les ajustaient expertement en tirant sur des sangles intégrées dans la coupe. Cependant, le résultat final restait à la limite du grotesque. Claire fit une grimace à Morgan et celle-ci lui répondit par un haussement de sourcil avec un sourire qui en disait long. Claire ralentit dans la passerelle transparente pour contempler la navette, qui semblait presque petite, perchée sur le dos de son avion porteur, gros comme un A380, équipée de ces étranges réacteurs supplémentaires spéciaux pour les vols dans la stratosphère. Morgan lui fit un regard que Claire n'eut aucun mal à interpréter : Morgan faisait parti du petit nombre de personnes qui savaient très intimement ce dont ces machines étaient capables... Et c'était très réconfortant. L'intérieur du StarWanderer était minuscule. Morgan lui donna la place près du petit hublot, lui montra comment se sangler dans le harnais à cinq points. Les hôtesses passèrent ranger et sangler les sacs dans les coffres, vérifier les harnais. Il fallait leur montrer qu'on avait les mains et la bouche vides, comme des petits enfants à la maternelle. Puis elles débarquèrent. Le décollage n'était pas très différent de celui d'un avion, à l'exception de la longueur du roulage, et du faible niveau de bruit et de vibration. Par contre, la montée à forte pente qui s'en suivit semblait interminable. Ils traversèrent des nuages épars. Morgan qui regardait par dessus l'épaule de Claire lui pointa quelques détails au sol. Après de longues minutes, le ciel se mit à devenir de plus en plus foncé et, alors que l'assiette redevenait horizontale, les moteurs de la navette furent démarrés, créant une vibration sensible, mais ils n'étaient encore qu'en veilleuse. Le pilote annonça la séparation du porteur avec un compte à rebours de cinq secondes. Il y eut une secousse perceptible et, pour quelques instants, on put sentir la navette qui décélérait un peu, tandis que Claire apercevait l'énorme porteur qui plongeait vertigineusement en dessous d'eux. Ensuite, le régime des moteurs se mit à enfler, sans que le phénomène semble avoir de limite, et l'accélération devint de plus en plus forte. Alors, avec une impulsion énorme, les propulseurs d'appoint se joignirent au concert. Claire, le cœur battant, se sentit plaquée en arrière contre le dossier de son siège, car la navette se cabra vigoureusement. La vibration des moteurs était devenue assourdissante, stupéfiante de violence pure, comme si un démon doté d'une colère inextinguible avait pris la navette dans sa gueule et la secouait. L'accélération était si forte que Claire sentit qu'elle avait de réelles difficultés à respirer. Bientôt, le ciel s'assombrit et des étoiles apparurent, puis la navette passa majestueusement sur le dos et Claire découvrit, émerveillée, la terre bleue et blanche, ocre et verte aussi, dont on percevait déjà la courbure. Stupéfaite, elle se rendit compte qu'elle ne se sentait même pas assise la tête en bas tant l'accélération vers l'avant était forte. Elle regarda Morgan, qui lui sourit, lui fit un signe de la main, le pouce en l'air, puis un signe de Vé. Comment faisait-elle pour bouger ? Il y eut une nouvelle secousse et l'accélération devint plus facile à supporter tandis que le pilote annonçait la séparation des propulseurs auxiliaires. Puis, peu après, le pilote annonça le largage des réservoirs supplémentaires. Du coup, l'accélération redevint plus forte. Il faisait nuit, et les étoiles étaient bien visibles, mais elles ne scintillaient pas. Claire, à qui on avait décrit ce phénomène, mais qui n'y avait jamais assisté, écarquilla et cligna ses yeux quelques secondes. Sur la cloison devant eux, de gros chiffres rouges indiquaient la vitesse en kilomètres par seconde, Claire observa le compteur qui passait la limite de la dizaine et continuait à grimper. D'un coup, les moteurs se turent. Alors, tandis que quelques passagers émettaient des cris de liesse, Claire sentit aussitôt, avec le flottement de ses organes, qu'elle faisait partie de cette portion de la population à qui l'apesanteur ne réussissait pas. Elle s'agrippa à son fauteuil comme un chat qui sort ses griffes et jeta un regard de panique à Morgan qui lui sourit, commença à lui parler doucement, à lui dire que ce n'était rien, que cela allait passer. Morgan lui répéta trois fois qu'il fallait qu'elle respire calmement. Claire prit alors conscience qu'elle haletait comme une parturiente. Elle ferma les yeux. C'était pire. Elle les rouvrit. Elle tâcha de reprendre un peu de contrôle sur elle-même. Morgan vint lui éponger le visage et Claire découvrit alors qu'elle transpirait à grosses gouttes. Elle se sentit gênée. Elle se dit qu'elle allait passer pour une idiote, mais elle se sentait très mal, comme une nausée irrépressible, un nœud douloureux dans le ventre. Pour compléter le tableau, elle était très angoissée par cette impression de chute qui ne voulait pas disparaître. En fait, elle avait l'intuition d'une catastrophe approchante, et elle avait beau se dire que c'était faux, rien n'y faisait. Ce n'était qu'un automatisme de son cerveau abusé qui tirait le signal d'alarme de préparation à un impact imminent sur une trajectoire, qui, justement, n'en produirait pas. Le pilote passa, il vit qu'elle était entre les mains de Morgan et lui dit deux phrases rassurantes avant de flotter vers les autres passagers. Le calvaire de Claire dura une bonne demi-heure. Morgan l'avait démaillotée comme un bébé de sa combinaison avant de la re-sangler dans son fauteuil. Elle se mit à lui masser les mains, sans cesser de lui parler doucement. Elle alla chercher une poche d'eau glacée, lui montra comment boire en suçant sur un embout qu'il fallait mordre pour l'ouvrir. Enfin, Morgan se positionna en flottant, face à elle, et lui prenant le cou à deux mains, elle lui massa la nuque en lui murmurant : « Ça va aller. Respire calmement. Ça arrive très souvent la première fois. Ça va passer. Il faut juste que tu dises à tes réflexes qu'ils se trompent. Maintenant, répète après moi : tout va bien. » Claire obéit timidement. Elle se sentit un peu mieux, alors elle dit à nouveau, posément : tout va bien. Après quelques itérations, elle découvrit avec un soulagement intense qu'elle se sentait mieux, à l'exception de ses vêtements qui lui collaient à la peau tant ils étaient trempés de sueur. Elle regarda Morgan, les yeux écarquillés de stupéfaction, et celle-ci lui sourit, une expression de joie et de compassion si pure que Claire en fut foudroyée, submergée par une réminiscence d'amour et de soin maternel. Elle respira comme un étudiant qui vient de trouver son nom sur la liste des reçus, et elle sourit à son tour. Des larmes lui vinrent. Deux ou trois jaillirent de ses yeux pour flotter vers Morgan, qui, comme une magicienne, fit apparaître un mouchoir en papier et les intercepta, avant de lui tendre le mouchoir. Claire l'utilisa pour se sécher les yeux et le front, se moucher aussi. Souriant toujours, Morgan lui dit : « Bienvenue dans l'espace ! » Elles se regardèrent et furent prises d'un bref fou rire. Claire comprit que sa vie venait de prendre un tournant fondamental. Elle en eut la confirmation dans l'heure qui suivit tandis que soudée par l'émerveillement au hublot, elle scrutait la Terre, ses nuages, ses continents, sa courbure bleue sur le noir absolu de l'espace.

Lorsqu'elles furent arrivées à la station orbitale, en attendant l'ouverture du vol pour la Lune, Morgan emmena Claire à la salle de bain, afin de lui enseigner les rudiments du passage aux toilettes et de la prise d'une douche en apesanteur. Claire en sortit changée et rafraîchie, elle se sentait une femme neuve, et ce bien-être inattendu la lassa pantoise. Maintenant qu'elle avait vaincu son malaise, l'apesanteur lui semblait une sensation aussi merveilleuse qu'elle avait des aspects étranges, comme la douche en microgravité, avec sa soufflerie pour capturer l'eau qui ne s'écoulait pas. Ensuite, elles passèrent de l'autre côté du décor, ce fut l'expression que Morgan utilisa. Elles purent vérifier que les sept colis de la cargaison pirate étaient en train d'être transférés dans le vaisseau sur lequel elles devaient embarquer. Ce fut aussi un test primordial pour leur tactique d'investigation. Sous le prétexte d'une inspection surprise, elles firent le tour complet de la plateforme logistique, visitèrent les aires dans lesquelles les colis étaient stockés dans des filets. On pouvait voir les minuscules robots manipulateurs qui s'accolaient délicatement aux paquets et les extrayaient par saccades stupéfiantes de vivacité, comme des crevettes d'acier et de plastique translucide, afin de les faire transiter à petite vitesse dans les couloirs tubulaires, sous l'impulsion de systoles d'air comprimé. Ensuite, elles regagnèrent la salle d'embarquement où Morgan proposa à Claire un cours de manœuvres et d'acrobaties en apesanteur. Claire, qui était agile et souple, apprit chaque item en un clin d'œil, si bien que Morgan lui annonça bientôt qu'elle lui décernait séance tenante son diplôme de baptême de l'espace. Alors, Claire, ravie, fit une grimace de petite écolière pimbêche. Et elles rirent. Afin de parfaire l'entraînement de Claire, Morgan lui proposa de tuer le temps en effectuant une visite de la station par les coursives extérieures. Une heure durant, elles voletèrent et pirouettèrent entre les gens affairés, et Claire riait comme une collégienne. Elle prit un plaisir mémorable, en enchaînant les saltos et les tonneaux, à frôler les robots et les androïdes, qui lui lançaient des « Pardon, je vous prie de m'excuser », contrits. Elles embarquèrent enfin pour la Lune. Le vaisseau de transit était très différent du StarWanderer. À l'intérieur, il était beaucoup plus spacieux. De l'extérieur, il ne ressemblait à rien de bien flatteur. Conçu pour ne jamais traverser la moindre atmosphère, l'aérodynamisme et les formes qui en découlent lui étaient étrangers. Il était composé de quatre tubes arrondis à leurs extrémités, qui formaient les zones pressurisées habitables, assemblés autour de sa propulsion plasmatique par des poutres de titane en treillis. Depuis le restaurant, on pouvait admirer les dégradés de couleur de la flamme de la propulsion, bleutée, transparente, féerique, contrainte dans une forme complexe par son confinement électromagnétique. Comme Claire lui posait des questions, Morgan commença à lui projeter des figures, à lui faire des croquis sur le fonctionnement de cette propulsion si efficace, silencieuse et esthétique, et Claire fut étonnée de découvrir qu'avec un professeur aussi calé que Morgan, elle retrouvait les rudiments de physique qu'elle avait cru oubliés depuis sa sortie du lycée. En plus, Morgan se mettait à raconter des anecdotes tirées de sa propre carrière de pilote sur ces engins, les pannes, les réparations, les tempêtes solaires, et Claire se trouva petit à petit estomaquée, non pas par l'expérience fantastique de sa compagne de voyage, mais par la révélation que l'épanouissement du caractère de Morgan venait de là et se traduisait par cette distance dans son regard : lorsque Morgan parlait des vaisseaux qu'elle avait menés au travers de l'espace, elle avait dans les yeux les distances et les vitesses, et au loin, toujours, les étoiles. Morgan avait connu l'époque héroïque où la Lune n'était pas autosuffisante et où des milliers de tonnes de fret devaient transiter chaque année pour tenir la colonie à bout de bras au-dessus de la limite de la survie. Morgan lui expliqua que, depuis, la Lune était devenue autonome en nourriture, en atmosphère et en eau, et que, dorénavant, les items les plus transportés étaient des machines et des pièces de haute technologie pour aider à poursuivre l'expansion des infrastructures souterraines. Pourtant, à chaque nouvelle personne qui rejoignait la colonie, il fallait apporter depuis la terre huit tonnes d'eau, car l'eau restait la matière première la plus difficile à extraire ou à produire sur la Lune. C'était à la fois énorme en coût, et aussi ridiculeusement petit : un cube d'eau de deux mètres de côté, pour faire vivre un être humain pour l'éternité ! Au total, le voyage vers la Lune s'avéra passionnant pour Claire. Aussi, il y eut des moments d'intimité où Claire put apprécier la présence chaleureuse et calme de Morgan, sans se demander si on essayait de lui faire du charme, ou peut-être en se le demandant, mais avec la conviction rassurante et renforcée jour après jour que ce n'était pas le cas.

Chapitre 93 : Dernier jour 15h02


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ANSA, Le Vatican, aujourd'hui, 15h02. Sa Sainteté le Pape vient de lire un long communiqué sur l'Annonce. À l'exception d'un vibrant appel au calme dans la première partie du communiqué, celui-ci est franchement abscons. La plupart des commentateurs sont restés cois face à l'extrême technicité de la seconde partie du texte qui cite de nombreux passages du Nouveau Testament et en particulier de l'Apocalypse selon Saint-Jean, mais sans dégager de conclusion claire. « Je suppose qu'il faut être docteur en théologie pour le comprendre » remarquait sombrement le ministre de l'Intérieur italien avant d'exprimer son espoir que ce message aide néanmoins au retour au calme tandis que les grandes villes d'Italie se préparent pour une nouvelle nuit agitée.

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Schwartz ! Elle se tire ! Faites sauter la bombe ! Faites-la sauter maintenant !

Quoi ? Pardon ?

Faites sauter cette putain de bombe, je vous dis. Elle va quitter les locaux du quartier général !

Mais, chef, notre homme est surement encore là bas. Il vient à peine de finir de cacher la bombe !

J'en ai rien à cirer ! Rien du tout ! Schwartz ! Faites-la sauter maintenant ! Il ne faut pas qu'elle nous échappe !

Ah, OK. Je vais activer le détonateur.

Grouillez-vous nom de Dieu !

Voilà, activé.

Faites-la sauter ! C'est un ordre !

C'est parti, chef. La séquence de mise à feu est activée.

Alors ?

Ça devrait avoir sauté. Je ne connais pas la procédure d'urgence. Je crois qu'il faut compter le temps d'émulsification du mélange.

Schwartz ! J'en ai rien à cirer de vos conneries de trucs techniques à la con ! Je veux qu'elle crève ! Je veux que ça saute ! Maintenant !

Chef, je ne peux rien faire de plus, je vous le jure !


Chapitre 94 : 2 ans auparavant, Tycho


Le vaisseau de transit s'inséra sur son orbite lunaire au cours d'une manœuvre si douce qu'il fallut que Morgan la décrive à Claire pour que celle-ci en comprenne la nature. Le vaisseau y avait rendez-vous avec une suite de modules qui un à un furent capturés, remplis de leur cargaison respective, et puis largués. Enfin, les passagers se glissèrent dans le minuscule transbordeur qui manœuvra bientôt pour rejoindre la station en orbite autour de la Lune où elles ne passèrent qu'une heure, le temps d'embarquer sur l'alunisseur, une minuscule capsule à quatre places qui partit aussitôt et les secoua un peu. Morgan expliqua à Claire que cette manœuvre était robotisée de A à Z. L'alunisseur allait se mettre sur une orbite rasante à la surface lunaire de façon à entrer dans la catapulte pour s'y faire ralentir. La manœuvre sembla à Claire requérir une précision phénoménale et comme elle s'en inquiétait auprès de Morgan celle-ci la détrompa :

En fait, c'est juste un rendez-vous orbital, mais au lieu de s'approcher et d'accoster une station, la capsule a rendez-vous avec l'onde électromagnétique de la catapulte.

Tu ne me rassures pas vraiment.

On a fait de gros progrès pour les manœuvres de ce type. Au début, pour les rendez-vous en orbite terrestre, il y a presque un siècle, ils procédaient par approximations successives et ils finissaient même à la main ! Il est clair qu'avec la catapulte, il est hors de question de faire cela. Mais, aujourd'hui, on connaît les paramètres des orbites avec des précisions phénoménales, et on a des systèmes automatisés très fiables pour faire les petites corrections. Du coup, afin de réduire les coûts, pour l'injection du fret dans la catapulte en mode freinage, on a introduit une difficulté supplémentaire qui est celle de faire un rendez-vous avec un chariot, qui lui-même doit être en déplacement à la bonne vitesse et au bon endroit. Cependant, les capsules d'alunissage comme la nôtre, celles qui transportent des passagers, ont leur propre train d'atterrissage. C'est moins économique, mais du coup, le risque devient très faible. En fait, on peut presque dire qu'on ne sait pas à quel point il est petit, parce qu'il n'y a jamais eu d'accident.

Jamais ? s'interrogea Claire.

Non, jamais. La catapulte est extrêmement fiable, aussi bien en lancement qu'en récupération. Cela vient du fait que ses éléments et ses fonctions sont très redondants. Enfin, les capsules sont très éprouvées. Les seules pièces d'usure sont les pneumatiques et les roulements des roues. Il suffit donc de faire de la maintenance préventive avec un fort coefficient de sécurité.

Tu es en train de me servir le laïus standard pour rassurer les passagers ?

Oui, mais c'est la vérité. Il y a eu, et il y aura dans le futur, beaucoup plus d'accidents pour monter comme pour descendre de l'orbite terrestre que pour monter ou pour descendre de l'orbite lunaire.

Pourquoi ?

L'atmosphère est la principale différence, c'est elle qui rend la montée et la descente vers la Terre très dangereuse. C'est aussi elle qui rend l'utilisation d'une catapulte à la surface de la Terre quasi impossible dans la pratique. L'un dans l'autre, c'est notre chère atmosphère qui rend la Terre si peu propice au voyage dans l'espace.

Et notre cargaison pirate, es-tu bien certaine qu'elle arrivera après nous, bien qu'elle ait été transbordée dans une capsule avant nous ?

J'en suis tout à fait certaine, car les capsules de frets sont manœuvrées de façon très différente. Pour les passagers humains, la priorité est à la vitesse et à la sécurité, qui sont liées : le plus vite tu seras sur la Lune, le moins vulnérable aux radiations et aux météorites tu seras. En plus, tu deviendrais zinzin dans un espace aussi petit si tu devais y rester plus que quelques heures. Donc, comme tu as pu le constater, notre orbite a été modifiée par des moteurs plasmatiques, et à la suite de deux autres manœuvres, nous allons être injectés dans la catapulte pour le freinage-alunissage dans moins de deux heures. Pour le fret, c'est très différent. La priorité est au coût le plus bas possible. Les capsules de frets sont manœuvrées à l'aide d'un très long fil électrique qui transforme l'orbite en s'appuyant sur la force créée par la différence de charge entre la capsule et l'extrémité du fil dans le champ magnétique solaire. C'est très économique, mais c'est très lent. Donc la cargaison arrivera petit à petit, le temps de faire évoluer l'orbite de chaque capsule en faisant maintes révolutions autour de la Lune. La première capsule arrivera dans six jours, celle qui porte les colis qui nous intéressent arrivera cent quarante-neuf heures après nous.

Et tous ces fils ne font jamais de nœuds ?

Non. Ils sont enroulés sur des tambours, comme un moulinet de pêche. Ils font jusqu'à dix kilomètres ces jours-ci, mais la distance entre deux capsules est toujours bien supérieure. L'espace, c'est très, très grand.

Comme Morgan l'avait expliqué, après quelques minutes, elles entendirent une annonce que l'orbite était modifiée de sorte que leur capsule soit injectée dans la catapulte pour y être freinée.

Je te préviens, fit Morgan, c'est très impressionnant. En fait, certaines personnes te diront qu'elles préfèrent fermer les yeux avant et pendant l'injection.

Oh ? Pourquoi exactement ?

Nous allons survoler le sol lunaire à vitesse orbitale et à très basse altitude. En fait, au moment d'entrer dans la catapulte, l'altitude est de quelques mètres, et la vitesse étant de plus de deux kilomètres par seconde, le paysage défile alors à une allure tout à fait infernale, si vite que tu ne peux pas voir les détails du sol, ni les anneaux de la catapulte. La décélération très forte en entrant dans la catapulte donne l'impression d'être une petite souris dans une gigantesque machine à laver. Heureusement, cela ne dure en tout que quarante-cinq secondes, et pendant ce temps nous aurons parcouru les cinquante kilomètres de la catapulte. C'est une expérience très particulière.

Durant les six jours d'attente des colis, Morgan fit visiter Tycho à Claire. La ville s'étalait dans douze cavernes que les Luniens appelaient des dômes, du fait de leur forme. Chaque dôme avait son soleil artificiel, et son écosystème. Presque tous avaient un plan d'eau. Les habitations étaient étagées verticalement sur la périphérie de la surface aérienne inférieure du dôme pour profiter de la vue et du soleil. Les couloirs d'accès aux appartements, les machines, les servitudes, étaient cachés dans la roche en périphérie. Sous la surface du fond du dôme, un dédale de rues proposait restaurants, magasins et salles de sports. Plus bas, les tunnels de communication se raccordaient dans la station du métro qui reliait entre eux les dômes. Morgan avait réservé un appartement de très haut standing qui avait une vue fantastique sur la forêt tropicale et le lagon du dôme Tycho-Cairns. Claire en fut estomaquée, elle resta clouée devant la vitre, que bientôt Morgan ouvrit sous son nez pour faire entrer l'air brûlant et humide, chargé de senteur de fleurs et de sel, et les oiseaux de la forêt semblaient vouloir couvrir de leurs cris ceux des enfants qui jouaient dans le lagon, sautaient en glapissant dans les cascades artificielles. Lorsque la nuit tomba alors qu'elles dînaient au bord du lagon et qu'une lune artificielle bleutée se leva pour se mirer dans l'eau tandis que les bruits de la forêt se muaient en coassements, Claire secoua la tête : les architectes Luniens avaient une propension extrême, mais charmante, à reproduire le meilleur de ce que l'on pouvait trouver sur Terre. Morgan lui fit aussi visiter Tycho-Ukraine et sa plaine céréalière, Tycho-Riviera et son écosystème méditerranéen, Tycho-Chamonix, son relief accidenté couvert de mélèzes, de bouleaux et d'épicéas. Chaque dôme offrait un paysage différent. Il fallait prendre le métro pour passer de l'un à l'autre, car les dômes étaient très espacés et isolés par d'énormes portes en acier. Morgan lui montra les sports en vogue que la faible pesanteur rendait possibles. On pratiquait en particulier une sorte de water-polo mâtiné de volley-ball et de squash qui se jouait en équipe de cinq dans une piscine transparente de tous côtés et coupée en deux par un filet, avec des rebonds sur les parois et le toit. Les spectateurs avaient le choix de tous les angles, le plus surprenant étant celui de la vue plongeante à travers le plafond. L'agilité conférée par la faible pesanteur rendait ce sport très spectaculaire. Par exemple, en prenant uniquement appui dans l'eau, un bon nageur pouvait sortir presque entièrement au dessus de la surface pour un smash. D'autres préféraient jouer à Icare : équipés d'une paire d'ailes en composite attachée dans leur dos, ils traversaient les dômes en volant gracieusement, utilisaient les courants ascendants pulsés par les gigantesques aérateurs. Les plus casse-cou faisaient des figures de voltige, protégés par un astucieux système d'atterrissage de secours : un incroyable sac qui se gonflait en quelques fractions de seconde afin d'amortir la chute. Sous le regard ébahi de Claire, Morgan lui fit une démonstration de ce type de vol. Elles firent aussi du vélo dans les tunnels de secours parallèles au métro, une sympathique alternative pour aller d'un dôme à l'autre en faisant un peu de sport. Mais le clou de ces vacances forcées fut pour Claire l'ascension du pylône d'observation au-dessus de la catapulte de Tycho. On y admirait le ballet stupéfiant des capsules qui semblaient minuscules avec la distance et que la catapulte alternativement lançait et recevait. En particulier, les tirs étaient impressionnants : on distinguait à peine le passage de la capsule, une fulgurance au long de l'interminable chaîne des anneaux sombres alignés dans le camaïeu de gris de la plaine lunaire, mais on percevait très bien l'accélération phénoménale de ce coup d'arbalète droit vers les étoiles. Il y avait quelque chose de magique dans ce passage miraculeux de l'immobilité du minéral à la vitesse orbitale, comme si les architectes du néolithique avaient eu une intuition prémonitoire en alignant des pierres et des constellations.


Chapitre 95 : Dernier jour 15h03


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Press Trust of India, New Delhi, aujourd'hui, 15h00. FLASH : une émeute très violente entre des groupes appartenant aux trois communautés antagonistes est en cours dans les rues de la ville. L'ampleur du phénomène inquiète les autorités qui ont fait appel une nouvelle fois à l'armée pour rétablir le calme. Les divergences d'interprétation sur l'Annonce sont à l'origine de ces troubles, au travers d'un imbroglio politico-économique sur des pots de vin et les retards afférents à la construction des abris pour la population de la ville.

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Au bout du couloir, Claire utilisa son implant pour connaître le temps d'attente pour l'ascenseur, mais comme d'habitude, elle était trop impatiente pour attendre même quelques poignées de secondes et elle se lança donc dans la cage d'escalier. À la seconde volée de marches, elle sentit une violente onde de choc dans ses semelles, avant d'entendre le son de la détonation, apocalyptique, et la lumière s'éteignit. En même temps, avec le sol qui bougeait sous ses pieds et la surprise, elle trébucha dans l'obscurité soudaine et elle chuta durement dans l'escalier tandis que l'immeuble craquait de toutes parts. Elle roula dans les marches en béton, par chance sans presque cogner sa tête. Elle atterrit avec violence, dos contre un mur, mais au bout du compte aussi bien qu'une chute pareille puisse se finir. Dans l'obscurité totale une alarme se mit à beugler. Quand l'éclairage de secours s'alluma en clignotant, Claire, pensant aux autres, sauta sur ses pieds et elle remonta comme une folle malgré la douleur dans tout son corps. Par chance, avant d'ouvrir la première porte du sas anti-feu, elle se souvint de ce qu'un pompier leur avait enseigné, elle se força à mettre sa main tremblante et nue sur la porte. La porte était froide, mais semblait vibrer. Elle hésita, on entendait, par-dessus le hululement sinistre et assourdissant de l'alarme, des cavalcades dans la cage d'escalier, des cris, des gens qui évacuaient les étages inférieurs. Elle prit une grande respiration et ouvrit. Derrière, l'air du petit sas était opacifié par une fumée qui lui piqua aussitôt les yeux et la gorge. Elle en vit un filet, mince mais très dense, qui montait de dessous le bas de l'autre porte et, à bien écouter, on entendait le feu qui faisait rage derrière. Elle s'approcha néanmoins et fit un effort intense pour ne pas manœuvrer la poignée. Elle en tremblait. Elle connaissait tant de gens derrière cette porte ! Le souvenir des conseils du pompier lui revint : si une porte coupe-feu est chaude, si elle fume ou craque, dites-vous que de l'autre côté, à moins d'être équipé de la tête aux pieds, vous n'avez aucune chance de survivre plus que quelques secondes, sans compter qu'au moment où vous allez ouvrir, avec l'appel d'air, le feu risque de vous sauter dessus comme une bête féroce. Elle toucha la porte métallique du bout des doigts et, cette fois, elle retira vivement sa main, car la surface était brûlante. Tremblante et hébétée, elle s'écarta. La fumée la fit tousser. Toutes les alarmes étaient déjà activées, il n'y avait rien d'autre qu'elle puisse faire. Quelque chose coula sur son œil droit. Elle passa sa main et la trouva pleine de sang. Comme elle s'écartait à regret de la porte, celle-ci émit un « ping » sonore de métal qui travaille et elle vit que la peinture s'assombrissait. Elle frissonna en prenant conscience qu'elle était au cœur d'un incendie intense, que le feu faisait rage tout autour d'elle, derrière cette porte et chacun des murs en béton banché dans ce petit local au milieu du bâtiment. La fumée lui donna une intense quinte de toux. Alors, tous les coups qu'elle avait pris pendant sa chute se mirent à lui faire mal. Elle partit en boitant et se mit à descendre l'escalier en se tenant à la rambarde, car ses genoux lui donnaient l'impression qu'ils allaient se dérober. Elle en tremblait, elle craignait tant de tomber à nouveau, mais une panique intense la poussait. Il y avait maintenant de la fumée dans la cage, une fumée âcre et dense, et elle se souvint que c'était très mauvais signe. À partir du deuxième étage, elle se fit doubler par des gens qui descendaient. À la hauteur du premier étage, elle croisa un groupe de pompiers en scaphandres qui montaient en déroulant derrière eux une manche à eau vide. Elle déboucha dans le hall où une panique indescriptible régnait. Des gens criaient, se hurlaient des messages incompréhensibles, couraient dans tous les sens. De la fumée sortait des ascenseurs. Il y avait des chaussures éparses abandonnées sur les carreaux où l'emblème de l'ASI avait été encastré sous les deux mots : « Sécurité Intérieure » fièrement imprimés en lettres d'or de dix centimètres de haut. Passant en titubant sur ce signe, Claire pensa avec une formidable envie de tuer : Sécurité Intérieur ? Schwartz ! Mon cul, oui ! Une putain de bombe au cœur du quartier général ! Puis aussitôt, elle se sentit désorientée. En flageolant vers la sortie au sein du flot des gens affolés, elle vit que dehors, sous le ciel gris et la pluie, le sol au pied de la façade était jonché de débris, une masse incroyable de morceaux de verre en un tas qui longeait l'immeuble. Elle se retourna pour regarder l'édifice. Il manquait plus des deux tiers de la surface vitrée de la façade et le troisième et dernier étage était la proie d'immenses flammes orangées qui s'échappaient avec un ronflement furieux. Elles dégageaient une telle chaleur que Claire se protégea le visage d'un coude relevé et partit à reculons jusqu'à être à bonne distance. En regardant le feu qui ne donnait pas de signe de faiblir et les secours qui s'activaient, elle appela son chef avec fébrilité. Son téléphone, dont elle vit qu'il était cassé, signala que le correspondant n'était pas joignable. Claire secoua la tête. Sur cette ligne spéciale, réservée aux urgences, il était invraisemblable que son chef ne réponde pas. Elle se demanda s'il y avait la moindre chance que quelqu'un d'autre qu'elle ait quitté le troisième étage à temps ? Elle se dit : tu délires complètement ma vieille ! Des larmes lui virent dans les yeux. Elle savait très bien que c'était impossible. Avec stupeur, elle vit sur son téléphone les indications de présence des gens de l'équipe s'éteindre une à une, comme si toutes ces vies étaient en train de finir à l'instant même, alors que, bien entendu, ce n'était qu'un artefact du système de suivi de leur présence. Et puis, sous ses yeux horrifiés, le téléphone rendit l'âme. Non ! Pas maintenant ! Elle le secoua, comme si cela pouvait le réparer. Prise d'un intense abattement, elle se laissa tomber dans l'herbe trempée. Mais, comme un inconnu faisait mouvement vers elle, elle se releva sur un coude. Elle lui fit signe qu'elle voulait qu'on la laisse. Elle regarda les gens autour d'elle, la plupart hébétés comme elle, tous sombres. Elle regarda son téléphone inerte, inutile, et elle pensa : maintenant, moi aussi je suis morte. Du coup, elle se souvint de cette histoire que Morgan lui avait racontée : un appareil touché, vulnérable, devait plonger vers le sol pour disparaître des radars. Alors, la question de savoir qui était l'ennemi et qui avait été la cible s'imposa à elle comme une évidence colossale. Stupéfaite, elle regarda autour d'elle, chercha les visages. L'un de ces salauds était-il là ? Le poseur de la bombe ? Soudain, elle pensa à sa fille, et à Esmeralda. Elle bondit sur ses pieds en grimaçant, elle avait mal partout. Elle vérifia la présence de son arme sous son bras, et puis elle se souvint que sa voiture était dans le garage souterrain, et que, à coup sûr, l'accès en était maintenant interdit. Elle s'élança alors afin de se faufiler entre les pompiers qui affluaient. Parmi les gens qui attendaient plus loin, elle avisa un véhicule, une voiture de fonction dont le chauffeur attendait debout à la portière, l'air perdu. Elle lui montra son insigne et le tira par la manche : « Je réquisitionne ce véhicule ! » lui cria-t-elle. Elle démarra en trombe afin de prendre la route d'Almogar-Ville. Trop occupée à conduire pour que la vague d'émotion la submerge, elle se mit néanmoins à trembler. Schwartz ! dit-elle tout haut, et elle le répéta, trois fois, dix fois. Elle tentait de lutter contre la panique et l'abattement afin de réfléchir. Une bombe à cet endroit, c'était un signal très fort. Ils avaient su que la situation était très mauvaise, qu'ils étaient infiltrés jusqu'à la moelle, mais de là à penser qu'une bombe au tréfonds du quartier général fut possible, il y avait un pas énorme, un gouffre de complicité et de duplicité. Schwartz ! répéta-t-elle. Les visages et les noms tournaient dans sa tête avec le va-et-vient des essuie-glace. Tous ces gens qu'elle connaissait, des amis chers pour certains. Schwartz ! La perte était immense, insoutenable, tant de vies consacrées à la lutte contre le crime et le terrorisme, tant de vies droites et courageuses, annihilées en quelques fractions de secondes... Elle manqua griller un feu et la réalisation qu'elle n'avait échappée au massacre que de quelques secondes lui tomba dessus, ajoutant l'amertume de la culpabilité à l'hébétude de la douleur. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi, est-ce que moi, moi, moi, moi seule, pourquoi moi, je m'en suis sortie ? La première fois que la mort l'avait frôlée, son véhicule blindé avait sauté sur une mine, tant d'années auparavant... Le feu passa au vert, son cerveau se mit à tourner à toute vitesse tandis qu'elle conduisait en remontant le flux des camions de pompier et des ambulances qui convergeaient vers la scène de l'attentat sous la pluie battante avec sirènes et gyrophares. Pourquoi moi ? Elle se souvint qu'elle venait de parler à Morgan, et ce qu'elle lui avait dit : qu'elle allait partir.... À quelques secondes près... tu étais destinée à être tuée par cette bombe. À quelques secondes près... tu serais en train de rôtir avec les autres. Du sang coula à nouveau sur son œil, elle se regarda dans le rétroviseur, la coupure suintait et ça débordait de son sourcil, qu'elle épongea du bout des doigts, et elle se regarda essuyer sa main contre le côté de sa cuisse. Elle vit que son pantalon était trempé et déchiré aux genoux. Elle se regarda conduire. Arrêtée à un feu, elle considéra la colonne de fumée noire dans le rétroviseur. Pourquoi moi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Elle se remémora la séquence des évènements juste avant la déflagration. Elle avait attrapé le téléphone militaire que Morgan lui avait confié le matin même, dit au revoir à la ronde, courut vers les ascenseurs, refusé d'attendre... Elle tâtonna fébrilement pour retrouver l'engin en question dans sa poche. Il était intact ! Elle composa l'identifiant de son chef et, stupéfaite, elle constata avec un élan d'espoir que quelqu'un avait pris la communication.

Qui est à l'appareil ? fit la voix féminine douce et distincte caractéristique d'une IA de dernière génération.

Claire Gustafson.

Quelle était la couleur préférée de votre mère ?

Le rouge

À quelle heure est née votre fille ?

Cinq heures quarante.

Identification positive. Bonjour, Claire Gustafson. Je suis l'IA de coordination pour la mise en place des structures d'organisations d'urgence. Je vous informe que nous avons perdu tout contact avec votre hiérarchie et de nombreux membres de votre groupe. Nous sommes en train de tenter de vérifier s'il s'agit d'une défaillance du réseau.

Ce n'est pas une défaillance du réseau. Je peux vous dire ce qui s'est passé. Je sais pourquoi ils n'apparaissent plus sur votre synoptique. Ils sont morts. Il y a eu un attentat au quartier général sur l'astroport d'Almogar. Une bombe. Tout le troisième étage du QG est en train de brûler.

Claire, j'ai cette information, et bien que la corrélation ait été évidente, je me suis gardé d'en tirer des conclusions hâtives. D'ailleurs, j'avais aussi perdu votre signal de présence, et vous êtes bien vivante.

Mon téléphone de fonction est cassé.

Je comprends. Je suppose que c'est la raison pour laquelle je ne perçois pas votre localisation. Pour votre information, les appels similaires que je suis en train de donner à ceux de vos collègues qui étaient dans ce bâtiment restent sans réponse. Je vois dans votre dossier qu'il s'agissait de personnes que vous connaissiez bien, n'est-ce pas ?

Oui.

Je suis navrée.

Oui, moi aussi.

Désirez-vous que je vous envoie une équipe de soutien psychologique ?

Non.

Je vais faire tout mon possible pour que votre supérieur hiérarchique présumé survivant vous contacte dans les plus brefs délais.

S'il vous plaît.

Si vous pensez avoir besoin de moi pour contacter un autre individu ou une entité fonctionnelle afin de remplacer un élément manquant dans votre schéma d'organisation, rappelez-moi, c'est ma mission.

Merci.

Êtes-vous certaine que vous ne voulez pas une cellule de soutien psychologique ?

Oui, j'en suis certaine, mentit Claire, merci.

Alors, au revoir Claire Gustafson.

Au revoir.


Chapitre 96 : 2 ans auparavant, Tycho


Morgan et Claire pénétrèrent sur le site de la catapulte trois heures avant l'injection du premier colis. Claire avait insisté pour être présente au moment où les capsules arriveraient. Elle voulait être certaine de prendre sur le fait ceux qui tenteraient de les prendre, quitte à rester embusqué des heures. Pour cette raison, elle insista aussi pour qu'elles emmènent de quoi passer plusieurs jours sur place, y compris un sac de couchage pour chacune. L'IA du site, qui répondait au nom de code d'Athéna, les laissa rentrer sans difficulté dès qu'elle les eut identifiées. Elles s'enfermèrent aussitôt dans un bureau opaque dont Claire avait fait vérifier à l'avance qu'il était vide. Claire ordonna d'emblée à Athéna de s'interfacer avec une copie de Rita pour laquelle Michael avait concocté une plateforme ultra portable qui tenait dans un petit sac à dos. Celle-ci afficha un grand tableau de bord où on distinguait les colis représentés par de petites icônes rigolotes, une facétie reconnaissable de Michael. On voyait la marchandise qui cheminait de porte en sas et de zone de stockage en aire d'enlèvement. Athéna gérait bien entendu des contacts étroits avec d'autres entités qui commandaient les camions et les trains automatiques qui venaient enlever ce fret. Avant même qu'un véhicule arrive pour embarquer, on pouvait à tout instant trouver où se situait chacune des pièces de sa cargaison et en suivre le cheminement. Morgan et Claire restèrent plus de deux heures à suivre en détail le fonctionnement de la plateforme afin de bien le comprendre, de sorte que lorsque le premier colis de leur cargaison fut extrait de sa capsule, elles en surveillèrent ainsi le transfert jusqu'au hangar de stockage prévu, à distance et avec la plus grande attention. Il ne se passa rien. Après quelques heures, elles se lassèrent de la contemplation de l'écran de contrôle. Elles se commandèrent à manger. Elles suivirent sur le mur la progression de leur dîner dont l'icône ressemblait plus à un étron qu'à une pizza, mais qui se révéla passable. Les colis surveillés arrivèrent un à un, il ne se passa rien non plus. Claire avait fait programmer par Rita des alarmes pour les avertir dès qu'une requête de mouvement où même un accès de suivi de statuts serait fait au sujet des paquets. De la même façon, tout trafic humain dans l'entourage des colis fut placé sous alarme par Rita. Elles dormirent tranquilles. Le lendemain, le dernier colis arriva après le petit déjeuner. Elles partirent visiter l'aire de stockage sur l'impulsion de Claire. Cette dernière avait placé Rita dans un petit sac à dos, ainsi qu'un Tazer, son arme de poing et les trois chargeurs qu'elle avait garnis avec soin pendant leurs heures d'attente. Soudain, alors qu'elles parcouraient un long corridor technique bordé de machinerie, et où croisait tranquillement une armée de chariots automatiques et de robots, Rita les informa qu'un groupe de trois personnes venaient de pénétrer la zone surveillée. Ils étaient entrés par une porte de service située à l'opposé et ils se dirigeaient vers la cellule où reposaient les colis, avec un ordre de mission d'y réparer la climatisation. Morgan lui demanda :

La climatisation n'était pas en panne, hier. Pourquoi ne nous as-tu pas prévenues quand cela s'est produit ?

Cela ne s'est pas produit... Correction : l'unité de climatisation s'est déclarée en panne quatorze secondes avant que ces trois personnes se présentent à la porte.

Morgan regarda Claire.

Au moins, fit cette dernière, on ne sera pas mortes d'ennui à les attendre. Rita : enregistre toute l'information qu'ils ont donnée pour entrer, elle est sans doute fausse, mais le moindre détail compte. Demande aussi toutes les vidéos à partir de maintenant et enregistre-les, il est très probable qu'ils ont un moyen de les faire effacer après coup. Tiens-nous au courant de leur progression. Et demande à Athéna de les ralentir en stoppant tous les chariots automatiques !

Sur ce, elle sortit son neuf millimètres, vérifia le cran de sûreté avant de faire claquer la culasse pour y monter une balle, puis elle glissa le pistolet dans son blouson et elles se mirent en route.

Alarme d'intrusion électronique ! fit vivement Rita depuis le dos de Claire. Le secteur que nos intrus abordaient a été passé dans un mode de maintenance. Athéna en a perdu le contrôle et la vidéo !

Schwartz, fit Claire ! Ils sont très forts.

Elles coururent aussi vite que Claire parvenait à le faire, car sous la pesanteur lunaire la vitesse de la course était plus une affaire d'agilité que de puissance. Les corridors de la base semblaient interminables. Soudain, Rita les avertit :

Athéna m'informe qu'ils ont fini de charger leur chariot. Ils sont en train de repartir. Tournez à gauche, puis à droite. Ils seront juste devant vous.

Elles repartirent en courant. Il leur fallait zigzaguer entre les rangs de l'armée immobilisée des engins roulants automatiques. En tournant dans un corridor, elles distinguèrent loin devant elles le chariot et son colis, ainsi que les trois formes humaines qui le poussaient.

Halte ! cria fermement Claire, sachant que sa voix allait porter dans le couloir. Vous êtes en état d'arrestation !

Pour toute réponse, une détonation résonna avec le miaulement caractéristique du ricochet d'une balle. D'instinct, elles se jetèrent au sol, chacune de son côté du couloir derrière un chariot arrêté.

Comme Claire se relevait l'arme à la main, Morgan lui dit vivement :

Ne tire pas sur eux !

Quoi ?

Tu ne peux pas tirer sur eux, sinon on va tous y passer, et la base entière avec.

Morgan, je ne suis pas née de la dernière pluie, les engins nucléaires n'explosent pas quand on tire dessus ! Ça fait partie du cahier des charges !

Celui-ci est différent.

Différent comment ?

J'ai fait le serment de ne pas en parler.

Claire la fusilla du regard. Elle se retourna et tira trois coups au-dessus des têtes des voleurs. Les détonations résonnèrent monstrueusement dans le corridor. Une voix de femme cria en retour, quasi hystérique :

Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Halte au feu ! Qui que vous soyez, écoutez-moi bien : ne tirez pas sur cette cargaison. Il s'agit d'antimatière. Pour l'amour du ciel, ne tirez pas !

De l'antimatière ? grimaça Claire en se tournant vers Morgan qui secoua la tête.

OK, ce n'est pas moi qui te l'ai dit. Oui. C'est de l'antimatière. Et si le confinement électromagnétique flanche... Boum ! fit-elle en mimant une explosion avec ses mains. Ils m'ont parlé de plusieurs grammes. Ça n'a l'air de rien, mais un gramme d'antimatière correspond à vingt mille tonnes de TNT. Ce truc que tu as là dans le couloir, c'est l'équivalent d'une bombe thermonucléaire, mais en plus petit et en plus instable. Le moindre dommage à l'enceinte de confinement, et on y passe tous.

L'antimatière, je croyais que c'était un truc de laboratoire !

Morgan secoua la tête.

C'était. Ils ont mis au point des techniques de production et de stockage à grande échelle.

Claire pencha la tête de côté.

La nouvelle super-arme hyper-secrète, c'est ça ?

J'en ai bien peur, admit Morgan.

Claire soupira en levant les yeux au ciel.

Et Schwartz ! C'est bien ma veine ! Un putain de secret d'État à l'échelle de la planète ! Rita ! Demande à Athéna de faire évacuer la base. Je veux qu'elle verrouille toutes les portes au fur et à mesure que les gens s'en vont. J'exige que soient arrêtés sur-le-champ tous les ascenseurs et tous les tapis roulants. Tout. Je me fiche de l'impact que cela aura sur le trafic. C'est clair ?

Avant même que Rita ne réponde, des gyrophares rouges apparurent au plafond, une alarme sinistre se fit entendre et une voix commença à répéter en boucle : « Alerte générale, priorité maximale. Ceci n'est pas un exercice. Tout le personnel doit évacuer. Alerte générale... » Rita annonça :

Évacuation en cours, d'après Athéna, les passagers prendront la première rame de métro. La suivante emmènera le personnel sauf six personnes qui prendront la dernière rame, ensuite une rame vide nous attendra. Tous les véhicules autonomes sont arrêtés. Toutes les portes sont fermées ou en train de se fermer, à l'exclusion des routes d'évacuation.

Devant eux, les autres étaient repartis en poussant leur butin.

Rita, ils ont quoi devant eux ?

Le corridor se termine en té. Sur la droite, il y a un sas vers une sortie possible, mais le sas est verrouillé.

Bientôt, les trois formes et leur chariot tournèrent à droite. Claire se mit à courir après eux, Morgan la suivit. Rita dit :

Ils passent le sas en mode de maintenance.

Tu veux dire qu'ils vont réussir à l'ouvrir ?

Affirmatif, c'est fait !

Elles arrivaient au coin. Claire passa la tête pour voir. Une détonation et le claquement d'une balle qui finissait sa course dans la porte en face lui firent comprendre qu'elles étaient chaudement attendues.

Schwartz de Schwartz ! fit-elle entre ses dents, les salauds ! Et on ne peut même pas leur tirer dessus ! Morgan, dis-moi qu'ils ne vont pas s'en sortir comme ça !

Morgan, pensive, la regarda.

Rita, fit-elle, demande à Athéna de décompresser d'urgence la zone de l'autre côté du sas. Dis-lui de traiter la situation comme un incendie violent. Dis-lui que c'est impératif et urgent, décompression immédiate de toute la zone !

Combien de temps cela va prendre ? demanda Claire.

Morgan eut un petit sourire en coin.

Une faible différence de pression suffira à les empêcher d'ouvrir la porte, même en manuel.

Et ensuite, demanda Claire ?

Ils seront coincés, à moins qu'ils équilibrent la pression en purgeant le sas.

Oui, et après ?

Morgan haussa les épaules.

Je vais faire l'hypothèse qu'ils ont des scaphandres, vu que, jusqu'ici, ils avaient tout prévu.

Claire passa la tête derrière le coin afin de vérifier que la voix était libre. Puis elle vint au petit hublot du sas pour regarder à l'intérieur. Elle tempêta aussitôt à l'intention de Morgan :

Tu avais raison ! Ils sont en train de mettre des combinaisons ! On fait quoi ?

Morgan était en train d'ouvrir l'armoire incendie du couloir. Sous le regard intrigué de Claire, elle en sortit une grande hache de pompier.

Recule-toi.

Morgan tourna la hache de façon à frapper avec le côté en pointe.

La pression dans le sas baisse rapidement, fit Rita.

Morgan leva sa hache et frappa le bas de la porte de toutes ses forces. Au premier impact, la hache rebondit avec un son de cloche. Morgan frappa à nouveau dans la trace de ce premier impact. Au quatrième coup, la pointe de la hache perfora le composite avec un craquement sinistre. L'air qui s'engouffra avec ardeur fit siffler la brèche.

Morgan visa un autre point en bas du sas et frappa jusqu'à obtenir un deuxième trou de bon diamètre.

La pression dans le sas est remontée, annonça Rita. Le système de sécurité autonome du sas a détecté la fuite et referme la purge de l'autre côté, il déclare la porte extérieure condamnée !

Schwartz ! Morgan, tu es géniale ! fit Claire en souriant comme un gosse qui vient de gagner aux billes.

À cet instant, ils entendirent une voix étouffée qui hurla :

Fils de pute !

Et il fit feu. Il vida son chargeur à travers la porte en composite du sas dont les éclats aspergèrent Claire et Morgan tandis qu'elles se jetaient au sol. Quand la salve fut terminée, Morgan se releva et, attrapant Claire par le col, elle tira son corps aussi vite qu'elle put, jusqu'à tourner le coin. Là, elle tomba à genoux pour examiner Claire. Celle-ci la regardait, les yeux exorbités. Elle haletait comme une femme qui accouche. Morgan considéra la traînée de sang laissée sur le sol. Elle retourna Claire avec autant de douceur qu'elle put, tirant des gémissements retenus de Claire qui serrait les dents à les briser. Morgan lui ôta son sac. L'étoffe dans le dos de Claire était trouée et maculée de sang. Morgan souleva pour regarder. Des éléments de l'unité centrale de Rita étaient venus se planter dans le dos de Claire. La blessure la plus vilaine, sous l'omoplate, ne semblait pas très profonde et ne saignait pas assez pour révéler la rupture d'une artère. Morgan l'expliqua à Claire en la couchant sur le côté.

Une petite voix s'éleva du sac que Morgan avait abandonné au sol.

Je suis là ! J'ai subi une ré-initialisation complète, ma batterie principale a été détruite, ainsi que toute ma connectique et mon projecteur, mais je n'ai perdu que deux secondes de contexte.

La balle a ricoché sur elle, expliqua Morgan. On peut dire qu'elle t'a sauvé la vie.

Claire reprenait son souffle petit à petit.

Au moins, on n'a pas perdu les enregistrements, répondit-elle entre ses dents, puis elle ajouta : Rita, je suis contente que tu t'en sois sorti toi aussi.

Elles entendirent un bruit derrière le coin du corridor, du côté du sas.

Claire sortit fébrilement son automatique de sa poche en roulant sur le ventre et elle tira trois coups au hasard dans le corridor. Ils résonnèrent comme des coups de tonnerre.

Halte au feu ! cria une voix féminine.

Claire lui répondit :

Vous êtes en état d'arrestation ! Lâchez vos armes !

On t'emmerde conasse ! répondit un homme. La femme le coupa en hurlant comme une hystérique :

Verinsky ferme ta gueule !

Il y eut quelques secondes de flottement. La femme parla, plus calmement :

« Écoutez ! Qui que vous soyez, vous devez comprendre qu'il s'agit d'une mission de la plus haute importance. Laissez-nous passer. Cette cargaison est vitale pour notre projet, vitale pour l'humanité. Laissez-nous passer et vous aurez rendu service à une grande cause.

Vous êtes en état d'arrestation ! répondit Claire. Lancez cette arme sur le sol jusqu'à moi !

Je ne peux pas faire cela, répondit la femme avec un ton de regret très perceptible.

Elle marqua une pause. Cherchait-elle des mots convaincants ? Elle dit :

« L'enjeu de cette mission vous dépasse. Vous devez nous laisser passer.

Il n'en est pas question. Vous êtes en état d'arrestation. Lâchez vos armes et rendez-vous !

Elles entendirent alors une discussion sur un ton pressant, mais elles ne purent en comprendre le sens. Morgan consulta Rita, celle-ci n'avait pas entendu non plus. Claire tenta de se lever et Morgan s'avança pour l'aider. Claire la repoussa de sa main libre, l'autre serrait son arme. Morgan vit que Claire avait maintenant une grande tache poisseuse de sang dans le dos. Claire vérifia son arme. Elle sortit le Tazer du sac et le lança vers Morgan. Comme Morgan attrapait l'arme au vol, Claire lui dit très bas, avec un regard grave et déterminé :

S'ils tentent une sortie, couche-toi et fais la morte. S'ils me descendent, il te restera ça. OK ?

Rita dit :

Athéna m'informe qu'ils tentent d'ouvrir un tunnel de communication sécurisé, par le réseau public.

Qu'elle le bloque, exigea Claire ! Ils cherchent à contacter leur hiérarchie.

Exécuté, toute communication interdite. Athéna indique qu'ils tentaient d'accéder à un serveur dans le domaine d'adressage de la base de recherche en armement spatial. Elle a capturé les identités virtuelles correspondantes.

Ah ! fit Claire, enfin de l'information concrète ! Demande-lui une copie, et envoie-la sur-le-champ à l'adresse que je t'ai donnée !

C'est fait.

On ne sera pas venues pour rien, soupira Claire

À cet instant, la sirène d'évacuation se tut, le message en boucle s'acheva par cette phrase : « Évacuation terminée. » Le paysage sonore se réduisit alors au chuintement discret de la ventilation. Elles entendirent un déclic dans le couloir, en provenance de la porte du sas. Claire regarda Morgan en secouant la tête. Son visage était crispé et sinistre de concentration. Bruit de glissade. Claire leva son arme à deux mains et, avec une grimace de douleur, elle vint se placer derrière une armoire électrique. En callant son épaule indemne contre le coin de la paroi, elle fit signe de la tête à Morgan de se reculer, de changer de côté. Morgan comprit qu'elle avait la certitude qu'un assaut était imminent. Elle se cacha accroupie derrière un petit robot-chariot de l'autre côté du couloir, le Tazer à la main. Elle vit Claire, tremblante de tension contenue, qui descendait sur ses genoux en braquant son arme vers le coin du couloir, et ses épaules qui se soulevaient comme elle prenait de profondes inspirations. Morgan fut saisie par l'intensité de son regard concentré, par la tension maîtrisée de ses bras. Soudain, la lumière dans le couloir s'éteignit et une forme jaillit. L'homme passa en courant devant l'ouverture en tirant sur elles au jugé. À la troisième détonation, Claire fit feu à son tour. L'homme sembla manquer un pas. Il tomba avec un bruit mou. Le vacarme des échos des détonations résorbé, Claire se releva avec une peine visible. Elles entendirent une cavalcade et la porte du sas qui fut claquée. Claire alla au coin et y jeta un coup d'œil. Puis elle s'approcha de l'homme au sol, bientôt rejoint par Morgan. Le sang de leur assaillant avait déjà presque cessé de s'écouler de sa blessure, tandis qu'il fixait le plafond de ses yeux vides.

Morgan se retourna vers Claire qui se tenait penchée au-dessus du corps.

Ça va ?

Ça fait un mal de chien, mais je vais tenir le coup.

J'irais bien voir ce que nos deux allumés de service sont en train de faire dans ce sas avec assez d'antimatière pour annihiler une ville.

Que veux-tu dire ? demanda Claire en fronçant les sourcils, et puis elle ouvrit de grands yeux. Tu ne crois pas... ?

Morgan haussa les épaules. Claire se tourna vers le sas et cria :

Ouvrez cette porte !

La porte s'ouvrit sur deux silhouettes, l'une était la femme, l'autre un grand gars au visage fermé. Ils avaient un air sinistre. La femme cachait une main derrière son dos. Pour cette raison, Claire la mit d'emblée en joue.

« Les mains en l'air ! cria-t-elle.

Le grand gars regarda sa compagne. Celle-ci sourit avec tristesse. Son visage affichait une expression de calme étrange. Claire tremblait de tension. La femme bougea son bras, mais c'était pour mieux cacher sa main.

« Lâchez ça, cria Claire !

La femme secoua la tête.

Pauvres fous ! On a tous perdu maintenant, dit-elle. Elle ajouta rêveusement :

« Je n'ai qu'un seul regret, celui de ne pas être venu en force.

Alors, après une seconde d'immobilité, elle leva d'un coup son bras vers Claire, qui la foudroya d'une balle en plein front. Tandis que la femme tombait face contre terre d'un seul tenant, le grand gars montra les dents et hurla une espèce de feulement sinistre en se jetant vers Claire. Grâce à la faible pesanteur, son bond fut aussi considérable que celui d'un tigre. Ses mains qui visaient la gorge de Claire au bout de ses deux grands bras lancés en avant, semblaient deux énormes pattes pleines de griffes. Claire l'abattit à bout portant, bang, bang. Cependant, il était arrivé si près que son corps vint la percuter avant qu'elle ait le temps d'esquiver. Ils tombèrent ensemble. Ils roulèrent l'un sur l'autre sur plusieurs mètres. Claire hurla, de douleur en touchant le sol, puis de rage et de terreur en se débattant comme une folle pour repousser le corps qui l'inondait d'un sang épais. Morgan vint se jeter à genoux pour dégager Claire, ce qui eut aussi pour effet de retourner l'homme sur le dos. Claire l'avait blessé à la base du cou et sa carotide sectionnée le vidait de son sang à grands jets. Il leva faiblement ses grosses mains vers son cou, mais n'y parvint pas. Ses yeux basculèrent en arrière. Son corps était parcouru de tremblements intenses de la tête aux pieds. D'instinct, Morgan tenta de colmater l'hémorragie de ses mains. Elle eut l'impression qu'il la regardait de ses yeux exorbités et blancs, tandis qu'elle observait, impuissante, le sang qui s'échappait entre ses doigts comme une fontaine. Il émit un râle humide et se tétanisa. Deux soubresauts, il était mort. Effarée, Morgan retira ses mains ruisselantes. À côté, Claire se mit sur un coude en gémissant. Morgan vit qu'elle n'avait pas lâché son arme. Morgan essuya ses mains dans la chemise de l'homme et vint aider Claire à se remettre sur pied. Celle-ci tituba, elle était couverte de sang, celui de l'homme plus que le sien. Elle tremblait. Elle considéra les trois corps avec une expression de dégoût sinistre. Elle alla pousser du pied la main de la femme. Celle-ci s'ouvrit sur une petite clé à molette en fibre de carbone.

Schwartz, Schwartz, Schwartz, répéta-t-elle, stupéfaite et horrifiée. Elle se mit à pleurer, mais on sentait bien qu'elle restait néanmoins maîtresse d'elle-même. Elle leva sa main libre vers son visage. Elle s'interrompit en voyant que celle-ci était maculée de sang et elle s'essuya le nez d'un revers de celle qui tenait encore l'automatique. Putain de Schwartz, conclut-elle en regardant Morgan, et faute de mieux, elle essuya sa main sur son pantalon. Putain de Schwartz, quel gâchis. Morgan lui demanda :

Ça va ?

Claire secoua la tête en clignant vivement ses yeux pour évacuer les larmes.

Non. Mais, on va faire comme si.

Morgan se détourna. Elle venait d'entendre qu'il émanait du sas un petit bip périodique et strident. Elle y pénétra avec circonspection afin de s'approcher de la cargaison volée. Un panneau avait été ouvert sur la façade de l'unité de stockage. Celui-ci dévoilait une mini-console, et un écran qui clignotait en orange vif. Y était écrit dans une police énorme qui prenait tout l'écran :

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Danger : Défaillance source électrique principale

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Morgan se tourna vers Claire qui approchait. Claire lut le message et ouvrit de grands yeux.

Qu'est-ce que ça veut dire ?

Morgan haussa les sourcils. Elle toucha expérimentalement le clavier. Un nouveau message apparut :

------------------------------------------------------------------------------

Erreur : Mot de passe administrateur requis

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Claire qui écarquilla les yeux.

C'est pour cette raison que cette salope a voulu que je la descende : pour être certaine que nous n'obtiendrions pas le mot de passe, même avec un sérum de vérité !

Morgan hocha sombrement la tête. Elle commença à tenter quelques touches de fonction. Le message réclamant le mot de passe s'afficha chaque fois. Elle persévéra néanmoins, jusqu'à ce qu'un message différent s'affiche :

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Information de situation

État :

. Défaillance source électrique interne principale

. Accumulateur de secours en opération

. Unité non vide

Interprétation :

. Attention danger !

. Sévérité : critique

Notice d'aide :

Avant l'épuisement de l'accumulateur de secours, vous devez impérativement soit :

a) Rétablir l'alimentation principale

Ou

b) Vider l'unité

Ou

c) Contacter votre service de support technique pour plus ample information

Capacité accumulateur secours (estimée) :

26 minutes, 34 secondes

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Alors, sous leurs regards horrifiés, le chiffre des secondes se décrémenta, et puis, inévitablement, il perdit à nouveau une unité.


Chapitre 97 : Dernier jour 15h15


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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 15h15. FLASH : une très forte explosion dont on soupçonne qu'elle est d'origine terroriste vient de mettre le feu à l'immeuble qui héberge le quartier général des forces de la Sécurité intérieure de l'ASI sur l'Astroport d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. C'est au moins le quatrième attentat qui frappe le district d'Almogar aujourd'hui. La zone a été placée en état d'alerte maximum tandis qu'il s'y passe de nombreux évènements troublants tels que cette cyberattaque de grande ampleur qui est, semble-t-il, toujours en cours. Selon des sources proches de l'ASI, l'embarquement des derniers passagers pour Exodus pourrait être à l'origine de ces troubles.

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À la garderie de sa fille, Claire s'attendait à ce qu'on la rabroue de venir chercher sa fille avant l'heure convenue. Elle s'efforça de paraître aussi calme et naturelle que possible, mais elle lut dans les yeux du personnel qu'elle avait l'air d'une folle, avec l'état de ses vêtements, et son arme de service apparente sous son aisselle, bien qu'elle ait pris le temps de s'arrêter aux toilettes à l'entrée pour faire pipi et nettoyer son visage avec un peu d'eau tiède. Du coup, ils ne discutèrent pas une seconde sa demande, on partit même en courant chercher sa fille. Émilie la considéra du coin de l'œil, d'un air franchement inquiet. Claire mit un genou au sol et la petite vint néanmoins s'engouffrer dans ses bras grands ouverts. Elle la sera très fort. Oh mon Dieu ! pensa-t-elle, et dire qu'il y a quelques minutes, Émilie, tu as failli devenir orpheline ! Schwartz ! Elle souleva sa fille et dit au revoir au personnel. Il lui vint à l'esprit que plusieurs des enfants qui la regardaient derrière la vitre venaient de perdre un père, ou une mère, et elle en eut une nausée fulgurante. Elle pressa sa fille contre elle en retournant à la voiture, parcourue d'intenses frissons d'un étrange mélange de peur et de soulagement. En sentant son arme qui ballottait sous son bras, elle pensa avec fureur : le premier connard qui s'approche de toi mon amour, je l'expédie directement en enfer. Prenant conscience qu'elle tremblait intensément, elle attacha avec soin sa fille à une place à l'arrière de la voiture, ignorant sa question quand celle-ci demanda pourquoi ce n'était pas la même voiture que d'habitude. Une fois derrière le volant, elle pensa qu'il était peut-être utile de passer à l'appartement pour se changer, faire une autre valise, la première étant dans le coffre de sa voiture, sous l'incendie, et en pensant à cela, l'idée qu'elle avait eue au pied de l'immeuble en flamme lui revint : passer sous les radars. Elle démarra en trombe. Direction : Santa-Maria. Dès que la voiture fut sur l'autoroute, elle enclencha le pilotage automatique. Elle jeta un œil à sa fille qui regardait sagement le paysage défiler. Elle mit machinalement la main sur son arme de service. Elle ne résista pas à la tentation irrationnelle de faire une vérification plus poussée. Elle sortit l'arme de son étui. Elle prit le temps de sortir le chargeur pour contrôler qu'il était garni. Ensuite, elle fouilla la boîte à gant. Elle contenait un gilet pare-balles. En refermant la boîte, elle pensa que c'était un sacré coup de chance, un bon présage. La pluie devint d'un coup très forte. L'IA alluma les feux de détresse et fit ralentir la voiture jusqu'à rouler au pas. Claire appela Morgan.

Tu es au courant ?

La bombe dans vos bureaux ? Tu n'y étais pas ?

Si, enfin non. J'en sortais. Sinon, je ne serais pas là pour en parler.

Morgan ouvrit de grands yeux. Ses lèvres formèrent le mot : Schwartz ! Elle secoua la tête. Claire s'entendit ajouter presque calmement :

« C'était une bombe incendiaire de forte puissance, surement une de ces saloperies à base d'émulsion d'essence. Le troisième étage a été dévasté. C'est une chance qu'en une journée de panique totale comme aujourd'hui, la majorité des agents ait été sur le terrain, mais le nombre des victimes sera néanmoins très élevé. Mon chef en est. J'en suis aussi certaine qu'on ne le sera jamais à moins de retrouver son corps.

Schwartz ! Schwartz de Schwartz ! martela Morgan, puis elle fronça les sourcils et demanda : comment est-ce que quelqu'un a pu faire entrer une bombe dans un endroit aussi protégé ?

Ça, c'est une très bonne question, surtout une bombe d'une puissance pareille. Mais ce n'est pas la question la plus importante, si tu veux mon avis.

Ah ? Morgan fronça les sourcils, et quelle est la question alors ?

On va voir si tu parviens à la même conclusion que moi. La bombe a sauté exactement après que nous ayons parlé. On venait de décider que j'allais partir. Tu ne trouves pas que la coïncidence est troublante ?

Tu veux dire que tu penses que cette bombe te visait toi en particulier ?

Je me pose la question. Si tu étais du côté de ces salauds et que tu réussissais à trouver un moyen de faire rentrer une bombe au cœur de la troisième enceinte de l'astroport, tu ne crois pas que tu tenterais un truc plus juteux, je ne sais pas, une cuve d'hydrogène, ou un StarWanderer ?

Si, peut-être, sans doute. Mais pourquoi toi ?

Imagine que la cible n'ait pas été seulement moi, mais plutôt mon chef et moi.

Le visage de Morgan s'assombrit. Elle murmura :

Tycho. Règlements de compte. Ou alors pour faire pression sur moi, pour me priver de votre soutien, pour me prouver qu'ils sont aux manettes. Peut-être tout cela à la fois.

Claire hocha la tête.

Je suis contente que tu tires la même conclusion que moi. J'avais l'impression d'être devenue parano. Cela pourrait aussi expliquer les ennuis qui sont tombés sur Michael ce matin.

Si c'est ça, on ne devrait surtout pas en parler sur cette ligne.

Si c'est ça, Morgan, je ne pense pas que cela fasse la moindre différence qu'ils sachent que nous savons.

Si c'est un nettoyage, pourquoi aujourd'hui ?

Tu veux rire, j'espère ? ricana Claire.

Tu veux dire... Dernier jour sur la Terre... Demain, quand cette navette sera partie, si on arrive à la faire partir, il va y avoir des putains de règlements de comptes ?

Ah, ça, oui, je peux te le dire !

Et tu penses qu'il y en a qui prennent de l'avance ?

Oui, on peut appeler ça comme ça. Mais comme tu le disais toi-même, il est fort possible qu'il s'agisse d'un faisceau convergent de causes.

Il n'en reste pas moins que cela voudrait dire qu'il y a au moins une trahison à très haut niveau.

Claire hocha sombrement la tête. Elle savait qu'elle n'avait pas besoin d'expliquer à Morgan comment, par les temps qui couraient, la notion de trahison avait visiblement changé de signification. Cependant, elle pensa à son chef, à ses collègues... Elle se surprit à espérer qu'ils avaient été tués sur le coup par le souffle, plutôt que d'avoir rôti vivant dans les flammes, et pour elle, le sens du mot trahir restait plus que limpide de simplicité. Le silence s'installa quelques instants.

« Tu es en route pour Santa-Maria ?

Oui. Regarde.

Claire tourna le téléphone vers Émilie qui fit coucou de la main, et Morgan lui répondit par le même geste. Comme Morgan continuait à sourire à Émilie, Claire dit doucement :

« Tu viens de me sauver la vie. Si tu n'avais pas insisté pour me faire venir à Santa-Maria, cette bombe m'aurait grillée vive moi aussi.

À la lumière de cet évènement, le fait que Lise et Esmeralda soient en sécurité à Santa-Maria te semble-t-il toujours aussi évident ?

Claire haussa les sourcils. Elle avait attendu cette question.

Non, admit-elle.

OK, fit résolument Morgan, c'est aussi ce que je pense, et je reste donc plus que jamais ouverte à la possibilité d'aller chercher les autres passagers.

Elle avait dit cela d'une façon particulière. Elle cligna des yeux deux fois. Claire comprit qu'elle avait prononcé cette phrase à l'intention de ceux qui hypothétiquement écoutaient la ligne. Il fallait avant tout gagner du temps. Alors, Claire fit un geste de la tête, comme un signe d'obéissance.

J'en prends note.

Morgan secoua la tête et changea de sujet :

Maintenant que ton chef est mort, qui va valider la liste des passagers ?

Je n'en sais encore rien, mais j'espère l'apprendre vite.

Je vais appeler Julien.

Es-tu certaine que c'est une bonne idée ?

N'oublie pas que c'est de son côté que se prendra la décision finale.

Je sais, mais dans l'état actuel de la situation, je serais toi, je ne lui dirais pas quel niveau d'incertitude on a sur cette liste.

Hum. Dans l'état actuel de la situation, je vais commencer par lui demander quelle compréhension il a de la procédure, sinon on va risquer la vie de pas mal de gens pour pas grand chose de bon.

OK.

Claire ?

Oui ?

On va faire partir cette navette. Je te jure qu'on va y arriver.

Claire hocha la tête.

On va le faire.


Chapitre 98 : 2 ans auparavant, Tycho


Claire regardait le compte des secondes qui s'égrenait, les yeux écarquillés. Morgan dit :

Rita, demande à Athéna combien de temps il nous faut pour atteindre le métro, et de là, combien de temps pour être hors de porté.

Elle estime que vous pouvez être en sécurité derrière les portes blindées du tunnel du métro en moins de quatorze minutes, tout compris.

OK, démarre un compte à rebours de treize minutes. Et rappelle-nous de mettre les voiles quand il expirera.

Effectué.

Claire se tourna vers Morgan :

Qu'est-ce qu'on va faire en treize minutes ? Tu n'as quand même pas l'intention d'essayer de désamorcer ce truc ou quelque chose dans ce genre ?

Morgan ne répondit pas, elle s'agenouilla devant le container et poussa une petite trappe. Claire, fascinée, mais très inquiète, la regarda faire.

« Qu'est-ce que c'est ?

Une prise de courant. C'est un type standard.

Tu veux brancher cet engin pour recharger sa batterie ?

Morgan ne lui répondit pas tout de suite, car elle dialoguait avec les IA par son implant.

Athéna affirme que la source d'énergie compatible la plus proche est de l'autre côté du sas, sur l'aire de chargement de la catapulte. Cette zone est dépressurisée à cet instant, mais elle a commencé à refaire la pression. Par contre, elle ne trouve pas de câble assez long. Donc, il va falloir que tu m'aides à pousser le chariot.

Qu'elle distance ?

Deux cent mètres.

Oh non, soupira Claire !

Sous cette gravité, c'est faisable, décida Morgan.

Elles se regardèrent.

Morgan, je te préviens, il n'est pas question que je te laisse jouer les héros sur ce coup-là. Quand le compte à rebours arrivera à zéro, je vais me mettre à courir pour attraper ce métro, et je veux que tu coures avec moi.

Morgan cligna des yeux.

OK.

Je ne sais pas ce qui me retient de partir maintenant. C'est de la folie ! Dis-moi qu'on n'est pas en train de désamorcer une bombe atomique !

On n'est pas en train de désamorcer une bombe atomique. On va raccorder un équipement dont l'alimentation est défectueuse. C'est d'une simplicité enfantine. On va le faire tranquillement.

Et si ça ne marche pas ?

Morgan haussa les sourcils.

On ira prendre le métro.

Claire plissa les yeux :

Tu as un plan B ? demanda-t-elle. C'était plus une affirmation qu'une question.

Morgan hocha pensivement la tête.

On peut appeler ça comme ça. Cependant, il y a un risque pour toi.

De quoi s'agit-il ?

La catapulte.

Pardon ?

Rita, tu veux bien demander à Athéna de nous préparer une capsule.

Morgan, tu veux qu'on sorte d'ici par la catapulte ?

Elle peut nous mettre hors de portée en quelques secondes.

Et en quoi est-ce que cela constitue un risque pour moi ?

À ma connaissance, personne n'a jamais pris huit G pendant une minute avec une blessure comme la tienne.

Les yeux de Claire s'ouvrirent de surprise. Rita dit :

Athéna vous informe qu'une capsule sera prête à temps. Elle se synchronise avec son alter ego de la plateforme orbitale pour qu'on vienne vous repêcher au plus tôt.

Claire demanda :

Il vaudrait mieux que je prenne le métro ?

Oui. Et d'ailleurs, tout bien réfléchi, tu devrais y aller maintenant. Je vais rester.

Claire secoua la tête.

Tu as besoin de moi pour rouler ce truc.

Dès que la porte du sas s'ouvrit, elles commencèrent à pousser le chariot dans le long corridor. Rita dit :

Six minutes.

Elles durent ralentir le chariot à trois reprises pour prendre des virages, avant de pousser de toutes leurs forces pour lui redonner de la vitesse. Quand elles arrivèrent à l'atelier, dont les quatre murs étaient tapissés d'étagères, elles-mêmes remplies d'équipements et d'outils, de robots et de pièces détachées, Rita dit :

Trois minutes.

Morgan alla sans hésitation ouvrir l'un des tiroirs. Il était vide.

Pas de câble, demanda Claire ?

Normalement, il aurait dû être là, répondit Rita alors que Morgan se mettait à fouiller.

Comment ça : normalement ? demanda nerveusement Claire.

Rita expliqua pendant que Morgan cherchait :

Je ne fais que vous transmettre ce qu'Athéna me dit : d'après la procédure de rangement, et l'inventaire, il doit y avoir au moins un câble conforme dans cet atelier, et il aurait du être rangé dans ce tiroir.

Schwartz ! Et à quoi ça ressemble ?

S'il y en a un, je vais le trouver, affirma Morgan en continuant à ouvrir des tiroirs.

Ah Schwartz ! s'exclama Claire devant la masse immense du capharnaüm.

La fouille rapide et systématique de Morgan faisait tomber au sol certains articles dans sa hâte. Claire s'approcha avec un flegme mal feint des rangements de l'autre côté.

Ça ressemble à un câble électrique normal ?

Avec une prise à chaque bout.

Deux minutes, annonça Rita.

Morgan se mit à faire tomber des piles d'équipement pour vérifier ce qu'il y avait derrière, puis elle changea de mur et recommença à fouiller sans rien dire, imitée par Claire. Celle-ci trouva deux câbles qu'elle montra à Morgan, sans succès.

Une minute.

Claire se mit à respirer très fort. Elle regardait tour à tour le container et Morgan qui passait de réceptacle en étagère avec concentration et méthode.

Trente secondes.

Morgan, il va falloir y aller, fit Claire d'une voix qui tremblait nettement.

Morgan se recula, elle se retourna et regarda Claire en se mordant les lèvres.

Oui, fit-elle, mais on sentait bien qu'elle pensait le contraire. Son regard balayait la pièce. Soudain, ses yeux s'ouvrirent grands et elle bondit vers une caisse dans un coin qu'elle écarta en la renversant pour fouiller derrière.

Dix secondes, fit Rita.

Je l'ai ! répondit Morgan.

Déjà, elle branchait le câble côté mur.

Compte à rebours écoulé, fit Rita. Morgan, Claire, vous devriez partir.

Morgan reculait en déroulant le câble.

Morgan, on y va !

Vas-y, toi ! Moi je prendrais la catapulte !

Morgan tu es dingue !

Claire fit semblant de partir. Deux pas. Puis elle revint vers le conteneur qui trônait au milieu de l'atelier comme une simple caisse de marchandise. Il était difficile de croire qu'une chose aussi petite pouvait receler une aussi grande puissance destructive. Pourtant, c'était ce qu'une bombe atomique représentait. Claire se souvint que si elle n'en avait jamais vu pour de vrai, ni de loin, ni de près, ce n'était pas le cas de Morgan. Avec un frisson d'effroi, elle douta que cet avantage constituât une différence substantielle. Quand elle avait été en présence de bombes et de mines, souvent elle avait ressenti cette pulsion de peur brute lorsque son intellect soumettait spontanément à sa conscience l'hypothèse que l'engin allait exploser de façon imminente. En regardant Morgan qui démêlait avec dextérité le dernier mètre de câble, Claire s'avança pour poser ses mains tremblantes sur le conteneur. Avec un explosif chimique, le réflexe animal de prendre ses jambes à son cou pouvait faire la différence, quelques secondes d'avance et un bon mur en béton... Celui-ci était différent. La mort absolue. La mort à moins d'atteindre un abri monstrueusement solide distant de nombreux kilomètres. La mort par annihilation totale. La puissance inouïe, paisiblement endormie. Une véritable fascination. Et quand on l'avait devant soi, les tripes vous rappelaient à l'ordre. Lorsque Morgan brancha enfin le câble sur le conteneur, il y eut un bip. Elle se mit devant la console. L'écran était passé de l'orange vif au vert. Claire vint lire par dessus son épaule :

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Information de situation

État :

. Détection source électrique externe active

. Unité non vide

. Vérification complète du statut en cours

Interprétation :

. Vérification en cours

. Sévérité : inconnue

Notice d'aide :

Vous pouvez soit :

a) Attendre la fin de l'autodiagnostic

Ou

b) Vider l'unité

Ou

c) Contacter votre service de support technique pour plus ample information

Nouveau statut dans :

1 minute 18 secondes.

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Claire regarda Morgan.

Schwartz ! Ça a marché ?

Morgan haussa les épaules :

On le saura dans une minute.

Rita dit :

Athéna nous informe que les autorités de Tycho veulent envoyer un métro avec à son bord le maire, trois de ses adjoints et un officier de sécurité.

Dis-lui bien de ne pas les laisser faire ça ! répliqua Claire.

Elle répond qu'il serait préférable que vous leur parliez.

OK, passe-les-moi !

Claire prit la communication sur son téléphone et commença à parlementer en tournant en rond autour du conteneur et de Morgan, qui se tenait devant la console et surveillait l'écran. Claire était parvenue à convaincre les officiels de Tycho de ne pas faire partir leur métro vers la catapulte, sans expliquer la situation, lorsque la petite console s'anima. Le bip strident reprit. L'écran passa au rouge vif et afficha :

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Information de situation

État :

. Défaillance source électrique principale

. Unité non vide

. (Source électrique externe active)

Interprétation :

. Attention DANGER !

. Sévérité : extrêmement critique

Notice d'aide :

Avant l'épuisement de l'accumulateur de secours, vous devez impérativement soit :

a) Rétablir l'alimentation principale

Ou

b) Vider l'unité

Ou

c) Contacter votre service de support technique pour plus ample information

Capacité accumulateur secours (estimée) :

7 minutes, 11 secondes

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Et le onze devint dix. Claire regarda la console, regarda Morgan. Dans sa main qui était tombée à sa hanche, le téléphone fit :

Allo ? Allo ? Que se passe-t-il ?

Morgan secoua la tête.

« Allo ? fit la voix distante.

Claire coupa le téléphone et demanda, soudain abattue :

Tu n'as pas d'autres idées pour remettre ce truc en état ?

Morgan haussa les épaules.

Non, pas en sept minutes. Apparemment, je ne suis ni James Bond, ni Macgyver non plus.

Alors, il faut qu'on fonce au métro ! Allez, viens !

Morgan fit non de la tête avec un air sombre.

On n'a plus le temps.

Rita ?

Je confirme. Athéna estime qu'il vous manquerait plus de trois minutes maintenant pour atteindre le métro, mais votre capsule est prête.

Et si on mettait cette saloperie dans la capsule à notre place, proposa Claire ?

Bonne idée, sauf qu'on n'aura pas le temps. La procédure de calage de l'axe est très minutieuse, et je soupçonne que si on ne le faisait pas bien, le confinement pourrait céder pendant le catapultage.

Et ça ferait une catapulte et deux idiotes en moins.

Il va falloir que tu viennes avec moi dans cette capsule.

On ne peut pas demander à Athéna de faire un lancement en douceur ?

Non, c'est de la mécanique orbitale implacable. Soit tu atteins la vitesse de libération, soit tu retombes. On peut faire plus vite... mais moins vite serait comme une sorte de très long saut à l'élastique... sans élastique. Un suicide très spectaculaire.

Rita annonça :

L'aire d'embarquement est au bout, derrière cette porte que vous voyez s'ouvrir. Deux sas à franchir et vous y serez.

Elles se mirent en mouvement. Un petit véhicule cubique en métal scintillant brut les attendait, porte ouverte. Elles s'y glissèrent et la capsule se mit en mouvement sans attendre que la porte ait fini de se refermer. Claire se glissa dans son siège en grimaçant, un cri lui échappa. Morgan se pencha sur elle pour la sangler. Claire lui prit la main et dit :

Si je ne m'en sors pas.... je voulais que tu saches que...

Tu vas t'en sortir, coupa Morgan.

Rita prit la parole :

Athéna m'annonce que tout est prêt pour votre lancement.

Réponds-lui qu'il est temps pour elle de se faire une sauvegarde le plus loin possible, et que si elle en a besoin, elle peut utiliser l'accréditation de Claire pour en obtenir les droits.

Elle répond que c'est déjà fait. Elle vous remercie d'avoir eu cette pensée pour elle.

Le front de Claire était couvert de sueur, Morgan vint l'essuyer de la main. Elle lui affirma dans un murmure :

Tu vas t'en sortir.

Tu en es aussi certaine que tu pensais pouvoir rebrancher ce machin ?

Cette catapulte valait la peine qu'on tente quelque chose. Elle va le prouver en nous sortant de ce traquenard.

Lancement dans vingt secondes, fit la capsule d'une douce voix féminine.

Claire perdit connaissance pendant le catapultage. Dès qu'elles furent éjectées de la catapulte, en apesanteur, Morgan, vérifia que le cœur de Claire battait régulièrement et qu'elle n'avait pas avalé sa langue. Elle lui installa les capteurs standards de suivi des paramètres vitaux. Elle regarda dans le dos de Claire et fut rassurée de voir que celle-ci n'avait pas perdu beaucoup de sang. Elle supposa que la compression due à l'accélération avait endigué l'hémorragie plutôt que le contraire. Elle tenta quelques instants de réveiller la belle, mais elle n'osait ni la secouer ni la gifler. Claire semblait paisible. Morgan la laissa flotter dans son harnais. Elle écouta le trafic des IA et des contrôleurs. De toute évidence, ils avaient été mis au courant qu'il se passait quelque chose et le compte à rebours retransmis par Athéna était égrené sur toutes les fréquences. La catapulte était presque invisible à l'horizon de la Lune qui s'éloignait. Morgan accrocha une retransmission vidéo depuis un satellite qui passait à la verticale de la catapulte et elle attendit. Lorsque le compte à rebours arriva à zéro, il ne se produisit rien. Tandis que les commentaires allaient bon train, Morgan garda son regard rivé sur la catapulte.

Si c'est une blague, elle est drôlement mauvaise, fit un contrôleur.

Ouais, répondit un autre, c'est le plus gros canular de toute l'histoire de la conquête spatiale. Je peux te le dire, il va y avoir de la merde jusqu'au ventilat...

La caméra montra un flash très bref et très intense à la base de la catapulte. Le capteur satura pendant deux bonnes secondes, et quand il revint en ligne, une sphère orange était apparue. Puis le faisceau fut perdu. La dernière image resta affichée sur l'écran. Par comparaison à la taille des éléments de la catapulte, Morgan vit que la boule de feu avait été gigantesque. Elle se mordit les lèvres. Les instruments de mesure des radiations avaient crépité, Morgan constata que le pic redescendait. Du fait de l'angle et de l'éloignement, elles avaient encaissé une dose faible. Les communications reprirent, la vidéo revint :

Schwartz ! Tu as vu ça ! Schwartz ! Ce n'était pas une blague !

C'était une explosion énorme, les trois premiers kilomètres de la catapulte et la base logistique tout entière sont rayés de la carte !

Ils ont eu l'onde de choc à Tycho-ville !

Tu imagines si la bombe avait été à Tycho-ville ?

Normalement, un seul dôme aurait été détruit.

Tu crois ? C'était une explosion monstrueuse !

Les dômes sont isolés les uns des autres précisément pour résister à une attaque de ce type.

On est certain que la base avait été évacuée ?

Ouais, l'IA était formelle, elle a lancé cette capsule avec les deux dernières personnes qui n'ont pas eu le temps de rejoindre Tycho par le métro.

Comment savait-elle quand l'explosion allait se produire ?

Elle a parlé d'une estimation de la capacité d'une batterie de secours.

Alors, ce serait un accident ?

Ne dis pas de bêtises ! Une bombe atomique ne peut pas exploser par accident, c'est impossible, par conception.

Peut-être que ce n'était pas une bombe classique ?

Laisse tomber, personne ne concevrait une bombe qui peut exploser par accident, encore moins en cas de défaillance d'une batterie !

Ta confiance en l'intelligence de la sous-race dont sont issus les militaires me semble très optimiste.

Haha, très drôle !

Morgan coupa la radio. À la vidéo, la boule de feu s'était comme dissoute en enflant démesurément. On apercevait le fond du cratère qui rougeoyait au travers du nuage de poussière. En cherchant par l'un des petits hublots de la capsule, Morgan vit sur le bord de la Lune le panache d'éjecta bien symétrique qui chatoyait dans les rayons du soleil. Déjà, les débris les plus lents amorçaient leur majestueuse descente parabolique dans l'absence d'atmosphère, tandis que d'autres, plus rapides, continuaient leur ascension. Morgan fit un calcul mental rapide de l'altitude atteinte par cette matière éjectée, et les vélocités correspondantes. Elle se mordit les lèvres à nouveau. Tout cela allait retomber tout autour du cratère dans les minutes et les heures à venir. Sans atmosphère pour les freiner, les retombées frapperaient le sol à la vitesse à laquelle elles l'avaient quitté, à la correction de Coriolis près : une mortelle pluie de météores de toutes tailles qui n'épargnerait rien dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. En particulier, les sections de la catapulte que l'explosion avait épargnées risquaient fort d'être détruites. Morgan se souvint, en prenant pour la première fois conscience de l'importance que cela avait, que c'était la raison pour laquelle les infrastructures lunaires avaient été éparpillées et enterrées à grande profondeur sous le roc. En l'absence d'atmosphère, il fallait se protéger sous terre. C'était aussi la raison pour laquelle il y avait une seconde catapulte à Aldrin, de l'autre côté de la Lune. Claire bougea et gémit. Morgan vint lui caresser le visage et lui murmurer quelques mots. Claire ouvrit les yeux, les cligna, s'y reprit à plusieurs fois. Elle lui sourit faiblement et serra la main que Morgan avait glissée dans la sienne. Elle sembla sur le point de dire quelque chose, puis elle soupira et referma les yeux. Elle était très pâle, mais son visage était calme. Le téléphone de Claire sonna, Morgan s'en saisit. Le chef de Claire dit :

Je suis au courant d'à peu près tout. Comment va Claire ?

Elle a perdu connaissance pendant l'accélération du catapultage, mais elle vient de refaire surface.

Bien. Et vous ?

Je vais très bien.

Excellent.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Nous allons enquêter afin de retrouver les gens qui font ça. Des gens qui transportaient assez d'antimatière pour annihiler une ville et que grâce à vous, nous sommes en bonne position d'identifier.

Comment savez-vous que c'était de l'antimatière ? Claire ne le savait pas !

Je suivais en temps réel tout ce que vous faisiez, par l'entremise de ce téléphone que vous tenez. Mais vous avez raison de vous inquiéter que ce secret le reste. C'est l'un des objets de mon appel : vous ne devrez révéler à personne qu'il s'agissait d'antimatière, pas même aux membres de la commission d'enquête. Dites-le à Claire dès qu'elle reprendra conscience, et pour cette raison, veillez à rester avec elle jusqu'à cet instant. Pour la même raison, je vous demande de veiller en personne à ce que les souvenirs de votre IA soient effacés dès que vous m'en aurez fait une copie.

Affirmatif. Si vous me permettez cette question : pourquoi ?

D'intenses tractations sont en cours. Or, vous savez bien que garder le contrôle de la diffusion de l'information est toujours un atout précieux pour les négociateurs.

Morgan se souvint qu'elle avait fait le serment de protéger ce secret, au prix explicite de sa vie. Elle changea le sujet de la conversation.

Cet équipement était destiné au centre de recherche en armement spatial.

Oui, nous savons cela grâce à vous. Comme je vous le disais, l'enquête est en cours. Nous avons déjà des noms. Nous avons saisi et mis à l'abri toutes les archives ainsi que les enregistrements réalisés par les bretelles d'écoute sur les routeurs de la Lune entière. Il devrait être possible de démêler l'écheveau, de remonter les pistes. D'ailleurs, nous avons déjà pu identifier les personnes que Claire a été contrainte d'abattre. En particulier, cette femme était une ultra connue pour ses prises de position publiques très agressives. Elle gravitait dans les sphères politico-industrielles des lobbies de l'armement des grands groupes occidentaux. Il s'est avéré qu'elle était en plus une dangereuse fanatique.

À quoi tout cela rime-t-il ?

Il soupira et répondit :

Dites-moi d'abord ce qu'ils voulaient faire de cette antimatière.

Ils veulent accélérer le développement d'une arme pour le système de défense spatial.

C'est un point sur lequel j'espère que vous allez pouvoir m'éclairer : en quoi l'antimatière est-elle plus intéressante qu'une ogive thermonucléaire de dernière génération ?

À l'exclusion de l'inconvénient que c'est beaucoup plus dangereux à manipuler, comme nous venons d'en avoir la démonstration, l'antimatière présente un très grand nombre d'avantages pour une guerre dans l'espace. En particulier, le rapport de l'énergie libérée sur la masse transportée est imbattable. Enfin, la munition reste active et dangereuse même si elle a subi une attaque.

Par exemple ?

Par exemple, un laser à rayon X ou gamma peut neutraliser une ogive thermonucléaire en brûlant les circuits électroniques voire même en provoquant l'amorçage de l'explosif chimique.

Mais si ce même laser détruit le confinement, votre munition à antimatière explosera à distance, inoffensive.

Exact, à moins que l'antimatière soit éjectée en avant vers la cible quand l'ogive est attaquée, ou même que l'on expédie cette antimatière toute seule, sans confinement.

Oh, je vois ! Et dans le vide intersidéral, on peut faire cela, car il n'y a rien pour recombiner l'antimatière, n'est-ce pas ? Y-a-t'il une parade ?

Si je tire de l'antimatière vers vous, vos seules chances de vous en tirer sont, soit de faire une manœuvre pour sortir de la trajectoire, soit de lancer du gaz et de la poussière à la rencontre de mon antimatière.

Manœuvrer me semble être la meilleure solution, non ?

Si cette munition sort de mon canon à quelques centaines de kilomètres par seconde, c'est le temps qui va vous manquer pour détecter le projectile et pour sortir de sa trajectoire. De plus, si je tire une salve, je peux couvrir en même temps certains de vos angles de fuite.

Ah ! Oui, de toute évidence. Mais avec la distance, il est très difficile de viser avec la précision requise, n'est-ce pas ?

Oui, c'est très difficile. Mais un projectile intelligent pourra corriger sa trajectoire.

Et le rôle de la poussière et du gaz ?

Comme je vous le disais, vous pouvez vous défendre avec un écran fait d'un nuage de gaz et de poussières. Cependant, vous allez devoir prendre soin de disperser cette matière afin de vous constituer un bouclier qui vous cache sous un angle d'attaque aussi large que possible. Néanmoins, si votre nuage est trop dispersé, mon attaque passera à travers. Maintenant, les questions sont : dans votre vaisseau spatial, combien de poussière en réserve avez-vous ? Combien de fois pourrez-vous renouveler votre bouclier si vous vous déplacez ? Enfin, l'avantage ultime de cette arme, c'est que si vous n'arrêtez pas toute mon antimatière, s'il en reste ne serait-ce qu'un milligramme, vous êtes cuits. La première raison est qu'un milligramme d'antimatière, soit une poussière minuscule, et donc quasi invisible vu les distances et les vitesses, est l'équivalent de vingt tonnes de TNT. La seconde raison est que cette poussière mortelle vous arrive dessus à des vitesses phénoménales. Il faut déjà un blindage considérable pour arrêter un milligramme de matière normale à cent kilomètres par seconde, alors de l'antimatière ...

Et si je m'abrite sous des kilomètres de roches ?

Dans l'espace, le blindage coûte très cher en énergie et en vitesse de réaction quand il faut manœuvrer. Enfin, si je vous tire dessus des rafales de ces munitions, combien de temps tiendra votre cuirasse ?

Dois-je en déduire que vous pensez qu'avec de telles armes l'humanité pourrait être en mesure de se défendre ?

Je suis convaincue que nous serions en bonne position pour les attendre le pied ferme.

Hum. Je vois. Morgan Kerr, permettez-moi de vous remercier pour ces explications.

Faisons un échange, proposa Morgan. Dites-moi : pourquoi voulaient-ils procéder clandestinement ? Ils m'ont dit qu'ils voulaient garder leurs secrets de fabrication. Est-ce que cela ne vous semble pas étrange ?

Ils vous ont menti par détournement. La raison fondamentale est bien un secret, mais ce n'est pas celui-là. Notez bien qu'avec la destruction de la catapulte de Tycho, une enquête gigantesque est en train d'être mise en branle aussi bien par les autorités de tous les pays que par la presse. Sous cette pression, il semble maintenant inévitable que ce secret soit révélé au public dans un délai plus ou moins bref. Faire oublier ce qui c'est produit aujourd'hui à la catapulte est une très bonne raison.

Morgan fronça les sourcils.

Et quel est ce secret ?

Il sourit aimablement.

Nous sommes des pions, ma chère Morgan. Nous sommes les pions d'un grand jeu où chacun a eu droit à son petit morceau d'information jalousement gardée. Vous nous avez révélé la nature véritable de cette cargaison, et vous nous avez donné l'occasion d'en localiser la destination finale. Puis vous avez sauvé votre vie et celle de Claire d'une façon très créative. À titre de compensation, je vais vous révéler la parcelle d'information qu'il m'a été donné d'acquérir, un secret immense qui est directement la cause de ce qui vient de se produire. Ce secret est aussi à l'origine de la machination dont vous étiez victime. Cette information a été tenue secrète depuis plusieurs années, ce qui semble stupéfiant, car c'est une nouvelle que je qualifierais...

Il hésita, il sourit à nouveau :

« Il me semble approprié de dire que c'est la plus importante nouvelle de toute l'histoire de l'humanité... En réalité, avec tout ce que je viens de vous révéler, je suis certain que vous avez déjà deviné la nature de ce secret.

Morgan cligna des yeux.

Ils arrivent.

Je savais que votre sagacité serait à la hauteur de mes espérances.


Chapitre 99 : Dernier jour 15h20


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All Headline News, Tycho, aujourd'hui 15h00. Inauguration très sobre, pour ainsi dire sans célébration, au milieu des travaux titanesques qui s'achèvent sur la catapulte de Tycho. On a noté cependant la présence des sept membres de gouvernement délégués aux affaires spatiales les plus puissants, respectivement USA, Chine, Inde, Allemagne, Corée, France et Japon. Présents dans l'agglomération troglodyte pour un sommet sur l'espace, ils ont à tour de rôle salué les femmes et les hommes accourus de tous horizons pour réaliser ce qui a été décrit par le Ministre d'État à l'Espace Satoshi Yamamoto comme : « le plus grand exploit industriel de l'homme depuis l'aube de l'humanité ». Qui aurait pu croire en effet, au lendemain de l'attentat qui détruisit la catapulte il y a deux ans presque jour pour jour, que non seulement celle-ci serait remise en service avec une telle célérité, mais surtout qu'entre temps une troisième catapulte allait être mise en service à Copernic. Qu'une structure de plus de quarante kilomètres de long et de cinquante mètres de diamètre puisse sortir du sol lunaire en moins de vingt mois défie en effet l'entendement. Les derniers progrès de la robotique y sont pour beaucoup et l'industrie japonaise peut en être fière. Pendant ce temps, la commission d'enquête sur la destruction de la première catapulte semble piétiner d'une façon qui alarme de nombreux observateurs.

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AK pénétra dans le petit sushi-bar, une main sur son arme dans la poche de son imper, à tout hasard. Les jeunes étaient au fond et l'attendaient nerveusement. Il vint s'asseoir en face d'eux.

Bonjours. Vous vous souvenez de moi ? Je m'appelle Abel Kader, tout le monde m'appelle AK.

Bonjours, fit la fille, moi c'est Ada, et lui Michael. Je me souviens très bien de vous, vous enquêtiez sur l'assassinat de Zebra.

Le garçon hocha la tête. AK les regarda tour à tour, il sourit. Ils avaient l'air jeunes, intelligents, en bonne santé, et amoureux. La fille était très jolie en brune ténébreuse aussi ; pas vraiment belle, mais elle avait un chien fou.

Vous en avez de la veine, leur dit-il.

Vous trouvez ? fit la fille. Le garçon le scrutait. Il avait mûri depuis la dernière fois qu'AK l'avait vu. Il avait gardé son air vif et futé malgré les lentilles de contact colorées.

Vous allez venir avec moi, je vais vous sortir de là.

Comment ?

Dans le coffre de ma voiture.

Les jeunes se regardèrent. La fille haussa les sourcils.

Pour aller où ?

Ah, ça, je n'en sais rien. On m'a dit que vous aviez un téléphone, une ligne directe avec dieu le père. Ou la mère en l'occurrence. Vous allez me le donner, et elle me le dira quand elle le jugera bon.

La fille hocha la tête, c'était ce dont ils avaient convenu avec Morgan quelques minutes auparavant. Elle sortit de la poche de son poncho un téléphone d'aspect désuet et très laid qu'elle glissa sur la table vers lui.

Je peux vous poser une question ?

Il haussa les épaules

Vous verrez bien si je vous réponds.

Pourquoi faites-vous cela ?

Dans l'état actuel des choses, si mes collègues vous trouvent, ils vont être à l'origine d'une grave injustice, car le système est devenu expéditif par les temps qui courent, et votre dossier est accablant.

Les jeunes se regardèrent. Il ajouta :

« Éviter une injustice, vous ne croyez pas que c'est une bonne raison ?

Le garçon parla pour la première fois.

Aujourd'hui, on a déjà eu pas mal d'ennuis, un policier qui nous aide à franchir les barrages de ses collègues, ça rend méfiant.

AK rit en silence.

Disons que c'est un compte que j'ai à régler.

Le garçon fronça les sourcils.

Un compte à régler ?

AK se tourna vers la fille. Bon Dieu, qu'elle était séduisante quand elle était sincère comme ça ! Cette fille respirait la vitalité et la franchise.

Je sais que ce n'est pas toi qui as descendu mon collègue, et je suis convaincu que les charges contre Michael ont été sévèrement assaisonnées.

Comme il restait silencieux, Ada et Michael échangèrent un regard. Ada se retourna vers lui pour demander :

Excusez-moi, mais je ne vois toujours pas...

Par les temps qui courent, recommença-t-il, on ne sait pas très bien combien il nous en reste devant nous. Alors, on fait les comptes plus souvent qu'avant... Il soupira. Je vais vous révéler quelque chose que même mon ex-femme ne sait pas : voilà trente ans que la même obsession me tourmente : la hantise de faire du tort à des innocents. Dans ma profession comme dans toutes les autres, un grain de sable peut tout faire dérailler, une erreur peut en entraîner une autre... Mais dans mon domaine, ce sont des gens qui passent à la moulinette quand on fait des conneries. Et puis j'ai quelques services à rendre en retard avec une collègue. Alors, aujourd'hui, je paye ma dette. Je vais vous aider à prendre le large.

Dans votre coffre.

Je n'ai pas d'autres moyens. On ne pourra pas passer l'un des barrages défendus par les militaires, mais au moins je peux vous faire franchir le cordon que mes collègues sont en train de resserrer autour d'ici.

Comment savent-ils que nous sommes ici ?

Ils ne le savent pas. Ils cherchent méthodiquement. Et ils ont compris qu'ils ne pouvaient plus faire confiance aux caméras. Ils cherchent très activement depuis qu'ils sont convaincus que vous avez tué l'un des nôtres. Croyez-moi, vous ne vous en sortiriez pas facilement sans mon aide.

Ils nous cherchent. Est-ce qu'ils cherchent les deux autres aussi ?

AK pencha la tête de côté.

Quels deux autres exactement ?

L'assassin de votre collègue, et un autre homme. Ceux-là sont à notre poursuite eux aussi. Ils sont équipés de camouflages caméléons et de drones.

J'ai vu votre vidéo. Pourquoi dites-vous qu'ils sont deux ?

Ada se tourna vers Michael qui expliqua :

Analyse des anomalies dans les vidéos de surveillance.

Croyez-vous que nos experts sauraient retrouver ces anomalies ?

Sans aucun doute.

Pourquoi est-ce que ces deux types vous filent le train ?

Je pense qu'ils veulent déclencher une bavure, et qu'on y reste, fit Ada.

AK plissa les yeux.

Hum. Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?

S'ils avaient voulu nous descendre, ils l'auraient fait. L'un d'eux me suit depuis des heures, il savait que je le mènerais à Michael. Il lui aurait été très facile de nous tuer quand nous nous sommes retrouvés. Très facile.

AK hocha la tête. Il savait très bien ce qu'elle voulait dire : avec les technologies modernes, il était devenu beaucoup plus aisé de trouver et de tuer quelqu'un que de le cacher et de le protéger. Et il se demanda si cela ne ressemblait pas à l'un de ces fameux corollaires du foutu théorème.

Vous savez que je suis en train de vous enregistrer ?

Pourquoi nous le dire maintenant ? demanda Michael avec un reniflement de dérision.

Est-ce que vous seriez prêts à témoigner devant un tribunal ?

Au procès de qui ?

Au procès du salaud qui a tué mon jeune collègue il y a moins de deux heures.

Vous croyez que vous allez l'attraper ? demanda Michael avec défi.

AK fit la moue.

Je ne crois rien, j'essaye. Répondez à ma question : est-ce que vous seriez prêts à témoigner ?

Les jeunes se regardèrent. AK sentit que la fille était prête à dire oui, mais le garçon répondit à sa place :

Non. Si on s'en sort aujourd'hui, il n'est pas question de revenir dans le collimateur de ces mecs. Je crois que vous n'avez pas bien compris la situation : mafia ou barbouze, je ne sais pas et je n'ai pas envie de le savoir, mais ces connards sont sérieux comme le cancer.

Moi aussi, fit paradoxalement très doucement AK.

Ada se pencha sous la table et remonta un petit sac à dos qu'elle posa entre elle et Michael.

Je vous présente Rita. C'est une IA à Michael, une IA très intelligente. Rita, tu veux bien raconter ce que tu m'as dit ce matin ?

Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, répondit Rita.

Rita a une théorie. Rita dit qu'on veut nous descendre pour effacer les traces d'une conspiration. C'est bien ça Rita ?

Quelle conspiration ? demanda AK.

Rita, dit lui.

Je ne suis pas certaine que cela soit une bonne idée, insista Rita.

Rita, c'est Morgan qui nous envoie AK, et dans la Schwartzerie où on est, je ne vois pas ce qu'on risque de plus.

Je crains qu'il prenne peur et vous abandonne, énonça Rita.

AK eut un large sourire.

Rita, tu peux avoir confiance, je ne vais pas partir en courant.

Michael ? vérifia Rita

Vas-y, fit Michael.

Rita marqua une pause mélodramatique et dit :

Je pense que Michael et moi, nous avons été mêlés à la filière de trafic de fret orbital par laquelle a transité l'arme qui a détruit la catapulte de Tycho.

Ada ouvrit de grands yeux. AK haussa les sourcils et émit un petit sifflement. Il y eut un long silence. Ada se tourna vers Michael.

Tu le savais ?

Michael secoua la tête.

Non. Je savais que c'était un trafic sur Almogar, et que c'était lié à l'astroport et à Morgan, mais...

AK demanda :

Pourquoi maintenant ?

C'est forcément lié au départ de cette navette, fit Ada.

AK fronça les sourcils

Vous voulez parler de ce vol sans retour vers Exodus ?

Ada hocha la tête.

On devrait demander à Morgan.

AK sourit.

Vous savez, j'ai toujours rêvé de la rencontrer.


Chapitre 100 : 2 ans auparavant, L'Annonce


Après l'explosion à Tycho, que les autorités avaient décrite comme un attentat nucléaire, mais dont les tenants et aboutissants restaient inexpliqués, Lise avait vécu deux heures d'angoisse avant de recevoir un message de Morgan lui annonçant qu'elle allait bien, qu'elle avait quitté Tycho avant la catastrophe et qu'elle était sur le retour. La nouvelle de l'Annonce tomba deux jours plus tard. Au moment où l'information fut révélée, Lise et Esmeralda venaient de dîner après un appel de Morgan et elles paressaient dans le salon. Lise écoutait de la musique, surfant simultanément. Esmeralda jouait à ses pieds. L'IA de la maison attira l'attention de Lise par un petit carillon. Au même instant, Lise fut assaillie par une avalanche de messages l'exhortant à consulter les canaux d'information. L'IA projeta le texte de la dépêche officielle originale au mur. L'ayant lue, Lise se couvrit la bouche d'une main. Elle aurait voulu que Morgan soit à leurs côtés. L'ampleur des conséquences paraissait inimaginable. Une sorte de vertige sembla perturber le passage du temps. Esmeralda le ressentit. La petite regarda Lise, aux aguets, et lâchant ses jouets elle vint en tendant les bras vers Lise qui la prit contre elle sans rien dire. D'énormes objets filaient vers le système solaire. L'estimation de leur taille flanquait froid dans le dos. S'ils avaient été naturels, on aurait parlé d'un essaim de planétoïdes, mais la probabilité qu'il s'agisse d'un phénomène naturel était unanimement donnée comme nulle par tous les experts. L'estimation de leur vitesse donnait la date de leur arrivée : il restait cinq ans. L'évènement se trouva un nom, on l'appela d'emblée « l'Annonce » et sa date fut aussitôt identifiée comme une date clé de l'Histoire de l'Humanité, comme la Découverte du Feu et celle du Fer, la crucifixion de Jésus Christ et la détonation de la bombe d'Hiroshima. Le plus surprenant était en réalité le manque de surprise véritable. Du point de vue de la vérité scientifique, depuis le Théorème de Schwartz et la Découverte des Artefacts, l'idée que l'homme n'était pas seul dans l'univers avait largement fait son chemin dans les esprits, dans les raisonnements, dans les enseignements. Pourtant, l'éloignement inimaginable et le temps subséquent qu'il fallait pour parcourir le gouffre interstellaire avaient créé une distanciation intellectuelle que cette nouvelle détruisit en quelques heures. Alors, comme un barrage qui lâche en dévastant la vallée en aval, les conséquences furent dramatiques. Bien entendu, l'homme n'était pas seul dans l'univers. Mais, tandis qu'on avait cru que les voisins étaient tellement lointains qu'ils en devenaient virtuels, on découvrait soudain que bien au contraire, non seulement ils étaient dans le domaine du réel, mais ils promettaient aussi de venir bouleverser le quotidien. Ce jour là, les chaînes d'information rapportèrent l'émoi immense que cette nouvelle provoqua partout où il y avait des hommes. On leur fabriqua un nom : les Arrivants. Finalement, ce nom qui aurait pu paraître trop simple s'avéra parfait. Il reflétait l'ampleur des incertitudes, car on ne savait rien d'autre : ils arrivaient. Comme il n'y avait aucun risque d'incertitude, sauf dans un quiproquo burlesque, le nom resta. Et, du coup, l'annonce de leur arrivé devint simplement : « l'Annonce » et ce fut surtout ce terme que tout le monde se mit à utiliser : il y avait l'avant Annonce, et l'après.

Ce soir là, quand Esmeralda se fut endormie dans les bras de Lise, celle-ci coupa la télévision, car les commentaires étaient certes aussi divers que les commentateurs, mais les propos y tournaient en rond. Au total, il y avait les faits bruts, vérifiés, indéniables et ensuite deux théories, toutes deux connues de très longue date. D'un côté, celle de Schwartz, traduite dans les nouvelles par des déclarations galvanisantes des responsables de la défense spatiale. De l'autre côté, on trouvait les optimistes qui voulaient voir en cet évènement le début d'une ère nouvelle pour l'humanité. Ces derniers avaient de toute évidence raison sur le fait que plus jamais rien ne serait comme avant, mais Schwartz et vingt ans d'intenses recherches mathématiques leur donnaient tort quant à l'espoir que la visite puisse être amicale. D'ailleurs, pour les défenseurs de l'hypothèse Schwartzienne, la taille colossale des objets en approche démentait à elle seule l'hypothèse d'une mission culturelle. En effet, on se doutait qu'une civilisation assez évoluée pour traverser les distances interstellaires savait coder l'information efficacement. Or, à l'aune des dernières technologies humaines, toute l'information jamais crée ou récoltée par l'homme pouvait ultimement être contenue dans une sphère de quelques mètres de diamètre. Le téléphone de Lise sonna : Morgan.

Je suppose que tu as vu les nouvelles.

Tu savais, n'est-ce pas ?

Morgan eut un petit rire désabusé.

Oui, je l'ai su avec un petit peu d'avance, mais je ne pouvais pas t'en parler, pas sur ces lignes.

Lise savait que Morgan penchait pour Schwartz et Lise avait pris le parti de la suivre.

Que va-t-il se passer maintenant ?

On va leur monter un comité d'accueil à la hauteur.

Tu crois qu'on pourra leur tenir tête ?

Je crois que s'il y a une chose pour laquelle les hommes ont prouvé à maintes reprises qu'ils étaient remarquablement pleins de ressources, c'est la guerre.

Et Exodus ?

Ils vont accélérer les travaux et avancer la date du départ, d'après les dernières déclarations des hauts responsables de l'ASI, il faudrait qu'Exodus parte avant deux ans, et le plus tôt serait le mieux, pour diminuer la probabilité qu'il soit détecté et poursuivi.

Qu'elles sont les chances que tu en sois ?

Morgan fit la moue.

Très faibles.

Qu'est-ce qui va changer pour toi ?

De nombreuses choses vont changer, on s'attend à des annonces importantes dès demain. Le projet de construire à grande vitesse un autre Exodus pourrait être annoncé. En fait, on sait déjà que les ressources attribuées à l'Espace vont exploser. Les pessimistes s'attendent à un décuplement. Les optimistes prétendent qu'un facteur cinquante est possible. Pour les pragmatiques et les techniciens comme moi, le problème clé va être de gérer une croissance aussi forte. Pour les politiques, la question fondamentale est celle de la priorité. Les militaires veulent privilégier le système de défense. Les autres veulent privilégier la survie en cas de défaite. Il y a déjà de nombreux projets d'abris profonds aussi bien sur la Terre que sur la Lune, mais personne ne se fait beaucoup d'illusions sur les chances à long terme que l'humanité puisse ressortir de ces abris pour rebâtir. Si les abris doivent servir, c'est que Schwartz avait raison, et si c'est le cas, les simulations indiquent que l'ennemi fera en sorte de nous massacrer jusqu'au dernier, y compris en laissant des dispositifs de garde pour éliminer plus tard d'éventuels survivants qui se seraient bien cachés. Ces hypothèses sont d'ailleurs confirmées par les militaires eux-mêmes, car c'est ce qu'ils feraient s'ils devaient attaquer un autre système.

Lise ouvrit de grands yeux.

Je ne savais pas qu'on en était là.

Morgan haussa les épaules.

En bonne logique militaire, c'est ce que je ferais aussi.

Lise se mordit les lèvres. Dans la bouche de Morgan, une telle affirmation sonnait comme un arrêt de mort. Morgan reprit :

« Du coup, l'essaimage hors du système solaire est une composante essentielle du plan de survie et il n'en existe que deux formes : les expéditions lourdes du type Exodus ou de petites sondes porteuses de quelques précurseurs biologiques. Dans le premier cas, c'est l'Homme que l'on peut espérer sauver de la disparition. Dans le second cas, c'est une vie aux caractéristiques plus ou moins proches de celle qui existe sur Terre, selon les échantillons transportés. Ce deuxième type de projet est assez peu coûteux et des centaines de sondes de ce genre vont être lancées. On pourrait en construire des milliers. Le vrai débat sera sur la construction d'un Exodus supplémentaire. L'argument principal des détracteurs de ce projet sera à coup sûr que, avec un temps de construction aussi court, le départ se fera sous les yeux des envahisseurs et le risque subséquent de voir cette mission poursuivie et détruite est donc trop élevé pour en valoir le coût.

Mais toi, dans cette histoire ? demanda Lise.

De toute façon... commença Morgan, puis elle ralentit en regardant sa fille endormie sur les genoux de Lise : je ne partirais pas sans vous.

Lise écarquilla les yeux.

Nous ?

Tu crois que je pourrais partir avec Esmeralda en te laissant sur Terre ?

Je ne suis qu'une vieille femme.

Morgan la regarda et sourit.

Je connais ce couplet, oublie-le. Tu n'as pas à te poser de questions : ma décision est prise, ce sera tout ou rien.

Lise objecta :

Est-ce qu'il y a la moindre chance qu'ils me sélectionnent moi aussi ?

Morgan haussa les sourcils.

Pas par le processus sélectif actuel. Le voudrais-tu ?

Lise frissonna.

Je ne sais pas, franchement, je ne sais pas, je ne parviens pas à imaginer te voir partir. Mais je ne peux pas imaginer quitter tout cela non plus, fit-elle en désignant l'entourage d'un geste large. Surtout pour m'enfermer dans ce qui n'est somme toute qu'une grosse boîte en fer. Mais... si ces choses viennent faire à la Terre ce que les pessimistes pensent, et si nous n'arrivons pas à les arrêter, alors cet argument, je suppose, perd beaucoup de son sens, n'est-ce pas ?

Morgan haussa les sourcils.

Peut-être. Peut-être pas. C'est toi qui m'as fait découvrir l'importance de savoir aussi vivre l'instant présent. C'est bien ce que tu enseignes aux gens condamnés par une maladie, n'est-ce pas ? Après tout, même s'il ne nous reste que cinq ans à vivre, est-ce que ce sera si terrible si nous savons vivre chaque seconde de chaque jour ?

Elle resta silencieuse quelques instants avant de reprendre.

« Et c'est pour cela que je ne partirai pas sans vous, ajouta-t-elle sereinement. Mais, vois-tu, il y a une idée qui me fait grincer des dents par avance : c'est celle que nous pourrions être toutes les trois, dans cinq ans, à attendre passivement la mort.

Elle regarda Lise avec une candeur sombre que celle-ci décoda : Morgan avait déjà pris sa décision. Elle avait résolu qu'elle ferait tout pour être en première ligne, dans l'espace. Faire payer la peau de l'humanité le plus cher possible. Aussitôt, des larmes vinrent aux yeux de Lise. Elle regarda Morgan avec une admiration sans bornes : il fallait des gens comme elle pour prendre position où cela en valait la peine. En l'occurrence, aux commandes d'un vaisseau de défense du système solaire. Et il était venu d'emblée à l'esprit de Lise que cela signifiait à coup sûr que ses chances d'en revenir étaient très faibles. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Morgan fit une moue navrée, elle aurait voulu pouvoir tendre la main pour caresser le visage de Lise.

« Ne pleure pas, dit-elle doucement, mais Lise n'était pas capable de s'en empêcher. Elle continua à pleurer, bouleversée par cette révélation, par la certitude implacable de la logique qui y menait. Cinq ans. Au mieux, il leur restait cinq ans.


Chapitre 101 : Dernier jour 15h25


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Agence France Presse, Toulouse, aujourd'hui, 15h25. La trente millième unité de patrouilleur spatial ultraminiaturisé est sortie de l'usine de Blagnac du consortium Américano-Européen Global Space Industries. Ces engins, pilotés par une IA très puissante, sont destinés à être propulsés aux confins du système solaire par les catapultes lunaires et y servir d'avant-poste d'observation pour la ligne de défense. Furtifs et autonomes pour trente ans, ces mini-vaisseaux ne sont pas offensifs, mais peuvent utiliser leur vitesse comme arme en tentant un éperonnage suicide.

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Daeffers, passez-moi DS-5.

Voilà.

Autorité à DS-5.

DS-5, j'écoute.

Ils sont dans une voiture qui sort du centre commercial d'Almeria. Voilà l'identifiant.

Objectif acquis. Instructions ?

Vous m'interceptez cette voiture, et vous montez un truc pour que vos deux cibles soient tuées avec l'arme de service du flic qui est au volant. Vous avez bien compris ?

Affirmatif. L'arme de service du policier qui conduit la voiture. Et ce policier, qu'est-ce qu'on fait de lui ?

C'est une putain de bonne question. Des suggestions ?

DS-5 à autorité, je répète ma question : qu'est-ce que je fais du policier ?

Vous lui collez une balle dans la tête et vous glissez votre arme dans la main de la fille. C'est compris ?

Affirmatif.


Chapitre 102 : 1 an et six mois auparavant, Morgan


Fin avril, Morgan proposa à sa hiérarchie un nouveau protocole qui visait à augmenter les cadences de vol. Il s'agissait de changer complètement la façon dont les équipages et leur soutien au sol étaient organisés. Il fallait pour cela abolir les escadrilles nationales. Depuis l'Annonce, il semblait à certains naturel de revisiter les clivages originels, mais il fallait pour cela casser toute la structure hiérarchique existante... Morgan avait abondamment documenté son projet avant d'en faire la proposition. Son rapport, qui brillait par la simplicité des concepts proposés, fit grand effet auprès de sa hiérarchie, ce qui lui donna la chance de le défendre en séance plénière du comité d'organisation des vols orbitaux, où elle obtint l'autorisation de l'expérimenter. Les résultats furent si fructueux qu'à l'été le protocole fut déployé à échelle globale sous le nom de « protocole Kerr ». La direction de l'ASI en profita pour écrémer l'organigramme, ce qui ne se fit pas sans douleur.

Son protocole remit Morgan dans la lumière des projecteurs des médias pour la deuxième fois de sa vie, et ceux-ci ne manquèrent pas de faire le rapprochement avec le crash du vol 345. Elle prit le plus grand soin de laisser l'ASI gérer les relations avec les médias, car l'administration de l'ASI voulait par tous les moyens minimiser l'impact médiatique du protocole Kerr sur son image d'administration tentaculaire au fonctionnement opaque. La notoriété indirecte que Morgan semblait avoir acquise en quelques heures aurait paru hors de proportion avant l'Annonce et le phénoménal regain d'intérêt du public pour l'espace. Sur les conseils du service de gestion des relations publiques, Morgan prit soin d'être aussi discrète que possible. Il était clair qu'avec la colère montante des opposants de tous poils, on avait vite fait de devenir une cible.

En septembre, un employé de l'astroport fut arrêté alors qu'il pénétrait dans l'enceinte avec cent kilos d'explosif dans la malle de sa voiture. Interrogé, il explosa en larmes en expliquant qu'on avait enlevé son fils et que maintenant qu'il avait échoué, son fils allait mourir. En effet, les forces de l'ordre retrouvèrent le corps de l'enfant quelques heures plus tard. À la suite de ce drame, de nombreux dispositifs furent mis en place pour éviter qu'il soit trop facile de manipuler ceux qui travaillaient sur l'astroport. Les mesures de sécurité furent étoffées sur toute la ligne. Malgré toutes les précautions, Morgan se trouva un matin, en sortant la voiture, face à un journaliste qui l'attendait caméra à la main. D'emblée, elle prit conscience du sérieux de la situation et de la nécessité d'éviter qu'elle ne se transforme en catastrophe, par exemple si ce journaliste venait à la surprendre avec Lise, ou bien si elle perdait le contrôle et qu'il faisait un reportage à l'emporte-pièce. Pour cette raison, au lieu de le chasser, elle le salua aimablement, ce à quoi il ne s'attendait d'ailleurs pas du tout, et elle accepta de lui donner sur-le-champ une interview, devant la maison, à condition qu'il soumette l'enregistrement à l'ASI avant de le diffuser. Il accepta, ravi. Ensuite, il attendit sagement qu'elle retourne dans la maison prévenir Lise de ne pas se montrer. Elle ressortit avec Esmeralda sur un bras et elle vit dans le regard du journaliste qu'elle venait de faire mouche. Il lui posa des questions très simples.

C'est votre fille ? Quel âge a-t-elle ?

Morgan répondit que oui, c'était sa fille et demanda à Esmeralda de répondre. Celle-ci, qui était d'habitude très timide avec les étrangers, donna fièrement son âge.

« Est-ce qu'elle est née dans l'espace, demanda-t-il ?

Morgan comprit alors que la caméra tournait depuis qu'elle était ressortie de la maison, elle sourit et répondit avec un sourire espiègle :

Non, mais elle y a été conçue.

Ah oui ? s'étonna-t-il, alors son père est un astronaute, comme sa mère ?

Tout à fait.

Comment s'appelle-t-il ?

Je ne vous le dirai pas, regretta-t-elle en secouant la tête.

Quand est-ce que vous avez inventé le protocole Kerr ? demanda le journaliste, sautant du coq-à-l'âne avec aplomb.

Il y a six mois environ.

Qu'est-ce qui vous a donné cette idée ?

Je voulais voir ma fille plus souvent.

Oui ? fit-il, interloqué et ravi. Il tenait un double scoop.

Soyons sérieux, on avait besoin d'augmenter les cadences, et le nombre de nouveaux pilotes ne peut pas augmenter assez vite.

Pourquoi ?

C'est un métier difficile, il faut du temps pour l'apprendre.

Le journaliste eut un petit rire et changea à nouveau de sujet.

Depuis quand avez-vous cette maison à Santa-Maria d'Almogar ?

Morgan secoua la tête

Vous ne devez mentionner Santa-Maria en aucun cas.

Le journaliste leva un index et acquiesça, il reformula sa question :

Depuis quand avez-vous cette maison ?

Morgan se demanda où il voulait en venir.

Je l'ai achetée un peu avant la naissance de ma fille, répondit-elle avec circonspection.

C'est une très belle maison. Est-ce que vous préférez vivre dans cette maison ou vivre dans l'espace ?

Morgan marqua un temps d'arrêt. Quand elle parla, elle regarda droit dans la caméra. Elle dit doucement, mais avec une résolution qui creva l'écran quand l'interview fut diffusée :

Je donnerais tout ce que j'ai sur Terre pour partir vivre dans l'espace.

Et vous y emmèneriez votre fille ?

Bien sûr, répondit-elle en haussant les épaules et en se tournant vers Esmeralda, qui lui sourit et, levant une petite main tendre, lui caressa la joue avant de partir d'un grand éclat de rire.

Vous pensez que c'est une bonne idée d'élever des enfants dans l'espace ? demanda-t-il avec un air sévère.

Je pense que le bon endroit pour élever un enfant, c'est là où sont ses parents, répondit-elle raisonnablement.

Pourtant, l'espace est un milieu dangereux ! Il y a les radiations, les tempêtes solaires, les risques de décompressions, les météorites !

Morgan haussa les épaules à nouveau, elle répondit en souriant :

Et sur Terre, il y a les orages, les inondations, les virus et les accidents de voiture.

Mais l'espace, c'est tout petit ! Un enfant à besoin d'espace pour courir, renchérit-il, sans se rendre compte qu'il venait de faire un calembour. Morgan sourit à nouveau :

Vous devriez venir y faire un petit tour, s'il y a une chose qui ne manque pas là-haut, c'est de la place pour chacun.

Les vaisseaux et les habitats sont minuscules !

Les vaisseaux sont petits à l'intérieur, mais on n'y passe que le temps des trajets. Les stations orbitales sont plutôt surpeuplées, mais les autres habitats sont très spacieux. Vous savez que les villes de la Lune sont très étendues, il y a des forêts souterraines là-bas.

Oui, et on sait qu'aussi étonnant que cela puisse paraître Exodus renferme aussi une forêt, admit-il. À cet instant, il surprit Morgan en demandant : est-ce que vous voudriez partir sur Exodus ?

Oui, répondit-elle sobrement.

Que pensez-vous des gens qui disent que ceux qui partiront sont des lâches ?

Je pense qu'ils n'ont pas assez réfléchi à la question.

Et sinon, est-ce que vous participerez à la défense de la Terre ?

Bien entendu, fit fermement Morgan, soudain sérieuse au point de paraître sombre à l'écran.

Et votre petite fille restera sur Terre, insista-t-il ?

Oui, fit Morgan en regardant bien droit vers l'objectif.

À cet instant, elle creva l'écran à nouveau, avec la profondeur de son regard, le sérieux de son visage, cette crispation particulière dans la mâchoire qu'ont les gens qui ont décidé de faire face. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus, le message était très clair : elle serait la tigresse qui quitte sa tanière pour défendre ses petits, crocs et griffes. D'une certaine façon, elle parvint à faire passer ce message sur un plan perceptuel si profond que tous ceux qui eurent l'occasion de regarder cet enregistrement le confirmèrent : elle incarnait la résistance ultime. « Se faire tuer sur place » disait l'expression convenue, qui apparaissait en l'occurrence tout à fait appropriée. Et Morgan enfonça le clou en ajoutant calmement, après une brève pause où elle semblait chercher ses mots, cette affirmation somme toute hallucinante : « Il n'y aura pas de pitié. Je n'en ai pas. » À la surprise de tous, et surtout de Morgan, cette interview fit l'effet d'une bombe médiatique. Elle fut très largement diffusée et rediffusée. Elle raviva les discussions sur ce qu'il était juste de faire. On y voyait Morgan dire simplement sa conviction, tenant Esmeralda sur sa hanche, habillée sobrement, mais d'une façon qui mettait en évidence sa minceur et en l'occurrence, sa poitrine, ce qui enrichissait l'image inattendue d'une féminité épanouie. Le fait qu'une femme séduisante, mûre et intelligente, et mère, puisse tenir cette position avec une logique aussi simple, et avec tant de force, marqua les esprits. L'absence d'uniforme, la caresse de sa fille, son attitude détendue et souriante, venaient renforcer par antithèse le caractère dramatique des ambitions qu'elle revendiquait. En plus, aux USA, sa couleur de peau provoqua une surenchère impressionnante d'interrogations dans les milieux WASP. Morgan, inquiète de ce que sa hiérarchie pouvait penser de tout cela, demanda un entretien à ce sujet et, convoquée devant une sorte de tribunal improvisé, elle eut la surprise d'assister à une joute très dure entre au moins deux factions internes de l'ASI, sous ces yeux et à son sujet, bien que l'interview, sujet de la réunion, n'en eut été que le prétexte. Elle fut en premier lieu étonnée d'être disculpée de A à Z par le service de gestion des relations avec la presse, qui admit qu'elle avait eu une réaction tout à fait adéquate en manœuvrant pour s'assurer que le journaliste soumettrait son montage de l'entrevue avant de le diffuser. Elle fut ensuite stupéfaite de la virulence des critiques qui s'abattirent sur les responsables de ce service pour avoir autorisé la diffusion du reportage. Ces derniers se défendirent en mettant leurs opposants au défi de prouver qu'il aurait été possible de prévoir le battage que cette vidéo allait produire. Cette argumentation mit le feu aux poudres. Morgan eut l'impression qu'on allait bientôt s'échanger des noms d'oiseaux. La situation fut calmée du coup quand le chef de la sécurité se leva pour abattre la crosse de son revolver sur la table, creusant une marque impressionnante dans le bois précieux. D'une voix tremblante de colère, il rappela chacun à l'ordre et ajourna la réunion en émettant le souhait que les évènements n'allaient pas s'emballer. La suite lui donna tort, et en particulier pour Morgan, Lise et Esmeralda, ce souhait ne se réalisa pas. Une semaine plus tard, Rita réveilla Morgan au milieu de la nuit en lui envoyant un signal d'urgence sur son implant. Morgan se leva aussitôt pour lui rendre visite dans le bureau où Rita trônait sur la table.

Que se passe-t-il, lui demanda-t-elle ?

Conformément à vos instructions, je maintiens une veille active sur les sites d'organisations activistes connues.

Très bien, et qu'as-tu trouvé ?

Rita afficha sur le mur un site, intitulé « les inflexibles de Karma », où elle avait souligné en rouge vif les mots : « Santa-Maria d'Almogar », « Morgan Kerr » et « astronaute ».

Bon, soupira Morgan, quelqu'un pense avoir découvert que j'habite à Santa-Maria, c'est cela ?

Pour toute réponse, Rita afficha un autre blog. On y voyait une carte interactive en élévation que Morgan reconnut du premier coup d'œil : Santa-Maria, les collines où la maison se situait. Une série de projections matérialisées par des segments de droite en couleur avaient été tracées entre certaines maisons et le sommet d'une des collines, sommet sur lequel trônait la grande antenne de télécommunication. Rita fit jouer le code associé à cette représentation et des images apparurent, extraites de la vidéo de l'interview où, en arrière-plan au-dessus du toit de la maison, on distinguait à peine le pylône. Morgan souffla avec dépit : Schwartz !

Ce à quoi Rita répondit sobrement :

La seule bonne nouvelle est qu'ils ne sont pas parvenus à en déduire la position précise de la maison. Au final, ils ont une liste d'environ deux cents adresses.

Morgan demanda sombrement :

Et on est dans cette liste ?

Sinon, je ne vous aurais pas tirée du lit au milieu de la nuit.

Tu as bien fait. Qu'est ce que tu proposes ?

Il faut abandonner cette maison au plus vite. Tôt ou tard, ils la trouveront.

OK ! fit sinistrement Morgan. Tu as raison, avec ce type d'information en accès libre, il était impératif de prendre la fuite.

Pourtant, c'était la maison de ses rêves, et une des choses au monde qu'elle savait ne pas pouvoir remplacer.

Chaque heure qui passe, le risque augmente, renchérit Rita.

On partira ce matin très tôt.

Pourquoi attendre ? demanda Rita avec une impatience très inhabituelle.

Morgan lui sourit tristement.

Parce que je veux que Lise et Esmeralda finissent leur nuit. S'ils avaient deux cents maisons à enquêter hier, ils ne nous attaqueront pas avant l'aube.

Rita restait silencieuse, comme si elle boudait que son désir de partir sur-le-champ ait été contrarié, Morgan lui demanda :

« À combien estimes-tu le risque résiduel ?

Rita prit son temps pour répondre.

Il est très faible, admit-elle en fin. Où irons-nous ?

Chez Lise, affirma Morgan. Sa maison n'est pas sur la liste au moins ?

Non.

OK, tu as fait du bon travail. Continue à veiller. On part dans trois heures. Je vais me recoucher.

En guise de confirmation, le lendemain, la compagnie d'assurance résilia d'office le contrat de Morgan pour la maison. Une semaine plus tard, celle-ci brûla. Les pompiers furent rapides, mais ce que le feu n'avait pas entamé fut ruiné par l'eau. Au total, ce fut un crève-cœur abominable. À l'intérieur, il ne restait rien qui vaille la peine d'être récupéré. Sur le mur de la façade on avait écrit à la bombe : « Mort aux traîtres, salope » et, en lisant ce message, Morgan eut un frisson de dégoût. Elle connaissait cette haine absurde enracinée dans la bêtise. On l'avait déjà insultée et menacée, en particulier à cause de sa couleur de peau, une éternité auparavant. Elle réalisa que l'on n'oubliait pas vraiment les blessures de ce genre. On mettait juste son mouchoir par dessus, et il ne fallait pas grand-chose pour que tout refasse surface. Morgan abandonna les ruines fumantes sans se retourner, elle voulait garder intact ses souvenirs.


Chapitre 103 : Dernier jour 15h30


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TASS, Baikonour, aujourd'hui, 15h30. Lancement réussi pour la division russe spécialisée dans les mises en orbite délicate : les 34 tonnes du cœur actif du laser gamma Zeus-G, de fabrication américano-allemande ont été placées sur une orbite basse temporaire qui doit être relevée et stabilisée par les pousseurs plasmatiques de Station One dans les heures qui viennent. Ce composant clé de l'arme qui, une fois complète, aura une masse de 800 tonnes en incluant les masques de furtivité et son système de défense, sera apparié dans les semaines à venir à sa centrale de fusion thermonucléaire qui l'attendait en orbite basse. L'ensemble sera ensuite transféré sur sa trajectoire opérationnelle. Zeus-G a été conçu pour la défense rapprochée de l'approche terrestre. Cependant, le consortium TeraWattLaser Ltd, concepteur de l'arme, s'est montré optimiste sur le résultat des tests qui permettront de savoir si la divergence du faisceau sera assez faible pour en faire une arme efficace à plus grande distance.

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Daeffers ! C'est quoi ce bordel ?

C'est toujours la même chose, la cyberattaque en cours sur les réseaux de Santa-Maria.

Ils sont décidément beaucoup plus fort qu'on le pensait !

Comment les militaires s'en sortent ? Est-ce qu'il faut qu'on se déconnecte ? On est drôlement engagé dans le secteur ! Est-ce qu'on pourrait se faire contaminer ?

Bien sûr qu'on pourrait être attaqués !

Où en est-on sur les pare-feux ?

Les pare-feux tiennent le coup.

Et à l'origine, c'est l'IA ? Notre IA ?

J'en ai bien peur.

Et Schwartz ! Dans la catégorie opération sans traces, on y va fort !

La police et le contre-espionnage à Almogar continuent à penser que c'est terroriste.

Et ils en déduisent quoi ?

Ils sont convaincus que cela a un rapport avec les passagers pour Exodus, comme la bombe de l'hôtel ce matin.

Que savent-ils d'autre ?

Je crois qu'ils ne savent pas grand-chose, mais ils sont très discrets et prudents quand il s'agit de faire des hypothèses.

Chef, le QG d'Almogar annonce que la zone d'exclusion aérienne absolue est maintenant en place, ce qui devrait signifier que le départ des hélicos est imminent.

Quels hélicos ?

LES hélicos, pauvre débile ! Les seuls hélicoptères autorisés à voler cet après-midi dans l'espace aérien d'Almogar !


Chapitre 104 : 1 an et cinq mois auparavant, La lettre


Morgan se rendit à un séminaire à Genève. Le soir à l'hôtel, en ouvrant sa valise pour y chercher sa brosse à dents, elle trouva la lettre. L'enveloppe était vierge, cachetée à la cire, un archaïsme attendrissant par lequel Lise se dénonçait. Morgan l'ouvrit délicatement. Elle déplia, intriguée, les feuilles pliées en quatre. Lise avait choisi un papier de chiffons très épais et, après l'avoir parfumé, avait calligraphié le texte au pinceau à l'encre bleu nuit mêlée de microscopiques fils d'or.

« Morgan,

Cette longue lettre pour t'écrire ce que je ne suis pas parvenue à te dire : j'ai changé d'avis, je t'ordonne de partir.

Depuis ce soir où nous nous sommes trouvées, il ne s'est pas passé un jour sans que l'évocation de ce que tu représentes pour moi ne me donne frissons et larmes. Dès que j'en ai l'opportunité, je te regarde. Il faut que tu saches pourquoi : chaque fois ta contemplation me fait retrouver, stupéfaite de fascination, le sens du mot : Ange. Tu es mon ange, tu le seras à jamais. J'avais aussi découvert plus récemment que tu étais bien plus encore, précisément que tu n'étais pas seulement Mon ange, que tu étais Un Ange Véritable, mais, je te l'avais dis alors, je ne connaissais pas encore la nature de ta mission. C'est maintenant chose faite. Morgan, ta Mission est : Exodus. Je m'en veux de ne pas avoir compris cela plus tôt. J'ai cru longtemps qu'il ne s'agissait que de l'objectif ultime de ta carrière d'astronaute. Les évènements récents m'ont permis de comprendre l'importance fondamentale de la Mission d'Exodus et c'est ce qui m'a ouvert les yeux à ton sujet, à notre sujet.

Je t'avais dit aussi que je ne me porterais pas candidate pour embarquer sur Exodus, parce que l'idée de finir mes jours enfermée dans une boîte en ferraille au milieu de rien avec une bande de premiers de la classe ne me disait rien. J'avais tort. Et c'est parce que je crois maintenant viscéralement qu'Exodus est ton Destin que je connais avec certitude ma réponse, si tu me demandais de te suivre, comme je sais que tu me le demanderais, si la question avait un sens, si cela était possible : ma réponse serait oui, je viendrais. Et si ce n'était que pour cela, je viendrais pour que tu n'y renonces pas.

Il me faut écrire cela afin que tu comprennes ce qui est plus important que tout pour moi, maintenant que je sais qui tu es : je refuse que tu te résignes à renoncer à partir, quelqu'en soit la raison et tout particulièrement si c'est pour rester avec moi. Pour moi, le cercle s'est refermé : en comprenant qui tu étais, j'ai compris qui j'étais. Si pour le destin je ne suis qu'une poussière, et dans ta carrière d'Ange un avatar, j'ai compris enfin le rôle qu'il m'a été donné de jouer : il est de ma responsabilité de t'ouvrir les yeux. Je veux t'affirmer que ta résolution à rester pour défendre la Terre est admirable, mais fondamentalement erronée. En fait, je refuse l'idée d'être fière de savoir que tu vas vendre notre peau le plus cher possible. D'ailleurs, je sais qu'au fond tu ne peux pas t'identifier à cette aristocratie des astronautes qui va se jeter avec un ultime panache dans des actions suicidaires dont tu doutes de l'utilité sur le résultat final. Tu es beaucoup trop pragmatique et rationnelle pour te sacrifier dans une entreprise romantique de cette sorte. Non, Morgan, ouvre les yeux ! Ta Mission, c'est l'autre hypothèse. En apparence encore plus insensée, mais qui a le mérite indéniable de donner une chance, à long terme, de sauver l'Humanité. D'ailleurs, pour que cette mission-là réussisse, il lui faut des gens comme toi, neufs et novateurs. Morgan, si tu ne méritais pas d'en être, personne n'en serait digne.

Je t'ai dit un jour que tu étais cette personne qui surgit quand il n'y a plus d'espoir, et qui retourne le sort contre toute attente. C'est la vérité. Je n'ai toujours pas trouvé une formule plus appropriée pour décrire ton pouvoir, qu'en d'autres temps on aurait sûrement qualifié de magique, que j'ai choisi de résumer en disant que tu es un Ange. Tu as ce pouvoir d'apparaître, de comprendre et d'agir. Je pense qu'un tel pouvoir ne pourrait pas s'exercer sans une ultime confiance en toi qui va de pair avec un instinct de l'action aussi fort. Cela signifie qu'au moins une part de toi-même en est consciente, et c'est à cette partie de toi que je veux parler. C'est elle aujourd'hui qui te met sur la mauvaise route, car c'est elle qui te fait penser que tu serais capable de retourner le sort de la Terre, contre toute attente. Je sais qu'il pourrait te paraître gravement mégalomaniaque de penser en ces termes, pourtant, dans l'intention, c'est bien de cela dont il s'agit : si tu ne voulais pas sauver la Terre, quel sens aurait ton combat ? Sûrement, tu ne le ferais pas par obéissance. Nous savons toi et moi que dans cette bataille, il n'y aura pas de soldats ordinaires, mais uniquement des guerriers d'élite dotés d'une motivation que seules des convictions de cette trempe peuvent entretenir. Je sais aussi que tu dois oublier toute modestie dans cette affaire. N'oublie pas que je t'ai vue en action. Je sais avec certitude que je ne connais personne d'autre à qui je confierais mon sort comme celui de la Terre entière ou le futur de l'Humanité. Tu es un personnage exceptionnel, et je sais que tu le sais. Je comprends parfaitement aussi que tu refuses de l'accepter tout à fait et, soit dit en passant, c'est en vérité une bénédiction, car c'est ce doute qui te permet de résister à la pression écrasante de ce destin. Néanmoins, à l'heure de prendre ta décision, il faut que tu regardes la vérité en face. Nous avons tous besoin de croire en quelque chose. Les gens ordinaires peuvent vivre avec, à cet égard, des approximations, des convictions bancales, empruntées ou infligées. Tu n'es pas de cette trempe. Tu as cette flamme intérieure, elle te consume autant que tu dois la nourrir. Morgan, tu dois trouver une Mission en laquelle tu peux croire. Maintenant, ouvre ton cœur, regardes-y, la réponse y est : Exodus.

Quant à moi, c'est très simple : je veux être fière de penser à toi quand tu partiras semer notre ADN dans l'univers. C'est cette mission qui en vaut la peine. Morgan je te le jure. Elle vaut toutes les peines que le monde a connues, et la mienne, quand je te perdrai, si grande soit elle, ne sera qu'une goutte dans cet océan-là.

Maintenant, je ne suis pas certaine que tu sois sensible à la raison. C'est de l'amour propre, j'en souris en écrivant ces lignes, il m'est venu à l'idée que ton amour pour moi pourrait t'empêcher de te résoudre à cette évidence. Pour cette raison, je t'ai préparé une mauvaise surprise, une amère pilule, un odieux chantage. Et si je t'en demande pardon, c'est uniquement par politesse, parce que je n'ai encore rien fait de mal. Ce que je ferais ne dépendra que de toi, et rien ne pourra me faire changer d'avis. Voilà mon serment : Morgan, je te le jure, si tu refusais de partir à cause de moi, je me tuerais. J'avais initialement envisagé de te menacer de te quitter, cela aurait été moins mélodramatique, et l'idée doit te venir comme elle m'est venue que, pour cette raison, ce chantage-ci aurait semblé plus crédible. Il n'en est rien, car la vérité est que je tremble à l'idée de tenter de rester loin de toi en te sachant là, derrière une porte, au coin de la rue, à la descente d'un avion. Exodus, de ce point de vue, offre au moins la certitude de réduire au zéro absolu les chances de nous revoir. Il m'est encore un peu plus pénible de te montrer jusqu'à quel point va ma détermination, car cela révèle que je te soupçonne d'être capable de tricher, en ajoutant un codicille à cette promesse : si tu venais à manquer le départ d'Exodus, quelqu'en soit la raison, je me tuerais également. Je sais qu'il est épouvantable de finir ainsi une lettre d'amour, mais sois bien consciente que si je n'ai pas trouvé d'autre solution, c'est à cause de ce miracle que nous partageons, à cause de sa force. Il suffirait que tu t'approches, et je ne pourrais même plus faire un mouvement. Il suffirait que tu me prennes la main, et toutes mes résolutions s'envoleraient. Oui, c'est uniquement loin de toi que je peux avoir un semblant de contrôle sur mon destin, tant ta proximité m'envoûte. Je te l'ai déjà dit, souvent mon amour pour toi m'effraie. À partir de l'instant où tu lis cette lettre, considère donc, comme je vais le faire, que tu vas partir sur Exodus, et je t'exhorte à mettre tout en œuvre pour que cela advienne. Enfin, je te jure aussi que quoiqu'il advienne, en attendant cet instant, je ne te parlerai jamais de ce serment, comme je refuserai que tu m'en parles. Puisqu'il ne nous reste que quelques mois à vivre ensemble, je les veux sans tâche, et en conséquence, je te prie de faire comme si cette lettre n'avait jamais existé. Pour cette raison, brûle là.

Lise ».

Morgan replia avec soin la lettre et la glissa dans son enveloppe. Il était hors de question qu'elle la brûle. C'était une lettre à la hauteur du talent phénoménal que Lise possédait pour manipuler les émotions des gens, pour leur plus grand bien, avec amour, équilibre et élégance. C'était aussi une lettre terrifiante, chaque mot y était vrai, la logique parfaite. Ce qui bouleversait Morgan plus que tout était de découvrir l'ultime point commun qu'elle avait avec Lise : elles pensaient toutes deux que celui qui veut vraiment quelque chose met sa vie dans la balance. Lise avait choisi une façon tout à fait dramatique de le faire et, aussi cruel que cela puisse paraître, Morgan ne pouvait pas lui en vouloir. Au lieu de cela, elle avait accepté la situation telle que Lise l'avait maintenant campée. Elle respira à fond. Embarquer sur l'Exodus redevenait son objectif prioritaire. Ainsi donc, elle allait mettre tout en œuvre pour faire une chose qui semblait impossible. Il était bien étrange de savoir ce que l'on voulait faire avec une certitude absolue, d'être en possession d'une motivation sans faille, et en même temps de ne pas avoir la moindre idée de comment faire pour y parvenir. Morgan relut la lettre et tenta d'imaginer être séparé de Lise pour toujours. L'évocation de cette hypothèse déclencha en elle une crise très vive de manque. Elle serra ses bras sur elle-même. Elle tremblait de façon irrépressible. Elle laissa monter et couler les larmes. Elle porta les paumes de ses mains à ses lèvres pour y souffler. Elle savait que cela allait passer, que le corps n'était pas capable de maintenir des niveaux d'émotion aussi élevés pendant très longtemps. Cependant, il était clair que si elle perdait Lise... Elle secoua la tête. Impossible. Il n'était pas nécessaire de réfléchir, c'était impossible. Aussi impossible que d'imaginer qu'elle serait restée sans rien faire si Esmeralda avait été en danger. Impossible. D'ailleurs, Lise avait glissé dans sa menace une porte de sortie, comme un tunnel pour échapper à l'orage et retrouver le ciel bleu de l'autre côté. A y réfléchir, cette porte magique s'imposait comme une évidence : il lui fallait emmener Lise avec elle sur Exodus, Lise et Esmeralda ! Elle resta médusée, la bouche ouverte, les yeux dans le vague tant cette illumination la bouleversa. La solution était aussi simple que cela. Bien entendu, cet objectif était aussi, en théorie comme en pratique, de bout en bout et irrémédiablement impossible à réaliser. Cependant, la vision était si belle que cela ne troubla pas Morgan. Après tout, on ne risquait pas d'échouer tant qu'on n'essayait pas. Précisément, il fallait au moins tenter sa chance pour réussir. Or Morgan savait avec la plus ultime certitude que la chance est le talent de ceux qui travaillent dur pour lui forcer la main.


Chapitre 105 : Dernier jour 15h35


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Reuters, Tycho, aujourd'hui, 15h30. Le tunnelier géant Mole III vient de terminer le gros œuvre de la nouvelle caverne Sitka. Sitka sera inaugurée dans deux mois, après stabilisation définitive des parois en roche fondue. Sitka est la sixième caverne géante profonde de classe IV sous la surface de la Lune. D'une surface de 350 hectares avec une hauteur sous plafond de 300 mètres, les cavernes de classe IV sont conçues pour héberger des écosystèmes complets. Sitka, comme son nom l'indique, reproduira un écosystème de type canadien du nord-ouest et comptera en particulier un lac salé avec une machine à vague reproduisant les conditions de vie maritimes et littorales du pacifique nord, écosystème dont la mise en place devrait se dérouler sur plus de trois ans, et qui accueillera en particulier des caribous, des loutres, des ours et peut-être même, à terme, des orques. La construction de Sitka est financée à 95% par le gouvernement canadien dont c'est le plus gros projet civil dans l'espace.

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Le téléphone de Lise sonna.

Morgan ?

C'est au sujet de nos deux amoureux.

Oui ?

Ce n'est pas bon, pas bon du tout. C'est même catastrophique. Ils ont d'ores et déjà été placés sur toutes les listes rouges et noires imaginables, au même titre que les plus dangereux terroristes. S'ils prenaient le large, il est très peu probable qu'ils aillent bien loin. Il faudrait un véritable miracle pour les blanchir. Et pour cela, il faudrait déjà qu'ils soient pris vivants. Le comble est que certains des motifs les plus graves pour lesquels ils sont recherchés sont directement de ma faute. De plus, le fait que des chefs d'accusation, qui sont tous vieux de nombreux mois, fassent surface précisément aujourd'hui tend à indiquer qu'il s'agit d'une opération de nettoyage. Si c'est le cas, on doit craindre pour leurs vies à double titre.

Morgan était très préoccupée, elle chercha le regard de Lise qui se mordit les lèvres.

Ah ?

Je suis atterrée, poursuivit Morgan. Je n'avais pas pensé à cela. J'aurais dû. On aurait pu les mettre à l'abri. On aurait dû les mettre à l'abri.

Oui, je comprends bien. Qu'as-tu l'intention de faire ?

Lise, cela va peut-être tout remettre en question pour nous. En fait, je vais devoir nous faire prendre un gros risque.

Où veux-tu en venir ?

Je ne peux pas les laisser. Ni lui, ni Ada.

Je suppose que non, répondit Lise avec prudence. Au fond d'elle-même, le mauvais joueur de poker qu'elle était évaluait la situation, et cela lui nouait l'estomac. Morgan la regarda en fronçant les sourcils. Elle dit calmement, mais avec une force extraordinaire :

Lise, je n'ai jamais laissé tomber personne, je ne vais pas commencer aujourd'hui.

Lise resta silencieuse de longues secondes, la gorge serrée.

Je suis d'accord, fit-elle gravement en hochant la tête.

Cependant, le risque étant très élevé, je ne le courrai que si tu reprends ton serment.

Des larmes étaient venues aux yeux de Lise. Ah ! Voilà ! pensa-t-elle, voilà pourquoi tu as besoin de mon avis.

Je le reprends.

Merci.

Lise, les yeux dans le vague, hocha la tête.

Alors, on restera ensemble.

Oui. Quoiqu'il advienne, on restera ensemble.

Morgan esquissa un sourire, et Lise sourit à son tour.

« Il y a autre chose.

Oui ?

Claire va venir chez toi.

Ah ?

Je veux que tu fasses tout ce qu'elle dit, et que tu restes bien derrière elle avec les deux petites.

Lise hocha la tête.

Compris.


Chapitre 106 : 2 ans auparavant, L'Annonce

L'universalité et l'intensité des émotions que L'Annonce provoqua à travers le monde furent sans précédent. Les réactions factuelles furent tout aussi intenses, mais plus variées. Plusieurs camps se formèrent. Le premier groupe par le nombre fut celui des Combattants. Comme leur nom l'indiquait, ils rassemblaient tous ceux qui avaient l'intention de défendre la planète jusqu'à la dernière goutte de sang. Les plus partisans se reconnaissaient par leurs couvre-chefs, car ils prirent l'habitude d'arborer un chapeau évoquant la gent militaire, képis, béret, casquette, tout était bon. L'immense majorité de la population de presque tous les pays supportait les Combattants, ou du moins leur était sympathique. Le second groupe était un sous-ensemble inexact des Combattants, ceux-là ne s'étaient pas donné de nom, mais leurs détracteurs les appelaient péjorativement « Les Lâches ». C'était bien sûr ceux qui défendaient la thèse de l'exode.

À l'autre bout du spectre, parmi les irrationnels, les fanatiques religieux et les dévots furent les plus prolifiques à émettre les idées les plus extravagantes. Ils furent bientôt rejoints par des hordes déboussolées manipulées ou convaincues par ceux qui souvent depuis longtemps avaient entretenu des propositions selon lesquelles l'Arrivée était un évènement soit inéluctable, soit éminemment souhaitable. La plupart de ses thèses tournaient autour du concept du jugement dernier. Les extra-terrestres y jouaient le rôle de la main Divine qui venait collecter les âmes des bons et des justes et jeter en Enfer celles des autres. Les tenants de ces idées avaient la conviction qu'une bataille contre l'envahisseur était inutile, voire même sacrilège. Deux grandes familles diamétralement opposées se dégageaient. D'un côté, on trouvait ceux qui prônaient la nécessité pour tous de se préparer pour le jugement dernier. Ceux-ci étaient souvent enclins à faire obstruction aux Combattants, mais en général par des moyens pacifiques. D'un autre côté, on trouvait les fanatiques durs pour qui la délibération finale dépendrait des actions, quitte à ce que ces actions engendrent quelques péchés qu'un Prêtre, un Rabin ou un Imam pouvait effacer en regard de l'exploit réalisé. Ceux-ci étaient violents. Certains plongèrent dans le terrorisme extrême. Il se créa ainsi en quelques jours de véritables armées de kamikazes prêts à donner leur vie pour lutter contre les Combattants. On se mit à les appeler « Les Fous de Dieu ». En effet, les justifications théologiques se mirent à pleuvoir, à la grande surprise des philosophes et des historiens. En effet, il sembla que sous l'impact de l'Annonce, de nouvelles formes de dialectiques religieuses étaient apparues. Les écritures furent revisitées avec une créativité stupéfiante. Les fatwas et les sermons se multiplièrent. De nouvelles sectes naquirent et connurent le succès en quelques jours, sous la houlette de gourous dont certains inquiétaient, à raison, du fait du charisme et du talent dont ils faisaient preuve à décliner ces nouveaux thèmes. Face à ces mouvements, les rationnels tentaient en vain d'argumenter. On leur opposait que le théorème de Schwartz paraissait ou moins aussi abscons pour le commun des mortels que les textes saints revisités par les nouveaux gourous : en fin de compte, tout était affaire d'interprétation, et le commun des mortels se sentait à juste titre incapable d'en valider formellement et avec certitude une plus qu'une autre. Ainsi, de la même façon qu'il était possible de trouver des mathématiciens qui remettaient en cause ou même démentaient les théories et les démonstrations de Schwartz, chaque secte avait une vision différente de tel verset, de tel soutra.

Parmi ceux qui réagirent avec le plus de violence, on trouva les éco-guerriers et en particulier la galaxie d'organisations secrètes, très organisées, transcontinentales, que les médias nommaient « GreenWar ». Oui, les écologistes extrémistes de tous poils ne restèrent pas inactifs. Deux arguments les motivaient. Le premier semblait mineur, mais présentait le défaut d'être irréfutable : l'accélération de la conquête spatiale afin de préparer le système de défense aggravait les dégâts perpétrés à l'encontre de l'écosystème. Et en effet, on était en droit d'être scandalisé par l'idée que la Terre allait être sacrifiée par ceux qui disaient vouloir la sauver. Car la conquête spatiale, de par l'activité industrielle intense qu'elle réclamait, mais aussi du fait des quantités phénoménales de gaz à effet de serre et de polluants divers qu'elle générait, avait selon eux un effet inverse à celui recherché. Et quand on leur demandait s'ils préféraient laisser la Terre sans défense, ils rétorquaient qu'il n'y aurait bientôt plus rien à défendre. Leur second argument, mystique, était basé sur la conviction que l'homme n'était qu'un passager sur la Terre. En conséquence, selon eux, l'homme n'avait pas plus de droits qu'une autre espèce. La survie de l'écosystème dans toute son étendue temporelle était la seule priorité. Selon cet idéal, on pouvait défendre la théorie que c'était la présence des hommes qui avait attiré les Arrivants, et qu'en ce sens la destruction de la vie sur la Terre par les Arrivants, si on en arrivait là, pouvait être logiquement imputée aux hommes. Certains de ceux-là prônaient donc la capitulation, voire même le suicide collectif global, afin de convaincre les Arrivants de laisser la Terre intacte. D'autres défendaient l'idée qu'une guerre civile généralisée, et surtout une action vigoureuse à l'encontre des installations spatiales, pouvait aider à convaincre les Arrivants que les comportements actuels de l'humanité n'étaient pas une fatalité, que les hommes pouvaient être convaincus d'abandonner à jamais la civilisation industrielle et la conquête spatiale, et que s'ils le faisaient, les autres civilisations galactiques laisseraient l'humanité en paix, car l'homme ne serait plus un danger pour eux. Bien qu'elle relevât de l'utopie la plus romantique, cette idée connut un succès aussi imprévu que considérable auprès des plus jeunes. L'idée qu'une régression économique et technologique radicale soit la bonne solution fit ainsi son chemin, et il se forma des armées entières d'adolescents qui abandonnèrent leurs parents et les villes pour aller s'installer sur des territoires sauvages ou plus prosaïquement dans les forêts à côté de chez eux, quelquefois dans un dénuement proche de celui des hommes préhistoriques, le plus souvent en prônant l'autosuffisance alimentaire et en refusant toute forme d'énergie non renouvelable, le moteur à explosion et l'électricité. Il émergea de fait de ces groupes de redoutables bandes d'éco-guerriers, prêts au sacrifice suprêmes et très remontés contre les Combattants et tout ce qui touchait à l'espace.

Les mouvements existants, politiques, philosophiques, religieux, quels qu'ils fussent, durent s'exprimer, soit qu'ils le fassent sous une impulsion organique, soit qu'ils en soient sommés par leurs membres ou leurs opposants. Certaines réponses, comme celle des Etats-Unis et à leur suite, de nombreux autres pays, qui annoncèrent que l'économie entière du pays allait être convertie en machine de guerre contre les envahisseurs, ne firent pas lever un seul sourcil. D'autres réponses s'avérèrent des surprises et des énigmes considérables, telle la bulle papale qui menaçait d'excommunication les catholiques qui proféreraient des avis « ne relevant pas de leur compétence », dixit, sur la validité des thèses évoquant l'approche du jugement dernier. Une telle interdiction choqua d'autant plus de nombreux catholiques que le pape se garda bien de fournir sa propre interprétation des faits, ni le moindre pronostic. Du coup, un humoriste représenta le pape à une table de poker face à une forme inconnue et dans sa main trois cartes ainsi libellées : « Dieu », « Le Diable » et « E.T. ». Ce dessin fit le tour du monde en quelques heures, il illustrait à merveille le désarroi général.

Enfin, pour tous, la notion de fin du monde commença à s'imposer comme la conclusion logique de la séquence d'événements déclenchée par l'Annonce. Soit qu'il s'agisse de la fin de toute chose, soit qu'il s'agisse de la fin de la présence humaine sur la Terre, soit qu'il s'agisse d'une transformation titanesque des perspectives pour chaque être humain. Car enfin, il ne restait au bout du compte que deux hypothèses. Si les extraterrestres étaient agressifs comme le Théorème de Schwartz l'indiquait, et s'ils avaient le dessus, c'était la fin du monde. Dans ce cas, ils personnifiaient La Main de Dieu et la venue du Jugement Dernier, même si, pour beaucoup de gens, la nature exacte de la façon dont on venait prendre votre vie n'était qu'un détail. A contrario, dans l'hypothèse où on parvenait à repousser l'attaque, il ne faisait aucun doute que ce serait alors le début d'une guerre qui s'étalerait sur une plage de temps si longue qu'on pouvait la visualiser comme virtuellement éternelle, car il était inimaginable de faire l'impasse sur l'envoi d'une armada vengeresse.

En parallèle, il semblait évident à tous que le changement d'échelle du domaine d'exercice de l'intelligence et de l'activité humaine que ces évènements étaient en train de catalyser allaient mener à une modification profonde de ce que sous-tendait le terme « humanité ». En particulier, les barrières misent sur le clonage et sur les synergies entre intelligences humaines et artificielles furent levées dans presque tous les pays, avec la motivation que toute recherche pouvant mener à une augmentation du potentiel guerrier était bénéfique. On voyait donc se rapprocher à grands pas cet horizon tabou où il faudrait tenter de décider si tel être intelligent hybride, mi-homme mi-machine, méritait le nom et les privilèges d'un humain.

Le désespoir prit quelquefois des formes imprévues. Ainsi, parmi les mouvements d'opposition et de contestation, indépendamment de leur couleur politique ou du pays, mais plus spécialement ceux qui unissaient ou défendaient les pauvres et les laissés pour compte, il s'en trouva beaucoup qui manifestèrent, avec ironie ou quelquefois une haine sincère, une sorte de sympathie morbide pour le cataclysme annoncé. Celui-ci, en effet, avait le mérite, que l'on pouvait trouver plus ou moins maigre selon son désespoir, de créer comme un point d'orgue universel à l'aventure humaine, un point de ralliement en quelque sorte, où les différences se trouveraient enfin nivelées. Car, si c'était la fin du monde, chaque homme, pauvre ou riche, malade ou bien portant, jeune ou vieux, adulé ou méprisé, s'y retrouverait à égalité.

Cependant, en attendant la fin du monde, il s'avéra que les différences sociales et économiques s'exaltèrent à l'extrême. Et, en fin de compte, les arguments économiques peut-être plus que les arguments philosophiques ou religieux jouèrent pour lever des armées d'ombres en haillons. En effet, les plus pauvres prirent l'annonce que l'économie mondiale toute entière allait être saignée à blanc par l'effort de guerre comme une insulte suprême à leur ultime dignité. Aucun analyste en effet ne pouvait prétendre que les derniers jours des pauvres s'annonçassent meilleurs. Bien au contraire, tout indiquait qu'en se serrant métaphoriquement la ceinture, l'humanité allait faire passer à sa frange la plus déshéritée un dernier quart d'heure pire encore que les précédents. Alors, on n'aurait pas dû s'étonner de voir se lever parmi ces populations des hordes de désespérés absolus, des kamikazes intuitifs, des sans limites, sans foi ni loi. D'ailleurs, dans ces strates plus pauvres, moins cultivées, voire encore analphabètes, les raisonnements alambiqués des gourous et des pseudo-intellectuels faisaient des ravages. Ceux-ci paraissaient fournir un support théorique, en quelque sorte, pour justifier l'action... mais le véritable moteur était la révolte contre cette ultime injustice. D'ailleurs, la cause principale des dévastations fut que l'action prima d'emblée sur la contestation. Parce qu'ils n'avaient plus rien à dire, ils agirent. La nature de l'action n'avait guère d'importance, mais les cibles furent aisées à trouver.

Enfin, le sentiment qui bouleversa tout, celui dont personne n'avait prévu l'importance et la puissance fut... l'impatience ! Oui, s'il restait si peu de temps à vivre, alors, chacun et chacune découvrit bien vite qu'il y avait urgence à faire valoir ce en quoi ils croyaient, ce qu'ils désiraient. Et ce sentiment d'urgence absolue fut tout à fait dévastateur au sein de la jeunesse.

Du côté finalement plutôt sympathique des évènements, l'annonce déclencha ainsi un nouveau sexe-boom, dix fois plus intense que le premier, celui que l'apparition du vaccin contre le SIDA avait déclenché. En particulier, les adolescents proclamèrent universellement leur droit à découvrir l'amour avant qu'il ne soit trop tard. Et comme le mariage, symbole de projets durables, n'avait en quelque sorte plus le même sens, l'interdiction de le faire avant, et du coup, pour le reste de la population, l'adultère même, devinrent des épouvantails ridicules. D'ailleurs, cette frénésie frappa même dans les groupes qui avaient maintenu des tabous forts, si bien que ceux-ci réagirent avec violence, créant du coup des schismes très graves. Ainsi, au travers du monde musulman, des dizaines de collégiennes furent lapidées ou punies d'horribles sévices au fouet pour avoir connu un garçon, ce qui provoqua un tollé des modérés. Et en certains endroits, on frôla la guerre civile tant les manifestations dégénérèrent en émeutes à la suite des provocations et des débordements organisés par les extrémistes.

Partout, les jeunes prirent leurs aînés à témoin : vous nous avez fait venir dans ce monde sans futur, alors donnez-nous sur-le-champ ce que vous nous promettiez pour plus tard. Mai 68 parut avoir été un pétard mouillé par comparaison aux manifestations qui enflammèrent les rues de toutes les grandes capitales. Les étudiants manifestèrent pour avoir de droit de fumer, de prendre de la drogue, de faire l'amour, de ne pas assister aux cours, de ne pas aller aux examens... En bref, de prendre du bon temps pendant qu'il leur en restait. En Europe par exemple, et ce ne fut qu'une revendication parmi des dizaines d'autres, ils exigèrent que les innombrables résidences secondaires inoccupées la plupart du temps leur soient immédiatement ouvertes, que les transports leur soient gratuits, que les piscines et les pistes de ski leur ouvrent leurs portes sans restrictions, et surtout, surtout, que l'âge limite d'application de l'autorité parentale soit abaissé à douze ans, certain revendiquèrent même dix ans. Dans l'Union Européenne, après deux semaines de conflit généralisé d'une violence et d'une efficacité telle que l'économie fut paralysée, le gouvernement céda et leur accorda la majorité à quatorze ans. Le Canada suivit deux jours plus tard. Aux États-Unis, les conservateurs semblaient tenir bon quand une escouade de police, terrorisée par les jets de cocktail Molotov qu'elle essuyait, tira dans une foule d'ados à Washington, faisant de nombreux morts et démarrant une radicalisation redoutable du mouvement. Le président prit la parole à la télévision pour exhorter les jeunes à « retrouver les bancs de leurs classes » et leurs parents à leur faire retrouver la raison. L'université de Carnegie Mellon fut incendiée le lendemain, ainsi que celle de Stanford le jour suivant, malgré la présence de la milice, qui ne tira pas. Cinq ou six autres établissements prestigieux brûlèrent dans les heures qui suivirent. Un peloton de la milice du Colorado se mutina contre son officier qui leur demandait de tirer sur les jeunes. L'officier abattit deux de ses hommes avant de se faire lui-même tuer. Mais la police tira à nouveau sur les étudiants en une douzaine d'endroits pendant les jours qui suivirent. Ensuite, de nombreux parents, bien entendu armés, rejoignirent leurs enfants dans la rue. Le pays se ressaisit au bord de la guerre civile, on accorda la majorité à quinze ans.

Le nombre de morts par conduite dangereuse, par overdose, par coma éthylique, et aussi par suicide explosa partout. Les jeunes comme les vieux se mirent à faire à peu près n'importe quoi. Il devint clair que pour une part importante de la population, la valeur de la vie humaine, et la leur en particulier, avait changé. Aussi, les meurtres se multiplièrent, surtout des règlements de comptes. Il ne faisait pas bon avoir été un père ou un patron tyrannique, un policier ou un instituteur injuste. Aux Etats-Unis, où une grande partie de la population était dotée d'armes à feu, le massacre fut en particulier intense. Cependant, dans chaque contrée on trouva son arme. Ici, les machettes ne chômèrent pas. Là, le poison devint d'usage fréquent. Là encore, comme dans les pays arabes, l'égorgement devint un sport très populaire.

Mais au bout du compte, parmi la radicalisation absolue de toutes les formes de contestations, celle qui secoua le plus la planète fut le terrorisme. Ainsi, en quelques jours, et malgré une escalade immédiate des moyens mis en œuvre par les forces de l'ordre, la Terre connut une vague sans précédent d'attentats sanglants et destructeurs. Tous ou presque visaient des emblèmes et des ressources des pouvoirs en place, de l'autorité, de l'establishment, et en particulier ce qui était militaire et spatial. Par un amalgame inapproprié, on se mit à désigner les responsables de ces violences sous les termes « Fous de Dieu » et « GreenWar », un peu de la même façon qu'au début du siècle la dénomination « Al Quaïda » avait été dévoyée. Par chance, ni les Fous de Dieu ni les éco-guerriers n'avaient beaucoup d'adeptes hors de la surface de la planète. Or une grande part des forces vives de la défense spatiale, leurs bases opérationnelles les plus fragiles et leurs moyens matériels clés, n'étaient pas sur Terre. Les astroports, par contre, prirent la menace de plein fouet.

Deux semaines après l'Annonce, un StarWanderer cargo en décollage d'Almogar fut abattu par un missile sol-air, faisant trois morts, le pilote, un ami de Morgan, et deux malchanceux au sol. Sur l'heure, la loi martiale fut décrétée sur deux zones de cinquante kilomètres à l'ouest et à l'est de l'astroport, afin de protéger les phases d'atterrissage et de décollage. Il en fut fait de même pour chaque astroport sur la Terre. Quelques jours plus tard, comme un second tir de missile était évité de justesse grâce à un contrôle de police dans la zone Est d'Almogar, une section importante de celle-ci, considérée comme la plus dangereuse de par sa population et sa topologie, fut évacuée manu militari au long d'une semaine égrenée de scènes de pillage, de révolte, et d'assauts d'immeubles où s'étaient barricadés des récalcitrants. L'armée logea d'abord les milliers de réfugiés les plus pauvres dans un immense camp de tentes cent kilomètres au nord-est, au milieu du désert, créant un vivier formidable de chair à canon. Du coup, le no man's land urbain ainsi créé devint en quelques jours un gigantesque champ de pillages et d'incendies où les soldats se mirent à tirer à vue. On fit appel à des avions bombardiers d'eau pour éteindre les feux, mais, en fin de compte, après des semaines de chaos, on laissa tout brûler. À l'Ouest d'Almogar, pas moins de quatre mille soldats furent déployés, appuyés par des hélicoptères et des tanks, afin de sécuriser chaque rue. Ils postèrent des tireurs sur les toits d'immeuble. Ils surveillèrent et organisèrent des fouilles aux grands carrefours. Des controverses mesquines en découlèrent. En effet, l'ASI ne disposait pas de telles forces, or la ville d'Almogar était Zone Franche, sous la responsabilité de l'ASI. Cette dernière avait donc fait appel à l'ONU, mais peu de pays se pressèrent pour fournir les casques bleus, chacun pouvant prétexter à juste titre qu'ils avaient déjà fort à faire à domicile.

Néanmoins, partout sur la terre, aux abords des astroports, la situation était souvent pire. À Baïkonour, un groupe de kamikazes parvint, à l'aide d'une automitrailleuse volée sur place, à atteindre et faire sauter l'une des plus grosses cuves d'hydrogène, faisant partir tout le stock. La déflagration endommagea la moitié de l'astroport, les dégâts se comptèrent par milliards d'Euros. L'astroport fut fermé pendant des mois, ce qui perturba le trafic orbital. À Cap Canaveral, les mécaniciens qui vérifiaient un StarWanderer juste après l'atterrissage comptèrent une douzaine d'impacts de balles dans le fuselage et les ailes, un vrai miracle. Une surveillance extraordinaire fut déployée. Malgré cela, le lendemain, une navette explosa en phase finale d'approche. Une fantastique chasse à l'homme fût lancée qui, en trois jours haletants, permit de trouver le coupable : il s'agissait d'un jeune militaire affecté à la surveillance des abords de l'astroport ! Quelques semaines plus tard, une catastrophe fut évitée de justesse à Kourou à la suite d'un sabotage. Le coupable, que l'on trouva sans grande difficulté, était un employé au-dessus de tous soupçons.

À partir de cet instant, la paranoïa dans laquelle vivaient ceux qui avaient affaire aux navettes atteignit des niveaux tout à fait phénoménaux. Il était évident qu'il y avait des extrémistes, GreenWarriors et Fous de Dieu partout. Les plus redoutables n'allaient pas à l'église plus souvent qu'à leur tour et ne proféraient pas en public la moindre déclaration pouvant attirer les soupçons... Or une navette spatiale était très vulnérable. Alors, on se mit sur les astroports à doubler, à tripler les équipes, à mélanger les hommes au hasard pour que personne ne sache qui allait travailler avec lui le lendemain et que chacun surveille les autres. Mais sur les postes clés, le risque du kamikaze restait difficile à parer... Ainsi, à Sriharikota, un pilote d'hélicoptère qui amenait trois passagers VIP au pied d'une navette jeta son appareil sur le StarWanderer dont les pleins étaient presque terminés, faisant vingt morts et un demi-milliard de dégâts. À la suite de cet attentat, le survol des astroports devint strictement interdit à tout appareil, sauf si le pilote était aussi un pilote de navette. En conséquence, il devint habituel que le pilote du StarWanderer aille chercher lui même ses passagers.

Un mois plus tard, une navette explosa en orbite. L'enquête révéla qu'une bombe de forte puissance avait été introduite dans la cargaison. Cela fut confirmé par les aveux du coupable, un cadre qui, grâce à sa position hiérarchique, avait réussi à échapper à la vigilance de ces collègues. L'attentat aurait pu avoir des conséquences gravissimes. Il s'avéra en effet que la navette était en retard et avait explosé à une heure où elle aurait dû être arrimée à la station orbitale de destination, cible fragile, habitée par des centaines de personnes et coûtant des dizaines de milliards d'Euros.

À partir de ce jour, les pilotes de navette furent responsables de la vérification de leur cargaison. À ce titre, il leur fut donné des pouvoirs étendus sur les équipes qui faisaient le travail ainsi que sur les matériels et les bâtiments impliqués. Des militaires sous leurs ordres direct furent aussi incorporés dans les équipes, militaires dont le seul rôle consistait à surveiller les opérations et en particulier à veiller à ce que personne ne soit seul à aucun moment à proximité d'un objet ou d'un conteneur destiné à être embarqué sur une navette. Partout, sur l'impulsion des Combattants, les gouvernements avait voté des crédits considérables pour tous les programmes ayant trait de près ou de loin à l'espace et des crédits quasi illimités à ceux qui avaient un rapport direct avec la construction du Système de Défense Spatial. Les états s'engagèrent en particulier à payer les salaires de tous ceux qui travaillaient dans ce secteur, et il se mit en place un système international de compensation à prix coûtant pour le matériel. On planifia une augmentation gigantesque du rythme de construction des composants et des matières premières, en particulier les carburants.

La clé du dispositif de défense et la pierre angulaire de la conquête spatiale restait la mise en orbite terrestre. Pour cette raison, on se mit à fabriquer des navettes à grande cadence et aussi à former des pilotes. Du coup, les pilotes expérimentés montèrent en grade. Morgan, qui depuis la mise en place de son protocole, jouissait d'une réputation méritée d'organisatrice hors pair, aurait dû à ce titre se voir attribuer la direction d'une escadrille. Il n'en fut rien. Un collègue chinois lui prit le poste qui venait de s'ouvrir. Six mois plus tard, un autre commandement crée à Almogar fut donné à un Indien. Morgan le ressentit avec l'amertume de celle qui voit son train partir. Pourtant, comme à son habitude, elle fit contre mauvaise fortune bon cœur et se mit à travailler encore plus dur. Son expertise des procédures, sa connaissance encyclopédique des technologies et des mécanismes liés à la mise en orbite, lui firent acquérir le statut d'expert en logistique orbitale comme la Terre n'en comptait que quelques poignées.


Chapitre 107 : Dernier jour 15h40


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Agence France Presse, Aldrin, aujourd'hui, 15h40. On apprend que le colonel Jean-Xavier Albert s'est tué dans un crash sur la surface lunaire à la suite de problèmes techniques au cours d'un vol d'essai de son patrouilleur spatial expérimental. Le colonel Albert était un astronaute vétéran, pilote d'essai réputé. Originaire de Saint-Florent sur Cher (18), il comptait parmi les Français les plus expérimentés en vol spatial. Il était marié et père de deux enfants.

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Lorsque Claire arriva au bout de la rue où se trouvait la maison de Lise, elle la trouva barrée par une automitrailleuse kaki avec un grand carré azur sur la portière. Il en sortit un jeune soldat indien qui vérifia son identité avec soin. Elle trouva le devant de la maison de Lise exempt de voiture en stationnement, à l'exception d'un second véhicule de casques bleus dont sortit un autre jeune soldat, une grande Indienne maigre qui vint à sa rencontre, tandis que Claire sortait, laissant Émilie dans la voiture.

Capitaine Gustafson, deuxième vérification s'il vous plaît.

Claire lui tendit son badge et en retour l'autre lui tendit l'oculaire de l'appareil de lecture de rétine, qui bientôt émit le bip bref annonçant une identification confirmée. L'Indienne lui dit :

« Votre collègue est à l'intérieur.

Pardon ? demanda Claire dont le cœur s'emballait déjà. Qui ça ?

Durand. Colonel Durand.

Claire hocha la tête pour donner le change, mais sa main fourmillait déjà de se saisir de son arme.

Ah, oui. Il est là depuis longtemps ?

Non, même pas cinq minutes.

Claire hésita.

Je vous laisse ma fille dans la voiture. Je n'en ai pas pour longtemps, mentit-elle.

OK.

Claire se pencha pour ouvrir la boîte à gant et elle en extirpa le gilet pare-balles qu'elle enfila sous le regard stupéfait de l'Indienne. En marchant d'un pas pressé vers la maison de Lise, Claire attrapa à sa ceinture la minidose auto-injectable d'amphétamine de combat qu'elle gardait avec elle depuis les premières émeutes après l'Annonce, et elle se l'injecta dans la carotide. Elle serra les dents sous la violence du rush, le changement des couleurs avec le flash correspondant à l'ouverture de ses pupilles, le boum dans ses oreilles quand son système cardiovasculaire rétrograda férocement. Elle sortit de sa poche la clé numérique que Morgan lui avait confiée et elle l'approcha du battant de la porte pour en déclencher l'ouverture. Le cœur battant à tout rompre, elle dégaina son automatique et retira le cran de sécurité. En refermant sans bruit la porte derrière elle, elle entendit Lise demander :

Du sucre dans votre café ?

Elle ne reconnut pas la voix qui répondit : non merci. En pénétrant dans le salon, elle braqua son arme vers l'homme, et elle vit dans son regard qu'il avait compris. Il y eut un grand bruit de porcelaine brisée, qui fit sursauter Claire. Lise avait lâché son plateau. Au lieu de crier, elle appela Esmeralda qui jouait à la poupée dans le coin opposé du salon. Elle le fit avec un ton tel, à la fois calme et impératif, que la petite vint se ranger derrière elle, en prenant la situation d'un seul regard de ses grands yeux inquiets.

L'homme fit d'un ton plaisant avec un léger accent français :

Eh bien, capitaine Gustafson, je vois que vous prenez très à cœur les consignes de sécurité, mais en l'occurrence, votre défiance à mon égard est très exagérée.

Claire avala sa salive et, sans cesser de lui viser la tête, elle lui répondit posément, car elle savait que sinon, avec la drogue, elle allait bafouiller :

Vous allez prendre votre arme très lentement et la poser sur la table devant vous en la tenant par le canon.

Il rit avec un air aimable.

Voyons Capitaine, c'est ridicule, mes accréditations viennent d'être vérifiées par vos soldats.

Le Colonel Durand a été tué par une bombe, à Almogar, il y a moins d'une heure.

Allons bon ! C'est la meilleure ! fit-il en français, il continua en anglais :

« Il s'agit bien entendu d'un autre Durand, vous savez, chez nous, c'est un patronyme très répandu.

Pour la dernière fois : prenez votre arme et posez-la en la tenant par le canon sur la table devant vous.

Il rit à nouveau, commença à secouer la tête en ouvrant la bouche pour répliquer. Claire tira une balle dans le dossier du fauteuil, à moins d'une main de son épaule, puis en clignant les yeux, elle revint pointer l'arme entre ses yeux. Esmeralda derrière elle avait poussé un bref cri de terreur, très aigu. L'homme porta une main tremblante dans sa veste et vint poser un gros automatique sur la table basse.

« Levez-vous très lentement et reculez.

Il obtempéra. Son visage s'était métamorphosé en un masque dur de détermination et de colère, ou peut-être même de la haine.

« Lise, fit Claire, allez chercher cette arme.

Comme Lise obéissait, on frappa à la porte.

Capitaine Gustafson ? demanda la voix de l'Indienne, nous avons cru entendre une détonation. Capitaine Gustafson ? Êtes-vous là ? Que se passe-t-il ?

Oui, cria Claire, sans lâcher l'autre des yeux, tout va bien.

Puis elle dit plus bas :

« Lise, allez lui ouvrir, s'il vous plaît. Surtout, ne lui dites rien.

Lise donna l'arme à Claire qui la posa à ses pieds sans cesser de tenir le faux Durand en joue.

Comme Lise ouvrait la porte de la maison, Claire vit, du coin de l'œil dans le miroir sur la porte de communication entre le couloir et le salon, une grande femme rousse qu'elle ne connaissait pas, habillée d'un tailleur-pantalon noir deux tailles trop grand, un badge de l'ASI accroché en pochette, et derrière elle, Émilie dans les bras de la grande Indienne, qui avait mis son fusil en bandoulière à son épaule.

Que s'est-il passé ? fit la rousse, d'un ton qui se voulait badin.

Claire vit Lise qui refermait la porte derrière eux tandis qu'avec une discrétion de prestidigitatrice, la rousse sortait de sa poche un petit revolver noir et le cachait dans les plis de sa veste. Claire se recula pour sortir de l'angle du miroir, calculant que le salon était beaucoup moins éclairé que l'entrée et que ce contraste la rendait invisible. Prenant conscience qu'Esmeralda était juste là, derrière elle, elle s'accroupit et murmura vivement, sans lâcher le faux Durand des yeux :

Esmeralda, va dans la cuisine !

Elle entendit avec soulagement les petits pas de l'enfant qui obéissait. Incroyable, pensa Claire, le cœur battant, car elle était certaine que sa fille n'aurait jamais obtempéré ainsi. Juste à temps : les pas dans le couloir s'approchaient. Le faux Colonel Durand mit ses mains sur ses hanches en repoussant les pans de sa veste, d'une façon si décontractée... que Claire visualisa qu'il était droitier, et qu'il avait une autre arme cachée dans son dos, au moment où la rousse, qui poussait gentiment devant elle la grande Indienne avec Émilie dans ses bras, fit irruption dans la pièce en disant sur le ton d'une conversation mondaine :

Ah, nous voici dans le salon, alors ?

Le faux Durand, croyant pouvoir profiter de la diversion, passa sa main dans son dos sous sa veste. La rousse qui tournait la tête vit Claire, et elle se décala adroitement pour venir derrière l'Indienne, levant son revolver dans l'intention évidente de tirer sur Claire. Claire abattit le faux Durand d'une balle dans l'épaule droite alors qu'il sortait sa seconde arme. Puis elle tourna sa mire vers la rousse, mais celle-ci s'était effectivement cachée derrière l'Indienne et Émilie, et elle fit feu. Claire encaissa l'impact en pleine poitrine. Elle roula au sol, le souffle coupé, tandis que la rousse tirait deux coups supplémentaires qui la manquèrent. Émilie hurlait de terreur, et ce fut peut-être ce cri qui donna à Claire le petit surcroît de force pour lever à temps son regard et ses bras tendus vers la rousse. Celle-ci marchait vers Claire en baissant son canon pour lui donner le coup de grâce à bout portant. Claire lui flanqua trois balles dans la poitrine et la tête. La rousse tomba en arrière comme une patineuse maladroite, en tirant deux coups dans le plafond. Son corps fit un grand bruit en s'abattant sur le sol entre Claire et l'Indienne. Sidérée, couverte de sang et de cervelle, celle-ci pressait contre elle une Émilie dont le hurlement s'arrêta net. Une pluie de plâtre descendait du plafond. Claire bondit sur ses pieds. Elle braqua aussitôt le faux Durand qui avait fait le tour du canapé, au moment où il se baissait pour ramasser son arme tombée au sol. Il vit qu'elle était prête à tirer, mais il tenta quand même sa chance. Claire le foudroya en tirant à nouveau trois fois. Son sang aspergea la bibliothèque qui tomba sur lui, livres et bibelots pêle-mêle, dans un grand bruit. L'Indienne considérait Claire avec des yeux exorbités de stupeur. Esmeralda cria à son tour dans la cuisine, de son cri à vriller les tympans, et qui dura quatre bonnes secondes.

Esmeralda ! cria Claire, reviens !

Alors, comme Esmeralda arrivait, courant comme un chien fou en faisant claquer ses petites chaussures, se jeter dans les jambes de Lise qui la souleva dans ses bras, Claire se tourna vers l'Indienne. Celle-ci avait posé Émilie au sol et était en train d'entreprendre de se saisir de son fusil resté pendu à son épaule. Elle s'arrêta en voyant que Claire la tenait en joue de son arme fumante, et elle monta ses mains sur sa tête casquée. Elle tremblait, mais son regard noir semblait calme. Émilie courut en criant Maman, et Claire l'accueillit dans ses jambes. Claire demanda à l'Indienne :

Vous les connaissiez ?

L'Indienne secoua la tête, à l'occidentale, un geste exagéré pour ne pas risquer d'être mal compris.

C'est la première fois que je les vois.

OK. Gardez vos mains sur votre tête, le temps que je comprenne mieux ce qui se passe.

Claire prit deux grandes respirations. Elle s'agenouilla pour serrer sa fille dans son bras libre. La radio de l'Indienne crachota une question.

« Répondez-lui que tout va bien, ordonna Claire.

L'Indienne secoua la tête. Claire vit que son regard descendait et se fixait sur la trace de l'impact dans le gilet, entre les seins de Claire.

Je suis désolée, mais c'est précisément ce que mon devoir et la logique m'interdisent de faire, répondit-elle d'une voix tremblante, mais déterminée.

OK. Je vous explique. Ces deux personnes étaient de faux officiers de la sécurité intérieure de l'ASI.

J'ai personnellement vérifié leurs identités.

De toute évidence, votre accès à la base de données de l'ASI a été falsifié.

En admettant que ce soit la vérité, votre identité pourrait être fausse pour la même raison.

Réfléchissez. Si j'étais du mauvais côté, je vous aurais abattue.

C'est sans doute ce qu'ils m'auraient dit s'ils avaient eu le dessus, répliqua-t-elle avec insistance, et une logique impeccable. En même temps, Claire sentit que ses doutes étaient plus théoriques qu'autre chose. Elle baissa son arme et se tourna vers Lise.

Dites-lui.

Je la connais très bien, affirma Lise avec force, c'est l'officier Claire Gustafson de la Sécurité Intérieure de l'ASI, en charge de notre protection.

L'Indienne enleva ses mains de sa tête casquée tandis qu'on tambourinait à la porte.

Kavitha ? cria un homme derrière le vantail.

Allez leur ouvrir, fit Claire à l'Indienne.

Les trois soldats pénétrèrent dans la maison sur le qui-vive. Claire les laissa arriver jusqu'au salon et dit de sa voix la plus autoritaire :

La situation est sous contrôle. Sergent, ramassez ces armes et faites-moi enlever ces corps.

Ensuite, elle appela Morgan.

« J'y suis, fit-elle.

Tout va bien ?

Oui.

Mais Morgan fronçait les sourcils, elle voyait les soldats qui s'affairaient derrière Claire dont les pupilles étaient dilatées par la drogue.

Tu en es bien certaine ?

J'en suis certaine, répliqua Claire un peu trop vite : il n'était pas facile de s'exprimer sous l'emprise de cette substance. Elle fit tourner le téléphone pour montrer Esmeralda dans les bras de Lise.

« Quand arrives-tu ?

Je te ferai signe.


Chapitre 108 : 1 an et quatre mois auparavant


Le 9, l'astroport d'Almogar subit une attaque au mortier. C'était la première fois qu'une arme de guerre lourde était utilisée contre Almogar. Le complexe visé se situait à proximité de l'entrée sud. Les tirs durèrent presque vingt minutes, car l'hélicoptère de combat en alerte permanente qui avait été immédiatement dépêché fut abattu par un missile à sa première passe. Ses deux remplaçants perdirent de longues minutes à localiser et neutraliser la batterie avant de pouvoir s'attaquer au mortier tandis que les deux convois de policiers et de militaires au sol tombaient chacun dans une embuscade. Globalement, l'attaque fit plus de cent dix-sept morts, parmi lesquels on comptait de nombreux membres du personnel de la base. L'enquête révéla que seuls les quatre terroristes qui servaient le mortier furent tués. Le reste des attaquants, dont le nombre était estimé à plus de vingt, s'était évanoui dans le tissu industrialo-urbain qui entourait l'entrée sud d'Almogar, abandonnant derrière eux une masse impressionnante d'armes de guerres et de munitions. Ils laissèrent aussi des documents qui en disaient long sur leur organisation : il ne s'agissait pas d'une petite bande d'amateurs, mais bien d'une véritable armée clandestine, structurée, méthodique, dotée de puissants moyens logistiques et disposant de sources d'information précises et fiables. Les communiqués de revendications diffusés a posteriori se ressemblaient tous : une accumulation de menaces réitérées et de réclamations irréalistes.

À partir de ce jour, les conditions d'accès aux alentours d'Almogar devinrent draconiennes. Les forces de l'ordre, qui comptaient des troupes d'une dizaine de pays, fermèrent des rues entières, établirent des points de contrôle, montèrent des miradors, déroulèrent des kilomètres de barbelés, minèrent des zones considérables, des rues entières, et un parc qu'ils condamnèrent ainsi à retrouver l'état sauvage. En fin de compte, ils minèrent de la même façon toute la longueur des abords de la voie ferrée ainsi que la rive nord de l'autoroute. Cette véritable armée d'occupation qui se mit à camper dans les rues fut reçue de façon très différente par les uns et les autres. Et ce clivage révéla et amplifia les fractures profondes dans la population de la ville. Les contrôles incessants, les fouilles, les retards énormes, les bouchons monstrueux qui en résultaient créèrent une grogne qui pour certains s'envenima bientôt en haine sincère. La réponse des terroristes à la sécurisation des approches de l'astroport ne se fit pas attendre : quatre familles furent massacrées à domicile la même nuit, à l'arme automatique. Toutes ces familles avaient un point commun : l'un de leur membre travaillait à Almogar. La panique qui s'en suivit fut sans précédent. Des centaines d'employés de l'astroport tentèrent de franchir les limites de l'enceinte protégée d'Almogar avec leur famille au complet, ce qui créa un désordre indescriptible, les forces de l'ordre aux points de contrôle ayant des ordres stricts pour ne laisser entrer sur la base que ceux qui y travaillaient. Almogar employait des milliers de personnes qui presque toutes chaque jour retournaient dans leur famille. Des centaines d'entre elles démissionnèrent sur-le-champ, expliquant à qui voulait l'entendre que le chômage valait mieux que la mort. Les dirigeants des forces de l'ordre firent de nombreuses interventions dans les médias pour expliquer et répéter que chaque famille était désormais sous protection et qu'il était impossible qu'un tel massacre se reproduise. Il était vrai que le quadrillage permanent de la ville et la mise sous surveillance électronique de chaque habitation d'un employé d'Almogar qui en faisant la demande rendit la répétition d'une telle attaque simultanée très difficile à mettre sur pied, mais la tension resta.

Deux mois plus tard, un camion suicide parvint à passer les barrages. Il était en route à pleine vitesse vers les citernes du gigantesque dépôt de carburant au nord d'Almogar quand l'hélicoptère de garde le pulvérisa in extremis. Du coup, les points de contrôle furent équipés de matériel lourd, tanks et énormes blocs de béton. Les procédures devinrent encore plus draconiennes. Les bouchons et la grogne s'aggravèrent. Ensuite, les assassinats commencèrent à se multiplier. Les cibles étaient surtout les travailleurs modestes, les cadres étant mieux surveillés. Les défections se multiplièrent de façon alarmante. La capacité d'Almogar à tenir la cadence du trafic vers l'orbite basse s'en ressentit de façon substantielle. Quand, en réponse, on donna à tous les employés le même type de protection, les assassinats se raréfièrent, mais se mirent à toucher surtout les cadres.

Lorsqu'on attribua à Morgan un service de garde du corps personnel pour ses sorties hors de la base, elle découvrit qu'il était sous la responsabilité de Claire, qui vint lui en expliquer les modalités : la garde consistait en la présence d'un agent des forces de sécurité de l'ASI en civil, qui intervenait à la demande de Morgan. Cette surveillance, organisée par l'ASI, se faisait avec la collaboration et en liaison permanente avec les forces de l'ordre civiles et militaires. Claire en profita pour faire la leçon à Morgan sur sa sécurité et lui fit prendre des précautions plus rigoureuses que celles dont elle avait l'habitude. Après cet entretien, Morgan ne partit ni ne rentra plus jamais à la même heure. Chaque jour, elle changeait d'itinéraire, veillant en particulier à ne jamais sortir d'Almogar par la porte par laquelle elle était entrée. À cette fin, et sur la recommandation de Claire, elle se mit à louer des voitures et à en changer très souvent, à l'improviste. Comme il y avait des agences de location dans l'enceinte de l'astroport, on pouvait entrer avec un véhicule et ressortir avec un autre. Cette technique était devenue standard pour les cadres. Cela créait un brouillage permanent du trafic aux portes de l'astroport.

Une ville entière commença à pousser à l'intérieur de l'enceinte de l'astroport, une ville de bâtiments préfabriqués qui, à peine posés au sol, étaient occupés par une famille. On l'appelait AlmogarVille, par dérision et pour la différencier de la ville d'Almogar, qui en tant d'endroits ressemblait plus à un champ de bataille qu'à la ville dynamique qu'elle avait été. Ce mois-là, partout dans le monde, les attentats à la voiture piégée se multiplièrent de façon inquiétante. À Almogar, la cadence passa d'un par mois à un par semaine. Les terroristes avaient trouvé une technique par le truchement de laquelle ils piégeaient une voiture en introduisant un petit robot ménager modifié par leurs soins dans le réservoir. Le robot, une fois activé à distance, se mettait à agiter vigoureusement le contenu du réservoir de la voiture auquel avait été ajouté un émulsifiant, produisant une mousse très inflammable. Un téléphone portable sacrifié servait à déclencher la mise à feu à distance. Les plans ainsi que le mode d'emploi détaillé de cette technique étaient bien entendu disponibles sur le réseau. Fin du fin, le terroriste pouvait utiliser une voiture trouvée sur place. L'incendiaire ouvrait la trappe à carburant d'un coup de tournevis et, en moins d'une minute, n'importe quelle voiture se transformait en bombe. En parallèle, les meurtres par arme à feu se multiplièrent. On estimait qu'il y avait plus d'un demi-milliard d'armes automatiques en circulation dans le monde, c'est à dire hors du contrôle d'une police où d'une armée. On trouvait dans ce stock énorme une proportion stupéfiante d'armes rangée dans la catégorie « armes de guerre », en particulier des fusils d'assaut, redoutables du fait de leur cadence de tir, de leur portée, et du pouvoir de pénétration de leurs munitions supersoniques. De puissants lobbys soutenaient la vente aux particuliers de ces armes sous le prétexte peu réaliste que le fait d'armer chaque citoyen constituait la dernière ligne de défense contre un débarquement des extraterrestres. Par malchance, avec la globalisation des échanges d'information et de biens, il était devenu relativement facile de faire voyager clandestinement ses armes pour des prix modiques. Enfin, la généralisation des systèmes d'usinage robotisés ouvrait la porte à des bricolages redoutables. On trouvait ainsi sur Internet des plans d'usinage pour un fusil de tireur d'élite qui devint célèbre sous le nom de « Terminator ». Un technicien compétent doté d'un robot d'usinage ad hoc pouvait fabriquer l'arme et sa munition en quelques heures. Le fusil en question avait la puissance de feu d'un petit canon : la balle, énorme et hypervéloce, pouvait passer au travers d'un mur. Cette arme, dotée d'une lunette de visé, acquit à juste titre la réputation d'être le must pour réussir un carton jusqu'à plus de quatre cent mètres sur une voiture blindée. Revers de la médaille, elle avait un recul phénoménal : il n'était pas question de l'épauler, il fallait l'adosser à quelque chose de solide. Le rechargement manuel aurait pu en limiter sévèrement l'usage, mais, en réalité, une fois son efficacité devenue légendaire, le fait qu'on avait que quelques coups se révéla amplement suffisant pour l'usage qu'un terroriste pouvait en avoir. En quelques mois, le Terminator devint, pour les dirigeants et les cadres de toutes les organisations, l'arme de choix pour se faire tuer, la plus redoutée.

À partir d'avril, des tirs de roquettes au petit bonheur, comme les palestiniens l'avaient fait sur Israël pendant des décennies, commencèrent à se produire sur l'astroport d'Almogar. Les terroristes procédaient par commando suicide, car l'origine du tir était toujours détectée et les contre-mesures radicales. Leur taux de réussite resta assez faible, grâce au système de missile et de laser antimissile qui défendait les points stratégiques des astroports, et du fait que les factions pratiquant cette technique ne disposaient que de roquettes artisanales assez primitives.

Le 29, le chef de la logistique d'Almogar, un collègue de Morgan, se fit abattre dans le dos d'un coup de Terminator alors qu'il refermait la porte de sa maison. Sa femme qui se tenait de l'autre côté de l'huis fut tuée elle aussi par la même unique balle. Ils laissaient deux orphelins, des petits garçons que Morgan avait tenus dans ses bras. Ils habitaient à Santa-Maria, à cinq rues de la maison de Lise. Le lendemain, Morgan quitta Lise, Esmeralda au bras, pour emménager dans un bungalow à AlmogarVille. Lise lui avait fait le soir une scène très violente. Ayant usé de tout son talent pour convaincre Morgan que c'était la bonne solution, elle avait du se mettre en colère et lui demander de « décamper », répondant aux pourquoi de Morgan par un « parce que j'ai peur pour ma vie » dont Morgan ne fut pas dupe, mais elle obtempéra. Arrivée dans le petit logement sommaire à AlmogarVille, Esmeralda lui demanda quand elles allaient revoir Lise, qu'elle appelait toujours « Lili », et Morgan eut toute la peine du monde à lui sourire, à mentir pour lui répondre « bientôt ». Elles se mirent à faire, le soir, face à un écran, de longues séances de téléprésence où Lise jouait avec Esmeralda, où elles dînaient virtuellement ensemble.

Dès qu'elle le pouvait, Morgan faisait une escapade à Santa-Maria pour retrouver Lise. Chaque fois, elles venaient au contact au premier regard, happées par la force du manque. Dans les bras qui se refermaient, elles se respiraient, se humaient, se caressaient. Au cours des premières minutes, le soulagement après la privation était si grand qu'elles en pleuraient et Lise manifestait son trouble par des tremblements presque inquiétants. Ensuite, comme si elles s'étaient plongées dans la plénitude et la sérénité d'une grande rivière, elles refermaient sur elles-mêmes la parenthèse pour se retrouver et, après de longs baisers, elles commençaient à faire l'amour. Souvent, affamées dans l'après, elles se retrouvèrent dans la cuisine afin d'improviser un souper, pouffant comme des adolescentes. Quand Lise ouvrait un Chassagne-Montrachet, le ton tournait à la quiétude complice tandis qu'elles dégustaient le vin en bavardant tout bas, comme si quelqu'un avait pu les entendre, et venir rompre le charme. Chacune de ces rencontres fut teintée d'un sens de l'urgence d'une dernière fois, en quelque sorte révélé par le compte des bouteilles qui restaient dans la caisse en bois, car il était évident qu'elles étaient prises dans la tourmente des évènements.

Le 4 mai, à l'aube, alors qu'elles s'étaient assoupies sous les draps pour les quelques minutes qui leur restaient à passer encore ensemble, une explosion très forte secoua la maison de Lise. Tandis que toutes les cloisons résonnaient et craquaient, elles entendirent la grande baie vitrée du boudoir côté rue, qui tombait et se brisait. Morgan bondit hors du lit pour prendre son arme de service dont elle ne se séparait plus. Elle se tint accroupie dans la pénombre, prête à mettre en joue un assaillant éventuel. Lise, qui l'avait suivie au sol, lui demanda en tremblant si elle avait vu quelque chose. Morgan lui fit signe de rester silencieuse en portant son index sur sa bouche. Morgan resta de longues minutes immobile et attentive dans l'ombre, tandis que dans la rue un incendie faisait rage dont les flammes jetaient des lueurs fantomatiques sur les murs de la chambre. Enfin, Morgan reçut sur son implant une demande de rapport émanant des forces de sécurité d'Almogar. Elle répondit qu'elle allait bien, demanda ce qui s'était passé. On lui répondit que la police était en route, et qu'elle devait rester cachée en attendant leur arrivée.

La police découvrit que la voiture de location de Morgan avait été détruite par l'explosion du véhicule voisin. Il était difficile d'être certain que Morgan avait été la cible. Claire eut un entretien houleux avec Morgan à qui elle reprocha de ne pas avoir fait appel à un garde du corps comme on le lui avait demandé. Morgan répondit avec irritation qu'elle ne pensait pas en avoir besoin. Claire lui saisit le poignet et lui dit en la regardant dans les yeux :

JE suis responsable de ta sécurité. Sais-tu à combien nous estimons ton risque ?

Non, fit Morgan en haussant les épaules.

Tu es dans les vingt premiers risques les plus élevés de tout le personnel d'Almogar.

Claire marqua une pause pour renforcer la portée de son propos :

« Dans ta situation, il est devenu irresponsable de sortir de la base pour rencontrer plus de deux fois de suite la même personne, au même endroit.

Lise habite là, et c'est la femme que j'aime !

Elles s'affrontèrent du regard quelques secondes. Claire lui dit avec un soupir :

Rencontrez-vous ailleurs, et prévenez-moi.

Ensuite, elles allèrent à l'hôtel à Santa-Maria ou à Almogar, jamais deux fois le même. Morgan prévenait Claire et sautait dans un premier taxi, passait à travers un centre commercial pour en reprendre un second. Lise faisait de son côté des efforts similaires pour décrocher un éventuel, et à peine moins improbable poursuivant. La surveillance des hommes de Claire, constante, restait très discrète.

Après quelques mois, il y eut une sorte d'accalmie. L'ASI avait fait pression sur les pays sponsors qui avaient dépêché des troupes supplémentaires. La région ne comptait plus un seul carrefour important sans son point de contrôle fortifié. Seules pouvaient désormais circuler les voitures dont la trappe à carburant avait été modifiée. Les frontières de la zone franche avaient bien entendu été mises sous très haute surveillance : toute marchandise entrante était passée aux rayons X. D'immenses hangars robotisés sous la surveillance des militaires avaient été construits à cet effet au bord de l'autoroute. De nouveaux réseaux de caméras vidéo miniaturisées fixes et mobiles furent déployés dans la ville par les forces de l'ordre. De nombreuses tentatives d'attentat furent déjouées. Souvent, même, les auteurs furent arrêtés. On trouva chez l'un d'eux un véritable arsenal. Dans ce lot, on découvrit aussi une puce encryptée qu'un service secret allié cassa. Dans ces documents, on retrouva les plans détaillés d'Almogar, ville et astroport, avec, secteur par secteur, une statistique quasi complète des déplacements de nombreux cadres de l'ASI, dont Morgan. Claire, à qui le document fut transmis, fut prise de sueurs froides en découvrant que l'une des escapades de Morgan pour aller retrouver Lise avait été suivie de bout en bout. Elle rendit visite à Morgan, mais ne lui en parla pas. Au lieu de cela, elle lui fit ce qu'elle appelait dans son jargon « une piqûre de rappel des consignes de sécurité ». Elle repartit satisfaite, Morgan l'ayant écouté avec attention et l'ayant assurée qu'elle serait de la plus extrême prudence.


Chapitre 109 : Dernier jour 17h22


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Reuters, Aldrin, aujourd'hui 17h22. Essais qualificatifs concluants pour le canon électromagnétique à haute cadence développé conjointement par l'armée chinoise et coréenne. Le prototype, installé en surface sur la base de défense 134, à cent kilomètres du dôme principal d'Aldrin, a tiré pendant quarante minutes à la cadence de 3400 coups par minute des projectiles de 83g à une vitesse de 340 km/s. Le porte-parole du consortium a déclaré avec fierté : « On a du mal à imaginer la puissance destructrice d'une telle salve, dont l'impact de chaque projectile est équivalent à une tonne de TNT ! » Des experts proches du consortium nord-américain concurrent ont remarqué que, sur l'installation américaine de Tycho, une batterie d'armes similaires était opérationnelle depuis un an, dont on murmure dans les milieux bien informés que la cadence de tir et la vitesse d'éjection seraient plus que dix fois supérieures.

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AK vit l'embuscade dès qu'il tourna au coin de la rue. Il repéra la camionnette tout-terrain aux vitres noires qui démarrait pour se mettre derrière lui tandis qu'un homme vêtu d'un poncho s'avançait pour barrer la rue devant eux. Alors, au lieu de s'arrêter, il enfonça à fond l'accélérateur et avec le rugissement du moteur et l'à-coup de la boîte automatique qui rétrogradait, il força l'homme à plonger sur le côté pour ne pas se faire écrabouiller. AK crut un instant qu'ils allaient s'en tirer comme cela. Cependant, il vit dans le rétroviseur que l'homme qui avait roulé au sol épaulait une arme automatique. D'instinct, AK baissa la tête. Mais la rafale était destinée aux pneus qu'elle massacra. Le volant devint erratique dans les mains d'AK. La voiture tira à gauche sur le sol mouillé. AK ne parvint pas à éviter un vieux camion garé là. L'impact fusilla le côté de la voiture qui rebondit tandis qu'AK freinait pour reprendre un semblant de contrôle sur les jantes. Il vit alors dans le rétro le tout-terrain qui arrivait à grande vitesse. Il comprit tout de suite que l'autre voulait le percuter. Il pensa à Ada et Michael dans le coffre et il mit toute sa force pour tourner à droite dans l'ouverture qui attendait là et qui se révéla être une courte impasse à l'intérieur d'un petit complexe industriel abandonné. Debout sur le frein, il se prépara à saisir son fusil à pompe. À peine la voiture immobilisée, il sautait dehors en épaulant, juste à temps. Il fit exploser les vitres de son poursuivant comme celui-ci ralentissait pour tourner à son tour dans le cul-de-sac. Le tout-terrain, du coup, n'acheva pas son virage et percuta le coin du mur avec violence. AK tira deux autres cartouches en espérant sincèrement toucher le conducteur qui avait disparu sous le tableau de bord. Puis il se pencha dans sa voiture pour attraper son kit d'émeute et courut ouvrir le coffre.

Sortez ! cria-t-il bien inutilement à Ada et Michael qui jaillirent comme des diables.

« Là ! leur indiqua-t-il en pointant du doigt une porte défoncée dans le côté du bâtiment décrépit.

Le téléphone ! cria en retour Ada.

AK revint vers la portière ouverte sans cesser de tenir son fusil tourné en direction de la sortie de la ruelle. Il jeta un coup d'œil à l'intérieur de la voiture. Le téléphone avait sauté du vide-poche et n'était pas en vue.

Schwartz, il était là !

Ada s'engouffra dans la voiture.

Ada ! cria Michael qui était en train de franchir la porte désignée par AK. Il fit demi-tour.

Toi, reste là-dedans ! lui ordonna férocement AK en le pointant du doigt de sa main libre. Ada, sort de là ! Dégage ! ajouta-t-il à l'intention de la belle dont on ne voyait plus que les superbes fesses serrées dans le jean, comme elle fouillait à quatre pattes dans la voiture.

À cet instant, un chasseur supersonique passa au-dessus d'eux. Sans aucun bruit avant-coureur, une fulgurance sombre traversa le ciel, suivie aussitôt par la détonation phénoménale de l'onde de choc et le rugissement démentiel des turboréacteurs à fond de postcombustion. AK plia les genoux et le dos, et comme, estomaqué, il levait les yeux vers le ciel qui résonnait de grondements énormes, il vit trop tard la portière de la voiture accidentée qui s'ouvrait et des pieds qui touchaient le sol entre les roues. Le temps d'épauler et de viser, l'autre tournait le coin en courant. AK tira quand même, au jugé, sachant qu'il gaspillait une munition, sauf à faire peur à un opposant dont en vérité il doutait déjà qu'il ait pu lui faire peur en lui tirant dessus. Comme le grondement infernal du chasseur s'estompait à l'horizon, il perçut un mouvement au coin opposé et il tourna son fusil juste à temps pour cadrer au-dessus de son cran de mire le deuxième homme, le tireur, qui pointait son nez, son fusil d'assaut à l'épaule. AK tira au moment où l'autre se jetait en arrière, mais il le rata de très peu, et il sut que cela allait lui donner quelques instants de répit. Prenant son téléphone, il activa le signal d'urgence et cria dedans.

AK à central, je suis attaqué par deux hommes armés. Demande renforts d'urgence.

Puis il se tourna vers Ada pour lui crier :

« Ada, sort ton cul de là !

Je l'ai ! répondit la belle en sortant dextrement en marche arrière de la voiture.

Cavalcade dans un couloir jonché de résidus divers. AK s'arrêta au premier coin. Il posa son fusil contre le mur et il se mit à enfiler son gilet pare-balles sans quitter des yeux la porte qu'ils venaient de franchir. Il dit à Ada :

Tu avais raison. Ils veulent votre peau, mais pas n'importe comment.

Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

Ce connard a tiré une rafale au raz du sol, il visait les pneus. Il voulait nous empêcher de nous enfuir en évitant de nous blesser.

À nouveau un chasseur supersonique passa au-dessus de la ville, puis aussitôt un deuxième, et le vacarme interrompit la conversation, fit trembler les murs.

Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Ada en frissonnant d'inquiétude.

Des avions de guerre supersonique en rase-mottes, fit Rita du fond de son sac dans le dos de Michael.

Ada et Michael échangèrent un regard, AK hocha la tête.

Vous n'êtes pas les seuls à avoir de gros ennuis aujourd'hui.

Michael revint au sujet initial :

Comment est-ce que ces deux salauds nous ont retrouvés ? demanda-t-il avec méfiance.

AK haussa les épaules.

C'est moi, c'est clair.

Ada ouvrit de grands yeux et son visage afficha une expression de profonde stupéfaction, et de peur, elle se recula, se rangea derrière Michael.

« Non, Ada, je ne vous ai pas donné, soupira AK, c'est juste qu'ils ont tracé ma voiture, c'est évident. Est-ce qu'ils savaient que vous étiez dedans ? C'est probable. Comment ? Ça, c'est une bonne question, je penche pour le téléphone.

Celui-ci ? fit Ada en montrant son butin.

Non, celui-ci, fit AK en montrant son téléphone de fonction à son poignet, sans quitter le couloir des yeux.

« C'est sur celui-ci que Claire m'a dit où j'allais vous trouver.

Schwartz ! fit rageusement Michael. On les avait décrochés ! À cause de vous, on les a aux fesses à nouveau !

AK hocha la tête.

Désolé. Mais si c'est ça, cela signifie qu'ils ont de très gros moyens, ce type de téléphone est sensé être très sûr. Tu n'es pas d'accord Michael, c'est toi l'expert ?

Non, je ne suis pas d'accord ! D'ailleurs, on était branché dessus tout à l'heure, avec Rita ! Quant à eux, avec un peu de chance ce sont des barbouzes, et alors, ils ont carrément une bretelle très officielle et très légale sur votre réseau.

Ada lui jeta un regard noir et lui demanda :

Est-ce qu'ils ont pu bloquer l'appel de détresse qu'AK vient d'envoyer ?

Michael haussa les épaules.

Évidemment.

Du fond de son sac, Rita prit à nouveau la parole :

Je confirme qu'ils ont déployé un essaim de drones autour du bâtiment afin de former un réseau de brouillage qui nous coupe du monde.

Ce fut au tour d'AK d'ouvrir de grands yeux. Il prit son téléphone et refit l'appel, demanda confirmation. L'engin resta inerte.

Schwartz ! fit-il avec stupéfaction. À cet instant, il crut percevoir un mouvement au bout du couloir. Sans délai, il épaula et tira deux fois, aspergeant de chevrotine la porte éventrée. Les détonations des munitions surpuissantes résonnèrent monstrueusement dans le couloir, et Ada mit ses mains sur ses oreilles. Elle commençait à peine à se redresser quand une autre paire d'avions passa sur eux au ras des toits, bang, bang, et c'était comme si le ciel avait été déchiré en deux et allait leur tomber sur la tête. Ada se tapit en grimaçant dans le renfoncement d'une porte, tandis que le fracas de vitres qui descendaient en fontaines de morceaux se faisait entendre. Ce vacarme fut bientôt masqué par une longue rafale d'arme automatique. AK s'écarta vivement du coin du couloir comme le plâtre tombait autour de lui. Il jura et tira à nouveau trois coups au jugé, avant de dégoupiller et de lancer une grenade qui fit résonner toute la structure.

Ada prit l'autre téléphone en demandant :

Rita, est-ce qu'ils brouillent aussi celui-ci ?

Je ne le pense pas, celui-là utilise une technologie militaire conçue pour être très difficile à brouiller.

Ada appela Morgan.


Chapitre 110 : 1 an et trois mois auparavant


Un soir, Lise et Morgan se retrouvèrent au Hilton de Santa-Maria. Morgan, conformément aux consignes, en avait informée le service de protection. À cinq heures du matin, l'officier d'astreinte Teikon Pei fut réveillé par un signal d'alerte d'une l'IA de la police qui avait repéré deux véhicules inquiétants : une petite voiture rouge et d'un gros break beige. Une patrouille avait intercepté le coupé rouge, la fouille avait révélé une paire de jumelles numérique professionnelle à très haute résolution, extrêmement suspecte, mais dont la détention était néanmoins légale. La patrouille avait été contrainte de laisser repartir l'homme. Quant au break beige, les IA l'avaient perdu. Le taux de défaillance des caméras de surveillance atteignaient dans le secteur cette nuit-là des niveaux préoccupants. Les résultats de l'analyse par les IA du profil des véhicules et du comportement des conducteurs étaient très mauvais. En effet, les schémas correspondaient à ceux d'une attaque de type « repérage, tir et fuite » que les chasseurs d'homme des équipes terroristes avaient mis au point. La tactique consistait à faire tourner des voitures en éclaireur afin de repérer une victime et à placer le tireur et son arme dans un autre véhicule, caché, et qui attendait le dernier moment pour sortir. L'une des forces du système de ces escadrons de la mort était que la cible n'était pas fixée à l'avance. Au contraire, l'éclaireur utilisait une IA qui avait en mémoire un nombre de cibles potentielles et qui traitait en temps réel les vidéos capturées au téléobjectif. Afin d'éviter la saisie de l'IA, qui était la pièce la plus compromettante du montage, celle-ci restait cachée à distance et recevait les flux vidéo par le réseau au travers d'un système sophistiqué empêchant de la localiser. Cependant, en analysant le trafic des données dans un secteur, on pouvait quantifier des facteurs de risque. Cette nuit-là, tous les indices de danger étaient dans le rouge. Teikon bondit sur ses vêtements et démarrait sa voiture avant que sa femme se rende compte qu'il avait disparu. En route, on l'avertit sur son implant que le break beige restait introuvable. L'analyse des vidéos avant sa disparition indiquait avec quasi-certitude qu'il était resté dans le quartier. Ce matin-là, il pleuvait et il faisait presque frais. Avant de quitter sa voiture, Teikon enfila son gilet pare-balles sous son imperméable. Il arriva dans le lobby désert et, sortant sa plaque, il dit au concierge que tout allait bien, que c'était une visite de routine. Il connaissait le numéro de la chambre et l'étage, il monta en appelant Morgan avec le code d'urgence. Quand les filles ouvrirent leur porte, Teikon vit Morgan, calme comme à son habitude. Lise semblait encore à demi endormie. Adossée dans le couloir, elle tressait ses longs cheveux noirs avec toute l'agilité que ces gestes intimes peuvent acquérir. Chacune avait un petit sac à dos pour tout bagage. Teikon ne put s'empêcher de sourire. Il admirait la façon dont elles étaient ensemble, cette connivence tranquille et déterminée dont elles semblaient faire preuve en toutes circonstances. Arrivé devant la porte qui donnait sur le parking, Teikon dégagea le pistolet mitrailleur compact caché sous son imperméable. Il sortit ensuite de la poche de son imper un chargeur courbé long comme son avant-bras et en regardant les filles en coin, il le cliqua en place. Comme il manœuvrait le levier d'armement d'un geste sec afin de mettre une balle dans le canon, la culasse claqua sur la munition d'une façon qui fit sursauter Lise. Elle donna un coup d'œil inquiet vers Morgan qui lui répondit par un haussement de sourcil, le vissage tendu par la concentration. Puis Teikon déplia la crosse en les regardant d'un air sombre. Il leur ordonna nerveusement de rester derrière la lourde porte métallique et il se glissa à l'extérieur, l'arme pendue à son bras dans les plis de l'imper. Le taxi n'était pas en vue. Teikon fit le guet dehors, balayant les alentours du regard. Ils attendirent à peine deux minutes. Quand le taxi s'arrêta devant la porte, Teikon fit signe aux filles de sortir. À cet instant, il reçut sur son implant un message d'alerte en priorité maximum. Il n'eut ni le besoin ni le temps de le lire. Il se retourna et vit l'autre voiture qui s'arrêtait au bout de l'allée. Break beige. Il émit par son implant le signal de détresse préenregistré pour faire venir l'hélicoptère de combat. Ensuite, selon l'automatisme que son entraînement lui avait inculqué, il se représenta la ligne imaginaire entre le break et Morgan qui était en train de relâcher la porte qu'elle avait tenue pour Lise. Il se porta sur cette ligne de tir de deux pas résolus, tout en épaulant son arme vers la voiture beige, la joue sur la crosse, un pied en avant, à la recherche d'une cible dans le crachin de ce matin blafard. Et il dut apercevoir quelque chose, car, presque aussitôt, il tira une brève rafale, trois coups très rapprochés, comme un énorme roulement de tambour. Les vitres du break volèrent en éclats. La munition Terminator le traversa de part en part, gilet pare-balles et cage thoracique. La détonation fut phénoménale, assourdissante pour Morgan et Lise, malgré la distance qui les séparait du break, réduisant par comparaison les coups du pistolet mitrailleur de Teikon à des pétards de carnaval. Elle résonna et roula comme un coup de tonnerre sur les façades des immeubles de tout le quartier. Derrière les filles, la baie vitrée paracyclonique du couloir de l'hôtel résonnait comme une cloche. Teikon s'était effondré devant Morgan. Le pistolet mitrailleur rebondit au sol en tournoyant. Morgan bouscula vivement Lise dans le dos en lui criant : « À terre ! » et, avec la vitesse foudroyante d'une manœuvre instinctive, elle se saisit adroitement de l'arme de Teikon. Tandis qu'elle épaulait vers sa cible, le taxi démarra en faisant hurler ses pneumatiques. Il partit droit vers la sortie, masquant le danger l'espace d'une seconde. Lise, à plat ventre contre l'asphalte trempé, releva la tête et aperçut les deux hommes dans la voiture beige dont Teikon avait fait tomber les vitres. Elle pressentit que le tireur de Terminator était à l'arrière. Simultanément, elle devina le conducteur qui tendait le bras. Une flamme, elle entendit l'impact dans la porte métallique derrière elle. Tandis que Morgan ripostait, bang bang bang, Lise rampa vers Teikon. Elle apercevait l'homme à l'arrière du break beige qui manœuvrait son arme difforme, grotesque. Le Terminator, avec son semblant de crosse en porte-manteau à la Dali, faisait presque deux mètres de long et l'homme, après l'avoir rechargé, était en train de s'affairer à le caller contre l'intérieur de la portière de la voiture. Le conducteur continuait à faire feu sur Morgan qui tirait elle aussi. Lise qui rampait toujours vers Teikon entendit distinctement des impacts derrière elle dans le mur de l'hôtel. Elle vit Morgan qui se laissait tomber à genoux, se glissait à plat ventre dans une flaque d'eau et prenait position sur ses coudes pour tirer à nouveau : bang, bang, bang. Lise vit distinctement les impacts dans la portière du break, et ce qui lui sembla être une grande giclée rouge, avec un mouvement comme un corps qui soubresautait. Elle étendit sa main sur Teikon qui baignait dans son sang. Le conducteur tirait encore avec son arme de poing, et les balles sonnaient dans le béton de l'hôtel derrière elles comme des coups de marteau. Morgan tirait méthodiquement à courtes rafales : bang, bang, bang. La silhouette du conducteur tomba hors de vue. La seconde suivante, le break explosa. Il fut propulsé à trois mètres au-dessus du sol par une énorme boule de feu. L'onde de choc et le souffle les atteignirent avant que la carcasse retombe. Une pluie de débris s'abattit sur elles. Lise s'en protégea instinctivement en recouvrant son crâne de ses bras et, du coup, elle piqua du nez dans la flaque chaude du sang du policier. Quand elle releva la tête, Morgan avait bondi sur ses pieds et approchait. Plusieurs alarmes s'étaient mises à beugler. Le feu s'était étendu à d'autres véhicules derrière l'épave du break. Lise en percevait la chaleur sur son visage malgré la distance et la pluie qui s'était mise à tomber à verse. Elle avait mis sa main sur la carotide de Teikon. Elle secoua la tête :

Il est mort.

Morgan la regarda, horrifiée. Elle fit non de la tête. Elle dit avec force :

L'hôpital Kouchner est juste derrière le coin.

Elle jeta son arme au sol pour se pencher vers Teikon. C'était un garçon mince et de taille moyenne. Alors que Lise se levait vivement pour aider Morgan à soulever le corps, elle se posa la question de savoir si Morgan aurait la force de tenir la distance et surtout de le faire assez vite. Et cela aurait pu être en quelque sorte une question purement théorique, sauf qu'au même instant Lise réalisa qu'elle n'avait jamais vu Morgan rater un sauvetage.

Comment exactement le corps de Teikon arriva sur les épaules de Morgan ? Comment Morgan, ainsi chargée, parvint à courir jusqu'aux urgences sous la pluie battante ? Lise courut avec elle. Elle lui cria tout du long cette suite de mots simples qui la guida et l'encouragea, et qui, hors de la circonstance et une fois transcrite, ne serait que du charabia. L'hélicoptère de combat passa à moins de vingt mètres au-dessus de leurs têtes, toutes turbines hurlantes, et les mitrailleurs prirent quelques instants en ligne de mire ce mince marathonien sous la pluie, lourdement chargé d'un corps flasque et poussé dans le dos par une frêle silhouette. Deux des voitures de police qui convergèrent sur la scène toutes sirènes hurlantes et gyrophares tourbillonnants accompagnèrent Lise et Morgan sur les derniers mètres. Teikon fut enlevé à Morgan par les bras manipulateurs de l'IA de ressuscitation des urgences. Ceux-ci posèrent le corps sur la table en inox et une forêt de bras secondaires sembla surgir du mur et de dessous la table. Ils s'emparèrent de Teikon tandis que l'ensemble était comme aspiré à travers le mur derrière les rideaux de décontamination. Des agents de sécurité surgirent sur le qui-vive, l'arme à la main. Morgan, pliée en deux, hors d'haleine, était tombée à genoux avant de rouler au sol. La belle ruisselait du sang que le corps de Teikon avait répandu sur elle tandis qu'elle courait à l'extrême limite de ses forces. Une flaque de sang s'élargissait autour d'elle sur le carrelage blanc immaculé du hall des urgences. Lise repoussa les infirmiers qui vinrent s'inquiéter de son état. Relevée de son essoufflement, Morgan dit : « Cette balle était pour moi. » Lise l'entraina sous la pluie dans la cour de l'hôpital envahie par les gyrophares. Une colonne de fumée noire signalait que le break brûlait encore, comme un grand Z dans le ciel que même la tempête ne semblait pas pouvoir effacer. Lise pensa : Z comme zéro chance à l'intelligence et à l'espoir. Morgan dit en regardant la fumée : « Qu'ils brûlent en enfer jusqu'à la fin des temps ! » Il fallut attendre de longues minutes pour avoir des nouvelles. Une infirmière leur dit que les IA avaient stabilisé Teikon, qu'il était dans le coma, mais qu'il allait très probablement s'en tirer. Elle entraina Morgan dans une salle de soin afin qu'elle se change d'une tunique d'hôpital. Un collaborateur de Claire arriva dans une voiture blindée et les évacua.


Chapitre 111 : Dernier jour 17h23


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Agencia Internacional de Noticias, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h23. Un correspondant proche du commandement de la police de Santa-Maria d'Almogar confirme que les forces de l'ordre sont en alerte maximum et qu'une activité intense est en cours, sans en révéler l'objet. Selon certaines sources, une chasse à l'homme de grande ampleur aurait été déclenchée dans le centre de la ville à la suite du repérage d'un jeune couple de dangereux activistes responsable de la mort d'un policier il y a quelques heures. L'affaire serait terroriste et la cyberattaque en cours y serait liée.

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GlobalNewsTV, interruption du journal en cours (FLASH SPECIAL) : Images d'avions de guerre en vol, commentaire : « La quatrième flotte US qui croise au large de Santa-Maria Almogar vient d'être mise en alerte maximum. Deux AWACS et trois paires d'avions de supériorité aérienne de type F-234 sont en vol. Trois autres paires de F-234 sont en décollage immédiat sur le pont du porte-avions nucléaire USS William J. Clinton.». Images aériennes d'un porte-avions croisant à vive allure tandis qu'un avion apponte. Commentaire : « Le porte-parole du commandement de la quatrième flotte a fait une déclaration ». Image d'un officier de l'US Navy dans un uniforme impeccable. Il fait face à la caméra et déclare posément : « L'ASI, sous mandat de l'ONU, nous a demandé d'assurer la sûreté de l'espace aérien sur la zone d'Almogar. Le niveau de risque est évalué comme étant très élevé. Il s'agit de terroristes très bien équipés et organisés. En particulier, on est à peu près certain que des missiles sol-air de dernière génération vont être mis en œuvre. » Un journaliste lui demande quelle est la cible des terroristes, il secoue la tête et déclare : « Je suis désolé cette information est secrète.» Un autre journaliste l'interroge quant au niveau surprenant des forces mises en jeu, il cligne ses yeux bleus et répond en hochant sobrement la tête : « Cette mission a une priorité très élevée. Nous y mettrons tout ce que nous avons s'il le faut ». Image d'avions de guerre en manœuvre, commentaire : « Le USS William J. Clinton dispose de plusieurs groupes de combat aérien... » (longue présentation en image commentée à grand renfort d'acronymes des impressionnantes capacités offensives des avions de la quatrième flotte US)

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Morgan prit l'appel d'Ada.

Oui, Ada.

Ada entendit le vacarme des turbines et des pales et elle cria instinctivement sa réponse :

Morgan, on veut nous faire la peau. Il y a deux hommes après nous. Ils ont intercepté la voiture d'AK. On s'en est tiré d'un cheveu, mais ils nous ont bloqués dans un immeuble abandonné... Schwartz ! Je ne sais pas comment décrire où nous sommes.

Morgan la coupa.

Je sais exactement où vous êtes. Je vais venir directement vers vous. Essayez de monter sur le toit, et si vous ne pouvez pas, préparez-vous à sortir, de préférence derrière, côté sud.

Le toit, j'ai bien compris. Mais, Morgan, ils nous tirent dessus !

Ada, s'ils font les méchants, j'en ferai des confettis. Tentez le toit et tenez-moi au courant.

OK.

Ada se tourna vers AK.

« Elle dit de montrer sur le toit.

Celui-ci haussa les sourcils.

Pour quoi faire ?

Elle arrive.

Il fit une grimace de perplexité.

Elle arrive en hélicoptère, précisa Michael.

AK haussa les sourcils.

Ah ! Sortie par le haut, fit-il pensivement. Quelqu'un a vu des escaliers ?

Michael partit prestement explorer le bout du couloir et cria.

Ici !

AK sortit une grenade lacrymogène de son kit d'émeute et tira férocement la goupille. Il jeta le cylindre fumant dans le couloir et leur fit signe de monter.


Chapitre 112 : 1 an et deux mois auparavant


Le 17 juin, un dimanche, une gigantesque manifestation devant l'entrée nord d'Almogar, à l'origine pacifique, tourna à l'émeute. L'enquête révéla que des éléments infiltrés dans la foule en prirent le contrôle en provoquant les forces de l'ordre par les jets de pierre et puis en se retournant contre la foule elle-même à coup de Tazer. Simultanément, des tirs de roquette furent utilisés pour faire diversion. La première clôture d'Almogar fut enfoncée par la pression d'un mouvement de panique de la foule au cours duquel de nombreux innocents furent écrasés. La meute s'engouffra dans la brèche et sembla se calmer tandis que les ambulances affluaient. Croyant que le mouvement agressif avait été éteint par le drame déjà considérable, une part importante des forces de l'ordre se mêla à la foule pour aider au sauvetage. Ce fut une erreur dramatique. Les manipulateurs en profitèrent pour relancer leur attaque, appuyés par deux tireurs d'élite équipés de terminators et installés dans des camping-cars à plus de trois cent mètres. Avant d'être neutralisés, ces derniers abattirent seize policiers, tuant ou blessant grièvement au passage quelques douzaines de manifestants qui avaient commis l'erreur d'être dans les lignes de tir. Les détonations, les cris, le sang, et quelques coups de Tazer de plus, finirent de faire se lever un vent de folie sur la scène devenue un carnage terrifiant. Dans la confusion extrême qui s'en suivit, quand la foule renversa la seconde clôture et se mit à menacer de renverser la troisième et dernière clôture, l'officier des forces de sécurité d'Almogar en fonction à ce moment fit déployer ses hommes en armes pour défendre l'intégrité de la Base. Il fut décapité par une balle de Terminator tandis que ses hommes tiraient à balles réelles des rafales de fusil d'assaut au-dessus des têtes. Finalement, sur ordre du préfet, trois avions de lutte contre les incendies de forêt furent dépêchés d'urgence pour larguer sur la foule des tonnes d'eau chargée d'une substance urticante, tandis qu'un peloton de blindés prenait position en zigzaguant pour ne pas écraser les corps laissés au sol par la foule qui oscillait en hurlant entre clôture et rangs de policiers. Quand les survivants furent finalement dispersés, on compta près de cent morts et dix fois ce nombre de blessés, ce qui déborda tous les hôpitaux de la région. À partir de ce jour, une ambiance de guerre urbaine totale régna sur Almogar.


Chapitre 113 : Dernier jour 17h24


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Agence France Presse, Almogar, aujourd'hui, 17h24. L'ASI refuse toujours de donner des détails sur l'embarquement des derniers passagers à destination d'Exodus. De nombreux observateurs s'étonnent de ce silence, qui est sans aucun doute révélateur de difficultés majeures, mais dont on ignore la nature. Selon des sources proches du consortium de compagnies d'assurance qui couvre les activité de l'ASI, la procédure habituelle par laquelle le pilote de la navette va lui-même chercher ses passagers en hélicoptère a été évaluée comme trop risquée et a été modifiée selon des modalités qui sont, on s'en doute, ultra secrètes.

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Schwartz !

Quoi ?

Un des hélicos vient de se faire descendre !

Lequel ? Où ? Des survivants ?

Ah ! Ça, on ne sait pas. C'est arrivé plus au sud. Ça m'étonnerait qu'il y ait des survivants. On a des images depuis un AWACS et on y distingue une grosse boule de feu dont le spectre des flammes correspond à une épave d'hélico qui brûle.

Une IA tactique du centre de coordination des forces militaires vient de sortir une analyse : c'était un missile. La signature du propulseur a été identifiée : c'est une fabrication française, dernière génération.

Schwartz, on avait bien besoin de ça !

Ils viennent d'envoyer deux des chasseurs en veille dans le secteur faire une passe sur l'endroit présumé d'où est parti le tir.

Les F-234 ont demandé l'autorisation de passer en supersonique et ils l'ont obtenue !

En pleine ville ?

Trop dangereux pour eux d'y aller en subsonique.

Ils seront sur place dans vingt secondes... Dix... Cinq

Nouveau tir de missile !

Raté ! Les contre-mesures des chasseurs ont marché.

Le deuxième groupe de chasseurs va attaquer. Un missile chacun.

Attention, ils reviennent...Putain de Schwartz, ça va faire mal.

Boom !

Qu'est-ce que c'est que ce nuage de fumée énorme ?

L'immeuble entier s'est effondré !

Putain de Schwartz ! Qu'est-ce qu'ils leur ont mis ! Bien joué !

Est-ce que quelqu'un peut me dire quel hélico s'est fait descendre ?

C'est le numéro deux qui s'est fait avoir.

Et c'est lequel ?

Chef, personne ne sait qui est qui, sauf les équipages des hélicos eux-mêmes, et ils n'ont rien dit. C'est encore une de ces précautions ultimes : il y a six hélicos identiques, numérotés de un à six, c'est tout ce qu'on sait.

Tir de missile !

Où ?

Pile dans la zone !

La cible ?

L'hélico numéro quatre était en approche.

On n'a plus rien. Plus rien. Ni en radar, ni rien !

Schwartz ! Ils ont dû aller au tapis eux aussi.

Confirmation de l'ASI, le numéro quatre a été touché.

Il est au sol. Attendez... Le pilote est indemne !

Hey ! Le numéro trois arrive juste derrière ! On ne le voit pas sur les radars, il doit être sous le niveau des toits.

Oui, regarde ! Il tourne à angle droit ! Affiche le plan de la ville en transparence !

Bingo !

Quoi ?

Le numéro trois suit les rues, il vole au ras du sol entre les immeubles !

Regarde, il se dirige vers Advocado, comme s'il voulait se faire cette seconde batterie de sol-air.

Putain de Schwartz ! Un hélico contre des sol-air de dernière génération, grosses couilles les mecs ! Bonne chance !

Ta gueule ! Je ne te paye pas pour faire ce type de commentaires, espèce d'abruti. Ce n'est ni un jeu vidéo, ni une série à la télé. T'as compris ?

J'ai compris, chef. Je m'excuse, chef.

Les chasseurs reviennent.

Nouveau tir de missile ! Et encore un autre ! Nom de Dieu, ça chauffe dur, là-bas !

Un F-234 a été touché ! Moteur gauche HS. Il repart vers le porte-avions avec son équipier. Le troisième groupe va intervenir. Dix secondes...Cinq... Deux. Un...

Tu as vu ce flash ?

Ils les ont eus ?

S'ils ne se sont pas gourés d'immeuble, ils les ont eus, si tu vois ce que je veux dire. Il manque les trois derniers étages !

Et l'hélico ? Le numéro trois ! Il est où ?

Il s'est immobilisé. Les hélicos un et six font un mouvement tournant chacun de leur côté de la ville. Le cinq fait le tour par l'océan.

Chef, c'est bizarre, quand j'analyse la trajectoire du numéro trois, on dirait qu'il se dirigeait vers la position de DS-5 et DS-6 !

C'est sûrement une coïncidence, non ?

Une coïncidence ? Vous vous croyez où ? À la maternelle ?


Chapitre 114 : 3 semaines auparavant


L'approche du moment où Exodus allait partir sembla cristalliser le désir de s'exprimer. Les artistes furent très nombreux à dédier tel une chanson, tel un tableau, une fresque, tel un texte ou un clip à Exodus, à l'espoir qu'il représentait. Les philosophes et les intellectuels se pressèrent eux aussi pour émettre allégories et commentaires dithyrambiques. Les terroristes de furent pas de reste, bien au contraire. Il y avait, semblait-il, pour eux une rage supplémentaire à voir la cible de leurs malédictions partir à jamais, et se mettre hors de portée comme rien auparavant n'avait été hors de portée.

Trois semaines avant le départ d'Exodus, la cérémonie solennelle des adieux organisée par l'ASI en son siège à Genève fut victime d'un attentat d'un type inédit. La climatisation fut contaminée à l'aide d'un cocktail d'agents pathogènes. La commission d'enquête révéla la présence de dix-neuf bactéries et sept virus ainsi qu'une dizaine d'allergènes réputés, en micropoudre ou en aérosol. Par comparaison au nombre de personnes présentes à la cérémonie, l'attentat fit peu de victimes, mais celles-ci comptèrent tout de même deux présidents et une douzaine de ministres, l'âge ne jouant pas en leur faveur. Les agents pathogènes avaient été distribués à l'aide d'un stratagème qui en disait long sur la créativité des auteurs de l'attentat et le soin avec lequel tout avait été planifié : les multiples réservoirs contenant les contaminants avaient été placés dans les cages des ascenseurs. L'enquête révéla qu'ils y avaient été disposés plus d'un mois avant la cérémonie par un terroriste acrobate infiltré au sein d'une équipe de maintenance. On ne retrouva pas cet homme. Le dispositif utilisait les courants d'air engendrés par l'effet de piston des déplacements des ascenseurs dans les cages. L'organisation responsable ne fut pas identifiée. Les revendications furent trop nombreuses pour offrir une chance de faire la lumière sur ce point.

Cet attentat eut un impact retentissant pour plusieurs raisons. Bien entendu, la disparition groupée d'officiels de ce rang en fut une. Cependant, la contamination de cinquante-neuf membres de l'équipage d'Exodus marqua l'opinion publique encore plus en provoquant une relance aussi intense que soudaine de la course pour rentrer dans le Numerus Clausus. En effet, il ne pouvait pas être question de prendre le risque de contaminer Exodus, or, certains des pathogènes utilisés étaient connus pour avoir des périodes d'incubation très longues. La réouverture de cinquante-neuf places, la plupart pour des postes haut placés dans la hiérarchie et l'organisation d'Exodus, donna lieu à un intense débat public en plus d'un incroyable imbroglio de manœuvres politiques au sein de l'ASI. Pour Morgan, une première surprise fut de découvrir que Julien était du coup en bonne position pour devenir premier officier d'Exodus, en théorie peut-être même commandant, du fait que ses deux supérieurs directs avaient été contaminés. Cependant, à cause de son jeune âge, cette dernière hypothèse semblait très peu probable. La seconde surprise de Morgan fut qu'on l'informa que la demande qu'elle avait faite pour être mise sur la liste des volontaires avait été acceptée et qu'elle y avait un rang élevé du fait de son grade, de son expérience, et de sa capacité reconnue à porter des enfants.

Dans les jours qui suivirent, le débat public sur la question de savoir qui méritait une place sur Exodus prit une ampleur inattendue. Il sembla bien que chaque personne sur Terre s'était trouvé une raison pour mériter une place, ou bien avait la conviction d'avoir son mot à dire sur qui en avait le mérite ou encore sur comment faire pour choisir qui devait remplacer les malheureux disqualifiés. Du coup, l'ASI fut prise sous un feu nourri de critiques au sujet du processus de sélection, et de son opacité. Quand l'ASI réagit en publiant la procédure interne de sélection, ce grand effort de transparence fut sanctionné par une autre pluie de critiques sur le détail même de ces mécanismes. Il se trouva de même un nombre très élevé de voix influentes pour remettre en cause non seulement le processus pour le remplacement des contaminés, mais aussi pour envisager le remplacement d'une partie, voire même de la totalité de ceux qui étaient comptés dans le Numerus Clausus depuis des lustres.

Du coup, des propositions de listes furent formées par quelques groupes qui y voyaient un moyen de faire connaitre leur avis. En quelques jours, il s'en posta des millions. En particulier, les gens ne se privèrent pas d'en faire une nouvelle forme d'humour ! Ainsi, les listes les plus invraisemblables se mirent à circuler. Les plus provocatrices eurent un grand succès. Il n'en resta pas moins que des centaines de noms très sérieux, des scientifiques, des artistes, des philosophes, des politiciens, se virent promus au rang de candidat par ces listes, quelquefois même sans avoir donné eux-mêmes leur assentiment.

Bientôt, les luttes de pouvoir pour influencer la composition de la liste des cinquante-neuf se transformèrent en tensions internationales. En particulier, de nombreuses rivalités et méfiances se réveillèrent, ainsi entre l'Inde et le Pakistan, entre la Chine et le Japon, entre l'Europe et les États-Unis, entre les riches et les pauvres, entre les musulmans et les juifs. Du coup, l'ASI annonça que la liste finale resterait secrète. Les dirigeants de l'ASI réitérèrent les déclarations à ce sujet : elle le resterait jusqu'au dernier moment. Ce secret se révéla lui-même une cause supplémentaire d'inquiétude de la part des minorités et de tous ceux qui avaient l'impression de courir un fort risque d'être lésés. La tension fut à son comble lorsque le premier ministre japonais annonça que son pays se déclarait furieux des négociations en cours et dévoila des détails qui auraient dû rester secrets. Le même jour, quelques heures plus tard, un rapport ultra confidentiel de l'ASI se retrouva sur Internet. Ce document, qui faisait le compte-rendu d'une enquête interne de l'ASI, annonçait en conclusion que l'estimation du nombre maximum de passagers pour Exodus était « grossièrement pessimiste », car les systèmes d'Exodus seraient capables de faire vivre près d'une centaine de gens supplémentaires pendant une durée illimitée avec un risque additionnel faible du fait qu'il pouvait être géré par l'équipage au travers du contrôle des naissances. Cette dernière nouvelle fit l'effet d'une véritable bombe. Soudain, on prenait conscience qu'il y avait du coup plus de cent cinquante places à pourvoir à moins d'une semaine du départ.

La confusion devint extrême quand les gouvernements d'une douzaine de pays se mirent à échanger des communiqués assez peu dignes. À deux reprises, l'ONU et ses ténors se sentirent contraints de faire des déclarations autoritaires pour enjoindre au calme et à la dignité les pays dont les gouvernements avaient échangé noms d'oiseaux, rapatriement de diplomates et, dans certains cas, des menaces de guerre à peine voilée sous la forme de mouvements de troupes à proximité de leurs frontières.

Un comité international de généticiens et de médecins éminents, dont trente prix Nobel, se forma afin de rédiger et de délivrer au monde entier une déclaration remarquée, qui insistait sur la vérité scientifique qui se cachait derrière ces querelles. Le premier chapitre de cette déclaration expliquait que la distance génétique entre les différents individus d'une même nation ou d'une « race » n'était que très peu inférieure à la plus grande distance génétique entre deux individus pris au hasard sur la Terre. Statistiquement, à cause des brassages qui s'étaient produits depuis des millénaires, et surtout à cause de la très faible population des petits groupes des ancêtres communs de toutes les races humaines au moment où ceux-ci étaient partis conquérir le monde hors de leur terre d'origine en Afrique de l'Est, il était même possible que la différence entre un noir d'Afrique et un Chinois, au sens du patrimoine génétique complet, soit plus faible que celle entre deux Français ou deux Anglais « de souche ». Pour cette raison, et c'était le message de ce comité de sages, la question des races et des nationalités n'avait pas de sens pour Exodus. Cette affirmation était renforcée dans un second chapitre par la publication des procédures de gestions des naissances sur Exodus : cette procédure visait à maintenir une diversité génétique aussi élevée que possible au sein de la population humaine des habitants d'Exodus. En effet, les généticiens prédisaient que sans cette surveillance, une petite population comme celle d'Exodus risquait de connaître de graves problèmes de consanguinité. À cette fin, l'équipage disposait d'une importante banque cryogénique de fœtus, de sperme et d'ovules, tous ces matériaux génétiques ayant été sélectionnés avec soin depuis des années. Enfin, il était prévu de demander à chaque femme sur Exodus en âge de le faire de devenir au moins une fois dans sa vie la mère porteuse d'un fœtus congelé ou obtenu in vitro avec du matériel de la banque.

Au lieu de calmer le débat, cette déclaration fit rebondir la polémique avec virulence. Dans certains pays, elle mit le feu aux poudres. En effet, lorsqu'on s'intéressa de plus près à la composition de cette banque, il apparut qu'elle avait été constituée avec ce qui ne pouvait manquer de ressembler à un manque de transparence patent. En particulier, quand on faisait la liste des dix-neuf instituts qui avaient été mandatés pour solliciter les prélèvements ad hoc, on en trouvait plus des trois quarts dans des pays riches... Sur ce, on diffusa un entretien avec une femme russe du NC qui y déclarait avec une sincérité toute simple que, oui, si elle en avait le choix, elle préférerait porter un bébé blond à la peau blanche, comme elle. Isolés du reste du questionnement de la journaliste où on découvrait que cette jeune femme affirmait néanmoins être tout à fait prête à porter un bébé noir ou asiatique, ces propos eurent en Afrique et au sein de la minorité noire aux États-Unis un effet électrique qui jeta dans la rue d'immenses foules en colère. À la Nouvelle-Orléans, la police tira à balle réelle sur les manifestants noirs qui menaçaient d'envahir l'aéroport, persuadés par une fausse rumeur d'y trouver le président de passage incognito. En Afrique, de nombreuses ambassades de pays occidentaux furent mises en siège par des populations en colère.

Le trouble sembla retomber lorsque, sur toute la Terre, de très nombreuses femmes, et en particulier des femmes issues d'ethnies mal représentées dans la banque génétique d'Exodus, se présentèrent dans les hôpitaux, demandant à ce qu'on leur prélève sans tarder des ovules afin de les envoyer sur Exodus. Le patron de l'ASI, saisissant la balle au bond, fit une intervention télévisée dans laquelle il encouragea les dons de ce type en garantissant que les ovules, le sperme et les fœtus congelés serraient emmenés sur Exodus, car il y restait de la place dans la banque cryogénique. Malheur ! Il dut le lendemain faire une seconde déclaration contraire, à la demande unanime des gouvernements de tous les pays... car, partout, on se trouva bientôt submergé par l'afflux d'hommes et de femmes qui voulaient faire des dons, avec des files d'attente monstrueuses dans les hôpitaux, jour et nuit, et le personnel se retrouvait aux abois, d'autant plus qu'il semblât bien qu'une part importante de ces donneurs ne jouît pas de toute la stabilité nerveuse désirable.


Chapitre 115 : Dernier jour 17h25


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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h25 : (FLASH) De très fortes explosions ont été entendues à Santa-Maria d'Almogar. Certains témoins rapportent des éclairs et des grondements très intenses dans les nuages. Cependant, la station météo affirme que la perturbation en cours n'est pas orageuse.

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GlobalNewsTV : Interruption de la présentation sur la quatrième flotte US. Une ravissante journaliste blonde apparaît et interpelle un collègue casqué qui occupe la seconde moitié de l'écran. « John, vous êtes en direct sur le pont du porte-avions nucléaire USS William J. Clinton. Que se passe-t-il ? » On voit des hommes s'affairer sur des avions en arrière-plan du journaliste. « Alison, comme vous pouvez le voir, il règne ici une activité intense. Je viens de voir une équipe de techniciens monter sous les ailes d'un F-234 un rack de missile air-sol de type Viper-3. Ces missiles intelligents autoguidés sont spécialement conçus pour la suppression de cible ponctuelle au sol, par exemple un véhicule ou une batterie de missile.» « John, si je me souviens bien, les militaires parlent de frappes chirurgicales» « Oui, Alison, ces engins ont été exactement conçus dans cet esprit » « On se doute que pour intervenir en pleine ville il faut des armes de ce type » « Tout à fait, Alison, et ceci confirme le risque de sévères affrontements avec des terroristes dans le secteur d'Almogar aujourd'hui.»

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Une forte détonation fit violemment sursauter Lise. Un grand bruit de tonnerre commença à rouler comme si un train de marchandises passait dans la maison. Le vieux chat noir qui dormait dans le canapé se leva d'un coup et courut se cacher sous un fauteuil. Une seconde explosion déchaîna un nouveau roulement cataclysmique qui s'ajouta au premier. Lise ressentit un petit choc à travers la semelle de ses chaussures et une fraction de seconde plus tard la déflagration suivit, sèche et intense. Elle entendit quelque chose qui tombait en roulant au loin, comme une avalanche. Une violente pulsion de terreur s'empara d'elle, elle courut à la chambre d'Esmeralda qui l'attendait, debout près de son lit, très inquiète, mais elle ne pleurait pas encore. Lise la prit dans ces bras. Au loin, il y eut une autre explosion, puis encore une autre, et le ciel ne cessait de résonner de rugissements infernaux. En arrivant dans le couloir au milieu de la maison, elle tomba sur Claire qui la cherchait, sa fille dans les bras. Elles échangèrent des regards inquiets tandis qu'un nouveau grondement démentiel, cette fois très proche, déchirait le ciel et faisait trembler la maison. Claire, qui subissait le contrecoup de la drogue qu'elle avait prise, se laissa glisser assise le long du mur, sa fille effrayée blottie dans l'espace délimité par ses jambes et ses bras. Lise fit promptement de même avec Esmeralda. Déjà, une autre passe dans le ciel annihilait l'espace sonore. Émilie demanda à Esmeralda :

Tu as peur du tonnerre toi aussi ?

Esmeralda hocha lentement la tête et se serra contre Lise en suçant son pouce et en pressant contre elle son petit chien en peluche. Après de longs instants pendant lesquelles le ciel ne cessa de résonner, le téléphone vibra au poignet de Lise.

Lise ?

On entendait distinctement un vacarme caractéristique de pales et de turbines en arrière-plan de la voix de Morgan.

Oui, Morgan ?

Ces bruits très forts que tu entends, ce sont des chasseurs qui passent en rase-mottes sur la ville, et qui tirent des missiles. Pas de panique, vous n'êtes pas dans le secteur où ça chauffe.

Ils tirent des missiles sur qui ?

Sur des terros qui ont déployé des batteries de missiles. Attention, les revoilà.

Un double bang énorme résonna à nouveau au-dessus de la maison, rendant effectivement tout échange impossible pendant quelques secondes, ce qui laissa le temps à Lise d'interpréter ce que Morgan venait de dire.

Et ces terroristes, eux, ils t'attendent pour te tirer dessus, c'est ça ?

Oui.

Lise tenta d'imaginer comment pouvait se jouer un jeu de chat et de souris où les chats avaient des missiles et les souris étaient les hélicoptères des hommes de Morgan. Un violent frisson d'effroi lui parcourut l'échine et des larmes lui vinrent aux yeux.

Ça se passe bien ?

Non. Mais on va y arriver.

Lise se mordit les lèvres. Si Morgan avait eu des pertes, elle ne pouvait sans doute pas le dire plus explicitement.

Il y a quelque chose que je dois faire ?

Ne vous approchez pas des fenêtres, on ne sait jamais. Restez dans le couloir avec les enfants, au milieu de la maison. Dis-le à Claire.

On y est. Et toi ?

Je vais chercher Ada et Michael et puis j'arrive.

Morgan !

Oui ?

Est-ce que ça sert à quelque chose si je te dis de faire bien attention à toi ?

Oui. J'aime bien te l'entendre dire.


Chapitre 116 : Cinq jours auparavant


Cinq jours avant le départ, l'ASI annonça que la liste des passagers additionnels pour Exodus avait été allongée de cinquante-neuf à cent trente-huit personnes. Afin de justifier le nouveau chiffre, le communiqué expliquait en détail le modèle mathématique utilisé pour calculer le nombre supplémentaire de passagers en fonction des risques sur la capacité des systèmes d'Exodus à les supporter. Ce souci du détail avait pour but d'éviter que le communiqué parût trop laconique, car aucun nom n'était donné. Cependant, ce manque passa presque inaperçu, car l'ASI annonça dans le même communiqué que cinquante de ces places étaient ouvertes à tous, selon le principe d'une loterie. Tout le monde pouvait jouer une fois, sur la base de l'identité vérifiée d'une personne physique, sans aucune limitation d'âge, de sexe, de religion ou de nationalité. Il y avait cependant des critères médicaux. Les gagnants qui ne remplissaient pas les critères physiques pouvaient choisir une autre personne, le ticket gagnant était en quelque sorte transférable. L'ASI publia du même coup les critères en question. Ils avaient juste pour but d'éviter que le gagnant ne soit tué par l'accélération durant la mise en orbite, ce qui éliminait toute personne victime d'obésité, d'insuffisance cardiaque ou respiratoire ou de problèmes vasculaires, et du coup les enfants trop jeunes aussi bien que les personnes trop âgées étaient elles aussi éliminées. L'association des Obèses Heureux, très puissante en Amérique du Nord, émit une protestation officielle et organisa des manifestations qui bloquèrent les rues de nombreuses grandes villes et qui elles-mêmes furent l'objet d'une avalanche de plaisanteries et de caricatures. L'une d'elle fit le tour de la Terre : on y dépeignait un obèse heureux, en orbite dans un petit vaisseau spatial de la taille et de la forme d'un cercueil, mais très large, l'homme semblait paisiblement endormi avec un sourire béat sur les lèvres !

La loterie ne fut ouverte que pour deux jours, ce qui créa une monstrueuse avalanche de trafic. Le réseau mondial en fut affecté. Le nombre des demandes s'éleva à plus de quatre milliards. Le tirage eut lieu en direct à la télévision en mondovision. En fin de compte, la plupart des gagnants n'étaient soit pas tout à fait volontaires, soit pas admissibles non plus au sens des critères physiques. Ceux-là déclarèrent qu'ils donnaient leur place à quelqu'un d'autre, en général un enfant ou un petit-enfant, ou un autre jeune de la famille proche. Les recommandations de l'ASI à cet égard avaient été formelles et répétées : l'idée de cette loterie était de rajeunir Exodus, les autres places étant pourvues sur la base de critères qu'en général seul le temps pouvait révéler. Le plus jeune enfant accepté à partir fut un garçon de dix ans originaire d'une favela, nommé Paco. Des vidéos de son petit visage sérieux firent le tour de la terre et sa famille devint célèbre dans son pays.

Morgan fut contactée dans les heures qui suivirent l'annonce de l'ASI pour un travail qui correspondait pile à ses compétences : on lui ordonna de cesser ce qu'elle faisait séance tenante pour travailler sur l'organisation de la logistique des derniers vols à destination d'Exodus. On ne lui dit pas de façon explicite qu'elle avait été ajoutée au NC. Quand elle demanda si c'était le cas, on lui répondit que la liste n'était pas finalisée. Cependant, on lui donna un indice équivoque : il était très expressément indiqué dans le cahier des charges que l'objectif premier devait être la sécurité. Or Morgan ne pouvait envisager qu'une seule façon de garantir la sécurité de tels vols à destination d'Exodus : il lui semblait impératif que l'organisation et les postes clés soient entre les mains de membres du NC. D'autres contacts lui affirmèrent sans pourtant pouvoir donner la moindre garantie, qu'elle n'était pas encore sur la liste finale, mais très bien placée pour y figurer. Morgan se mit à travailler avec toute son énergie. Elle allait vite, un vrai bulldozer. Elle connaissait les paramètres du problème de A à Z. Elle monta un plan détaillé et rendit sa copie en moins de six heures.


Chapitre 117 : Dernier jour 17h27


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Agence France Presse, Almogar, aujourd'hui, 17h27 : (FLASH) Scènes de guerre à Santa-Maria d'Almogar. Notre correspondant sur place rapporte qu'un raid aérien très intense est en cours sur la petite cité balnéaire voisine de l'astroport. Nous n'avons pas d'information sur les cibles visées, mais nous avons confirmation de plusieurs sources fiables que des chasseurs bombardiers supersoniques ont tiré plusieurs missiles sur au moins deux immeubles du centre de la petite ville, à proximité du port.

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Alors que Michael, Ada et AK gravissaient les escaliers de l'immeuble abandonné, leur ascension fut marquée par une détonation lointaine, mais très forte, dont ils sentirent la propagation de l'onde de choc dans la structure de l'immeuble, suivie quelques minutes plus tard d'une autre explosion très puissante. Des grondements impressionnants résonnaient dehors. Au sommet de la cage d'escalier, un vasistas fermé par un cadenas rouillé leur bloquait l'accès au toit. De l'autre côté de la porte pare-feu du dernier étage, ils trouvèrent l'ascenseur condamné et une trappe qui montait à la machinerie, ouverte, mais dépourvue d'échelle. Tandis qu'AK montait la garde dans la cage, Michael et Ada tirèrent un vieux bureau sous la trappe. Ada fit la courte échelle à Michael, qui fit un rétablissement pour passer dans le local de la machinerie. Il lui fallut une bonne douzaine de coups de pied pour ouvrir la porte qui donnait sur le toit. Il sortit sous la pluie et le ciel très gris et très bas, parcouru de rugissements phénoménaux. La terrasse était vide à l'exclusion de quelques échangeurs de chaleur rouillés. Il revint à la trappe et il hissa Ada.

AK ! cria-t-il.

Le policier apparut et, montant sur le bureau, il lui tendit son fusil que Michael passa à Ada avant de se pencher à nouveau pour aider le policier à monter. On distinguait nettement le vrombissement d'un hélicoptère derrière le tapage de tonnerre qui parcourait le ciel de part en part, comme si un dieu courroucé avait décidé de rouler tous les tonneaux de sa cave. Ils rejoignirent Ada sur le toit, qui courait de tout côté pour localiser l'appareil invisible. Sur sa façade sud, l'immeuble bordait un petit parc. Soudain, avec une agilité stupéfiante pour un engin de cette taille, l'énorme machine de guerre déboucha au-dessus d'un petit immeuble de l'autre côté du parc, dans une sorte de bond par-dessus le toit. Tandis que l'hélicoptère plongeait vers le sol, un éclair intense marqua le point de départ loin sur leur gauche d'une longue flamme très intense coiffée d'une petite pointe noire qui traversa le ciel en traînant une ligne de fumée. L'arme déchira le ciel juste là où l'hélicoptère était passé, et elle percuta une façade sur la droite avec une explosion terrible et une boule de feux qui embrasa l'immeuble avant que le toit s'effondre dans un grondement perceptible malgré le vacarme de l'énorme libellule qui se tenait maintenant au ras du sol juste en bas, au-dessus du parc inondé, jetant de tous côtés une pluie de débris levés du sol par la tornade de ses pales monstrueuses. Ada se mit à sauter et à faire de grands signes de bras sous la pluie battante, puis elle prit le téléphone.

Morgan, on est sur le toit.

Je vous ai vus. Changement de plan, redescendez.

On ne peut pas ! Ils sont à coup sûr en train de monter nous chercher maintenant.

Passe-moi le policier qui est avec vous.

Ada se tourna vers AK et lui donna le téléphone.

Ici Morgan Kerr. Je ne peux pas vous prendre sur le toit. Il faut que vous redescendiez.

Ça va être très difficile, très dangereux. Ils sont deux, ce sont des pros. Au minimum, l'un d'eux a un fusil d'assaut.

Où sont-ils ?

Dans l'immeuble. Ils doivent être en train de nous chercher.

J'ai deux signatures infrarouges au rez-de-chaussée. Une chance que ce ne soit pas eux ?

Très faible, le bâtiment m'a semblé désert, aucune trace de squatter.

Voilà comment on va procéder : j'ai largement de quoi vous couvrir. Vous allez descendre et si vous rencontrez une résistance, vous me faites signe.

AK hésita.

Je suis seul. C'est très risqué.

OK. Je vais faire un tir de nettoyage. Après, ce sera à vous.

AK tira les deux amoureux par la manche en leur criant :

Éloignez-vous du bord !

Les deux mitrailleuses et le canon de l'hélicoptère l'interrompirent. Ada poussa un hurlement de terreur très bref et très intense. Ils se recroquevillèrent tous trois près du sol, les mains sur les oreilles pour sauver leurs tympans, tandis que Morgan lâchait une longue rafale qui balaya le rez-de-chaussée. Les projectiles passaient au travers de la façade et des murs comme du carton. Sur le toit, les trois protagonistes à genoux se serrèrent les uns contre les autres. Le niveau sonore pendant le tir avait été apocalyptique. La fumée et la pluie de matériaux qui était descendue en cascade le long de la façade étaient révélatrices des dégâts. Morgan fit remonter sa machine au niveau du premier étage et elle lui fit subir le même traitement dantesque. Une partie de la façade, privée de support, s'effondra dans la cour dans une grande gerbe de poussière que la pluie et le vent résorbèrent petit à petit. Dans la main d'AK, le téléphone crachota :

D'après mes capteurs, j'en ai touché au moins un, fit la voix de Morgan. S'ils étaient ensemble, je les ai eus tous les deux.

AK hocha la tête, vu la puissance de feu de la machine de Morgan, il se demandait s'il était possible que des hommes présents dans le bâtiment aient survécu.

J'y vais.


Chapitre 118 : Quatre jours auparavant


Le quatrième jour avant le départ d'Exodus, Morgan soumit au comité extraordinaire de l'ASI le travail qui lui avait été commandé. Quelques heures après, elle reçut un appel encrypté dans son bureau à Almogar, sur son implant. L'appel était anonyme, ce qui était en théorie impossible et en disait donc long sur les moyens de l'organisation à laquelle appartenait son correspondant. Elle reconnut la voix, bien que son interlocuteur ait omis de se présenter. Cela laissa à Morgan la liberté de ne pas le saluer par son grade d'Amiral.

Morgan Kerr, nous avons un marché à vous proposer.

Je sens que je ne vais pas aimer votre proposition, il vaut mieux abréger cette conversation.

Attendez ! Je vous assure que ma proposition va vous intéresser.

Allez-y.

Vous allez commander la navette qui va vous emmener vers Exodus.

Pardon ?

Ce n'est ni une question, ni une hypothèse. Ils vont vous l'annoncer dans les heures qui viennent.

Qui m'annoncera quoi ?

Cessons ce petit jeu. Pour des raisons de sécurité, l'ASI est en train de faire en sorte que les derniers vols à destination d'Exodus soient organisés de façon spéciale. Nous savons que l'ASI vous a confié la tâche de mettre au point la procédure pour ces vols. Nous avons étudié votre proposition. Nous l'avons appuyée. De toute façon, ces vols seront tous commandés par un officier du NC, un pilote. Vous allez être l'une de ces personnes.

Et alors ?

Écoutez-moi bien, nous allons tout mettre en œuvre afin que votre procédure soit choisie par le comité exécutif extraordinaire. Parce que nous avons identifié que celle-ci nous permettrait de remplacer certains passagers par d'autres passagers que nous allons choisir.

Sauf votre respect, vous délirez.

Morgan Kerr, soyez très attentive : j'ai un marché à vous proposer. C'est une offre que vous ne pourrez pas refuser. Vous m'écoutez ?

Je vous écoute.

Pour des raisons de sécurité, la liste des passagers de chaque navette ne sera connue que de très peu de personnes. Or, selon votre proposition, encore pour des raisons de sécurité, les pilotes des navettes seront responsables en personne de la collecte et de l'embarquement de leurs passagers. Chaque commandant de bord pilotera l'hélicoptère avec lequel il ira chercher ses passagers. Officiellement, l'ASI expliquera qu'elle ne pouvait pas accepter un plan de vol selon lequel un pilote qui ne serait pas un officier du NC aurait une occasion de s'approcher, soit des passagers nommés au NC et révélés comme tels, soit d'un StarWanderer à destination d'Exodus, au cas où cet officier serait un traître kamikaze. Cependant, cette procédure ouvre la possibilité que le pilote aille chercher des passagers différents de ceux qui étaient prévus, à des endroits différents. Vous me suivez ?

C'est de la haute trahison, et irréaliste de A à Z. On ne laissera pas approcher d'Exodus une navette dont le plan de vol a été modifié d'une façon aussi grossière. Conformément à leurs ordres et à la logique la plus élémentaire, les officiers aux commandes d'Exodus tireront sur la navette plutôt que de la laisser approcher à moins de mille kilomètres quand ils sauront que des passagers clandestins ont été embarqués, car, à trahir l'ASI de cette façon, la navette aurait tout aussi bien pu embarquer un engin thermonucléaire afin de détruire Exodus.

Félicitations, vous avez mis le doigt sur le point critique que nous avions nous aussi identifié ! Cependant, nous avons trouvé une solution très élégante à cette difficulté.

Ah oui ?

L'amiral eut un petit rire prétentieux qui donna à Morgan un frisson de dégoût.

C'est très simple, mais génial : votre procédure prévoit que le comité exécutif communiquera à Exodus la liste finale des passagers au plus tard, toujours pour des raisons de sécurité, afin d'éviter toute fuite, et cætera, mais aussi parce qu'il restera des incertitudes élevées jusqu'au dernier instant.

Et alors ?

Alors, il suffit de ne communiquer la liste à Exodus que lorsque l'embarquement des passagers sera terminé. En d'autres termes, cette liste sera la liste des passagers effectivement embarqués. L'ASI ne fera que l'entériner. Quand l'équipage d'Exodus vérifiera qui est à bord de la navette, ils découvriront que la liste est exacte. Pas de passagers clandestins, pas de soupçons. C'est aussi simple que cela.

Qu'est-ce qui vous fait croire que le comité extraordinaire acceptera d'être mis devant le fait accompli et entérinera votre modification de la liste des passagers ?

C'est notre problème, pas le votre. Mais faites-moi confiance, le comité extraordinaire acceptera la liste.

Vous ne parviendrez pas à me faire croire que vous contrôlez une majorité des membres du comité.

Non, c'est exact. Mais nous contrôlons une minorité de blocage, et c'est ce qui comptera, croyez-moi.

Si vous vous trompez, c'est toute la navette qui sera condamnée.

Morgan Kerr, nous avons prévu toutes les éventualités, et, dans le cas de la navette que vous allez commander, la clé du montage, la cerise sur le gâteau, l'assurance qu'une fuite ou un incident ne risque pas de compromettre ce montage, c'est votre fille.

Pardon ?

Vous ne vous êtes pas demandé comment vous vous étiez retrouvée dans le NC contre un tel niveau de concurrence et malgré votre absence totale d'appui politique ?

Non.

Il rit une nouvelle fois.

Vous auriez dû. Croyez-moi, avant mon intervention, vous n'aviez aucune chance. Je vous ai fait mettre au NC parce que j'avais besoin que votre fille soit sur cette navette.

Ma fille ?

Esmeralda Nicole Kerr, dont le père n'est autre que le premier officier d'Exodus. Il sera sur la passerelle pendant votre approche. Si quelqu'un doit donner l'ordre de vous tirer dessus, ce sera lui. Or, croyez-moi, il n'y a pas de meilleure méthode pour faire réfléchir un homme dans un moment pareil, que de lui donner la certitude que la vie de sa fille de quatre ans est entre ses mains.

Comme Morgan restait silencieuse, il ajouta :

« Qu'est-ce que vous en dites ?

Morgan gardait toujours le silence. Le cœur battant, elle se demandait si la totalité de son plan allait fonctionner. Il ajouta :

« Je ne vous ai pas donné la prime spéciale de notre proposition.

Il rit à nouveau, comme une toux brève, il devait être très content de lui, car il recommença plus fort. Ce rire donna à nouveau un frisson de dégoût à Morgan.

« Croyez-moi, vous ne pourrez pas refuser, fit-il mielleusement.

Allez-y.

En échange, nous avons ajouté une personne particulière sur la nouvelle liste de vos passagers. Vous devinez qui ?

Non, mentit Morgan, qui avait conçu sa procédure en ne pensant qu'à cela.

Lise Wang, cela vous dit quelque chose ?

Morgan cligna.

Qu'attendez-vous de moi ?

Oh, c'est très simple. Vous allez suivre votre propre procédure à la lettre. Les passagers attendront par petits groupes dans des véhicules prêts à rouler quelques minutes avant que vous fassiez décoller votre hélicoptère d'Almogar. Personne ne les accompagnera, pas de chauffeur, pas de garde du corps, pas de force de l'ordre. Ces véhicules anonymes s'arrêteront au milieu d'un endroit dégagé, que vous aurez choisi et que vous aurez communiqué juste à temps aux conducteurs. Alors, vous viendrez avec votre hélicoptère ; les passagers embarqueront ; l'hélicoptère repartira sur-le-champ. Tout se déroulera à la lettre de votre procédure, à un détail près : l'un de ces groupes sera le nôtre et nous vous indiquerons quel groupe il remplace, celui que vous n'irez pas chercher.

Et vous mettrez Lise Wang sur la liste ?

Oui, c'est le marché. Et souvenez-vous bien : si vous n'embarquez pas notre groupe, nous ne ferons pas entériner la liste, et ni vous, ni votre fille, ni votre amie n'embarquerez sur Exodus. C'est clair ?

Très clair.

Il coupa la communication. Trois heures plus tard, Morgan fut convoquée à Genève. Elle sauta dans un jet militaire qui avait été affrété pour elle. Il s'agissait d'un avion de supériorité aérienne récent. Le pilote, qui avait reçu un plan de vol au plus tôt et une allocation maximum de kérosène, mit un point d'honneur à utiliser sa postcombustion au maximum. Ainsi, Morgan, sanglée dans le siège du navigateur bombardier, rallia Genève à la frise de la stratosphère en à peine plus de temps qu'il n'en fallait pour atteindre Santa-Maria par la route. Elle y présenta son travail devant un aréopage de sommités de l'ASI. Elle fut surprise par la rapidité avec laquelle son scénario fut choisi, presque sans débat. Elle sortit de la réunion le cœur battant, elle arrivait à peine à réaliser ce qui venait de se produire. Alors qu'elle allait repartir pour Almogar, trois agents de la sécurité intérieure vinrent l'intercepter au détour d'un couloir. Ils étaient armés et nerveux. Elle les suivit sans dire un mot jusqu'à une salle d'interrogatoire, vide à l'exclusion d'une table et de trois chaises, et reconnaissable à la glace sans teint qui occupait un mur entier. Morgan respira un grand coup et s'assit face à la vitre, du côté de la table où il n'y avait qu'une seule chaise. Elle n'eut pas à attendre longtemps. Claire et son chef entrèrent dans la pièce et vinrent s'asseoir sans la saluer. Le chef de Claire avait pris un coup de vieux terrible. Sa maigreur dans la pâleur de l'éclairage artificiel sembla presque cadavérique. Il sortit de sa poche une tablette qu'il posa devant Morgan. Il y fit apparaître une courte vidéo en boucle où on voyait un amiral de l'US Navy qui saluait la tête droite, le regard à l'horizon, dans son uniforme impeccable. Le chef de Claire coupa la vidéo et rangea la tablette dans sa poche.

Qu'avez-vous à nous dire ?

Je suppose que vous avez écouté la conversation que j'ai eue avec lui il y a quelques heures ?

Le vieux chinois hocha la tête. Claire expliqua :

Ils avaient pris des précautions extraordinaires pour assurer la confidentialité de cet appel, mais, comble de l'ironie, la NSA elle-même nous a offert la capacité de décryptage ad hoc.

Est-il exact qu'ils ont le pouvoir au sein du comité de faire entériner une liste différente ?

Claire regarda son chef, qui soupira et répondit :

En théorie, non. Mais nous pouvons deviner qu'ils vont proposer une liste très séduisante. Il s'agira d'un groupe de personnes de très haut niveau, des gens qui sont sur la liste officielle de l'ASI, sans doute juste en dessous de la limite. Dans ce cas, il est facile de comprendre que le comité préférera approuver la liste plutôt que perdre la navette toute entière, plus la mauvaise publicité.

Et si le comité ne le fait pas ?

La décision finale revient au commandement d'Exodus. C'est un point qui a été établi il y a longtemps. Dans ce sens, l'argument qu'il vous a donné sur votre présence et celle de votre fille à bord est tout à fait pertinent. Comme vous le savez bien, Exodus dispose très largement de la capacité de détruire une navette en approche. C'est un argument qui compte aussi pour nous : si nous perdons une partie du contrôle, nous préférerions que la mission réussisse, même si la liste des passagers n'est pas conforme.

Qui ça : nous ?

Il soupira.

Vous savez Morgan, il reste à l'ASI des gens comme moi et Claire qui sommes loyaux envers notre mandat fondamental, qui est de faire triompher l'Homme, avec une majuscule. Sans considération de politique, de nationalité, de religion, de sexe, ou de couleur de peau. Nous ne sommes pas en train de parler de faire embarquer sur Exodus tel fils à papa, tel trafiquant ou tel personnage ambitieux.

Il resta silencieux quelques instants avant de dire doucement en chinois :

« Cette procédure de votre invention est machiavélique.

Pardon ? demanda innocemment Morgan, le cœur battant à l'idée que le vieil homme ait tout compris.

Il affirma en anglais :

Cette procédure est parfaite, sa logique est ultimement simple et efficace, c'est la raison pour laquelle elle a été entérinée par le comité.

Avec la recommandation du service de sécurité intérieure, ajouta Claire.

À nouveau, Morgan regarda alternativement Claire et son chef, qui poursuivit :

Cette procédure est parfaite, mais elle donne une responsabilité écrasante au commandant de bord. En fait, je pourrais vous demander ce que vous avez l'intention de faire, mais cela ne servirait pas à grand-chose, n'est-ce pas ?

Morgan ne répondit pas. Il garda le silence quelques secondes et, regardant Morgan dans les yeux, il dit lentement :

« Considérez comme acquis que Lise Wang sera du voyage.

Les yeux de Morgan s'ouvrirent involontairement de surprise. Claire expliqua :

C'est ce qu'ils t'ont offert, nous ne pouvons pas faire moins. De plus, le dossier de Lise a été étudié par le comité extraordinaire, et le niveau de sa contribution à Exodus en tant que médecin expérimenté et renommé, ainsi que son expérience personnelle, est jugé très acceptable.

Morgan la regarda, éberluée au point que ses yeux clignèrent nerveusement.

Maintenant que cela est acquis, qu'avez-vous l'intention de faire ? demanda le vieux chinois. Il semblait fatigué à la limite de l'épuisement, et pourtant, on sentait que son intellect tournait à pleine vitesse.

Morgan haussa les épaules.

Je n'ai pas l'intention de trahir l'ASI.

Et donc, vous ne prendrez pas les passagers de notre cher Amiral ?

Non, fit Morgan, mais ce n'était ni un non très assuré, ni un non définitif, et Morgan, en en prenant conscience, se mordit la lèvre inférieure. Claire lui fit un sourire en coin comme pour lui dire gentiment : tu ne sais pas mentir.

À moins que ? l'aida Claire.

Il n'y a pas de à moins que, plus maintenant. La seule chose que je veux, c'est partir avec Esmeralda et Lise.

C'est acquis, dit avec force le vieux chinois. Voulez-vous que je vous fasse faire une attestation écrite signée par le comité extraordinaire ?

Morgan regarda Claire qui haussa les sourcils en faisant une brève moue dubitative. Morgan répondit au chinois :

Non, je vous fais confiance. Mais je voudrais que Julien soit au courant de cet accord.

Il le sera. J'y veillerai moi-même dès la fin de cet entretien.

Il y eut une pause dans la conversation.

« Est-ce que vous rendez compte du problème que vous posez à l'ASI ?

Non, bluffa Morgan, expliquez-moi.

Si cet Amiral vous appelle demain, ou même la veille, ou même une heure avant, combien de passagers choisis par l'ASI va-t-il parvenir à remplacer par les siens ?

Morgan prit une profonde respiration.

Aucun, dit-elle fermement. Je lui dirai oui, pas de problème, mais je ne le ferai pas. J'irai chercher le groupe de l'ASI. Je laisserai le sien.

Pourquoi ?

Parce que je suis loyale à l'ASI, et parce qu'il n'aura aucun moyen de pression sur moi. Si Lise était restée, il aurait pu me menacer de lui envoyer un tueur ou une horreur de ce genre... Et ne me dites pas que j'affabule, je sais de quoi ils sont capables !

Le chef de Claire hocha la tête.

Nous avons déjà fait mettre Lise Wang sous haute protection afin d'éviter qu'en la kidnappant on puisse faire pression sur vous.

En fait, cela fait des mois qu'elle est protégée jour et nuit, ajouta Claire, et Morgan comprit qu'elle voulait lui dire : au-delà de ce que tu croyais, Morgan.

Bien. Très bien. Est-ce que cet entretien est terminé ?

Non, il reste un point important.

Lequel ?

Le chef de Claire se recula. Claire prit une respiration et se pencha vers Morgan en prenant appui sur ses coudes :

Nous sommes ici pour faire en sorte que la procédure soit exécutée selon le scénario de l'ASI, et que personne ne la détourne.

Morgan haussa les épaules, elle se tourna vers le chinois et lui dit droit dans les yeux :

Vous l'avez dit vous-même : c'est ma parole. Il n'y a rien d'autre, parce que je serai aux commandes de cet hélicoptère et que vous ne pouvez faire confiance à personne d'autre.

Le chinois sourit.

Ah ! Vous avez presque raison.

Morgan vit que les mains de Claire tremblaient. Morgan chercha le regard de Claire. Elle y trouva un trouble intense. Le vieux chinois les regardait l'une après l'autre. Il reprit :

« Il me semble que vous avez lié une relation de confiance réciproque au cours de cette mission sur la Lune où vous avez mis ensemble vos vies en péril pour l'ASI. J'ai confiance en Claire. Je suis en mesure de convaincre le comité extraordinaire que l'on peut avoir confiance en elle. Mais j'ai besoin de votre accord, Morgan Kerr.

Morgan cligna des yeux sous la surprise.

Mon accord ?

Morgan Kerr, acceptez-vous que Claire Gustafson assure la sécurité de ce vol sous votre commandement ?

Morgan fronça les sourcils.

La condition sine qua non pour que l'on puisse avoir confiance en une personne sur ce vol est qu'elle soit au NC !

Exact, admit le chinois.

Morgan regarda Claire qui avait rougi.

Et ta fille ? fit Morgan, intensément troublée. Claire hocha la tête. Elle avait des larmes dans les yeux, qu'elle chassa en clignant et en venant se masser nerveusement les paupières.

Acceptez-vous ? redemanda le Chinois.

Bien sûr, fit doucement Morgan. Bien entendu, j'accepte.


Chapitre 119 : Dernier jour 17h32


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GlobalNewsTV : La jolie journaliste blonde s'arrête en milieu de phrase pour annoncer, d'une voix qui veut trahir une certaine effervescence, une séquence spéciale fournie par l'US Navy. Elle disparaît pour faire place à des images en fausse couleur en provenance d'un chasseur qui survole une ville à très basse altitude et à très grande vitesse. Pour permettre au public de distinguer les détails, la séquence, très courte, est diffusée en boucle alternativement en vitesse réelle et au ralenti. L'avion saute un escarpement boisé et file vers le port. La vitesse, aussi près des toits, est hallucinante. On discerne le tir d'un missile qui touche le dernier étage d'une construction dans une déflagration fulgurante. Une voix off explique que la séquence a été prise quelques minutes auparavant au-dessus de Santa-Maria D'Almogar. Sur le ralenti, juste avant le tir du missile, un observateur très attentif peut distinguer dans un éclair trois minuscules formes humaines sur un toit. Ce dernier détail est aussitôt repéré par un ado qui utilise une IA pour analyser les canaux d'information. Celle-ci détecte qu'au pied d'un immeuble proche se trouve une tâche étrange. Il ne fait aucun doute qu'un détail a été retouché. Sous le commandement expert de l'ado, l'IA poursuit son analyse en cherchant tous azimuts afin de deviner ce qui a été effacé. Elle trouve des traces d'ondulations sur les flaques d'eau. Hypothèse la plus probable : hélicoptère en vol stationnaire. L'ado se frotte les mains et diffuse l'information sur son groupe de discussion favori. Une seconde plus tard, un moteur de recherche indexe le commentaire. La seconde suivante, l'information est connue de tous les services secrets, de tous les journalistes et de tous les terroristes de la terre.

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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h28 : (FLASH) Des F-234 viennent de réduire une batterie de missiles sol-air que des terroristes avaient déployés sur le toit d'un immeuble dans le centre de la ville. Le commandement de la flotte précise que « des dégâts collatéraux importants sont à déplorer » et que « la population a dû être choquée par le bruit, car les F-234 ont effectué leur attaque à une vitesse sensiblement supersonique ». Le porte-parole de la flotte s'en est justifié en déclarant que « face à des missiles de technologie récente, nous n'avons pas le choix ». On ignore à cette heure pourquoi des terroristes voulaient abattre des aéronefs au-dessus de la paisible petite ville balnéaire. Une navette au décollage de l'astroport, par exemple celle qui doit emporter ce soir les derniers passagers pour Exodus, pourrait être la cible. Cependant, nos experts nous indiquent que cette hypothèse est assez peu probable, du fait de l'éloignement considérable de l'astroport par rapport à l'immeuble détruit. Le commandement de la flotte américaine précise que l'opération est toujours en cours, car la présence d'autres batteries est évaluée comme très probable.

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DS-6 à autorité.

Oui DS-6.

DS-5 est mort. Je suis blessé. Je demande la permission de me replier.

Pardon ?

DS-6 à autorité, je répète : DS-5 est mort, je suis blessé aux jambes. Je demande la permission de me replier.

Shrieffer regarda sombrement Daeffers qui lui arracha le micro des mains pour y gueuler :

Autorité à DS-6, négatif ! Que s'est-il passé ?

L'hélicoptère nous a tirés dessus. DS-5 s'est fait descendre. J'ai été touché aux jambes par des éclats. Mon système de vision est en rideau. Mes drones sont nazes. J'ai moins d'un tiers de mes fonctions qui marchent encore. Je peux à peine marcher. Je ne suis plus opérationnel.

Shrieffer intervint :

C'est foutu, on n'arrivera pas à effacer les traces, ni même à faire croire la moindre histoire.

Ta gueule ! éructa Daeffers à son intention. Il était rouge de rage. Il reprit en main la commande de la radio. Il y dit en sifflant entre ses dents :

Autorité à DS-6. Oubliez les impératifs qu'il ne faut pas laisser de traces, et tuez-les ! Tous ! C'est un ordre.

DS-6 à autorité. Une chose est certaine, dans l'état où sont mes jambes, je ne peux pas monter les chercher.

Shrieffer pensa : il faut laisser tomber. Il regarda Daeffers qui réfléchissait et qui prit à nouveau le micro :

Autorité à DS-6. Écoutez-moi bien. L'hélicoptère ne peut pas prendre d'altitude pour les récupérer sur le toit. Vous n'avez qu'à faire le mort et les attendre, car ils vont descendre à votre rencontre, c'est certain. Et à ce moment-là, l'hélico ne pourra plus faire feu. Confirmez.

DS-6 à autorité. Je m'embusque et je les attends.

Affirmatif DS-6. Nous comptons sur vous ! Il est tout à fait impératif qu'ils ne s'en sortent pas vivants. Terminé.

Shrieffer regarda son chef avec stupéfaction et horreur. Il pensa : et en plus, ça peut marcher.


Chapitre 120 : Trois jours auparavant


Le sujet de « la liste », celle des passagers d'Exodus, et l'avalanche extraordinaire de réactions de tous côtés, se mit à occuper une part importante de la bande passante des médias. Les bruits les plus fous se mirent à courir, certains étaient basés sur des faits avérés, comme la découverte que les services secrets Chinois avaient tenté de manipuler un haut responsable de l'ASI pour faire augmenter le nombre de Chinois sur la liste. Les Chinois répliquèrent que la proportion d'Européens et d'Américains dans le comité de l'ASI était en défaveur manifeste de la Chine, ce qui n'était qu'à moitié vrai. D'autres rumeurs de conspiration firent des ravages. Au bout du compte, il semblait clair, y compris pour les observateurs les plus prudents, que pour un enjeu pareil, les préceptes de Machiavel avaient de fortes chances d'être appliqués, même par les gouvernements habituellement policés. De fait, la tension autour des astroports et des membres du NC vint à son comble. Partout dans le monde on renforça la sécurité des astroports. L'ONU fit venir d'urgence des troupes supplémentaires afin de grossir le contingent à Almogar en réponse à une requête de l'ASI. Les membres connus du NC devinrent l'objet conjoint de l'attention des médias, des forces de sécurité et des terroristes de tous poils. Dans les heures qui suivirent, même ceux qui n'étaient que membres présumés du NC subirent des pressions similaires. Par malheur, les listes non officielles étant pléthore, les autorités ne pouvaient pas protéger tout le monde. Ainsi, la police de Copenhague révéla qu'elle soupçonnait que cet homme poignardé dans la rue semblait avoir été la victime d'un fanatique qui avait trouvé le nom de sa victime sur une liste publiée par une secte. L'épouse d'un astronaute roumain disparu dans un étrange accident de voiture accusa les services secrets de son pays d'avoir assassiné son mari afin de donner sa place au NC à un autre candidat. La fille d'une astronaute indienne fut brûlé vive à la sortie de son lycée de New Delhi par une foule d'extrémistes qui semblaient convaincus qu'elle allait suivre sa mère sur Exodus. Un jeune avocat de Minneapolis fut blessé par balle par la prostituée dont il était venu chercher les services, après qu'il lui ait révélé pour l'impressionner qu'il avait été mis sur une de ces listes. L'inventaire des attaques de ce type s'allongeait tous les jours.


Chapitre 121 : Dernier jour 17h34


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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h34 : (FLASH) Selon des témoins, un hélicoptère militaire de grande taille a été abattu au-dessus de la ville, il y a quelques minutes, peut-être par cette batterie que les F-234 ont ensuite attaquée et réduite au silence. Ni l'US Navy, ni l'ASI, ni le centre de coordination des forces de l'ONU n'ont confirmé ou infirmé cette information. Selon un policier, l'ASI serait en train de « transférer vers l'astroport par hélicoptère des passagers de type NC » (N.D.L.R : dans le jargon de l'ASI : des individus destinés à embarquer sur Exodus).

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GlobalNewsTV : La jolie journaliste blonde commente avec un visage assombri les images d'un groupe de pompiers. Armés de lances, ils tentent de venir à bout du violent feu de carburant qui embrase une carcasse démantibulée de grande taille. « C'est donc bien un hélicoptère de l'ASI qui a été abattu sur Santa-Maria, nous en avons la confirmation. Nous savons aussi que l'équipage ne comportait qu'un seul homme, un pilote originaire d'Avondale dans l'Arizona, un vétéran de l'US Air Force âgé de 54 ans, et que celui-ci est porté disparu, ce qui laisse malheureusement peu de doutes sur le fait qu'il ait été tué dans ce crash. Bob Dekert est entré en contact avec la femme de ce pilote dans sa maison à Avondale. Bob, je comprends que madame Danish est en ligne avec vous ? » Suit une courte, mais néanmoins lamentable entrevue où on distingue une grosse femme au visage ravagé par le chagrin, qui sanglote en produisant des propos incohérents, en réponse à des questions affligeantes de cruauté dans leur bienveillance contrite.

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AK expliqua à Ada et Michael qu'il allait descendre en premier et qu'ils ne devaient le suivre que s'il les y invitait. Il rechargea son fusil, puis il vérifia son gilet pare-balles. Enfin, il souleva sa jambe de pantalon pour dévoiler un petit revolver attaché à sa cheville. Il le donna à Michael.

Si je me fais descendre, tu pourrais avoir besoin de ça. Mais, avant de faire le héros, appelle ton ange gardien dans l'hélicoptère. D'accord ?

Michael hocha la tête. AK sauta par la trappe et disparut dans la cage d'escalier. Michael et Ada se regardèrent. Le vacarme de l'hélicoptère et des avions qui passaient dans le ciel, invisibles dans les nuages bas, était assourdissant et couvrait presque la cacophonie des alarmes et des sirènes qui s'était répandue sur la ville. Mais en fin de compte, c'était un bruit plutôt bénin en comparaison du cauchemardesque roulement de tambour qu'avaient produit des armes de l'hélicoptère de Morgan un peu avant. Ils attendirent ce qui leur sembla être une éternité, puis deux détonations très rapprochées se firent entendre sous leurs pieds. Comme la mitrailleuse de l'hélicoptère se remettait à ébranler l'air, ils se recroquevillèrent, les mains sur les oreilles. À la fin de la courte rafale, Morgan appela :

Ada, il faut que tu ailles voir.

Michael, qui avait mis son oreille à toucher celle d'Ada, secoua la tête. Regardant Ada, il fit avec son doigt deux allers-retours entre eux.

On y va ensemble, répondit Ada.

Attention, chasseurs ! cria Morgan.

Une paire d'avions passa presque juste au dessus d'eux. Deux flashs très intenses éclairèrent les nuages. Le souffle des avions les jeta au sol et ils perçurent par le béton du toit l'onde de choc de l'impact des deux roquettes. Comme Michael levait la tête, il vit un missile quitter la batterie qui avait tiré sur Morgan quelques minutes auparavant et disparaître dans les nuages dans la direction où les chasseurs avaient disparu. Puis tout de suite après, une autre fusée partit du toit d'un second immeuble sur la colline. C'était comme deux coups de poignard fulgurants dans le gris du ciel bouché. Ada et lui se levèrent et d'instinct virent se plaquer contre le mur de la petite construction qui abritait la machinerie d'ascenseur, assis sur leurs talons.

Ada ?

Oui, on est toujours là, cria Ada en grimaçant. Ils avaient les oreilles qui sifflaient de façon atroce. Le grondement sourd des chasseurs qui tournaient autour de la ville semblait venir de tous les côtés à la fois.

Ils ont tous raté leurs coups. Les chasseurs vont revenir, expliqua Morgan. Est-ce que vous avez une arme ?

Oui, AK a laissé un revolver à Michael.

Il sait s'en servir ?

Michael se pencha vers le téléphone et cria :

Affirmatif.

Attention, chasseurs ! cria à nouveau Morgan.

Un éclair. Michael aperçut le départ du missile. Alors, suivant celui-ci des yeux, il vit les chasseurs surgir de la montagne, droit vers eux, si près des toits qu'on aurait dit qu'ils allaient les toucher. Ils se séparèrent de deux battements d'ailes fulgurants, et commencèrent à semer une pluie de petites étoiles multicolores furieusement brillantes. Le missile vira sec et manqua l'avion de gauche d'un cheveu. Puis le chasseur de droite passa sur eux et le bang de son souffle les plaqua au sol, les secoua, les assourdis. Ada hurla un cri bref, suraigu et libérateur. Tremblants, à genoux côte à côte sous la pluie, ils se regardèrent. Deux colonnes de fumée supplémentaires marquaient le ciel là où les chasseurs avaient frappé. Dans la main d'Ada, le téléphone crachota :

OK, fit la voix calme de Morgan. Michael devant avec le revolver. Ada derrière avec le téléphone. Sans précipitation. Je vous couvre. Et comme vous avez pu le constater, je ne suis pas limitée par ma puissance de feu. Vous avez compris ?

Affirmatif, répondit Ada.

Allez-y.

Ils descendirent pas à pas. Dès le deuxième étage, l'intérieur de l'immeuble était méconnaissable : tous les murs étaient troués comme des passoires, ils étaient effondrés par endroits. La descente de l'escalier était rendue acrobatique par la disparition de certaines marches. Une poussière très dense flottait dans l'air, irrespirable, et le sol était jonché d'une épaisse couche de gravats et de mobilier réduit en morceaux de toutes tailles. Michael marchait en tête, le revolver à la main, avec dans son dos Rita dans le sac.

En bas de l'escalier, le rez-de-chaussée était totalement dévasté. Par endroits, le plafond était tombé, les couloirs étaient tellement éventrés et les pièces tellement remplies de débris qu'il devenait difficile de faire la différence. Le vent de la tempête et de l'hélicoptère venait lever la poussière, suffocante, et déroulait comme des espèces de lambeaux de brouillard maléfique. Au détour d'un pan de mur, Michael aperçut une main gauche, vide, et seule. Le reste du corps était caché par un coin de cloison ravagé par les balles. Il regarda cette main avec toute l'attention qu'il pouvait rassembler. Il lui sembla inique de ne pas être capable de déterminer si c'était celle d'AK. Il s'avança millimètre par millimètre. Comme l'angle s'ouvrait, il aperçut sous ce poignet un bout de tissu plastifié qui se soulevait avec le vent. L'étoffe, tendue par un minuscule treillis pantographe arachnéen de micro poutrelles et de fils translucides, semblait changer de couleur avec le mouvement, comme si, argentée, elle avait reflété son environnement. Michael, soulagé, prit une grande respiration et tourna le coin. Le corps n'avait plus tête, et plus de jambes non plus. Ces traînées sombres sur les murs, cette flaque, c'était son sang recouvert de poussière. Michael vit que les traces d'AK continuaient dans le couloir. Le bruit de l'hélicoptère changea et au travers des trous dans la façade, Michael vit que Morgan manœuvrait son énorme machine vers le côté, afin de prendre de l'angle pour mieux le couvrir. Derrière lui, le téléphone crachota et il entendit Ada répondre :

Non, pas encore.

Puis elle se tourna vers Michael et il lut sur ses lèvres :

« Elle nous voit.

Le cœur battant à tout rompre, Michael s'avança sur la piste que le policier avait tracée dans les gravats saupoudrés comme s'il avait neigé. Il fit une pause pour se retourner et vérifier qu'Ada restait cachée derrière le coin. Le bang énorme, suivit du rugissement démentiel du passage d'un avion supersonique, le fit sursauter. Il prit alors conscience qu'il tremblait comme une feuille, et que c'était naturel, car ce qu'il était en train de faire était très dangereux. Pourtant, il avait passé des milliers d'heures à jouer dans des simulations bien pires... mais il s'y était aussi fait tué des centaines de fois. En l'occurrence, la réalité avait une tonalité très différente. Parenthèse incroyable, il lui prit à se demander comment son cerveau reptilien pouvait savoir qu'il était dans le monde réel, et donc qu'il n'avait qu'une seule vie... À moins que sa conscience ne lui ait transmis cette information... Et il lui apparut aussi évident qu'il ne parviendrait pas à décider si ce mécanisme était salutaire ou pas, car il avait été plutôt bon à ces jeux là, mais cette peur et ces tremblements risquaient de réduire sévèrement ses capacités. Bang. Un jet était passé au-dessus d'eux, si près que l'immeuble en avait tremblé dans ses fondations, et des gravats tombèrent de tous côtés. Michael tendit le revolver devant lui et fit un pas. Quand il aperçut les pieds d'AK dans la poussière, il les reconnut grâce aux chaussures. Il se mit à trembler de plus belle, car les semelles étaient à angle droit avec le sol. Puis il vit l'une d'elles bouger. Il demanda, assez fort pour que sa voix porte par-dessus le vacarme de l'hélicoptère :

AK, ça va ?

Ouais, lui répondit-on. Ou en tout cas, c'est ce que Michael crut entendre, car la voix n'était ni très assurée ni très forte, et il ne fut pas certain de l'avoir reconnue non plus. Néanmoins, il avança encore, le revolver tendu devant lui, tous ses sens à leur niveau ultime d'attention. Il découvrit qu'AK était assis adossé à un mur, son fusil posé sur ses genoux, il se tenait le ventre d'une main pleine de sang. De l'autre, AK indiqua quelque chose à Michael et il lui dit :

« Le deuxième est là-bas. Votre ange gardien l'a eu. Va vérifier qu'il est mort, et si ce n'est pas le cas, vu les circonstances, on va minimiser les risques : flanque une balle dans la tête de cet enfoiré, s'il te plaît.

Michael suivit la direction désignée et avança pas à pas, le revolver pointé vers le sol devant lui, cherchant à discerner une forme humaine dans le désordre indescriptible de fragments de cloison et de morceaux de meubles, le tout recouvert de poussière. Soudain, il vit ce qu'il avait cherché. Le costume caméléon fonctionnait encore et déguisait le corps à merveille. Il fallut dix bonnes secondes à Michael pour deviner où était la tête. Il se pencha et écarta la capuche de composite polychrome et sa structure de support pseudo fractale, révélant un œil gris unique et vide, recouvert lui aussi de poussière, au milieu d'une face ensanglantée et déformée à la Picasso, au-delà du méconnaissable. Michael considéra cet œil inerte sans savoir ce qu'il attendait. Puis il revint vers le policier en faisant signe à Ada que tout était clair.

Qu'est-ce que je peux faire ? demanda Michael en s'agenouillant à côté d'AK.

Rien. Tirez-vous. Saluez Morgan Kerr pour moi. J'aurai bien voulu la rencontrer.

Vous êtes blessé ! s'exclama Ada en approchant

Ouais. Je crois que ce n'est pas très grave. Le gilet a presque tout encaissé.

On va appeler des secours.

Déjà fait. Mes collègues sont en route. Tirez-vous.

Ada s'accroupit à côté de lui et lui demanda :

Vous êtes sûr qu'ils ont eu votre appel de détresse cette fois ?

Le brouillage est levé, fit Rita depuis le sac dans le dos de Michael.

Ils ont confirmé, affirma AK. Tirez-vous, je vous dis. Je ne veux pas qu'ils vous trouvent ici. Comme ça, je vous ai pas vus. Ça restera entre vous et moi, OK ?

Le téléphone dans la main d'Ada crachota :

Ada, vous en êtes où ?

Ada le porta à ses lèvres et répondit :

Tout va bien. On arrive.

Elle se leva. Michael rendit son revolver au policier qui le remercia d'un hochement de tête.

OK, fit Michael en se levant à son tour, bonne chance à vous, alors.

II prit la main d'Ada pour l'entraîner vers l'hélicoptère. Celle-ci lui résista. Elle se retourna pour trouver le regard d'AK et lui dit :

Merci.

Il lui fit un signe de la main comme un arpège en l'air.

Bon vent, les amoureux.


Chapitre 122 : Dernier jour 17h36


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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h36 : (FLASH) l'ASI confirme que la cible des terroristes était un hélicoptère transportant des passagers pour Exodus et que deux aéronefs de ce type ont été abattus au-dessus de la ville de Santa-Maria avec des dégâts collatéraux importants, en plus de ceux que les chasseurs américains ont causés en détruisant les batteries de missiles. Nous n'avons, à cette heure, pas de bilan plus précis. Le porte-parole de l'ASI à Almogar a déclaré : « Nos passagers sont indemnes, mais cette opération n'est pas terminée. C'est la plus dangereuse que j'ai jamais eu à couvrir. Retenez votre souffle. Nous avons maintenant bon espoir de la mener à terme avec succès et sans plus de pertes »

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Dans le salon dévasté par la fusillade, Lise remit à son poignet le téléphone devenu inerte. Son cœur battait à tout rompre. Les paroles de Morgan résonnaient encore dans ses oreilles, sur fond de vrombissement de turbines. Lise dit à l'intention de Claire qui attendait à côté :

Morgan dit qu'elle sera là dans trois minutes.

Lise tressaillit sous l'effet d'un violent frisson. Des larmes perlèrent dans ses yeux qu'elle laissa s'écouler en s'adossant au mur. Esmeralda, inquiète, laissa le chat qu'elle tenait dans ses bras sauter au sol et s'approcha. Lise la prit dans ses bras, la serra fort contre elle, comme prise d'un vertige. Elle se souvint de cette lettre pour laquelle elle avait mis tant de temps à trouver les mots justes, qu'elle avait calligraphiée comme une prière, qu'elle s'était chantée dans la tête comme une incantation. Suffisait-il d'écrire un souhait pour qu'il se réalise ? Était-il possible de retourner le destin par le pouvoir de la plume ? Comment, se dit-elle, moi qui n'aie écrit que quelques lettres d'amour, comment ai-je fait pour inscrire dans celle-là une invocation aussi puissante ? De quelle sorte de magie cela relevait-il ? Une partie d'elle-même ne parvenait pas à le croire. C'était trop improbable, contre toute attente... et pourtant, en même temps, elle avait une confiance absolue en Morgan. Elle effaça les larmes de ses joues. Trois minutes. Trois minutes avant de quitter la planète. Elle se mit à rire nerveusement, ignorant Claire qui la regarda en fronçant les sourcils de perplexité. Trois minutes, c'était ridicule, elle mettait presque plus de temps que cela pour faire le tour de la maison le matin avant de partir au travail. Mais, d'un autre côté, elle n'avait pas besoin de faire le tour de la maison, et surtout pas pour vérifier si telle fenêtre était fermée, ou telle plante avait eu de l'eau, car elle n'y remettrait plus jamais les pieds. Elle eut une petite pointe de regret à l'évocation de cet abandon. Elle était entrée dans cette maison avec deux jeunes enfants, elle en partait grand-mère. Elle transforma les remords en gratitude : elle s'adressa à la maison en parlant tout bas dans sa langue maternelle : elle lui dit combien elle avait été une bonne maison pour elle toutes ces années. Elle se rendit compte qu'elle pleurait toujours et décida qu'il fallait qu'elle se reprenne. Si Morgan, qui était l'exactitude incarnée, avait dit trois minutes, alors il n'y en aurait pas cinq, même pas quatre non plus. Elle avait juste le temps de se changer. Elle posa Esmeralda sur ses pieds et la laissa dans le couloir. Elle se déshabilla en courant vers le dressing, elle enfila une culotte et une brassière propre au passage, se glissa dans le pantalon préparé à cet effet, par-dessus la tête en une seule brasse le haut passa les épaules, elle courait déjà vers le placard à chaussures. Elle attrapa le sac au passage. Elle traversa le bureau pour y récupérer la sauvegarde de son Archive. Prise d'une inspiration soudaine, elle décrocha du mur un petit tableau à la gouache de la main de sa fille et le calla au fond du sac. Esmeralda l'appela. Elle lui cria : « J'arrive ! » Quittant la chambre, elle considéra autour d'elle le désordre indescriptible qu'elle y avait mis et se sourit. Quelques semaines auparavant, elle s'était préparée à vivre seule dans cette demeure, en faisant ses adieux à l'amour de sa vie, et maintenant elle se cambriolait avant de disparaître la rejoindre. Elle ne se lassait pas de savourer la joie immense qui s'était emparée d'elle. Rien ne pouvait inquiéter une telle vague d'excitation et d'impatience mêlées.

Le bruit caractéristique d'un hélicoptère la tétanisa. Déjà ? Elle courut retrouver Esmeralda qui lui sauta au cou, puis elle revint chercher son sac et celui de la petite. Elle se dirigea alors vers les baies vitrées à l'arrière de la maison, où Claire attendait, sa fille endormie sur ses genoux et qu'elle réveillait en lui murmurant des paroles tendres à l'oreille. Dehors, c'était comme la tempête. Lise jeta un œil par la fenêtre et vit l'engin qui était en train de se stabiliser à la verticale du jardin. La stupeur lui fit retenir son souffle en ouvrant la bouche. Morgan venait dans l'une de ces énormes machines de guerre, peinte en kaki sombre, grosse comme un autobus, suspendue sous des pales noires gigantesques dont le souffle monstrueux levait un véritable cyclone de poussière, petits cailloux, déchets végétaux, feuilles, branches qui volaient en tous sens. Le vacarme était inimaginable, terrifiant, même à l'intérieur, comme une canonnade qui n'en finissait pas, comme si la structure de la maison s'était mise à trembler au rythme sourd du monstre. Esmeralda se mit les mains sur les oreilles et Lise l'éloigna de la vitre. L'hélicoptère descendait tout droit. Les arbres du jardin n'avaient pas été plantés avec l'idée qu'un oiseau de ce calibre s'y poserait un jour. Le rotor passa au travers du sommet des conifères comme une tondeuse dans du gazon tendre, faisant crépiter les vitres sous les impacts des fragments de branches déchiquetées. Au milieu de la tourmente qu'elle produisait, la bête vint s'asseoir sur ses roues dont les suspensions s'enfoncèrent pour marquer qu'elle était au sol. Les pales en drapeau, le vacarme changea, on n'entendait plus alors que le sifflement démentiel des turbines. Voilà, pensa Lise, direction l'astroport d'Almogar, service spécial à domicile, s'il vous plaît Madame. Embarquement immédiat, vérifiez que vous n'avez rien laissé derrière vous. Elle hésita. Claire s'était levée et tenait sa fille par la main. La tempête semblait se calmer au dehors. Claire ouvrit la baie. Lise vit que le sac de voyage était resté ouvert. Elle se pencha pour en zipper la fermeture. Quand elle releva la tête, la porte latérale de l'hélicoptère avait été ouverte et une silhouette s'y dessinait. Elle portait une combinaison de pilote bleue avec le grand blason de l'Agence Spatiale Internationale devant, des galons aux épaules, des poches partout. Morgan retira son casque, découvrant son visage noir, concentré, mais joyeux. Elle vit Lise et sourit. Elle lui fit un petit signe de la main. Claire, sa fille sur un bras, s'élança vers la machine. Lise, saisissant les sacs d'une main, prenant celle d'Esmeralda de l'autre, la suivit. Dans le jardin saccagé, penchée sous le rotor, elle se mit à courir derrière Claire vers Morgan qui sauta de la machine pour les accueillir.

Dans la main de Paco amollie par la langueur de la longue attente au fond du placard, le téléphone vibra. On entendait en arrière-plan un sifflement strident, infernal, et le touk-touk énorme d'un hélicoptère. La femme blonde cria :

Paco, le code est Miramar. On va venir te chercher en hélicoptère. Sois prêt à sortir dans le jardin de l'hôtel dans deux minutes. Si quelqu'un t'en empêche, appelle-moi immédiatement. Quand l'hélicoptère apparaîtra, reste caché derrière une porte pour te protéger du souffle pendant l'atterrissage. Tu as compris ?

Oui, j'ai compris. Un hélicoptère. Le jardin. Rester derrière une porte. Faire attention au souffle.

Paco posa le téléphone devenu inerte. Il tressaillit sous l'effet d'un violent frisson et il se redressa d'un coup afin de sortir de sa cachette, renversant la petite bouteille d'eau qu'il avait gardée à côté de lui. La main sur la porte de la chambre, il prit une grande respiration avant d'ouvrir et de sortir dans le couloir de l'hôtel. Il pensa à son petit sac, mais il n'avait plus là-dedans qu'un peu de linge sale, il l'oublia. En affichant un air calme et décidé, car un adulte passait dans le couloir, il avança tout droit sur la moquette épaisse vers la cage de l'escalier qu'il dévala d'un trait jusqu'à la porte du jardin. Là, il vit les androïdes-policiers qui montaient la garde derrière les lignes multicolores qui avaient été déroulées pour délimiter la scène de l'attentat. Il se rangea dans un renfoncement d'où il pouvait surveiller le jardin et il attendit, le cœur battant. Pendant la dernière heure, le ciel avait été parcouru de hurlements phénoménaux, il s'était même demandé si c'était la fin du monde, et puis la télévision avait annoncé ce qui se passait. Il l'avait écoutée du fond du placard, et cela l'avait rassuré. Il y avait une guerre dehors. Il était stupéfié par l'idée que c'était lui qu'on essayait de tuer, mais maintenant qu'il comprenait qu'il y avait aussi des forces très puissantes de son côté, il n'avait plus peur. Même s'il savait que ce n'était sans doute pas aussi simple, au bout du compte, il y avait les bons et les méchants, et les bons étaient en train de venir à son secours. Il entendit le battement des pales. Il vit alors la machine qui sautait le sommet de la colline à l'est et qui s'approchait en tournant majestueusement avec la forte gîte d'une spirale descendante radicale, comme un phénoménal ange, sombre et terrible, descendant du ciel droit vers lui. La stupeur lui fit retenir son souffle en ouvrant la bouche. C'était une libellule cauchemardesque, hérissée d'antennes et d'excroissances à la fonction mystérieuse, et qui produisait un vacarme inimaginable. Comme l'engin approchait du sol, chassant les policiers ahuris et leurs androïdes fidèles, dans l'ouragan qui emportait en lambeaux les lignes qu'ils avaient gardées, la porte sur le côté de la machine s'ouvrit. Avec un sursaut de joie et d'espoir dans son cœur, Paco reconnut la femme blonde qui lui avait donné le code au téléphone. Il vit qu'elle portait un gilet pare-balles, qu'elle tenait un fusil d'assaut la crosse posée à sa hanche et qu'elle avait l'assurance de quelqu'un qui sait ce qu'il fait. Alors, il pensa, en anglais, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent ces derniers temps : « Ça y est. Je vais y arriver. » Bondissant comme seuls les enfants de son âge savent le faire, il se mit à courir vers l'énorme machine vrombissante qui se posait au milieu du parc ravagé par la bombe du matin.


Chapitre 123 : Dernier jour 20h28


Une voiture qui roulait en direction de Cedar Rapids, Iowa, sur l'autoroute Inter State 88 vers l'ouest, au sud de Sterling, Illinois, tomba dans la Rock River du haut du viaduc. D'après les témoins, la voiture avait fait un écart sous la pluie battante avant de défoncer le rail de sécurité du pont. Les forces de l'ordre ne trouvèrent pas de corps. Pourtant, une recherche sur les enregistrements vidéo de la police de la route indiquait que quelques dizaines de minutes auparavant, au moment de son passage à un point de contrôle automatisé, la voiture avait compté deux occupants dont l'apparence correspondait au propriétaire du véhicule et à sa concubine. Les policiers conclurent que les corps avaient été éjectés et entraînés par le courant tumultueux. Ils portèrent disparues les deux personnes en question. L'examen de la boîte noire indiquait que la voiture avait été en mode manuel au moment de l'accident, ce qui permettait d'écarter l'hypothèse d'un mauvais fonctionnement catastrophique du pilote automatique. C'était faux. Quelqu'un avait modifié l'IA du véhicule de façon substantielle. Non seulement celle-ci avait été aux commandes, mais elle avait en plus falsifié l'enregistreur. Elle avait même eu le temps, pendant les quelques centaines de millisecondes qui lui restaient avant l'impact, d'effacer les modifications logicielles qui lui avaient été faites.

Lorsque le camion sur lequel la voiture accidentée avait été chargée quitta la scène de l'accident au milieu des gyrophares de la police, le train de Ruth et Tim sortit de la banlieue de Cedar Rapids, vers l'ouest. Ruth prit la main de Tim et lui demanda très bas.

J'ai compris pourquoi tu nous as fait jeter les téléphones, mais j'aimerais tant appeler Ada pour avoir des nouvelles !

Ruth, ce serait une très mauvaise idée. Très très mauvaise. C'est exactement le genre de connerie qu'ils guettent s'ils nous cherchent.

Je sais, mais c'est tellement frustrant !

Je ne sais pas s'il est possible que tu leur en veuilles autant que moi.

Tu veux dire : d'avoir utilisé mon état de santé pour...

Oui, ça... Mais aussi de m'avoir fait entraîner Ada dans cette histoire. Et pourtant, il y a peut-être encore pire.

Pire ?

Pendant qu'on attendait le train tout à l'heure, il m'est venu à l'esprit une hypothèse abjecte.

Il scruta sombrement le vissage admirablement ridé de Ruth. Elle plissa les yeux.

Vas-y, dis-le-moi ! Je ne veux plus jamais que tu te sentes obligé de garder un secret pour me protéger.

Je sais. Je le sais maintenant.

Alors ?

Il m'est venu à l'idée que tu n'étais peut-être pas tombée malade par hasard.

Ruth plissa les yeux à nouveau, elle hocha la tête.

Tu penses qu'ils ont les moyens de faire cela ?

Il haussa les sourcils.

À considérer le reste, si c'est possible, il me semble maintenant probable qu'ils aient aussi fait cela, et que c'est cet évènement qui a logiquement précédé tous les autres dans cette affaire.

Ruth réfléchit quelques secondes. En fin de compte, même si c'était effrayant, l'important restait qu'ils avaient tenu la tempête, ensemble. Elle demanda :

Et tu crois qu'on va réussir... à disparaître ? finit-elle très bas en regardant si les autres passagers autour écoutaient.

Pour un certain temps, oui, s'ils nous croient morts, comme je l'espère ! Malheureusement, nous n'avons pas les moyens d'échapper indéfiniment à des recherches poussées. Néanmoins, cela ne sera pas forcément nécessaire. Si c'est un complot à l'échelle que je soupçonne, il y aura sans doute un jour prochain une enquête très approfondie. Alors, qui sait, on pourra se mettre sous la protection de la justice. On va s'installer discrètement dans un coin perdu et on verra.

Et Ada et Michael ? À ton avis pourquoi Ada nous a-t-elle dit qu'elle ne pouvait pas nous expliquer ?

J'ai bien une petite idée, mais tu me connais : j'ai tout le temps des idées, fit-il avec un sourire.

J'espère tellement qu'ils s'en sont bien sortis !

Elle resta pensive et puis, en marquant sa conviction d'un hochement de tête, elle ajouta :

« Je le crois.

Et qu'est-ce qui te fait penser cela ?

Ruth secoua la tête avec cette petite moue modeste que Tim aimait tant.

Je ne sais pas, une espèce d'intuition. Je sais que tu ne crois pas à ce genre de choses, mais j'ai la conviction d'entretenir avec Ada une relation qui abolit la distance.

Oh, mais j'y crois.

Tu y crois ?

Bien entendu, cela s'appelle le téléphone.

Elle lui donna un coup dans les côtes.

Oh ! fit-elle, outrée.

Pardon, je ne veux pas te froisser, mais tu es bien obligée de reconnaître que vous avez été en contact téléphonique deux fois aujourd'hui.

Tu n'as pas trouvé qu'elle était étrangement joyeuse quand elle nous a appelés juste avant qu'on abandonne la voiture ?

Si, elle était visiblement très excitée et radieuse de soulagement.

Tim, il y a quelque chose que tu ne me dis pas !

Elle avait coupé ses cheveux et les avait teints en brun. Ça lui va bien !

Tim, tu veux bien être sérieux quelques secondes ?

Il hocha la tête en souriant comme un enfant qui cache un cadeau derrière son dos. Ruth fronça les sourcils.

« C'est au sujet de cette très jolie petite fille noire qu'Ada tenait endormie dans ses bras, tu la connais ?

Non, admit-il en penchant la tête.

Alors, quoi ?

Il regarda distraitement au dehors afin de marquer une pause mélodramatique. Il souriait comme Ruth l'avait assez peu vu sourire ces derniers temps.

Figure-toi, fit-il très bas en lui tapotant affectueusement le bras, figure-toi, que j'ai reconnu ce qu'il y avait en arrière-plan.

Ruth haussa les sourcils et fit doucement non de la tête. Il sourit malicieusement.

« Je sais que tu ne portes aucune attention à ce genre de chose, mais je suis très sensible à ce type de détail.

Ils étaient dans une sorte de bus, c'est ça ? demanda Ruth, suspendue à ses lèvres.

Nan, fit-il seulement.

Tu ne me le diras pas ?

Il se pencha vers son oreille et chuchota :

C'était la cabine d'un avion. Ada était assise du côté droit, dans les premières rangées, on voyait le début de l'aile par le hublot. C'était un avion très particulier.

Ruth fronça les sourcils.

Ah ?

Tim se pencha à nouveau vers elle.

C'était un StarWanderer.

Ruth le considéra avec ses grands yeux verts écarquillés par la surprise. Tim se mit à rire silencieusement en la regardant. Il hochait la tête.

« Je te le jure : je ne peux pas me tromper.

Des larmes étaient venues dans les yeux de Ruth.

C'est merveilleux, murmura-t-elle !

Oui, renchérit-il, c'est merveilleux !

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Agence France Presse, Genève, aujourd'hui, 20h20. L'ASI annonce avec un soulagement évident que le lancement au départ de l'astroport d'Almogar de la dernière navette vers Exodus s'est déroulé conformément au plan de vol. Le StarWanderer est en transit sur une orbite hyperbolique vers sa destination finale, un rendez-vous avec la nef géante prévu cette nuit vers 3h47. Aux commandes de ce dernier vol à destination du vaisseau interstellaire en partance, on trouve l'astronaute vétérane Morgan Kerr. La liste des 23 passagers vient d'être communiquée. On y compte le petit Paco, plus jeune gagnant de la loterie Exodus, cependant que la benjamine de ce vol, âgée de quatre ans, est la fille du commandant de bord. Le ramassage des passagers dont certains étaient cachés dans des hôtels de la petite station balnéaire de Santa-Maria d'Almogar a donné lieu à une véritable opération de guerre quand il s'est avéré que des équipes terroristes armées de missiles sol-air attendaient les hélicoptères de l'ASI. In extremis, d'après l'ASI, une intervention très musclée de chasseurs de la quatrième flotte US qui croisait au large a réduit ces batteries au silence avec d'importants dégâts collatéraux. La petite ville tranquille de Santa-Maria d'Almogar se souviendra longtemps de ce qui fut pour quelques-uns leur dernier jour sur la Terre.

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Vogue, vogue, petite arche, petit panier, fragile gardien de nos trésors. Une grande bataille va avoir lieu, son tumulte énorme gronde à l'horizon de l'humanité. Car si l'homme fait la guerre depuis la nuit des temps, pour la première fois ce sera pour de bon.


Vogue, vogue vers les étoiles, petit vaisseau de nos espoirs. Reste caché, reste discret. Nous ne sommes pas seuls.


Vogue, vogue, à travers le vide immense et glacial. Tu portes l'espérance de l'homme et de la vie sur Terre. Tu es notre option sauvage, la carte dans notre manche, notre clin d'œil à l'univers. File, file, petit navire, éloigne-toi du danger, va sauver loin, loin, notre version de la vie et de la liberté d'être vivant. Bientôt, aux marches de la Terre, l'humanité va défendre son existence, mais c'est une autre histoire.